NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME IV. — 1807-1809

 

XXII. — LES ROIS EN FONCTIONS.

 

 

(Septembre 1806 — Mai 1808.)

Le Grand Empire en exercice. — Type romain. — Application à des peuples modernes. — Dilemme : Rois ou Peuples en révolte. — JOSEPH. — MURAT. — JÉRÔME.

 

Voici près de deux années que le système fonctionne, que Joseph à Naples, Murat à Düsseldorf, Louis à la Have, Jérôme tard venu à Cassel, règnent et gouvernent. On peut commencer à juger par les résultats la conception du Grand empire, à constater si les États feudataires apportent à l'Empire français une force ou une faiblesse, à déterminer les responsabilités et à évaluer les chances de durée.

Napoléon n'a pas imaginé le Grand empire comme une fédération d'États, divers d'organisme, de constitution et de législation, unis par une pensée politique et se proposant un but déterminé par leurs intérêts communs. Là rien de neuf : c'eût été ce qu'ont tenté, suivant les temps, la maison de Valois, la maison de Bourbon, la maison d'Autriche. Il l'a conçu tel que les Romains l'ont réalisé, avec la réduction des États conquis, soumis ou alliés, à un type administratif, financier, judiciaire, militaire, religieux, créé pour l'usage du peuple victorieux, appliqué pour sa domination, sans souci des intérêts particuliers des peuples subordonnés.

Ce type, Rome l'imposait à des nationalités embryonnaires, à des peuplades la plupart dénuées de culture, de civilisation, d'organisation même, luttant seulement pour une indépendance matérielle, comme la bête se refuse à être capturée. Le type français, tel que Napoléon l'a combiné, en mélangeant les institutions traditionnelles de la Monarchie et les formules philosophiques de la Révolution, il faut l'imposer à des nationalités constituées par dix siècles d'histoire, de vie sociale, de pensée collective, de souffrances communes, d'habitudes acquises, d'intérêts successifs. Outre le souverain, il faut, en chaque pays, déposséder les deux classes dominantes, clergé et noblesse ; abolir tout le passé, transformer tout le présent, en vue d'un progrès qui ne peut s'acheter que par des souffrances, qui semble incertain et qui, infligé par l'étranger, est, par là même, haïssable.

Ces peuples n'ont pas tous été conquis ; plusieurs se sont donnés, ont posé leurs conditions, exilé un contrat, obtenu de l'Empereur une solennelle garantie de leur constitution et de leurs lois. Les nouveaux souverains ont donc des obligations et des devoirs vis-à-vis de leurs peuples. Si Napoléon, se plaçant au-dessus et en dehors des intérêts particuliers des États vassalisés, envisage uniquement l'intérêt de sa politique et l'intérêt de la France, qu'arrivera-t-il si ces forces accidentellement groupées par l'effort de sa fortune, constamment sollicitées par des traditions, des besoins, des passions contraires, se dérobent ou se révoltent ? Dans un cas, c'est la lutte contre les Gouvernés, dans l'autre, la lutte contre les Gouvernants, mais il est impossible que ce ne soit pas l'une ou l'autre. Ou les rois qu'il impose aux peuples se feront les exécuteurs aveugles et muets de ses desseins et ils ne régneront qu'avec la continuelle assistance de ses armées et de son trésor ; — ou les rois se rendront les interprètes de leurs sujets ; ils deviendront nationaux, et, dès lors, ils cesseront de concourir au système, ils chercheront à s'en libérer et, ouvertement ou non, lui feront la guerre.

Tel est le dilemme où il est enfermé, mais.il semble qu'il n'en aperçoive ni qu'il n'en craigne aucun des ternies.

Qu'il y ait des révoltes, il y compte : mais, l'accès passé, les peuples recevront le pli qu'il prétend leur donner ; il leur donnera le beau idéal de la civilisation : l'unité des codes, celle des principes, des opinions, des sentiments, des vues et des intérêts, et quelle perspective alors de force, de grandeur, de jouissances et de prospérité ! Quel beau et magnifique spectacle !

Quelque expérience qu'il ait faite de l'esprit de famille, c'est uniquement sur l'esprit de famille qu'il compte pour opérer au milieu des dissidences des peuples la fusion des volontés des rois, plutôt leur subordination à sa volonté devenue la directrice absolue, sans contrôle et sans appel, des destinées de l'Empire.

Comment les faits ont répondu dans un sens et dans l'autre aux axiomes qu'il a posés, c'est ce que montrera seulement un exposé sincère de la situation.

