NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME V. — 1809-1810

 

XVII. — LE MARIAGE AUTRICHIEN.

 

 

(Décembre 1809 - Juin 1810.)

Le voyage de Trianon. — Les Bonaparte à Trianon. — Napoléon et les Beauharnais. — Position qu'il fait à Joséphine. — A ses enfants. — Le mariage. — Russe, Saxonne ou Autrichienne. — Les Beauharnais et les Autrichiens. — Naturelle opposition des Bonaparte. — Raisons majeures de l'opposition de Murat. — Comment l'Empereur rassure Caroline. —Il la charge de ramener Marie-Louise. — Avantages qu'en prend Caroline. — Nouvelle tournure que le mariage autrichien donne à l'esprit de Napoléon. — L'Europe trop petite pour la race qui survivra de lui, l'héritage trop médiocre. — Sénatus-consulte du 30 janvier et du 17 février. — L'Italie reprise. — Le Grand-duché de Francfort, Fesch et Eugène. Eugène dépossédé. — L'Empereur ne l'en aime pas moins. — Il veut lui donner la Suède. — Refus d'Eugène. — Quel le sera le sort de Naples, dans le remaniement de l'Europe Napoléonienne ? — L'Empereur suspend ses projets pendant les fêtes du mariage. — La Famille assemblée. — Mauvaise humeur. — Les séjours à Compiègne. — L'Empereur et la Famille. — Marie-Louise et la Famille. — Catherine choisie comme compagne de l'Impératrice pour le voyage d'Anvers. — Malgré l'apparente faveur des Jérôme rien n'est changé dans les desseins de l'Empereur.

 

Les Bonaparte, en ce triomphe de leurs rancunes qu'assure à leurs yeux la répudiation de Joséphine, n'ont garde de ne pas soigner leur victoire. Ils comprennent que Napoléon, en rompant avec cette femme qui, quatorze années durant, a, comme il dit, fait le charme de son intérieur, brise du même coup toutes sortes d'habitudes qui lui manquent et qu'il regrette : câlineries féminines dont son enfance a été sevrée, effusions gamines que sa dignité ne lui permet que dans la stricte intimité conjugale, confidences de l'oreiller où le cerveau fatigué se délasse, curiosité des êtres et des choses de la société qu'il trouve toujours à satisfaire, le sans-gêne d'une liaison ancienne, l'accoutumance des sens, la compréhension à demi mot, ce qui attache et retient plus que l'amour même. Pour ne pas le laisser reprendre par les Beauharnais, il faut que les Bonaparte s'attachent constamment à l'entourer, l'occuper et le distraire. Aussi, jamais réunion de famille ne fut aussi nombreuse, aussi fournie en jolies femmes que ce triste voyage de Trianon, dans le vent, la pluie et la neige de décembre. Pauline y mène la beauté de Mme de Barral, la grâce de Mme de Chambandoin, la joliesse de Mme de Mathis ; Caroline y porte l'éclat strident de son rire ; Madame sa noblesse d'attitude, Jérôme ses enfantillages, Murat ses complaisances et ses rodomontades, et Louis se tient lui-même obligé d'y conduire sa mélancolie, ses inquiétudes et ses désespérances. Comme si l'Impératrice était présente, des dames du Palais ont été désignées pour faire les honneurs, la Cour est en nombre, et pourtant on n'y voit que la Famille ; elle seule au premier plan s'agite pour emplir les heures vides, mais, à tout moment, l'Empereur échappe. Les remords qu'il éprouve vis-à-vis de Joséphine, d'Hortense et d'Eugène se traduisent en inquiétudes, en billets, en pages, en écuyers, en chambellans dépêchés à Malmaison, et aussi en rebuffades pour qui l'entoure. Il essaie de tout sans trouver de plaisir à rien ; chasse ou promenade est impossible par le temps le plus affreux qu'on puisse imaginer ; sa pensée se refuse au travail, et il tue les heures en jouant aux cartes. Les Bonaparte, qui chacun ont quelque faveur à solliciter et qui se sont nattes qu'ils l'obtiendraient sans grand'peine, en sont à se demander si, à l'époque des irrésolutions, au temps où l'Empereur s'efforçait de surmonter ses derniers scrupules, il ne leur était pas plus abordable et plus facile : les Beauharnais essuyaient alors les déplaisirs qu'amenait en tempête une mauvaise humeur dont à présent les Bonaparte, par un naturel retour, éprouvent le contre-coup.

Napoléon estime que, au sacrifice consenti par sa femme et par les enfants de celle-ci, il ne peut répondre dignement par assez de faveurs et de grâces. Moins ils en sollicitent, plus il en répand. Il crée pour Joséphine une place sans précédent dans aucune monarchie. Il l'établit, à l'Élysée, en face des Tuileries, à Malmaison en face de Saint-Cloud ; il lui donne un train impérial, une maison impériale, une cour impériale ; il la maintient impératrice vis-à-vis de l'impératrice future. Pour une Française, même habituée aux surprises qu'en trahie, dans la société nouvelle, l'institution du divorce, la position serait intenable avec les jalousies, les rivalités, les brigues qu'amènerait cette dualité, avec la Cour partagée en deux camps adverses et bientôt la guerre ouverte de l'un à l'autre. Pour une étrangère, de quelque pays qu'elle vienne, ce serait l'immédiate révolte et sans doute une scandaleuse rupture, mais, en ce moment, Napoléon vit de roman, non de réalités. Il est sincère en cette sorte de sentimentalisme qui lui fait concevoir comme possible, même comme facile, cette existence à trois, où il conservera les jouissances de cœur du passé, tout en pourvoyant à l'avenir de sa dynastie. Il agit de premier mouvement et lorsque, en présence de nécessités inévital les, il lui faudra revenir, il prendra des airs de dureté qu'un peu moins de tendresse et de pitié lui eût épargnés. Avec les enfants, il se garde mieux et, s'il projette de leur faire beaucoup de bien, il s'en tient à des velléités. Eugène ne reçoit aucune garantie nouvelle pour la succession d'Italie ; sa principauté de Raab reste dans les cartons comme celle d'Ecouen destinée à Hortense ; tout juste y aura-t-il pour l'un un apanage de prince italien, pour l'autre un titre de princesse protectrice des Maisons-Napoléon. Il n'importe : le bruit qui s'en fait suffit à donner de l'ombrage aux Bonaparte, qui, la plupart, se voient repoussés sur d'indiscrètes demandes, et c'est bien pis lorsqu'il s'agit de discuter quelle princesse remplacera l'Impératrice répudiée.

