NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME IV. — 1807-1809

 

XXVI. — LE DIVORCE.

 

 

L'idée arrêtée depuis 1807. — Tentative à Fontainebleau. — Voyage d'Italie. — Décision annoncée. — Motifs du retard. — La Russie. — A Schœnbrunn. — Examen de la question. — Russie ou Autriche ? — Solennité que l'Empereur veut donner au divorce. — La famille réunie. — Caroline. Jérôme. — Louis. — Hortense seule certaine du divorce. — Confidence de l'Empereur. — Bonaparte et Beauharnais. — Que pensent Jérôme et Catherine ? — Arrivée des rois de la Confédération. — Les dernières scènes. — Eugène appelé. — Le coup porté à Joséphine. — Conversation avec Hortense. — Arrivée d'Eugène. — Conférence avec Napoléon. — Eugène au Sénat. — L'Empereur prétend combler Eugène et Hortense. — Ce que pense la Vice-reine. — Ce qu'écrit Madame.

 

Voici arrivé le jour de la crise : depuis 1807, la décision de l'Empereur est prise : la mort de Napoléon-Charles, la naissance de Léon, l'entrevue de Tilsit, le désir d'avoir un héritier de son sang, la certitude d'en engendrer un, la volonté d'entrer lui-même, par un mariage, dans la famille des rois, ce sont l'occasion, la raison, le but du divorce. Aujourd'hui ou demain, selon qu'il sera prêt et selon ce que lui offrira la Fortune, il agira ; mais, hormis que Joséphine lui donne un fils, elle est condamnée.

A Fontainebleau, au retour de Pologne, il a tenté de la convaincre de se sacrifier elle-même. Devant sa résistance, il a émis des hypothèses et proposé des combinaisons. Peut-être m'il-elle consenti, mais elle a consulté son fils qui, très nettement, a envisagé la situation et ces moyens qui seraient blâmés et dont l'histoire ferait justice. Qu'il ne compte donc sur elle, ni pour lui procurer un héritier, ni pour lui faciliter la séparation. C'est lui qui devra la prononcer ; elle obéira passivement, mais à un ordre formel. Par là elle croit le tenir : au moment de rompre ces liens que l'amour a formés, il hésitera toujours.

En Italie, où il va d'abord pour terminer l'établissement d'Eugène et régler définitivement une situa-lion qui, malgré les promesses faites à Munich, n'a point encore été nettement définie, il parait à ce point décidé que, lui-même, il annonce la prochaine séparation à Eugène, déjà instruit depuis plus de deux mois par sa mère ; plus ample encore est la confidence faite à Joseph à Venise, à Lucien à Mantoue. Là, pour prouver la nécessité et l'utilité du divorce, il appuie sur la naissance de Léon. Pour décider Lucien à l'imiter, si je divorçais, lui dit-il, vous ne seriez pas le seul avec moi, car Joseph aussi attend mon divorce pour prononcer le sien. Par là, tout le système sera changé : Eugène ne lui convenant plus en Italie avec sa mère répudiée ; la place devient libre et, par la chute des Beauharnais, c'est, affaire à lui de tenter celui des Bonaparte qui leur est le plus notoirement hostile. Lucien refuse, mais le fait désormais est acquis, public dans la famille. On y sait la séparation inévitable et Joséphine entraînant les siens dans sa disgrâce.

Rentré en France, Napoléon, avec des intermittences, des reprises de tendresse, presque des crises de désespoir, puis des velléités brusques, des duretés de mots, des distractions cherchées, attend et longe la courroie. Il lui faut régler l'affaire d'Espagne question préalable ; puis, être assuré que, le divorce accompli, il obtiendra sans difficulté la nouvelle épouse qu'il désire : pour cela, savoir ce que pensera l'empereur Alexandre, ce qu'il dira, ce qu'il fera et ce sont trois termes distincts.

Après Erfurt, Napoléon n'est pas plus avancé : il croit avoir maintenu ses positions de Tilsit — c'est déjà un recul. — Il ne veut pas douter qu'on ne lui accorde une grande-duchesse s'il en fait la demande formelle ; il ne veut pas voir que le système des réticences évasives, des respects affectés pour le testament de Paul Ier — dont on a si bien respecté la vie ! — prépare un de ces refus déguisés qu'il est impossible d'ériger en grief et qui n'en sont que plus outrageants.