 

Naples — ou du moins le roi de Naples — est ce qui donne le plus de satisfaction, et pourtant Naples est un gouffre où Napoléon verse sans cesse des hommes et de l'argent sans qu'il en sorte pour sa cause le moindre profit. A regarder Joseph et ses courtisans, à l'entendre lui, ou les favoris qui composent sa maison et son ministère, on ne se douterait guère de ce qui se passe dans le royaume : Le roi n'est occupé que du bien public ; il travaille au point de se rendre malade ; le dimanche seulement, il se donne un moment de repos et il l'emploie à penser à sa femme : Je suis venu passer le dimanche ici, écrit-il à Julie, de Sainte-Lucie, le 26 avril 1807 ; il est assez remarquable que ce sont les jours de tête que je choisis pour me promener un peu. Cela te prouve que je suis obligé d'employer les autres jours au travail du cabinet. Au reste, la réponse à tout, c'est ce qui se passe ici ; les billets de banque de Naples qui perdaient 25 p. 100 à mon arrivée, sont aujourd'hui au pair. J'ai, avec mes propres moyens, fait la guerre et le siège de Gaëte qui a coûté six millions de francs ; j'ai trouvé le moyen de nourrir et de solder 90.000 hommes ; car j'ai, outre 60.000 soldats de terre, 30.000 hommes au moins, invalides, pensionnés de l'ancienne armée ; gardes-côtes, canonniers littoraux, et j'ai quinze cents lieues de côtes, toutes entourées, bloquées et attaquées souvent par l'ennemi. Et, avec tout cela, je n'ai pas assez surchargé les impôts pour que les propriétaires fonciers et le peuple soient mécontents ; ils le sont si peu que je puis, sans imprudence, voyager presque partout ; que Naples est aussi tranquille que Paris ; que je trouve à emprunter ici ce que l'on peut me prêter ; que je n'ai pas une classe de la société mécontente et que l'on sait généralement que, si je ne fais pas mieux, ce n'est pas ma faute ; que je donne l'exemple de la modération, de l'économie ; que je n'ai pas de luxe ; que je ne fais aucune dépense pour moi ; que je n'ai ni maîtresses, ni mignons. ni favoris, que personne ne me mène, et que l'on est, dans le fait, si bien ici que les officiers français que je suis obligé de renvoyer se plaignent, quand ils sont dehors, de n'être pas restés à Naples.

Lis donc ceci, ma bonne Julie, à maman et à Caroline puisqu'elles ont de l'inquiétude, et dis-leur que si elles me connaissaient mieux, elles seraient plus tranquilles. Dis-leur que l'on ne change pas à mon âge ; rappelle à maman qu'à toutes les époques de ma vie, citoyen obscur, cultivateur, magistrat, j'ai toujours sacrifié avec plaisir mon temps à nies devoirs. Ce n'est pas moi certes qui prise peu les grandeurs, qui puis m'endormir dans leur sein ; je ne vois dans elles que des devoirs et jamais de droits.

Voilà un homme satisfait ; et, autour de lui, on ne l'est pas moins. Tous ses amis de Paris qui l'ont joint ne cessent de s'extasier. Songez qu'on a le divin Méot pour chef des cuisines et que nul ne s'entend comme lui à juger si la viande est à point : s'il a des doutes sur un quartier de chevreuil, il tire la courte épée qu'il porte au côté, la plonge dans la viande, goûte et juge. Quel homme ! On a de la chasse : En un jour, à Venafro, chanté par Horace, Sa Majesté a tué cent sangliers ; près des ruines de Minturne, on tire, en une promenade de huit milles sur les canaux, deux mille coups de fusil sur du gibier d'eau ; on a des bécasses tant qu'on en veut à Pestum, autant de canards sur le lac d'Averne ; des sangliers et des chevreuils autour de Capoue, des cailles à Naples, des faisans à Caserte, des sgarolles à Portici. Cela vaut bien Mortefontaine où, dans sa journée, un chasseur bien servi — tel l'Empereur — abat ses vingt lièvres.

Point de mignons, sans doute, mais point de maîtresses, cela est pour Julie. C'est un grand amoureux que Joseph ; il s'entend aux déclarations, aux galanteries, aux attentions, et porte les délicatesses de ses quarante ans à cueillir agréablement des fleurs dédaignées. Chaque soir, dans le salon de Sa Majesté, viennent, sur invitation, les dames les mieux nées, et surtout les plus aimables et les plus jeunes : il les a dispensées de lui baiser la main, comme le voulait l'étiquette. Lorsqu'il entre, c'est lui qui salue chacune par quelque phrase noble, touchante et délicate : Il a toute la galanterie d'Henri IV, dit un brave soldat qui fut de sa maison ; — mieux élevé pourtant. Il est pressé, mais il a une façon de le dire qui ne déplaît pas : Depuis que je te connais, écrit-il à une de ses passions, il s'est passé autant de mois que de jours ; depuis hier, chaque heure me semble composée de soixante mois ; et n'est-ce pas d'un joli tour encore : Il est indispensable pour mon repos que je ne te voie pas avant ta réponse, que la première fois que je lèverai les veux sur toi, je puisse, sans contrainte, me défendre de l'injure de tes soupçons devant toi seule, mon unique arbitre et, quelle que soit l'injustice de ton cœur, ma tendre amie, nia divine et cruelle amante...

Mais il est roi, et il en conte cher à un roi pour être galant, même s'il est, comme Joseph, de caractère aimable, de belle figure et de noble taille. D'ailleurs. n'est-il point magnifique en tout ce qu'il imagine et, pour ce qu'il aime, peut-il descendre à lésiner ?