Tout le monde en France s'attend au mariage russe — sauf-la faction Talleyrand qui sait à quoi s'en tenir — mais Napoléon n'a lancé sa demande que le 22 novembre, calculant qu'elle arrivera à Pétersbourg le jour même on, à Paris, s'accomplira la cérémonie du divorce (14 décembre) et qu'il aura réponse par retour du courrier. Cela est long, plus de quarante jours, mais, toute diligence faite, il ne faut pas moins. Sans même attendre le terme nécessaire, il commence à douter. A défaut de la Russie qui s'est dérobée à Erfurt, qui, par le mariage précipité de la grande duchesse Catherine, a marqué la mauvaise volonté au moins de l'Impératrice-mère, pourquoi ne point aller à l'Autriche qui, par toutes les voies, multiplie ses offres, qui se montre prête à conclure tout de suite, sans prendre même d'informations sur la légitimité religieuse de l'union à former ? L'Empereur hésite donc et balance ; il attend fiévreusement la réponse de la Russie, mais, par une sorte de contre-assurance, il veut, dans tous les cas, tenir la certitude d'une grande alliance et il n'en est point d'autre que l'autrichienne.

Les Beauharnais, pour beaucoup de raisons, se sont jetés éperdument de ce côté. Près de Mme de Metternich, Joséphine a fait une démarche que Napoléon a sans doute suggérée, mais qui, en tout état de cause, la classe et la compromet. Eugène et Hortense s'y sont associés avec un empressement qui n'a point Lassé inaperçu. C'est assez pour que les Bonaparte prennent un parti différent, si même ils n'avaient d'autres motifs, et des plus forts.

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S'ils n'ont pu s'accorder avec Joséphine, la femme la moins rancunière et la moins perfide qu'ils aient pu rencontrer ; s'ils ont mené contre elle, depuis 1796, une guerre acharnée, sans regarder à aucun moyen, ni lui épargner aucune injure, c'est que, seule, une femme de leur pays et de leur sang trouverait grâce devant eux et les rendrait satisfaits. Ils sont demeurés Corses jusqu'au fond de l'âme, non seulement la mère et l'oncle, mais toutes les filles, et ce qu'on prend à la Famille pour le donner à une étrangère est un vol qu'on leur fait. Le seul mariage qui lus pourrait contenter serait celui de Napoléon avec une de ses nièces, et il n'en est qu'une à peu près nubile, la fille aînée de Lucien. Ainsi, la brouille serait effacée, le grand homme de la famille — c'est Lucien — reviendrait en France, il recevrait une couronne digne de lui et il imprimerait aux affaires générales une direction satisfaisante.

Cette heureuse solution se trouvant écartée par les retards qu'apporte Lucien à envoyer sa fille[1] et l'Empereur étant définitivement arrêté à l'idée d'une princesse, les Bonaparte pensent avoir raison plus facilement d'une petite Allemande sans consistance, ou d'une Russe dépaysée, que d'une Autrichienne, qui ne peut manquer de trouver à la Cour, parmi les gens d'ancien régime qui y affluent, quantité de partisans, de soutiens et de conseillers. Ils n'ont qu'à se louer de Catherine de Wurtemberg et ils peuvent imaginer qu'une grande-duchesse sera telle que sa cousine, portant dans les rapports de famille aussi peu de morgue, autant de bonne grâce, même de facilité, usant comme elle de petits noms embrassant les querelles de chacun, et se mettant à l'unisson de tous. La Saxonne présente de pareils avantages ; de plus, elle est catholique, ce qui importe à quelques-uns ; mais, celle qu'il faut écarter à tout prix, c'est l'Autrichienne. Tout en elle est pour inquiéter sans que, par aucun côté, l'on trouve à se rassurer à son sujet. Nul doute qu'elle ne porte en France la hauteur altière de sa maison, qu'elle ne subisse les anciennes liaisons des Autrichiens avec les Beauharnais, qu'elle ne favorise les serviteurs de sa tante, qu'elle n'établisse à la Cour un système d'étiquette qui abolira les privilèges de la Famille, qu'elle ne tire l'Empereur de son côté et ne prenne, pour elle et ses protégés, l'influence et ses revenants-bons.

Les questions de politique pure telles qu'aurait pu les envisager la Famille royale, dans la monarchie ancienne, ne pèsent ici d'aucun poils. Il ne s'agit point, pour les Bonaparte, de savoir si une telle alliance, néfaste pour les Bourbons, ne l'est pas davantage encore pour une dynastie nouvelle ; si une telle tentative pour réconcilier la Révolution, dont, malgré lui-même. Napoléon demeure en Europe, l'incarnation, avec l'ancien régime en sa représentation la plus authentique et la mieux qualifiée, ne doit pas forcément aboutir à l'énervement, sinon à la dissolution de la puissance impériale ; si les vingt années écoulées, le drame de la Place de la Révolution, une guerre non interrompue, des désastres sans exemple. la perte de dix provinces, l'abandon forcé de la couronne de Charlemagne ne rendent pas, avec l'Autriche, toute paix précaire et toute réconciliation mensongère ; si, par suite, ce n'est pas là un que tend la fourberie autrichienne à l'ambition et à la vanité de l'Empereur ; il s'agit d'abord, pour eux, de questions personnelles, d'intérêts privés et de rivalités d'influence. Ils croient les Beauharnais fort Lien avec l'Autriche et ils s'y croient fort mal ; ils sont convaincus qu'ils auraient, en ce qui les touche, à souffrir d'une Archiduchesse et ils ne voient pas plus loin. Des filles, Caroline pourrait avoir des raisons de se rassurer, mais elle préfère n'en rien dire à sa famille, surtout à son mari : mieux vaut, pour le moment, se taire sur M. de Metternich.

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Las d'attendre et désireux de prendre position pour le cas où la réponse de la Russie serait négative ou tout le moins dilatoire, l'Empereur a convoqué aux Tuileries, le 28 janvier, un conseil des grands dignitaires et des ministres et il met en délibération laquelle des trois princesses entre qui, dit-il, il a le choix, — grande-duchesse de Russie, archiduchesse d'Autriche ou princesse de Saxe, — passera la première sous l'arc de triomphe pour entrer à Paris. Les Bonaparte, en ce conseil, sont assez pauvrement représentés : Joseph est en Espagne et à peine sait-il il présent que le divorce est accompli ; Jérôme est à Cassel et d'ailleurs ne siégerait point, n'étant pas grand dignitaire. Restent Louis. Fesch et Murat. Louis, comme d'ordinaire, marche seul, et, obéissant à des scrupules de conscience, il se fait l'avocat de la Saxe : il ne va pas chercher si la princesse a vingt-sept ans et si l'on a parlé d'elle de façon que son mariage l'Ut difficile même en Allemagne ; c'est assez qu'elle soit d'un pays médiocre qui ne peut influer sur la politique générale, en même temps que d'une maison assez illustre pour s'être alliée aux Bourbons. Il dit que l'Empereur et la France ont été trop ennemis de l'Autriche pour espérer une réconciliation sincère : il préfère la Saxe aux deux autres, mais l'Autriche à la Russie, et il motive cette préférence sur la conformité de religion. L'opinion peut se soutenir, dès qu'on envisage les petits côtés de la vie pratique et de l'existence commune et tel est aussi l'avis de Fesch ; mais ce n'est pas là que s'arrête Murat : se posant en interprète de l'armée et en champion de la Révolution, il s'élève avec une violence qu'il justifie par ses protestations de dévouement, contre un mariage qui réveillerait les souvenirs de l'Autrichienne, toujours odieuse à la nation. La Famille impériale, devant tout à la gloire, a la puissance, au génie de son chef, n'a aucun lustre à emprunter d'alliances étrangères ; il faut se garder d'un rapprochement avec l'Ancien régime qui aliénerait à l'Empereur les hommes d'aujourd'hui sans lui acquérir ceux d'hier. Les partisans d'une alliance autrichienne ne peuvent être les amis sincères de Napoléon : l'Autriche ne compte pas, la Russie, an contraire, est la seule puissance qui puisse balancer la fortune de l'Empereur : avec elle, point de passé funeste, point d'allusions redoutables, point d'intérêts contradictoires, ni services à reconnaître, ni indemnités à octroyer ; l'alliance est profitable, elle est utile, et elle est sûre. L'Empereur écoute patiemment, interrompant seulement Mural, à cette affirmation du néant de l'Autriche, par une brève allusion aux batailles de la dernière campagne ; il laisse toute liberté aux opinions, même à celle-là qu'il veut croire désintéressée. Pourtant comme il pourrait répondre quand Murat tire argument de la Révolution !