L'obligation de prendre une part directe à la conquête de l'Espagne, les armements de l'Autriche, la guerre à soutenir contre elle, arrêtent toute négociation.

A Schœnbrunn, longuement il songe, et cette fois, la nécessité, l'urgence du divorce lui apparaît plus nette que jamais. L'expérience nouvelle avec Mme Walewska lui a enlevé tous ses doutes ; les descentes des Anglais sur les côtes, les intrigues de Fouché, la faiblesse et l'inertie du gouvernement, lui démontrent que, lui absent, il faut à Paris une représentation visible, authentique, de sa personne, autour de laquelle en cas de péril, se groupent les fidèles. S'il a à s'éloigner, à mener des guerres, l'Empire, ainsi affermi, restera au-dessus des compétitions d'avenir, puisque l'avenir en sera assuré. Le principe d'hérédité, non pas subordonné à une fiction constitutionnelle, mais établi sur une survivance naturelle, physique et morale, devient à ses yeux l'unique garantie contre le renversement de son trône.

La résolution prise du divorce, reste à déterminer avec quelle puissance il contractera une alliance familiale, base d'une alliance politique, et clef de voûte du système. Peut-être croit-il encore à la Russie, malgré l'expérience qu'il en a faite dans la dernière campagne. En tout cas, il se tient moralement engagé à une demande préalable qui, en liquidant le passé, lui fera voir clair clans son propre jeu et dans le jeu de l'adversaire. A Tilsit, la Russie s'est offerte. Alexandre a parlé mariage en même temps qu'alliance. Napoléon y a cru comme au reste, et on a profilé de sa bonne foi pour s'assurer des gages. A Erfurt, quand à son tour il a fait parler mariage, il a rencontré sans doute des défaites qui l'ont surpris, mais c'est peut-être un bel et rare exemple de soumission filiale et de respectueuse tendresse. La grande-duchesse Catherine, pour ainsi dire offerte, mariée si vite à un petit Oldembourg, étonne, mais n'est-ce pas inclination, arrangement de famille ? D'ailleurs il reste une princesse, peut-être plus désirable et moins entêtée d'elle-même. Les avantages qu'il a vus jadis à une telle union, il ne les méconnaît pas, quoiqu'ils lui paraissent moins sensibles, mais, depuis deux ans, l'affaire traîne ; le premier feu de l'alliance est depuis longtemps jeté ; les paroles ne suffisent plus, il faut des actes. Si, à Pétersbourg, on se jette encore dans les prétextes et les atermoiements, c'est chose comprise : on ne veut pas de lui.

L'Autriche à présent lui monte à la tête : d'abord s'il parvient à se l'attacher fortement, c'est l'Allemagne pacifiée, subordonnée, décidément entraînée dans son orbite. Ces révoltes de Westphalie, ces raids du duc de Brunswick, ce mouvement général des esprits, ces formations révolutionnaires, cela fait penser. L'Allemagne impuissante ou neutre comptait seulement comme un théâtre classique d'opérations stratégiques ou comme un cantonnement inépuisable pour les troupes victorieuses ; l'Allemagne, mise en action, soit par ses souverains, soit par l'esprit de rébellion, devient, pour les luttes prochaines, le facteur mystérieux d'où dépendra le sort de l'Empire. Il y a là maintenant des soldats, des généraux, des armées : Napoléon le sait puisque c'est avec eux qu'il a vaincu. Il y a des peuples : il l'a vu en Westphalie. Il y a des fanatiques : Staps le lui a montré. Or, dans l'Allemagne telle qu'elle est organisée, si l'hégémonie officielle appartient à l'Empereur, protecteur de la Confédération du Rhin, l'hégémonie morale ne peut être exercée que par des Allemands — Prusse ou Autriche. La Prusse compte à peine : sans Tilsit et l'alliance russe elle n'existerait plus. On la tient par tous les bouts et, si elle bronche, elle est détruite. Reste l'Autriche.