Ces palais on il passe, si multipliés par le caprice des rois Bourbons, si glorieux déjà par leurs architectures et où il ne manque qu'un tour français pour les rendre tout à souhait, Naples, Persano, Sainte-Lucie, Caserte, Capo-di-Monte, Castellamare, Venafro, Portici il faut bien que l'amateur de jardins, propriétaire de Mortefontaine, trouve à s'y distraire, surtout que, pour embellir le pittoresque, il a de plus les ressources de la flore méridionale.

Et comme il s'entend à les remplir, ces palais, pour qui Jacob Desmalter a envoyé ses merveilles ! Quel peuple de valets de pied, de valets de chambre, d'huissiers, de suisses, de maîtres d'hôtel, de contrôleurs ! Quelle multitude de chambellans, d'écuyers, de maîtres des cérémonies, de pages, de dames du Palais ! Quel champ ouvert à la vanité ! Quel coup d'œil pour l'ostentation ! Comme aux Tuileries, ce sont livrées toutes galonnées d'or, costumes étincelants d'argent : du bleu foncé, du bleu clair, du vert, du rouge, du violet, toutes les rouleurs du prisme, et, pour faire fonds au tableau, des gardes du corps et des chevau-légers, des grenadiers et des voltigeurs, l'élite des régiments français qui ont passé dans le royaume.

Pour sa maison, Joseph ne prélève à la vérité que cent mille ducats par mois, ce qui, par année, ne fait guère plus de cinq millions ; même, il ne réclame point l'arriéré, le laisse en réserve, comme dette contractée par l'État vis-à-vis de lui ; mais le domaine royal est immense et d'un grand rapport, et l'Empereur laisse à son frère l'entière jouissance des parties qu'il s'est réservées ; mais les biens confisqués des émigrés et des moines fournissent de belles occasions d'être généreux et Joseph se pique de l'être, comme il se pique d'aimer la littérature. Il prétend en être à Naples le restaurateur et, pour débuter, il a fondé une académie royale d'histoire et d'antiquités qu'il a dotée de dix mille ducats de rentes ; il décrète une Université du Royaume, et une Université de Naples, des collèges et des écoles partout ; il appelle à sa cour Monti qui lui a dédié les Pythagoriciens en attendant la Palingénésie politique, et c'est une pension de 3.000 francs qu'il lui offre ; mieux à Païsiello qui met les Pythagoriciens en musique ; autant à Ardit, directeur du musée et des fouilles, à Daniele, secrétaire perpétuel de l'Académie. Cela ne nuit point aux gens de Paris : l'abbé Morellet a une pension de 3.000 francs pour une correspondance littéraire qu'il n'envoie pas, vu la faiblesse de ses yeux ; De Laulnaye, qui s'entend si bien aux sciences occultes, en a une pareille pour écrire l'histoire des religions, Chardon pour disserter de l'antiquité et Andrieux une de 6.000 : autant reçoit Bernardin de Saint-Pierre et le roi lui écrit : J'ai fait lire votre Paul et Virginie à quelques dames de ce pays que je vois habituellement. Elles avouent que la langue du Tasse n'a rien produit de si doux. Je leur ai dit que le père de Paul était de mes amis et qu'il était possible qu'il fit un voyage dans le pays où Virgile et le Tasse ont pris les originaux des tableaux dont ils enchantent le monde depuis tant de siècles ; n'est-elle pas galante, surtout accompagnée d'un rouleau de doubles où l'on voit à l'avers l'effigie de Sa Majesté avec la légende Joseph. Napol. D. G. Utr. Sicil. Rex et au revers les armoiries du royaume avec l'exergue : Princ. Gallic. Magn. Elect. Imp., car il n'égare nul de ses titres.

A Mme de Staël, point d'argent, mais quelles jolies lettres lorsque tarde d'arriver Corinne. Et les théâtres, quelle affaire ! Surtout le français, théâtre de la Cour. Qu'on y songe ! Sa Majesté a le second théâtre français de l'Europe, elle a une troupe que Larive a recrutée et qui, mis à part le directeur et le régisseur, ne coûte pas, pour les cinq premiers sujets, moins de 48.000 francs par an. Il est vrai qu'on a ainsi la tragédie tant que l'on veut et qu'on y fait alterner Mlle Léon, Mlle Ribou et Mme Barrière ? celle-ci est-elle plus laide encore que la Duchesnois : c'est une question que se posent les courtisans, mais la Barrière est du choix de la reine et l'on s'incline.