De fait, Murat s'en soucie aussi peu que de la France. En parlant comme il fait, s'il semble se rendre l'interprète des Bonaparte, ce n'est pas à leurs passions qu'il obéit : il est roi de Naples ; il aspire à la conquête de la Sicile, qui mettra sur son front une double couronne ; or l'archiduchesse d'Autriche est fille d'une princesse des Deux-Siciles ; sa grand'mère, Marie Caroline d'Autriche règne à Palerme ; c'est elle que Murat prétend détrôner et n'est-ce pas assez qu'elle ait les Anglais pour protecteurs sans qu'elle trouve par surcroît, sur le trône même de l'Empereur et dans son lit, une alliée certaine de se faire écouter ? Plaidant ainsi pour lui-même, Mural pondant, avec su gasconne' rouerie, ne laisse point échapper un mot qu'on puisse croire soufflé par ses préoccupations personnelles ? Il ne prononce pas le nom de Marie-Caroline ; il résiste à évoquer les proclamations de Nivôse an XIV où Napoléon flétrissait la trahison de cette femme criminelle qui, avec tant d'impudeur, a violé tout ce qui est sacré parmi les hommes ; il ne rappelle même pas quel sang coule dans les veines de l'Archiduchesse, quels furent à son baptême son parrain et sa marraine, de qui elle tient ces noms de Marie-Louise qui évoqueraient, si l'on avait un peu d'histoire, la reine et le roi décapités. Aussi fait-il illusion à beaucoup, s'il ne le fait pas à l'Empereur, et le prend-on, dans le Conseil même, pour l'interprète de la Famille tandis qu'il est d'abord son propre avocat.

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Aussi bien, pour épouser une Pusse, faut-il qu'il s'en présente une, et Napoléon qui n'a provoqué cette assemblée que pour préparer l'opinion au revirement auquel il pourrait être contraint, se trouve, dix jours plus tard, en face de la situation qu'il a prévue : des trois princesses entre lesquelles il se vantait de choisir, une seule reste et, pour couvrir l'échec que la Russie va lui infliger, il n'a qu'un moyen, c'est la gagner de vitesse, déclarer qu'il a librement préféré l'Autrichienne, signer sur l'heure le contrat — que l'ambassadeur ait ou non des pouvoirs — et opposer ainsi à la Russie le refus qu'elle-même a fait si longtemps attendre.

Eugène est employé à rechercher Schwarzenberg, à le trouver et à le convaincre. C'est une satisfaction que Napoléon donne par là aux Beauharnais, auxquels il croit attirer en même temps la gratitude, au moins la bienveillance de la future impératrice.

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Reste à rassurer Murat, ou plutôt Caroline ; car si, pour celle-ci, Napoléon garde une faiblesse fraternelle, de celui-là, de ses prétentions, de ses déclarations et de son amour, il est excédé. Caroline est inquiète, elle souhaiterait des garanties, mais elle n'est point si sotte que de les demander et d'importuner de ses plaintes. Elle n'ignore pas que le moyen de se faire bien voir et, par là, de tout obtenir, est de plaire à son frère en se conformant à ses goûts, et elle y excelle. Dans l'Élysée, qu'elle persiste à occuper au grand déplaisir de Joséphine, elle donne des bals qui font sensation par la splendeur des décorations, la richesse des costumes, l'abondance des buffets, le nombre des invités ; elle met en train des fêtes chez les ambassadeurs et les ministres ; elle organise des quadrilles, les dirige et les danse. Cela agrée à l'Empereur qui veut que les Parisiens bavardent, que les commerçants gagnent, que la Cour s'étourdisse. Et Caroline est partout, réglant les plaisirs, suivant les chasses, assistant aux spectacles, présidant aux petits voyages, toujours gaie et de belle humeur, toujours prête et disposée, qu'il s'agisse d'aller à Grignon ou de partir pour Rambouillet. Elle entre dans les idées de l'Empereur, danse s'il lui plaît, organise des petits jeux s'il lui convient, et elle porte partout sa jolie figure, son air riant, ses manières de cour, sa fraiche et résistante beauté, toujours pareille malgré les levers matineux et les couchers tardifs. Elle plaît ainsi d'autant mieux à Napoléon qu'elle le distrait davantage et qu'elle ne demande rien, alors qu'elle doit être la plus inquiète. Pour la rassurer, quelle marque plus haute de confiance et de tendresse à lui donner que la mission d'aller recevoir la future impératrice et la ramener dans un triomphal voyage à travers l'Europe et l'Empire. C'est Caroline qu'il charge de la corbeille et du trousseau. Elle seule choisira le linge, les dentelles, les cachemires, les robes, les éventails, et la clame d'atours ordonnancera seulement les factures ; elle seule présidera à la remise, dirigera les étapes du retour, réglera tout et en rendra compte ; elle recevra, aux côtés de l'Impératrice, les fêtes offertes par les rois vassaux et par les corps des Bonnes villes ; dans le long voyage tête à tête, elle donnera à sa belle-sœur ses premières impressions sur l'Empereur, ses premières notions sur la Cour et elle s'insinuera en amie et en confidente près de la jeune fille dont elle aura éveillé ainsi l'esprit sur les choses et sur les êtres.