Cette Autriche, comme elle vient de montrer qu'elle a la vie dure et le loyalisme chevillé au corps ! Quatre grandes batailles en ont à peine eu raison et, sa capitale prise, ses meilleures provinces occupées, quelles ressources n'a-t-elle pas encore prouvées ; en quel péril n'a-t-elle pas mis l'armée et son chef ? Certes, Wagram a été une victoire, mais, même après Wagram, n'y avait-il plus rien à craindre ? Quel spectacle, un peuple ainsi groupé autour de son souverain, inaccessible, comme en Hongrie, aux excitations du vainqueur, affirmant, comme en Tyrol, sa fidélité antique par des insurrections désespérées ! Depuis douze ans, combien d'armées ne lui a-t-il pas détruites ? De combien de millions ne pas saignée ?

Combien de peuples ne lui a-t-il pas arrachés ? Et pourtant, elle a encore des soldats à lui opposer et des millions à lui fournir ; et, à chaque reprise de ce terrible duel, à mesure qu'il croissait en puissance, qu'il mettait au jeu plus d'hommes et plus de canons, n'est-ce pas que l'Autriche, qu'il pensait affaiblie et désemparée, découragée et dépourvue, se montrait au contraire plus résolue, mieux armée, plus difficile à vaincre ? Montenotte, Millesimo, Dego, Lodi où il a abattu Beaulieu ; Castiglione, Roveredo, Bassano, où il a eu raison de Wurmser ; le Tagliamento, Tarvis et Neumarkt où il a battu l'archiduc Charles Marengo où il a écrasé Mêlas, Ulm où il a supprimé Mack, c'est peu d'efforts près de ceux qu'il a fallu à Abensberg, à Landshut, à Eckmühl, à Ratisbonne, Essling, à Wagram. Comment ne pas compter avec cette Autriche, constamment terrassée, constamment relevée, qui, à chacune de ses chutes, semble, en mesurant la terre, trouver, comme Antée, des forces nouvelles et des moyens nouveaux ? La détruire, en rayer le nom de la face de l'Europe, détrôner François Ier, le remplacer en Hongrie par l'archiduc Ferdinand promené déjà de Florence à Salzbourg et de Salzbourg à Wurtzbourg, c'est, pour le profit d'un Autrichien peu sûr, affronter, sur les frontières de Turquie, une guerre pareille à celle d'Espagne, peut-titre pire.

Puis, la maison d'Autriche est la seule des grandes maisons souveraines qui reste debout en Europe : elle est Lorraine, mais aussi Habsbourg, et elle tire son origine des rois mérovingiens : c'est la race la plus ancienne, la plus noble, la plus pure de mésalliance. Elle est catholique. Les filles, élevées dans une chasteté de nonnes, y sont fécondes, et une de ces filles, la propre enfant de l'Empereur, est nubile. De tons côtés, on l'offre, même étrangement : ainsi le comte de Bubna, réglant avec le général Guilleminot, chef d'état-major du Vice-roi, les limites en Illyrie, s'en est ouvert à lui, lui a. dit avoir des pouvoirs. Si, au subordonné direct d'Eugène, du fils de l'impératrice à répudier, à combien d'autres ! Aussi bien, depuis 1805, on sait que l'Autriche donnera volontiers une de ses filles. Ainsi, qu'Alexandre, qui, à Erfurt, a, dit-on, désigné lui-même à Napoléon l'archiduchesse Marie-Louise, accorde ou refuse sa sœur, on peut conclure la répudiation, certain qu'une princesse viendra remplir dans le lit impérial la place de la petite créole. Et ce sera la nièce des anciens maîtres, la nièce de Marie-Antoinette ; et, de Louis XVI, Napoléon dira : Mon oncle !

Donc, la chose arrêtée, décidée, et c'est fini des mauvaises plaisanteries de divorce à deux ou trois. Est-ce parallèle à établir que la rupture du mariage de Lucien ou même de celui de Joseph ? Il ne peut y avoir dans la famille d'autre divorce que celui de l'Empereur et, aux formes dont il veut l'entourer, à la solennité qui présidera, l'on devra juger la hauteur de l'acte politique, le sacrifice fait, devant la nation, par la femme sans reproches, à l'homme qui l'aime : entre ces deux êtres qu'ont unis l'amour, la fortune, la majesté du trône, l'onction sacrée, le déchirement accompli en vue de donner à l'Empire l'héritier qu'il attend.