Cependant, en Calabre, d'autres Français, moins richement dotés et moins galamment applaudis, jouent, pour Sa Majesté, la tragédie au naturel. Devant Amantea, une bicoque que défend un simple chef de bande, le général Verdier, en décembre 1806, livre trois assauts, fait tuer 150 hommes, et bat en retraite emmenant à grand'peine 400 blessés ; on recommence en janvier, et il faut un mois de combats et 600 morts pour qu'Amantea capitule : encore, tous les bandits qui y sont enfermés ont-ils le choix d'aller en Sicile ou de rentrer dans leurs foyers. On bataille autour de chaque village ; on brûle, on fusille, on pend ; mais les représailles sont terribles ; des compagnies entières disparaissent, comme si le sol s'était ouvert, et traîner c'est mourir. En mai, le prince de Hesse-Philipstadt débarque de Sicile avec 5 ou 6.000 hommes : ce sont des troupes réglées, et, avec 3.000 soldats qu'il ramasse, Reynier les bat sans coup férir, en tue 500, en prend 2.000, mais, après, il faut assiéger Cotorne où un millier de forçats et de miliciens tiennent un grand mois et, à la fin, s'évadent par la mer. Et, devant Cotrone, par le feu d'abord, par la fièvre ensuite, Reynier a perdu les deux tiers de son effectif. A la fin de 1807, les Bourboniens gardent encore Reggio et Scylla[1]. Les troupes françaises, harassées par les marches, anémiées par la fièvre, exaspérées par de continuels assassinats, dépourvues de tous moyens, car la solde est en retard de six mois et on ne paye même pas les états de perte, ont beau recevoir des contingents de plus en plus forts de conscrits, elles fondent, elles se délitent en ce pays où tout buisson cache un assassinat, tout village un guet-apens, tout boqueteau une embuscade. Il y a là, d'employés, dix régiments d'infanterie française à deux bataillons, 25.000 hommes, plus le régiment d'Isembourg et le régiment de La Tour d'Auvergne ; deux bataillons italiens (2.520 hommes), un régiment suisse et la légion Polacco-Italienne ; plus, de Français encore, un régiment de pontonniers, un bataillon du train, deux régiments d'artillerie, deux de dragons et deux de chasseurs à cheval. Cela va à 40.000 hommes. Rien que pour tenir au complet les dix régiments d'infanterie, il faut chaque année 7.000 hommes de recrues sans compter les sortis des hôpitaux : pour l'ensemble, c'est au moins 15.000 hommes : voici trois ans ; Naples a mangé plus de 45.000 Français.

L'état d'esprit de ces gens — généraux, officiers, soldats — quel peut-il être ? L'Empereur tient que la guerre qu'ils font n'est pas sérieuse : C'est une mauvaise plaisanterie, écrit-il à Joseph, de nous comparer à l'Armée de Naples, faisant la guerre dans le beau pays de Naples où l'on a du pain, du vin, de l'huile, du drap, des draps de lit, de la société et même des femmes. Les chefs français qui les mènent au feu, ne sont ni en mesure, ni en humeur de les défendre, même de les protéger et de leur faire donner ce qui leur appartient. Masséna les commandait. Joseph a exigé son rappel, sous prétexte qu'il coûtait trop cher. et, à celui-là qui lui a conquis son royaume, malgré l'insistance presque hors de mesure de l'Empereur, il n'a rien donné, ni un titre, ni un duché, ni une dotation — rien ! Pour remplacer Masséna, l'Empereur a offert Macdonald un homme habitué aux grands événements (18 janvier 1807) ; voyant que Joseph ne se décidait pas, il l'a offert da nouveau le 22 février, demandant pour lui 140.000 francs de traitement, annonçant qu'il lui laisserait le grade de général français ; Joseph a fait présenter la proposition de telle sorte que Macdonald l'a repoussée avec hauteur. Mon sang, a-t-il écrit dix années plus tard, frémit encore d'indignation et toutes mes facultés se soulèvent pendant que je trace ces lignes, en songeant à l'abaissement où j'aurais été jeté et serais tombé, à la condition de commander des soldats napolitains !

Macdonald ne vient donc pas ; nul ne vient, ni ne veut venir des hommes du premier rang ; au contraire, ce qui reste part, écœuré ou renvoyé : ainsi Reynier, qui, s'il a été battu à Sainte-Euphémie, n'en a pas moins conquis deux fois les Calabres, qui seul a achevé l'œuvre et préservé Joseph des déroutes déshonorantes. Et lui aussi part sans même être remercié, et, pour les expéditions qu'on médite, il est remplacé par le général Maurice Mathieu ou Mathieu Maurice, celui-là qui, à la Restauration, se fit le comte de la Redorte. A la bonne heure, c'est un homme qui a su se rendre Napolitain et qui n'a point les scrupules d'un Macdonald : allié au roi, comme on a vu, colonel général de sa garde, c'est un homme précieux, Joseph l'atteste en demandant la Légion pour le frère de Maurice Mathieu qui se nomme Bernard-Saint-Affrique. Avec un général napolitain pour commander les troupes françaises, l'on n'aura plus à craindre que quelque plainte parvienne à l'Empereur.

Pour les parades et rien que pour cela — car il n'est bon à rien et, depuis dix ans, l'a amplement prouvé — l'on conserve Jourdan. A celui-là l'on n'a pu imposer de broder les valets de Sicile sur son béton de maréchal d'Empire, mais il est si dévoué, se courbe si bas devant le roi ; il est si bien porté à exécuter tous les désirs, toutes les velléités d'impressions de Sa Majesté, que, restant Français de nom, il est en vérité bien plus utile que s'il se disait Napolitain. Napolitain, d'ailleurs, il faudrait le garder ; Français, lorsqu'on aura tiré de lui tout ce qu'on peut, on s'emploiera à le faire partir et Joseph saura le demander (29 janvier 1807).