Sans doute, en Europe, pourra-t-on trouver étrange que l'Empereur impose à sa fiancée, comme compagne et directrice, celle-là même qui usurpe le trône de sa grand'mère et qui se pare comme elle du titre de reine des Deux-Siciles ; mais, dès qu'on prétend suivre jusqu'au moindre détail les formes du mariage de Marie-Antoinette, ne faut-il pas une princesse de la Maison de France pour jouer le rôle que remplit alors la princesse de Lamballe et si, dans la Famille, les femmes sont en nombre, chaque nom ne soulève-t-il pas d'aussi pressantes objections ? Il ne saurait être question de Julie, si peu faite pour les fonctions de la Cour, si dédaigneuse des choses d'étiquette et toujours malade. Elisa est en Italie, enceinte de quatre à cinq mois, et se disposant assez péniblement au voyage de Paris. D'ailleurs, outre que Napoléon ne l'aime point, il y aurait en ce moment des raisons majeures pour qu'elle parût moins agréable encore que Caroline : ne vient-elle pas d'obtenir la réunion à son domaine de Lucques de deux millions de biens, situés dans le canton de Carrare, qui appartiennent à l'Archiduchesse Béatrice, mère de l'impératrice Maria-Ludovica, la belle-mère chérie de Marie-Louise ? A Pauline nul ne pense ; Catherine est à Cassel ; reste Hortense, et son nom a été prononcé ; mais c'était tout de suite après le divorce, au temps, déjà passé, de la glande faveur des Beauharnais, lorsque Napoléon comptait établir des liens intimes entre l'épouse passée et l'épouse future. Quel rôle d'ailleurs, pour la fille de l'Impératrice répudiée, d'amener la rivale de sa mère au lit de soit père adoptif ! Il n'y a donc que Caroline, et l'Empereur, dans le courant d'idées où il se trouve encore, ne doit pas redouter ce qui, en tout autre temps, lui eût paru une inconvenance condamnable. Il prétend s'affirmer comme l'homme de la Révolution et, en entourant l'Impératrice autrichienne, de grands noms impériaux, établir qu'il ne capitule point avec la Coalition, qu'il ne renie point le passé, qu'il n'abandonne aucune conquête, qu'il ne se relâche sur aucun avantage. C'est pour une tel raison qu'il a nommé aux deux grandes places de la Maison de l'Impératrice la duchesse de Montebello et M. de Beauharnais : de même faut-il montrer à l'Europe que, dans la politique générale de l'Empire, nulle concession n'est faite au mariage et que le traité qui le conclut ne renferme aucune clause secrète. La présence de Caroline et la place qui lui est donnée font à ce sujet une leçon sans paroles qui doit être comprise.

En ce qui la touche, les agréments d'une telle mission ne sont pas pour lui échapper, mais ce qui la frappe d'abord, c'est qu'elle y trouve un prétexte pour se dispenser de porter, au mariage, le manteau de sa belle-sœur. Au sacre, l'Empereur le lui a imposé et il a bien fallu se soumettre, quitte à lâcher au moment opportun le lourd manteau, au risque de précipiter Joséphine des degrés du grand traîne ; mais, à ce coup, puisqu'on a besoin d'elle, Caroline, en échange, se fera relever de la corvée ; elle alléguera des précédents ; elle dira qu'ayant fait à la remise les fonctions d'Ambassadrice et remplissant à présent celles de Surintendante, elle doit, comme la duchesse d'Orléans au mariage de Marie-Leczinska, suivre l'Impératrice qu'elle amène et non la servir. L'Empereur consent à tout et Caroline en prend l'avantage sur ses sœurs et belles-sœurs.

Elle y a d'autant moins de peine que toutes lui ont cédé la place, les unes ne se souciant pas de la disputer, les autres retournées dans leurs Etats, occupées de leurs affaires ou de leurs plaisirs. Elles auraient peine d'ailleurs à suivre Napoléon dans le nouveau rêve qu'il forme, dans les développements qu'il y donne et qui, pour chacun de ceux qui lui appartiennent, constituent une menace.

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Cette sorte d'attendrissement que Napoléon a éprouvé en se séparant de Joséphine, cette irrésolution qui l'a agité entre deux partis, cette timidité, si l'on peut dire, inspirée par la crainte d'un échec qui eût obscurci à ses yeux la gloire acquise et attesté la fragilité de sa puissance. tout a disparu dès qu'il s'est senti assuré d'une archiduchesse d'Autriche. Dès lors, il ne s'est plus agi pour lui de Beauharnais ni même de Bonaparte. Joséphine, à qui il a spontanément promis le séjour de Paris et qui a hâte d'en profiter, ne rencontre plus que des mauvais vouloirs et des retards dont elle s'étonne. Avec la rupture des habitudes, l'affection s'est atténuée ; elle scat éloignée comme les souvenirs. L'heure des émotions sentimentales est passée ; elle ne saurait sonner de nouveau.

A présent, Napoléon est tout à l'avenir, tout à la famille qu'il va fonder, à la dynastie qui, sortie de sa chair, emplira les âges. Sa race frémit en lui et, pour elle, il trouve l'Empire trop étroit et la part qu'il a taillée aux siens trop large. La montée eu lui de cette pensée s'exprime par des actes où l'on ne peut la méconnaître. D'abord, c'est (30 janvier) le sénatus-consulte sur la dotation de la Couronne, où il est question de bien d'autres objets que de la dotation, :son administration et ses charges, noème que du domaine extraordinaire et du domaine privé : déjà, à propos de celui-ci, voici un règlement de partage entre les enfants des deux sexes qu'aura l'Empereur, et tous les cas y sont prévus ; viennent après le douaire, de l'Impératrice, les apanages des fils puînés de l'Empereur régnant, des fils puînés de l'Empereur et du Prince impérial décédés, et les datations des princesses. Règles de finances, de discipline et de politique, tout s'y trouve compris, expliqué et détaillé, mais dans le rapport unique de l'Empereur à ses descendants, sans nulle allusion à ceux qui sont encore les héritiers présomptifs de l'Empire, aux frères de l'Empereur, et à leurs enfants : ce ne sera que par voie d'induction que l'on pourra, l'occasion échéante, leur faire application du sénatus-consulte.

 

C'est là le premier pas. Toute une postérité semble née dont Napoléon prend souci de préparer l'établissement et d'assurer l'avenir : mais cette postérité reste encore anonyme et impersonnelle ; or, le 11 février, pendant que Berthier, ambassadeur extraordinaire, court sur Vienne pont demander officiellement l'Archiduchesse, voici que, d'un nouveau sénatus-consulte, elle reçoit un nom et prend une existence active : Le Prince impérial porte le titre et reçoit les honneurs de Roi de Rome. Le titre de roi des Romains dévolu à l'héritier de l'empereur du Saint-Empire Romain-Germanique, lorsqu'il était associé à l'empire, ou à l'empereur même tant qu'il n'était pas couronné, était imprécis et vague. Il affirmait seulement la survivance quasi-mystique de prétentions périmées. Roi de Rome est net et formel : il implique la domination effective. C'est la transformation d'un titre de courtoisie en un titre de possession, et c'est du même coup, la filiation proclamée du Grand-Empire au Saint-Empire.

Cette affirmation ne suffit pas à Napoléon : depuis 1806, malgré le Sacre de Paris et le Couronnement de Milan, il aspire à la suprême consécration, à Rome, de son empire d'Occident. Le Pape Pie VII s'est dérobé, mais Pie VII n'est point éternel ; aux Clément XIII succède toujours un Clément XIV. Par ce même sénatus-consulte, Napoléon établit pour ses descendants l'obligation du Couronnement à Rome : Après avoir été couronnés dans l'église Notre-Dame de Paris, les Empereurs seront couronnés, dans l'église de Saint-Pierre de Rome avant la dixième année de leur règne.