Plus l'acte est grand, plus il y faut de témoins et la famille entière y doit participer. Est-ce à dire que l'Empereur veut ainsi affirmer qu'elle triomphe et qu'il suit le même courant d'idées qu'à Mantoue ? Tout au contraire : En son esprit, la scène mémorable à laquelle il convie sa famille et dont il perpétuera le souvenir par un tableau commandé à un de ses peintres préférés, doit avoir ce double caractère : rendre hommage au caractère de Joséphine, qui recevra, pour elle-même, la continuation des honneurs décernés à une impératrice régnante. et, en associant Hortense à Eugène au sacrifice de leur mère, les élever encore d'un degré dans l'estime de la nation, confirmer leurs droits, affirmer que l'adoption impériale survit pour eux au divorce. Il s'agit ici, selon lui, d'un acte de dévouement et de patriotisme sans exemple dans l'histoire, et si, au premier rang, il se place lui-même, comme en souffrant davantage, s'il réserve ensuite à Joséphine l'honneur d'y avoir consenti, il entend qu'on honore presque également les enfants qui y assistent. En son cerveau latin, en son imagination formée aux compositions de David, c'est ici, par le groupement des êtres, le cérémonial, les formules même, comme une page de l'histoire de la Rome primitive — hautaine, stoïque et verbeuse.

Joseph est retenu en Espagne par des affaires urgentes ; avec lui d'ailleurs, les discussions ne manqueraient point ; sauf pour le protocole, les deux frères ont cessé de correspondre. Joseph ne viendra donc pas : non plus, Elisa, enceinte ; mais comme Caroline, intelligente et adroite, serait précieuse en ces moments qui vont précéder la définitive séparation ! Elle occuperait le tapis, car elle excelle à dire des riens, se rend aimable quand il faut, sait présider aux réceptions et donne dans les salons glacés, l'animation qui les dégèle. C'est donc à elle que Napoléon pense d'abord. Le 15 octobre, il lui écrit de Schœnbrunn : J'ai conclu la paix et je vais partir cette nuit pour Paris. Si vous n'étiez pas si loin et la saison si avancée, j'aurais engagé Murat à venir passer deux mois à Paris, mais vous ne pouvez pas être avant décembre qui est une horrible saison pour une Napolitaine. Il faut donc remettre à une autre année le voyage de Fontainebleau. Et il l'assure de son désir constant de lui donner des preuves de son amitié. Cela est trop joli pour que Fou ne se rende pas à l'invitation ; le froid, le vent, la tempête, le mont Cenis à traverser, le terrible voyage à tout risque, ce n'est pas pour effrayer Caroline. Murat prétend ménager quelque tempérament à l'entrée en franchise des marchandises françaises qu'on lui impose ; il connaît l'impuissance de ses agents et voit l'inutilité de leurs efforts ; de plus, il faut des solutions diverses pour l'expédition de Sicile. Pour donner des preuves de son zèle, il s'est rendu à Rome : il reçoit l'autorisation de venir à Paris où il arrive le 30 novembre. Caroline, partie un peu plus tard, n'arrive que le 4 décembre : elle descend au Pavillon de Flore où ses logements sont préparés.

Madame, Pauline et Julie sont rentrées à Paris. On ne manquera donc pas de femmes : mais comment s'arranger avec les frères qui vont à présent presque l'épée tirée et auxquels il manque seulement de déclarer la guerre ? Jérôme s'est aperçu tout à coup que le jeu était dangereux. Dès le 22 octobre, sous prétexte d'achats et, de commandes, il a expédié à Paris, avec une lettre pour l'Empereur, un de ses affidés, son secrétaire des commandements, Cousin de Marinville ; Marinville n'est pas qualifié pour remettre la lettre, mais il la fait passer : elle est toute de tendresse : croyant que l'Empereur retourne en Espagne, Jérôme voudrait, avant que son frère ne parte, avoir le bonheur de passer quelques jours avec lui. Désabusé sur le voyage, il va recommencer ses sollicitations, prépare une apologie, rédige un plaidoyer, mais voici qui met fin à tout : le 1er novembre, il reçoit la permission de venir ; il part, arrive le 3 dans la nuit, descend à l'hôtel du prince Eugène, rue de Lille, d'où il ira à Fontainebleau. Quinze jours plus tard. la reine le suit.