Grâce à Jourdan, gouverneur de Naples, grâce aux officiers généraux français qui font en même temps partie de la Maison du roi ou qui sont de sa familiarité, on a sans opposition prélevé l'élite des régiments français (5000 hommes) pour en former les cadres des régiments de grenadiers et de voltigeurs de la Garde, du 1er régiment d'infanterie dit du Roi, du 2e, dit de la Reine, du 1er régiment d'Infanterie légère, du 1er et du 2e régiment de Chasseurs à cheval ; on a, au mépris de toute loi, fait passer, du service de France au service de Naples, la Légion corse, formée en 1804, forte de cinq bataillons et uniquement composée de Français. A cette légion, on n'a pas même laissé son organisation et ses habitudes de manœuvres de façon qu'officiers et soldats pussent encore se croire Français et se réclamer de la France ; on l'a débaptisée en régiment Royal-Corse et, de même, les nègres de Saint-Domingue, employés devant Gaëte en bataillons de Pionniers noirs, sont devenus Royal-Africain ; et pas plus que les Corses, on ne les a consultés ; c'est ici une traite d'un nouveau genre, et ce sont des Français que l'on vend.

Cela est l'exception ; la plupart se vendent eux-mêmes. Après le traité de Presbourg, dans l'armée, on a cru à la paix ; on y croit Lien mieux après Tilsit, et, dès lors, quiconque a connu le citoyen Joseph ou le prince Joseph s'empresse d'offrir ses services au roi Joseph. Quelques-uns sont de braves gens ; tous sont des hommes braves, mais n'avant de métier que la guerre, la faisant depuis quinze ans et dans les petits grades. En France, ils trouvent les avenues bouchées, resteraient capitaines, chefs de bataillon, au plus majors : en fin de carrière, un commandement de place, c'est le mieux qui les attend. Au premier coup, à Naples, ils prennent l'essor, deviennent colonels, aides de camp du roi, reçoivent des étoiles sur leurs épaulettes. Pour plaire à Joseph, ils ont celte qualité majeure de déplaire à l'Empereur car la plupart, venant de l'Armée du Rhin, sont par quelque endroit, des suspects. Leur républicanisme qui, d'ailleurs, n'eût demandé en France qu'à se rendre. se fera tout de suite si traitable à Naples que Joseph ne trouvera nuls serviteurs plus dévoués et, plus tard, nuls apologistes comparables. Encore leur pardonnerait-on à eux : ils ont fait la guerre et la savent ; ils ont des actions d'éclat qu'on cite et qui leur valent le respect ; mais, en même temps, d'autres sont venus, freluquets évadés du collège, émigrés rentrés, Toulonnais ou Marseillais évadés, les uns à nom sonore, les autres bourgeois tout rondement, mais tous recommandés, appuyés, s'épaulant, faisant une clique. C'est pour eux les étoiles de la Légion que l'Empereur croit donner à des soldats au point qu'il veut l'apporter les décrets qu'on lui a surpris, rayer ces noms, réviser les promotions. Et pour eux aussi les grades, non seulement dans l'armée napolitaine, mais dans la française, et l'on voit ainsi des garçons partis sous-lieutenants de leur régiment, devenus à Naples chefs de corps, franchir, dans les cadres français, jusqu'à deux grades en une année, devenir, sans jamais s'être battus, les égaux, lés supérieurs de vieux capitaines qui ont dix campagnes.

Joseph, qui ignore tout du militaire, a recruté là des aides de camp. Pour les prendre, peu lui importe le grade : il en a qui sont tout juste lieutenants, d'autres capitaines ou chefs d'escadron, et, sans même les accréditer par une lettre, il les envoie inspecter et commander des officiers supérieurs français, même des officiers généraux. Il est, à la vérité, lieutenant de l'Empereur et, nominalement, commande en chef l'armée française ; mais, dans l'armée, nui ne le prend au sérieux, nul ne le tient pour un chef, nul n'est disposé à lui obéir directement et sans que les ordres qu'il donne aient été transmis par la voie hiérarchique. De là conflits à tout moment. Les mots sifflent comme des épées, et quand c'est Paul-Louis qui les manie, qu'on juge s'ils entrent dans la chair. Celui-là n'est point de ceux qui se rendent aimables ; il est officier d'artillerie et a le caractère de l'arme ; de tempérament, c'est un mécontent et, de nature, un va de l'avant, mais comme on le sent soutenu par tous, ses camarades et ses chefs, et, aux misères qu'il conte, si gaîment parfois, connue on comprend ses ironiques colères ! Pour endurer sans plainte des souffrances qui n'ouvraient même pas l'espoir d'un avancement, il fallait à ces hommes ou le sentiment du devoir, hautain et silencieux, qui élève à l'héroïsme la servitude militaire, ou le déchaînement de l'appétit, le goût de se battre pour le plaisir, la volonté de piller, la ferme volonté de s'enrichir. Combien de chefs auraient dit, comme Masséna : Tous les guerriers depuis Romulus ont fait leur fortune en versant leur sang pour leur pays et auraient trouvé là leur justification suffisante. Et pas même cela : défense de piller, défense de lever des contributions, défense de se garnir le moindrement les poches ; et volés partout, partout dévalisés, les officiers et leurs hommes, sans solde, sans pain, sans habit, sans souliers, doivent continuer tous les jours à se battre à mort pour le compte de ce roi qu'ils ne peuvent ni connaître, ni aimer, ni même estimer, car il n'a jamais paru au feu sous lequel ils vivent. Aussi, plusieurs n'attendent pas qu'on leur fasse leur part et si. en des parties du royaume, la guerre se prolonge comme elle fait, c'est sans doute que les Polonais, les Suisses, les Allemands, même des Français, ont la main lourde et la conscience légère, mais comment en serait-il autrement ?