 

Ainsi, c'est la succession du Saint-Empire Romain qu'il promet à sa race : du même coup, n'est-ce pas la proclamation tant retardée de l'établissement de cet empire même ? — car il ne peut transmettre que ce qu'il possède. — Mais un tel empire est-il possible sans la domination effective sur l'Italie entière ? L'Italie, Napoléon en a disposé en faveur d'Eugène et de Murat : Murat, il le laisse de cédé : le royaume de Naples n'est point l'Italie au sens propre et d'ailleurs il a besoin de Caroline : mais Milan, Monza, Venise, cette Lombardie que Charlemagne a conquise et dont il a fait l'une des parts de son héritage, comment s'en priver ? Sans doute, la succession d'Italie a été la condition formelle posée à son mariage avec Eugène par la princesse de Bavière ; sans doute, l'engagement solennel de réserver cette succession à Eugène a été prise devant le peuple italien et devant l'Europe, mais, en ce temps, l'Empereur se résignait à n'avoir point de descendants directs : il les a maintenant, et ce serait les frustrer de leurs droits qu'observer de tels engagements. En matière civile, toute donation entre vifs est révoquée de plein droit par la survenance d'un enfant légitime du donateur : pourquoi pas en matière politique ? Certes, Eugène a rendu des services, il mérite une récompense, mais l'Italie ! Si l'Europe, en ce moment pacifiée, ne se prèle point à un remaniement de royaumes, si nul Etal n'est sans maitre, n'est-ce pas assez, en attendant une occasion meilleure, qu'Eugène reçoive l'espérance d'un établissement particulier avec une belle ville pour capitale ?

L'artifice de procédure que Napoléon emploie pour disposer de cet établissement lui est fourni par les principes généraux qu'il a fixés lors de la réunion de nome à l'Empire. Par l'article 12 du titre II du sénatus-consulte du 17 février, il a déclaré que toute souveraineté étrangère est incompatible avec l'exercice de toute autorité spirituelle dans l'intérieur de l'Empire. Or, Fesch, archevêque de Lyon, grand aumônier de France, archevêque nommé de Paris, est en même temps coadjuteur et successeur désigné du Prince-Primat archevêque de Ratisbonne. Fesch, il est vrai, a rendu, lors de la cassation du mariage religieux, des services éminents ; lui seul, avec Guieu, a mené l'affaire et nul doute que, sans lui, on n'eût éprouvé des difficultés ou du moins des retards. Il s'est bien montré encore en d'autres occasions et il ne manquera point dans l'avenir de se rendre utile, à condition qu'on le tienne en bride, mais il ne saurait, tout oncle qu'il est de l'Empereur, posséder trois archevêchés à la fois et, s'il a obtenu des bulles pour Ratisbonne, il ne saurait en obtenir pour Paris qu'en rendant un de ses deux sièges. De plus, il a de grands besoins d'argent et, à l'éventualité d'une principauté douteuse, il préférera une bonne somme et l'assurance d'une forte rente bien constituée. Reste à convaincre le Prince-Primat, mais il n'est qu'usufruitier ; entre saut de diocèses où il a promené sa fortune, il ne t'est attaché à aucun. Que lui importe ce que deviendra Ratisbonne après lui, même de sou vivant, pourvu qu'on lui donne un équivalent sortable. En échange de Ratisbonne qui convient à la Bavière, il aura, entre Francfort qui deviendra sa capitale, Wetzlar, le comté de Bandit, l'évêché de Futile, la principauté d'Aschaffenbourg et divers Etals d'Empire ou principautés médiatisées, 283 883 sujets, avec divers avantages d'argent et un titre de grand-duc. Son neveu Dalberg sera duc français ; sa nièce, la princesse de la Leyen, épousera un Tascher, et ils se partageront un revenu en domaines de quatre cent mille francs.

Le grand-duché de Francfort, tel est l'établissement — peut-on dire la souveraineté ? — que l'Empereur destine à Eugène en échange du royaume d'Italie. Le 16 février, il conclut avec le Prince-Primat un traité où, par l'article III, il stipule que, après le décès de Son Altesse Eminentissime, le susdit grand-duché, en vertu de la donation qui en est présentement faite par Sa Majesté ! Empereur des Français au prince Eugène-Napoléon, sera possédé en toute propriété et souveraineté par ledit prince, en sa descendance naturelle, directe et légitime, de mâle en mâle, avec réversibilité à la couronne impériale dans le cas où ladite descendance masculine viendrait à s'éteindre. Après, le 1er mars, une simple déclaration faite au Sénat de la renonciation de Fesch et l'enregistrement de la donation faite à Eugène ; cet enregistrement accompagné de paroles d'affection, de tendresse, même de reconnaissance. Toutefois, comme le deuxième fils de l'Empereur, celui auquel l'Italie sera dévolue, n'en prend pas encore le gouvernement et qu'Eugène, jusque-là, peut y rendre des services, Napoléon ne lui enlève pas toute espérance. Elevé au grand-duché de Francfort, dit-il d'Eugène, nos peuples d'Italie ne seront pas pour cela privés de ses soins et de son administration ; à tout risque, il insère dans le décret l'hypothèse où Eugène-Napoléon, comme prince d'Italie, viendrait à être appelé à la couronne de ce royaume.

D'après le quatrième statut constitutionnel du Royaume d'Italie, Eugène n'est appelé à l'hérédité qu'à défaut des fils et descendants milles. légitimes et naturels de l'Empereur ; le cas se trouvant réalisé dans l'imagination de Napoléon, nulle difficulté à proclamer son exclusion ; mais, aux termes des lettres patentes du 20 décembre 1807, Eugène demeure prince de Venise, et si ce titre n'est point désignatif de l'héritier du royaume — comme pour la France celui de Dauphin du Viennois dans l'ancienne monarchie— il lui convient à coup sûr. Sans décider expressément quelle procédure sera suivie lorsque, par la mort de Dalberg, Eugène aura recueilli la succession du grand-duché de Francfort — espèce qui semble prévue par le § 2 de l'article 72 du ville statut, extinction de l'apanage par suite de la vocation du prince apanagiste à une couronne étrangère — l'Empereur-roi attache au titre de Prince de Venise, par le ixe statut du 2 mars, un apanage d'un million de rente en biens nationaux, avec la Villa Bonaparte pour résidence, mais il n'accroit et ne confirme ainsi la principauté que pour la reprendre dans l'avenir ; cet apanage, en effet, ne passera point aux enfants d'Eugène ; après la mort de leur père et celle de leur mère, dont il aura supporté le douaire, il reviendra au fils aîné du deuxième fils de l'Empereur : les fils d'Eugène seront assez pourvus par le grand-duché de Francfort. Quant aux filles, s'il y a lieu de leur accorder une dotation, l'Empereur ou le roi d'Italie y pourvoiront.