Louis aspire aussi à être reçu par l'Empereur, mais il y met des conditions. Le 19 novembre, il sollicite de le voir un instant sans être obligé d'aller jusqu'à Paris, d'où, dit-il, m'éloignent invinciblement des motifs que Votre Majesté devinera sans peine. Napoléon ne veut pas entrer dans ses motifs et lui répond le 23 : Je reçois votre lettre par laquelle vous me faites connaître que vous désirez me voir. Vous êtes le maitre de vous rendre à Paris. Le 25, Louis qui n'a point encore cette lettre, écrit : Le maréchal Verhuell m'assure que Votre Majesté désire me voir. Je la supplie d'avoir la bonté de me faire savoir si elle désire que j'aille la trouver... Sans la nécessité de savoir si Votre Majesté trouvera bon que je descende chez maman et le permettra, je m'y serais rendu de suite. Le 27, il se met en route. Le t er décembre, il arrive, avec une suite de sept officiers et de dix-sept domestiques, et se loge chez Madame à l'hôtel de Brienne[1].

C'est un outrage pour Hortense, qui, au retour de Fontainebleau, s'est réinstallée à l'hôtel de la rue Cerutti, et elle est déjà assez accablée. Si, dans le public, le bruit du divorce est répandu, si, à la Cour, on en a des indices, si, dans la famille, on y croit fermement, si Joséphine en a la terreur, Hortense seule en a la certitude. Dans un entretien qu'elle a eu avec l'Empereur, à Fontainebleau, au sujet de son fils, dont elle refuse toujours de se séparer, il lui a dévoilé sa pensée : La France, lui a-t-il dit, n'a pas de confiance dans mes frères, tous ambitieux d'ailleurs. Eugène ne porte pas mon nom et, malgré les peines que je nie suis donné pour assurer le repos de la France, après moi, ce serait une anarchie complète. Un fils de moi peut seul mettre tout d'accord et, si je n'ai pas divorcé, mon attachement pour votre mère m'en a seul empêché, jusqu'ici, car c'est le vœu de la France. Ensuite, son discours a bifurqué comme il lui arrive ; mais il en a dit assez. Hortense a reçu le coup en plein cœur ; mais elle le porte fièrement, les veux secs et le front haut. Ce secret où elle est trop avisée pour ne pas voir la prochaine déchéance de sa mère, de son frère et d'elle-même, elle a la force de le celer à Joséphine elle-même, la force moindre de le cacher à ceux qui en triompheraient : car si elle peut garder quelque foi aux promesses de l'Empereur, elle n'a depuis longtemps aucune illusion sur les sentiments que la Famille porte à tout ce qui est Beauharnais. Madame haïssait Joséphine avant de la connaître ; elle la hait mieux depuis qu'elle la connaît. Elle la hait pour lui avoir pris son fils Napoléon ; elle la liait pour avoir trompé ce fils ; pour l'amour que, quand même, elle lui a inspiré ; pour la couronne qu'elle porte, pour le rang supérieur qu'elle occupe ; pour l'obligation de lui céder le pas, de dîner chez elle, de paraître à sa suite ; elle la hait pour Lucien exilé et disgracié, pour Louis mal marié, pour tons ses actes et toute sa vie — et simplement parce qu'elle existe. Et cette haine, non seulement elle l'étend à Hortense, mais, pour les enfants d'Hortense qui sont pourtant ses petits-enfants, comme elle est sèche et dure. De quel ton, elle a parlé à Fesch de la mort du petit Napoléon ! Est-ce là la mère-grand si pleine de tendresse pour les cieux Lolotte, pour Zénaïde, pour les enfants Murat, pour la petite Napoléon ? C'est que sous ces traits qui pourtant rappellent si fort sa race, elle voit courir le sang de Joséphine et d'Hortense, et cela suffit.