Pourtant, de France, il vient de l'argent, il en vient beaucoup, car, outre les millions — et c'est trente pour le moins — envoyés de Paris et de Turin, outre l'argent fourni par le Trésor impérial et par le Trésor de la Couronne, c'est la France qui, sur la Caisse d'amortissement, fournit à Naples les fonds de l'emprunt soi-disant contracté en Hollande : mais, soit qu'il en faille en réalité bien plus pour solder à la fois l'armée d'invasion, une armée napolitaine et une cour qui, chaque semaine, croît de luxe et de nombre ; soit que la prétention de ne point charger les peuples et d'établir les budgets dé recettes sur le pied de paix empêche de tirer du pays les ressources qu'on y pourrait trouver ; soit encore et plutôt, qu'on préfère se former à Naples une réserve, solder les budgets en excédent et fournir à l'extraordinaire en tirant sur l'Empereur, c'est à lui qu'on revient sans cesse, et c'est lui qui doit incessamment fournir des moyens. Sans doute, il se défend, mais bien moins que contre d'autres ; il oppose des raisons, établit des principes, explique ses projets, dit ses ressources et ses dépenses, se plaint, s'indigne... et paye. Par celle plaie ouverte de Naples, coule sans fin de l'or et du sang. On n'est point fixé sur les chiffres ; il faut renoncer même à les évaluer ; mais l'ensemble apparaît formidable, et pourtant les contemporains n'en ont rien vu et la postérité ne s'en doute point. Pour les contemporains, Naples était loin ; dans les journaux, les correspondances, savamment organisées, réglaient le ton ; les lettres ne passaient point ; pour écrire sûrement, les ministres du roi attendaient des occasions. Dans les comptes, rien. Partie de l'argent venait des contributions de guerre, de la Caisse d'amortissement, d'autres caisses ; partie du budget ordinaire, mais point de chapitre spécial : l'on prenait sur tous et comment le saurait-on ? Depuis, ça été mieux : Sur ce règne à Naples, Miot a écrit — et c'est le ministre de l'Intérieur — Dumas —, et c'est le ministre de la Guerre — Rœderer —, et c'est le ministre des Finances — Gallo — et c'est le ministre des Affaires étrangères ; dans le militaire, des aides de camp ou des favoris ; à la Cour, pareillement : rien que des intéressés et, par suite, concert unanime, satisfaction entière ; quel royaume et quel règne ! Cela sied à Joseph et c'est l'attitude qu'il a prise.

Faut il même penser que ce soit une pose adoptée et non pas la nature même ? Depuis qu'il existe, sans qu'il ait pris la peine de s'agiter et pourvu qu'il se laissât vivre, tout lui a réussi ; il n'a point eu à gravir les échelons, ils se sont abaissés sous ses pieds. Même aux pires jours, quand la famille manquait lie tout, lui, trouvait un nid duveté à souhait et un garde-manger bien garni. Après. les légations, les ambassades, l'immense fortune, les honneurs de la députation ; après, la partie des négociations dans le Consulat, avec tous les agréments qu'elle comporte — et il n'en laissa point sa part ; — après, les dignités souveraines, le partage, sinon du pouvoir, au moins de la représentation ; enfin, un trône. Tout cela est venu de soi, sans qu'il fit un effort et même, l'étrange est que, lorsqu'il a prétendu monter plus vite, lorsqu'il s'est intrigué pour parvenir, la marche s'est dérobée. Il n'a rien acquis par lui-même, il a fallu que tout lui vint : comment douterait-il, dès qu'il est roi, qu'il soit un bon roi et un grand roi, que ses sujets soient heureux, que son royaume soit paisible et, s'il a besoin de soldats et d'or, que son frère ;lit à lui en fournir ? Ce dernier article n'entre pas dans la ligne de ses comptes non seulement il n'y regarde point, mais il semble qu'il n'en a point connaissance. C'est le mieux qu'on peut croire après sa lettre à sa femme.

De là peut-on croire, des vertus : il n'a point de mauvaise volonté, il n'est nullement sanguinaire, il est plein de bonnes intentions ; il est aimable : il a du bon sens ; il est libéral ; il s'entend à représenter et, en ses habits royaux, il est à l'aise. Le long manteau hermine lui sied et il sait mieux le porter que des rois, après dix générations. Entre lui et le Bourbon qui règne à Palerme, quel semble le parvenu ! Il est galant, mais sans scandale : il n'a nul vice dont on se cache, et, s'il est magnifique en ses fêtes, n'est-ce point royal ? Il n'aime point aller à ta guerre et laisse les Français se battre pour son compte ; mais il veut peut-être ignorer qu'il a encore des sujets qui le méconnaissent ; puis, depuis, Charles III, les rois de Naples ne font point campagne : cela est de tradition.