 

Faut-il, en cette brutale déchéance imposée à, son fils adoptif, voir, de la part de Napoléon, une marque de désaffection et de défiance ? Point du tout : Il se trouve obligé de fournir un établissement à son fils puîné et au fils de ce fils : cela le presse, car il a pris possession des siècles et il voit sa postérité ; mais, autant qu'à présent il peut aimer quelqu'un qui n'est pas sorti de lui, il aime Eugène. Les termes qu'il emploie, dans son message au Sénat du er mars, évoquent presque identiquement ceux dont il se servait en pareille occasion, le 12 pluviôse an XIII ; mais alors c'étaient des espérances, à présent ce sont des réalités : Il a été doux pour notre cœur, dit-il, de saisir cette occasion de donner un nouveau témoignage de notre estime et de notre tendre amitié à un jeune prince dont nous avons dirigé les premiers pas dans la carrière du gouvernement et des armes, qui, au milieu de tant de circonstances ne nous a donné jamais aucun motif de mécontentement : au contraire, il nous a secondé avec une prudence au-dessus de ce qu'on pourrait attendre de son âge ; dans ces derniers temps, il a montré à la tête de nos armées autant de bravoure que de connaissance de l'art de la guerre. L'éloge est beau ; si l'Empereur le décerne, c'est qu'il est véridique ; donc, s'il enlève à Eugène la couronne promise, c'est qu'il obéit, peut-on dire, à une obligation supérieure, à une nécessité dynastique.

D'ailleurs ce dédommagement qu'il se sent presque honteux de donner, n'est que jusqu'à une occasion meilleure. Quelques mois plus lard, lorsqu'il aura à désigner un héritier au trône de Suède, c'est à Eugène qu'il pensera. Deux fuis, pour ]e convaincre et le déterminer, il lui enverra Duroc qu'il sait son plus intime ami ; cieux fois, Eugène refusera. Il dira qu'il ne veut pas compromettre en Suède une destinée dont la gloire actuelle lui suffit ; qu'en France et en Italie, il a pu rendre quelques services et acquérir des droits à l'estime publique ; qu'en Suède il serait inconnu et qu'il douterait qu'il y réussit. Puis, il devrait changer de religion ; il n'y serait nullement disposé et sa femme, d'une des plus anciennes maisons catholiques d'Allemagne, n'y consentirait ni pour elle, ni pour ses enfants. Enfin, il ne saurait profiter des dépouilles de Gustave IV, dont la femme, née princesse de Bade, est la sœur de la reine de Bavière, sa belle-mère.

Napoléon ne se contente pas de ces réponses ; Certain que le principal obstacle est le changement de religion, il exige que l'envoyé suédois déclare formellement si c'est là une condition expresse. On le lui affirme et il n'insiste plus. Même, il fait dire au vice-roi qu'il a peut-être raison et qu'il ne lui sait pas mauvais gré de son refus. Il en prend pour lui plus d'estime, car il est de ceux qui pensent que renégat et traître sont synonymes.

***

Il échoue donc cette fois à prouver sa bienveillance ; mais il marque assez ses mobiles. En tout autre pays que l'Italie, il trouvera Eugène bien placé ; il lui offre le premier trône dont il dispose ; il ne manquera pas, s'il remanie l'Europe, de lui en élever un. Mais en tout cela n'y a-t-il pas de quoi réfléchir pour d'autres ? Si, pour réaliser ses desseins, Napoléon n'a point été arrêté par l'affection si hautement et si publiquement témoignée, que sera-ce de Murat ? Le royaume d'Italie n'apparaît plus que comme un groupement géographique occasionnel et momentané, tel que le gouvernement général des départements au delà des Alpes, le grand-duché de Toscane, le gouvernement général de Rome et celui des provinces Illyriennes. Un mot suffit pour que les statuts constitutionnels du royaume se trouvent abolis, que les barrières tombent et que l'Empire se répande sur les départements italiens, que régit déjà sa loi civile, politique et militaire. Si l'Italie entière n'est point annexée à l'Empire, c'est qu'elle sera réservée pour la part d'héritage d'un nouveau Pépin. En un cas comme l'autre, Napoléon s'arrêtera-t-il au Tronto, laissant à Murat son indépendance et sa couronne ? Sans doute, il fait belle mine à Caroline et il la comble, mais le moment venu, ne saura-t-il alléguer les exigences de sa politique et les destinées du grand Empire ?

 

S'arrêtera-t-il à l'Italie ? N'a-t-il pas envahi tout à l'heure les départements hollandais et voulu contraindre Louis à abdiquer ? Que fera-t-il de l'Allemagne après qu'il aura pris la Hollande, et l'Espagne même échappera-t-elle à l'Empire ? Il agite en son cerveau les nations qu'il a conquises, il regrette les trônes qu'il a donnés, il voudrait les reprendre et, pour ses fils, accumuler en avare l'infini des peuples et des territoires.

 

L'heure pourtant serait mal choisie pour les remaniements décisifs qui, tout préparés qu'ils sont, — au moins en ce qui touche la Hollande[2] — troubleraient les fêtes du mariage, assombriraient les figures et amèneraient le dispersement de la Famille. Napoléon la veut toute groupée autour de lui afin qu'elle apporte, avec un éclat redoublé par la multitude des courtisans, une note d'intimité qui réponde à ce qu'il a ouï dire de la cour autrichienne et l'apparence d'un fourmillement dynastique qui constate la solidité de son édifice impérial. Il souhaiterait autour de lui, pour assister à cet achèvement de sa fortune, tous les rois vassaux en même temps que les rois feudataires ; mais il ne peut retenir les souverains de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg, pressés de sortir ale la bagarre : il doit se contenter de ceux qui font partie de la Famille ou qui y sont alliés : ceux-là, sur ses ordres, s'empressent à Paris de leurs États ou de leurs Gouvernements : le prince Borghèse, le roi et la reine de Westphalie, le roi de Naples, la grande-duchesse de Toscane, le vice-roi et la vice-reine, le prince et la princesse de Bade et le grand-duc de Wurtzbourg. Louis, Pauline, Julie, Hortense, Madame, n'ont pas quitté Paris. Sauf Joseph, la Famille est au complet.

Tous pourtant, malgré l'invitation portée à chacun par un maréchal des logis du Palais, ne se rendent pas à Compiègne pour y recevoir l'Impératrice, Madame s'abstient, ainsi que dulie toujours malade et Elisa fatiguée du voyage : aussi bien, la réunion manque de cordialité. Louis, qui n'est venu que par contrainte, a trouvé, dès l'arrivée, que l'appartement qui lui était destiné était trop rapproché de celui d'Hortense, il a soupçonné quelque intrigue et aurait voulu qu'on mît ses chevaux. Borghèse et Pauline, étonnés d'être ensemble quelque part, ne se parlent point ; Hortense, seule en face de l'ennemi — car son frère et sa belle-sœur ne sont pas du voyage — retient à peine ses larmes ; et l'Empereur, tout à ses desseins, n'a plaisir qu'à interroger ceux qui ont approché sa fiancée, à tout préparer pour la recevoir, à meubler les appartements qu'il lui destine, à se parer lui-même et à se rendre coquet pour lui plaire ; puis, pour dompter par la fatigue physique l'agitation de son esprit, il entraîne à sa suite, dans de folles randonnées, la Cour éperdue.