Nécessairement, elle entraîne avec elle Pauline, touchée aussi par la rivalité des toilettes, emportée dans toutes les querelles de Lucien et de Louis. Elle entraîne Fesch, destiné à jouer le rôle majeur dans l'annulation de ce mariage qu'il a consacré en qualité de grand aumônier, dont il poursuivra la rupture devant l'officialité diocésaine en qualité d'archevêque nommé de Paris, en même temps qu'il apportera, pour l'annuler, son témoignage principal et presque unique. Pour Elisa, nul besoin de l'entraîner, elle marche d'elle-même. Julie, sans embrasser la haine corse, a d'autres griefs, ne seraient-ce que ceux de sa sœur Désirée. Joseph lutte contre sa belle-sœur depuis qu'elle est mariée. Louis a fait connaître ses sentiments : il rêve lui aussi d'être démarié et, s'il était tenté de faire opposition à la répudiation de l'Impératrice, ce ne serait que si on lui refusait à lui-même de divorcer. Murat a depuis longtemps perdu la mémoire. Quant à Caroline, elle est trop avisée pour se souvenir. Les marches qui l'ont conduite au trône ont fui sous ses pas, mais ce qu'elle e gardé vivace et présente, c'est une belle haine de pension contre la pédante qui emportait tous les prix et que Mme Campan lui citait pour modèle. Écraser Hortense, quelle joie pour Caroline ; écraser Eugène, quel triomphe pour Murat ! Restent Jérôme et Catherine : Jérôme, l'enfant gâté, à qui Joséphine a tout permis et tout passé, qui semblait tant aimer sa chère petite sœur, qui lui écrivait des lettres si tendres, qui paraissait si bien s'entendre avec elle, — au vrai, n'y avait-il pas bien des points communs ? — Catherine, que Joséphine a comblée et consolée à son débarquement en France, qu'elle a recueillie à Strasbourg, choyée comme sa propre fille, amusée, promenée, distraite. Alors, Catherine était tout heureuse de ces soins et de ces amitiés, l'Impératrice nous aimant, disait-elle, de tout son cœur. De Spa, elle lui écrivait : Vous ne sauriez croire, ma chère sœur, le sentiment qui m'a accompagnée depuis que je vous ai quittée. Je puis vous dire avec vérité que l'amitié, l'attachement que vous m'avez témoignés m'empêchaient de sentir mon isolation. Et tout de suite, au retour à Napoléonshöhe : Quels que soient les lieux que vous habitiez, veuillez, ma chère sœur, m'y conserver un souvenir et une amitié qui me sont bien chers et bien précieux. Le roi, qui vous est extrêmement attaché et dévoué, me charge de vous exprimer le tendre et respectueux attachement qu'il a consacré à sa sœur chérie ; il espère, ma bonne sœur, trouver toujours en vous les sentiments sur lesquels vous nous avez permis de compter et que tous deux nous savons apprécier. Au moins, ceux-là ne l'accableront pas, ils lui demeureront fidèles ; ils ne se rangeront pas contre les Beauharnais ? Qui sait ? Pour Catherine, hormis les impressions qui se rapportent à son mari, en a-t-elle qui persistent, et n'est-elle point habituée à subordonner ses affections les plus chères à un commandement paternel ? Que l'Empereur prononce, certes elle ne résistera point, et quant à Jérôme, outre que sa nature ne le porte point if s'obstiner sur ce qui ne l'intéresse point, s'il a quelque vague reconnaissance pour les gentillesses de Joséphine, il déteste Eugène et n'éprouve aucune sympathie pour Hortense. D'ailleurs, il est Bonaparte. C'est assez pour qu'il marche avec tous les siens et qu'au besoin, il se distingue au milieu d'eux.

Comme si ce n'était pas assez de ces témoins dont Hortense, à chaque mot, à chaque geste, éprouve l'hostilité et pressent les joies prochaines, c'est à ce moment, vers Paris, un afflux d'indifférents, auxquels il faudra faire les honneurs, donner des fêtes et prodiguer les sourires, alors qu'on voudrait pleurer en paix. Le voyage simultané de tous les Napoléonides a provoqué dans les cours alliées et confédérées, d'abord de la surprise, puis quelque inquiétude. Le bruit s'est répandu que l'Empereur allait couronner en même temps tous les rois de sa famille : si les autres ne sont point admis à la cérémonie, n'est-ce pas leurs trônes qu'on vise, tout le moins, n'est-ce pas une hiérarchie nouvelle qu'on crée, où ils auraient le rang inférieur ? Sur un compliment mal tourné de Bourgoing, le roi de Saxe croit à, une invitation et se met en route ; le roi de Wurtemberg ne veut pas être moins bien partagé et suit ; après, c'est le roi de Bavière : chacun a ses réclamations à présenter, ses demandes à former, ses négociations à appuyer. Au premier coup, l'Empereur est contrarié : où loger cette foule d'hôtes quand le Louvre est à peine commencé, le Palais-Royal inhabitable, que les hôtels rachetés à la famille sont déjà pleins et que tous les palais disponibles sont occupés par les Napoléonides ? Enfin, on déménage les uns, on déplace les autres, on apporte en hâte des meubles, et tout est bien : le roi de Saxe aura l'Élysée, le roi de Wurtemberg sera au Luxembourg et le roi de Bavière s'accommodera de l'hôtel Marbœuf. Réflexion faite, Napoléon trouve que cette affluence de vassaux s'empressant autour de son trône donne de la solennité et apporte encore de la grandeur. C'est son Europe qu'il prendra à témoin de la majesté de l'acte suprême accompli, dans l'intérêt commun de la tranquillité et de la cohésion, pour assurer la perpétuation dynastique du Grand empire.