Tout naturellement, Joseph se marque, s'établit très prince, très roi, et sans effort, sans hauteur, comme si cela devait être ainsi, l'eût toujours été. Tout ce qui fut de son intimité le sent, prend les distances, se tient à l'étiquette et, chez lui, la seconde nature, formée ainsi aux environs de la quarantaine, prime l'autre — à moins que cette seconde nature n'ait toujours été la vraie et que la première ne fût qu'à l'usage des Français, produit de l'éducation française et rendue obligée par le milieu français ; que, en tout Corse chef de famille, ce sens, si l'on peut dire, de la Principauté, ne dorme, prêt à s'éveiller à l'occasion et, à défaut d'un peuple, ne s'étende sur un clan, deux pêcheurs, un bandit et trois pâtres ? Vraisemblablement, c'est ainsi et du reste, à le regarder de près, comme il porte en lui tous les traits génériques de sa race !

D'abord, la paresse. A chaque lettre, il pousse cette lamentation : Je travaille... Je me tue de travail... Je ne pense qu'au travail... et qu'on se rappelle à qui il dit cela ! Nul comme un paresseux pour vanter le travail qu'il fait : pour lui, c'est un accident qui colite : ailleurs, la vie même.

Puis, la vanité : comme autrefois avec Zia Gertrude il parcourait les terres familiales, à présent c'est son royaume ; les excursions lui plaisent ; il les multiplie sans utilité et les seuls lieux qu'il évite sont ceux où l'on se bat ; il change à chaque instant de place, il reçoit les baisemains, il répand des grâces, il accorde à l'aveugle des pardons aux pires bandits, il se rend populaire, mais toujours d'un air de prince, avec gestes de dignité qui ne sont point étudiés, mais de nature et de fond. La vanité — quoiqu'il dise pour accréditer qu'il est philosophe — est un des traits les plus nets, les plus décidés de son caractère et qui dira que ce n'est point corse ? Comme jadis à sa généalogie, comme à l'ordre de Saint-Etienne, il s'attache à présent aux ordres dont il entend être fondateur et grand maitre. Dès ses premiers jours de règne (10 mai 1806), il a voulu ressusciter l'ordre de Saint-Janvier et l'Empereur a dû le prier d'attendre (21 mai) ; mais cette attente lui pèse si fort qu'à chaque instant, il revient sur ce sujet. Toute réflexion faite, il renonce à faire revivre un ordre bourbonien et il en préfère un de sa façon. Le 26 janvier 1801, il adresse à l'Empereur, en Pologne, les modèles de décorations. C'est une étoile à cinq rayons, émaillée de rouge, suspendue à un aigle, attachée par un ruban bleu couleur de la monarchie fondée dans ce pays par les princes normands. Au centre de l'étoile, d'un côté le cheval de Naples avec la devise Patria rennovata, de l'autre l'effigie du roi et en exergue : Istituito da Guiseppe Napoleone re delle Due Sicilie. Il y aura cinq cents chevaliers avec l'étoile en argent, cent commandeurs avec l'étoile en or, cinquante dignitaires avec un grand cordon et une étoile de première grandeur. Selon le rang, pensions prises sur les biens de l'ordre de Malte et de l'ordre Constantinien ; il n'en coûtera que 250.000 francs par an. C'est un besoin de toute urgence pour récompenser les personnes qui servent bien l'Etat. — Ne faites point d'ordre, répond l'Empereur le 1er mars, et il faut encore rouler les rubans bleus et décrocher les étoiles rouges ; mais, à l'entrevue de Venise, Joseph arrache l'autorisation. A peine rentré à Naples (15 janvier 1808), il adresse à l'Empereur deux décorations à choisir, avec une note explicative. D'ailleurs, dit-il, je suis bien décidé à laisser là tout cela si je n'ai pas l'assurance que Votre Majesté voudra bien accepter la grande décoration. — J'accepte votre ordre avec plaisir, répond Napoléon le 26. Il me semble que le projet de décoration avec les trois valets de Sicile est ce qu'il y a de mieux, parce que cela dit quelque chose, parce que, aussi, cela remplace l'effigie du roi et que l'Empereur n'aime point que ses frères se donnent cette licence. Là-dessus, tout de suite, décret rédigé. On met les devises en latin : Joseph Napoleon Siciliarum rex instituit, puis Renovata patria : on règle les détails : dotation de l'ordre à 100.000 ducats ; pension de chevalier à cinquante ; huit dignitaires à 3.000 ducats résidant chacun dans un département ; ruban bleu céleste sans liséré à la boutonnière pour les chevaliers, en sautoir pour les commandeurs, au corps pour les dignitaires avec le crachat en plus sur l'habit. Il ne reste qu'à nommer les heureux, mais c'est ici que Joseph s'embarrasse. Combien de décorations donnera-t-il aux officiers français ? Qui les choisira ? Impossible de faire des nominations jusque-là : Je mécontenterais toute l'armée, écrit-il, je discréditerais mon ordre dès sa naissance ; j'établirais une division préjudiciable au bien du service : j'aurais bientôt les rouges et les bleus, et les bleus seraient décriés et les ronges mécontents. Les rouges, ce sont les légionnaires et, ainsi, c'est à la Légion que Joseph égale sein ordre avant 'Hème qu'il soit distribué :

Mais quoi de la vanité où rien met-il pas ? Ne voilà-t-il pas que pour la hampe de ses drapeaux, il veut l'aigle — au repos, il est vrai ; c'est une concession ; puis, sur les couleurs tricolores françaises, il prétend mettre l'arme de Naples au milieu. Fort justement, l'Empereur lui fait observer que, ni l'aigle, ni les couleurs de France, n'ont rien à faire avec Naples, mais le roi ne se tient pas pour battu : à défaut du bleu, il prend le noir avec le rouge et le blanc. De loin, c'est pareil.