 

Marie-Louise arrivée, c'est bien pis : il se ferme, se confine dans son appartement, et, sauf Caroline, qui a ses bonnes grâces et qu'il met constamment en tiers, il ne reçoit personne et ne parle à personne. Chacun attend un mot, un sourire, un regard. Les portes restent closes ; Louis, qui s'occupe à versifier ne s'en plaint pas ; mais Pauline enrage, Hortense pleure, Catherine s'indigne et Jérôme exaspéré veut partir. Quant à Murat, tout fier d'avoir été pris pour compagnon d'averse à Courcelles et de voir sa femme si fort en faveur, il est le seul, pour le moment, à se trouver satisfait.

Lorsque, à la fin, après un grand cercle tenu par grâce en dernière heure, l'Empereur annonce le départ, c'est une joie, mais elle est courte ; il faut reparaître eu grand costume au perron de Saint-Cloud, il faut écouter Zaïre, il faut subir les cérémonies du mariage civil ; il faut surtout, le 2 avril, dès dix heures du matin, être habillé, en grande parure ou en grand costume, pour le mariage religieux ; il est une heure quand on arrive à l'arc de triomphe de l'Étoile ; il est trois heures quand on reput t des Tuileries, et là commence le supplice des princesses, car de la Galerie de Diane où le cortège s'est formé, il leur faut, sous le regard attentif et railleur de toutes les caillettes de Paris, défiler en postures de servantes, soutenant le manteau de l'Impératrice : mais il n'y a là que Julie, Hortense, Catherine, Elisa et Pauline ; Caroline, qui a gagné sa partie, marche librement après Madame, avant le grand-duc de Wurtzbourg : c'est elle qui, à l'offrande, est chargée des honneurs de l'Impératrice. Elle l'accompagne, tandis que les princesses la suivent portant son manteau.

Et, après la cérémonie, après le retour en cortège, il y a le défilé des corps de la Garde, il y a, à sept heures, le banquet impérial, dans la salle du Théâtre, puis le concert dans la Salie des Maréchaux, puis le feu d'artifice sur le balcon, puis la bénédiction du lit et la conduite faite à Leurs Majestés — et toujours debout, toujours en représentation, toujours en cortège ! Et le lendemain, à deux heures, on recommence, et les princes et les princesses debout, entourant le trône, subissent quatre harangues, et, après, les révérences de tous les gens de la Cour et de leurs cours, de tous les personnages de l'Administration, des magistrats, des généraux, des évêques, des maires, des hommes et des femmes présentés — cinq heures d'horloge !

***

Trois jours après, on repart pour Compiègne ; la ville regorge de monde et on s'arrache les galetas. Ce n'est pas seulement la Cour, c'est tout Paris qui, par ordre, envahit chaque soir la petite ville pour les présentations et les spectacles : une dépense dont on n'a nulle idée, car chacun, outre sa maison d'honneur, — et Jérôme par exemple a vingt-six personnes à sa suite, Elisa quatorze, Caroline et Auguste au moins autant — outre sa suite, doit pour les Parisiens tenir table ouverte. L'Empereur donne à la vérité des diamants pour quelque 50.000francs, mais cela fait-il qu'on soit moins ruiné ?

Et c'est pour quoi obtenir ? L'Empereur est invisible même pour sa famille et l'Impératrice ne reçoit chez elle que la reine de Naples. Toutes les autres sœurs et belles-sœurs ne sont pas admises. On ne répond à aucune des lettres en demandes d'audience et, en sept jours, le roi de Westphalie n'a pu parvenir à voir l'Empereur qu'une seule fois ? Si l'Empereur est ainsi, qu'on juge des subalternes ; on en reçoit des milliers de désagréments et même des impertinences. Et il faut subir les rigueurs d'une étiquette sans précédent, ne manquer aucune fête, aucune chasse, aucun spectacle, sous peine d'une bourrade, mais sans obtenir d'ailleurs un mot ni un regard. On fait la foule, et cette figuration, costumée, décorée, brodée, endiamantée, est nécessaire au spectacle, mais le protagoniste n'a l'air de s'apercevoir qu'elle existe que si un des personnages muets a l'audace de s'absenter. Qu'on ne le dérange pas au moins et qu'on n'ait point l'audace de lui parler affaires ! On en est le mauvais marchand — témoin Murat qui essuie alors une colère sans exemple. L'Empereur ne voit que sa femme, ne recherche qu'elle, tient le reste du monde pour inexistant.

 