Le 14 novembre, il est revenu de Fontainebleau ; le 22, il a donné cours à la lettre par laquelle Caulaincourt est officiellement, chargé de demander, à l'empereur de Russie, la main de la grande-duchesse Anne, sa sœur ; le 23 (?), il a donné ordre à Eugène de venir iv Paris ; le 27, par une demi-confidence, il a encore tenté qu'Hortense s'entremit pour prévenir l'Impératrice ; le 30, enfin, après le dîner, il frappe le dernier coup. Quand, à l'aide du préfet du Palais, il a porté Joséphine évanouie dans l'appartement du rez-de-chaussée, affolé, il mande en toute bête, Corvisart, et Hortense. De Corvisart, il veut la certitude que l'indisposition n'est pas grave. Avec Hortense, il veut s'excuser, s'expliquer, se faire pardonner, et, dans un double attendrissement, pour cette femme qu'il aime et qu'il fait souffrir, pour ces enfants qui, depuis treize ans, occupent son cœur et qu'à présent il menace en tout ce qu'ils sont devenus, il a le besoin — moins pour eux que pour lui-même — de prouver que rien ne sera changé, que la situation sera la même, toute pareille, de parler, de discourir, de se justifier. Il s'enferme avec Hortense, il raconte des choses, il enfile des mots. Hortense, très ferme, déclare qu'elle et Eugène se retireront. Il proteste. Elle dit qu'elle n'oubliera pas ce qu'elle lui doit. Hé quoi ! s'écrie-t-il, m'abandonner ! vous, mes enfants, vous à qui j'ai servi de père ! non ! non ! vous ne le ferez pas ! vous me resterez ! le sort de vos enfants vous impose cet effort ! Il lui semble que Joséphine lui manquant, ceux-là aussi partis, c'est le vide, le grand vile noir d'affections, de tendresses, d'habitudes, l'insoutenable vide devant qui, le cœur s'arrête et défaille. A la fin, il obtient qu'Hortense restera.

Eugène a reçu à Milan, le 1er décembre, l'ordre de se rendre à Paris. Il est parti sur-le-champ. A Nemours, il a trouvé sa sœur, venue à sa rencontre, qui l'a mis au courant de tout. Déjà, il y est préparé par les avis de Lavallette, par les lettres quotidiennes de sa mère, cl, à Milan, il a subi, de la vice-reine, exaspérée de l'outrage, les scènes les plus pénibles. Le 7, il arrive à Paris. Son hôtel est occupé par Jérôme ; il descend à l'hôtel Marbeuf d'où on le délogera tout à l'heure pour faire place au roi de Bavière. Aussitôt, il vient voir sa mère, l'Empereur. Il demande qu'entre eux, lui présent, ait lieu une dernière explication, loyale, nette et franche. Napoléon y consent. Il expose par le détail ses motifs, invoque la nécessité, parle de la stabilité et de la tranquillité de l'Empire. Joséphine pleure, mais elle se soumet. Le bonheur de la France lui est trop cher pour qu'elle ne se fasse pas un devoir de se prêter à la volonté de l'Empereur dans un semblable but. Mais, portant ensuite ses yeux remplis de larmes sur Eugène, elle ajoute : Une fois séparés, mes enfants seront oubliés... Faites Eugène roi d'Italie... Ma tendresse maternelle sera tranquille et votre politique sera applaudie, j'ose le dire, par toutes les puissances étrangères. Eugène l'interrompt : Ma mère, qu'il ne soit nullement question de moi. Votre fils ne voudrait pas d'une couronne qui serait, pour ainsi dire, le prix de votre séparation. Si Votre Majesté souscrit aux volontés de l'Empereur, c'est à elle seule qu'il doit penser. — Je reconnais le cœur d'Eugène, conclut l'Empereur, il a raison de s'en rapporter à ma tendresse.