Quant à Marie-Louise, comment discerner ce qu'elle pense ? Elle fait à son père l'éloge de chacun : Sa belle-mère est une très aimable et très respectable princesse ; ses belles-sœurs sont fort aimables ; la vice-reine est bien jolie ; mais ne sait-elle pas qu'on lit par-dessus son épaule et, en distribuant cette monnaie courante de compliments, qu'elle ne s'engage en rien ? Aussi bien, quoiqu'elle ignore, en princesse bien élevée, ce que tout le monde raconte en Europe, la meilleure intention qu'on puisse lui prêter est de se tenir en défiance. Il convient qu'à tout instant, elle surveille ses mots comme ses estes, ses pas comme ses regards, et cette perpétuelle contrainte, jointe à sa timidité naturelle, la met au supplice. Ce n'est pas à dire que cette timidité aille sans hauteur et qu'à ce moment surtout où elle n'a pu encore prendre goût à nulle des choses qui plus tard lui sembleront agréables, elle ne se sente étourdie et confuse du saut prodigieux qu'elle fait dans la boue. Elle, archiduchesse d'Autriche, fille aînée de la Sacrée Majesté Impériale, princesse royale de Hongrie et de Bohême, tomber dans cette famille de bourgeois corses, y donner à chacun du maman, du ma sœur, du mon frère, quelle surprise et comment s'en remettre : L'homme, passe ! Elle s'est sacrifiée à lui pour sauver son peuple : le rôle a de la noblesse dans une jeune tête. Tenir à elle, comme elle voit qu'il y tient, prouve une sorte d'amour qui peut flatter. Physiquement d'ailleurs, il ne déifiait pas et l'empressement qu'il montre, les attentions qu'il prodigue, la pompe dont il s'entoure, le prosternement des êtres au-devant de lui, produisent, sinon un sentiment tendre et prononcé, du moins une résignation au destin ; ruais il ne va pas de même de la Famille. Marie-Louise ne l'a vue qu'en grand appareil et devant des centaines de spectateurs. Rien d'intime ne lui a permis de juger les caractères, d'éprouver si quelque affinité la porte vers l'un ou l'autre. C'est l'extérieur seul qu'il lui a été permis de regarder. Or, du groupement même des êtres, de leurs manières, de leurs toilettes et de leurs physionomies, nettement, et bien plus nettement qu'avec le mari, elle perçoit quel abime s'est ouvert entre son présent et son avenir. Le mari était inattendu sans doute, mais d'abord c'est le mari, puis il a des façons qui ne sont qu'a lui de faire oublier son humilité d'origine mais s'il a de la grandeur, les antres ont de l'emphase, s'il a du brillant, les autres ont du clinquant, sil a de la gloire, les autres ont du ridicule. Les qualités qu'ont certaines de ses belles-sœurs et qui méritent d'attacher, ne sont point de mise à la Cour, et Julie, avec son pauvre visage maladif et son corps contrefait, semble misérable, étriquée et confuse sous les manteaux royaux qui l'écrasent, sous les trésors des pierreries dont elle est surchargée. D'ailleurs, à peine parait-elle. Pour bien des raisons, dont les ordres de Joseph ne sont pas la meilleure, elle se bite de retourner en sa maison de Mortefontaine où l'attendent ses filles, ses sœurs, ses nièces, et le peuple de ses petites cousines. Hortense, la plus affinée, la mieux capable, par cette aisance et cette souplesse qu'elle tient de sa mère, de réconcilier la jeune impératrice avec les formes françaises, a dû, dans les larmes, quitter Compiègne sur l'ordre de l'Empereur et rejoindre Louis à Amsterdam. Catherine est irritée du peu d'affabilité que Marie-Louise a montré à Stuttgard et, à sa rancune filiale, elle joint ses colères conjugales, car Jérôme excédé du désagrément de ce séjour ne cherche qu'un prétexte honnête pour retourner chez lui et sans avoir l'air de l'humeur, Auguste, qui ne pardonne pas sa déchéance et qui est mis à la dernière place après avoir eu l'assurance de la première, double son antipathie de Beauharnais de la traditionnelle haine des Wittelsbach contre les Habsbourg. Des Corses, Pauline intimide par l'éclat de sa beauté, l'énigme de son sourire et l'excès de ses toilettes ; Elisa, qui déplaît par son air d'autorité et sa laideur masculine, ne se sauve que par la petite Napoléon, que Marie-Louise prend en passion. Caroline enfin s'est rendue haïssable dès le voyage en exécutant brutalement des ordres qu'elle supposait peut-être : elle a l'envoyé à Vienne, sans pitié et malgré îles promesses authentiques, la grande maîtresse de l'Archiduchesse et jusqu'à sou petit chien ; partout elle a joué celle qui est excédée de la corvée, adressant ses plaintes à tout venant et se posant en victime ; elle a imposé ses volontés, telle qu'un maître des cérémonies à Barataria, pour les repas, les couchers, les départs, les fêtes, sans nul égard pour la lassitude, la tristesse et la fatigue. A Compiègne, à Saint-Cloud, à Paris, de nouveau à Compiègne, il lui faudrait un tact infini pour garder la juste mesure et, dans cette constante intimité où la met son frère, ne pas heurter à tout moment la pudeur de la jeune fille, la fierté de l'Archiduchesse, la dignité de l'impératrice. Comme elle ne pense qu'à faire sa cour à l'Empereur, elle ne s'aperçoit pas que presque chaque mot qu'elle dit devient une offense. Marie-Louise, si simple qu'ait été son éducation et si peu fastueuse qu'ait été sa vie, ne peut supporter qu'on s'ingère, malgré elle, à lui donner des avis de conduite ou d'élégance et à lui fournir des conseils même de toilette. De plus, le seul ton de Caroline, qui plaît à l'Empereur — et à beaucoup d'hommes — a toujours été odieux à la plupart des femmes. Aucune ne s'attache à elle, aucune ne lui reste dévouée et toutes celles qu'elle prend dans sa maison la quittent mal. Bientôt, malgré la soumission que Marie-Louise témoigne à l'Empereur, l'antipathie se fait jour, et, le couple impérial devant tout de suite parcourir la Belgique, Napoléon se trouve quelque peu embarrassé, car, après certaines leçons données et certaines paroles échangées, il ne saurait être question de Caroline pour accompagner l'Impératrice.

Il faut pourtant, à la suite de Marie-Louise, quelque reine qui lui adoucisse les corvées, et lui tienne société. Par un brusque revirement, l'Empereur va à ces Jérôme qu'il avait si fort délaissés et dont le mécontentement ne tiendra pas devant un sourire. Au moment où ils vont quitter Compiègne, il leur témoigne des bontés qui dissipent tous les nuages. C'est un père qu'ils retrouvent et Catherine, en en faisant part à son père, ajoute : l'Impératrice a beaucoup contribué à l'amitié qui existe de nouveau entre l'Empereur et nous. Aussi nous a-t-il invités cette nuit, par courrier, de la manière la plus aimable du monde à le suivre dans un voyage à Anvers et sur les côtes.

Marie-Louise, qui voulait d'abord éviter Caroline, eût-elle pu mieux choisir ? La maison de Wurtemberg eut assez d'alliances avec celle d'Autriche (témoin le premier mariage de l'empereur François) pour marcher de pair avec elle. Catherine est élevée en princesse allemande ; elle sait ce qu'on doit dire et taire, garde les distances, les fait garder vis-à-vis d'elle-même et ne se rend point importune. Elle a subi elle aussi la loi du vainqueur, mais elle a pris son parti, sans rien oublier ni de la race d'où elle sort, ni de la religion où elle fut élevée, ni des formes d'étiquette qui ont été sa règle de vie. De plus, elle s'amuse à peu de chose et elle a des côtés d'enfance plus jeunes que son lige. En même temps, il n'est point à craindre qu'elle entreprenne sur l'Impératrice : elle calcule ses démarches, ne fait point un pas mal à propos et prévoit les orages que déchaînerait une trop grande faveur : comme elle l'écrira à son père, quand elle pourra, de Cassel, lui parler à cœur ouvert, il n'aurait tenu qu'à moi de me lier intimement avec elle, mais quoi que mon inclination m'y eût portée, je l'ai évité, ne voulant pas exciter trop de jalousie.

Le voyage se passe donc à merveille entre les deux belles-sœurs, chacune tenant son rang, chacune témoignant à l'autre les égards qui conviennent te l'affection que l'alliance impose : cela ne va pas plus avant, mais l'extérieur et l'apparence ne sont-ils pas tout ce qu'il faut eu de tels rapports et, pour vouloir brusquer la confiance, ne voit-on pas ce qu'il fut de Caroline ?

 

De ce que l'Empereur a cru avoir besoin de Jérôme et de Catherine, de ce qu'il a, durant le voyage, témoigné à Jérôme quelque faveur, est-ce à dire qu'il se rattache à sa famille, qu'il égare sur un de ses membres quelque part de son ambition et qu'il se reprenne à l'idée familiale dont il a semblé dégoûté depuis qu'il a arrêté son second mariage ? Non pas : ce n'est ici qu'un épisode qui ne change rien à ses projets. C'est uniquement sur la race qui sortira de lui qu'il a concentré sa passion de grandeur : c'est fini maintenant, au moins veut-il en être convaincu, de ses faiblesses à égard des siens. Pour atteindre le but qu'il se propose — but qui à la vérité reculera sans cesse — il s'apprête à briser quiconque, même dans sa famille, ne plie pas à sa volonté, ne subit pas sa loi et n'obtempère pas à ses ordres.

 

 

 



[1] On trouvera au chapitre suivant le récit détaillé de ces retards et du séjour postérieur de Charlotte à Paris.

[2] Au chapitre XXIX, se trouvera raconté ce qui est relatif à l'annexion de la Hollande et aux négociations avec Louis : ces faits demandent à être exposés d'ensemble et, pour être compris, ils ne sauraient être morcelés.