Sur ces vagues paroles, qui promettent tout et n'engagent à rien, Eugène, par un scrupule de conscience, ne prend nulle autre garantie. Sincèrement, loyalement, il a fait son sacrifice. Après la scène du 15 décembre où, du moins, pour la soutenir et l'encourager, Joséphine, au milieu des visages triomphants de ses ennemis a rencontré la consolation de son fils et de sa fille, c'est lui qui, après avoir pris séance comme grand dignitaire, assume la charge de soutenir, devant le Sénat, le sénatus-consulte portant dissolution du mariage. Le discours qu'il doit prononcer lui est remis tout écrit par Muet. Qu'importe le plus ou le moins ? Il ira jusqu'au bout, et, si les paroles qu'on a mises à sa bouche excèdent la mesure par la flatterie et blessent en lui le sentiment filial, celles qu'il y substitue, d'un accent noble et militaire, portent plus loin et tombent de plus haut.

En ce moment, l'Empereur ne semble occupé qu'à récompenser tant de dévouement. Joséphine est comblée. Elle est établie en impératrice douairière ; elle reçoit tous les honneurs qu'elle peut souhaiter ; elle a tout l'argent qu'elle désire : palais à Paris, châteaux à la campagne, les dettes payées, la Maison qu'elle veut, toutes les marques, en même temps, de tendresse et de reconnaissance. Eugène aura, s'il lui plait, un apanage d'un million en Italie, la principauté de Raab avec cinq cent mille livres de rentes ; Hortense, le protectorat des Maisons Napoléon, sa liberté assurée, le rejet, par le conseil de famille, de la demande de séparation formée par Louis, la garde de ses enfants, tout l'argent et tous les honneurs.

Et pourtant, d'un côté comme de l'autre, du côté Beauharnais comme du côté Bonaparte, nulle illusion sur l'avenir : La nouvelle du divorce m'a accablée, écrit Auguste à Eugène ; je me représente ta triste situation et, quoique bien loin, je vois la joie imprimée sur le visage de ceux qui nous font tant de mal. Mais on ne peut pas te faire celui qu'on voudrait, puisqu'on ne peut pas t'ôter une réputation sans tache et une conscience sans reproche. Tu n'as point mérité ces malheurs, je dis ces, car je suppose qu'on nous en prépare encore d'autres ; je suis préparée à tout. Et le 12 décembre, Madame a écrit à Lucien : Je vous ai déjà dit de quelle manière l'Empereur s'est exprimé à votre égard. Je puis ajouter, par la présente, que les motifs qui vous ont retenu jusqu'ici d'envoyer Lolotte n'existent plus. L'Empereur va faire divorce avec l'Impératrice. La chose est décidée et ne tardera pas à être publiée. On ne s'occupe plus que des formes. Louis aussi se sépare de sa femme, mais sans faire divorce. Il est logé chez moi. Sa santé est moins mauvaise qu'à l'ordinaire. Je crois pouvoir assurer que les sentiments de l'Empereur pour sa famille sont déjà tout autres que jusques ici. Ne vous montrez pas obstiné, mon cher fils, commencez par faire ce qu'on vous demande et j'espère qu'il ne se passera pas longtemps que nous soyons tous contents. Quelle serait ma consolation si je pouvais vous voir ici et vous embrasser avec le reste de la famille !

N'est-ce point ici, avec les mots nets et coupants de la vieille Corse affirmant le triomphe définitif de sa race, la conclusion logique de cette vendetta déclarée, depuis quatorze ans, entre Bonaparte et Beauharnais ? Point de pitié affectée, point de sensiblerie jouée. La bête est morte. C'est bien. À présent qui osera disputer contre les enfants de Madame ?

 

FIN DU QUATRIÈME VOLUME

 

 

 



[1] La version que donne Louis sur la procédure de son départ est toute différente : les pièces authentiques en établissent la fausseté et il suffit d'indiquer ici la contradiction.