Parce que Masséna a reçu directement, du grand chancelier, des étoiles de la Légion pour son armée, ce sont des plaintes, comme si Lacépède lui eût directement manqué ; bien pis, lorsque, en son nom personnel, Reynier reçoit la capitulation de Reggio, lorsque Cavaignac, recevant une autre capitulation, omet, dans l'intitulé son titre d'écuyer du roi ; lorsque M. d'Aubusson-La Feuillade présente des lettres de créances adressées au Roi de Naples : grosse querelle, qui, aux Relations extérieures, à Paris, fait casser le comité du Protocole ; Sa Majesté ne plaisante pas sur ses grandeurs ; il les lui faut toutes, male les royautés de Sicile qu'elle ne possède qu'en espérance.

Puis, c'est ce mystère, cette passion de la cachotterie qu'on a là-bas. A ses meilleurs amis, aux serviteurs les plus fidèles et les plus dévoués, il dissimule toujours une part de sa pensée ; il donne et retire des marques de confiance ; il annonce des faveurs, puis reste des semaines sans en parler, faisant désirer, attendre, espérer et craindre. Il n'est plus de ceux qu'on interroge et, aux allusions, il reste muet, car il est froid d'ordinaire, se communique peu, ne trouverait pas cela royal.

Pour les rancunes et les méfiances, nul ne l'égale : d'un homme qu'il hait, il tire toute l'utilité dont il peut être, puis, sans façon, il le supprime, lui donne son congé — rien avec — et le renvoie. Quiconque a cessé de plaire, quiconque a montré des velléités d'indépendance, quiconque se permet des discours, des lettres critiques, renvoyé, non tout de suite, sur un premier mouvement, mais après deux, trois, quatre mois, un an, où le patient ne s'est en rien aperçu de sa défaveur ; alors, la lettre de service écrite simplement, d'un ton tout uni, comme, sanguinaire, il eût fait poignarder l'homme ou l'eût fait jeter aux oubliettes. Avec des airs de bonhomme, nul plus calculé, bien que ces calculs n'aillent point au grand, ne soient tournés ni vers la politique majeure, ni vers l'ambition magnifiée : des petits moyens pour des très petits buts, des buts invisibles, des questions de préséance, des places de chambellan ou de dame pour accompagner, et, alors, des croisements de paroles, des alternatives, des combinaisons, des retraites, des pièges où les gens se prennent, des mécontentements donnés aux plus intimes, aux plus fidèles, aux plus nécessaires. Pourquoi ? Pour rien.

Où il faut le voir double et triple, c'est avec l'Empereur, sur ce qui demande de la précision, questions d'effectifs et questions d'argent. A ses chiffres, impossible de se confier le moins du monde. Pour son armée, c'est 5.000 Français qu'il annonce avoir pris ; puis c'est 2.000, c'est 1.500 ; ce n'est rien du tout, si on le pousse. Si on ne lui envoie trois millions, par mois, il n'a qu'à mettre la clef sous la porte et le royaume va sauter ; puis, c'est à deux qu'il se restreint, puis à un, puis à 500.000 francs. Quel besoin avait-il alors de six fois plus ? Il lui faut des généraux : l'Empereur le lui dit, il en convient, il l'affirme : jamais il n'a pensé à renvoyer tel ou tel ! Bien mieux, il le comble ! Huit jours après, c'est chose faite, et il annonce tout simplement que t'a tel est parti. Par un travail singulièrement habile, il élimine l'un après l'autre tout ceux qui ne se sont pas faits ses créatures cela lui est aisé puisqu'il commande en chef, mais ce n'est pas d'autorité qu'il avait ; l'Empereur en prendrait ombrage ; il s'arrange seulement pour mettre en mauvaise posture les grincheux, pour les contraindre à demander leur changement : il n'y est pour rien ; il n'a fait que suivre leur désir. Malgré tous les désagréments, s'obstinent-ils à rester, alors, des plaintes pleurardes sur le nombre de généraux inutiles qu'il faut chèrement parer, des plaintes renouvelées jusqu'au jour où l'Empereur consent qu'on en renvoie quelques-uns. Aussitôt, la balle prise, ceux qui déplaisent expédiés, et, sans s'inquiéter de la contradiction, instances pour en obtenir d'autres dont on se croit sûr.

Mais la plus belle et la plus rare comédie — parce qu'elle est à sept ou huit personnages et qu'elle comporte des rôles de femmes — est celle qui se joue autour de la venue à Naples de la reine Julie. Il est des scènes qui échappent, peut-être des actes entiers, il est des caractères qui se dessinent mal et des acteurs qu'on devine seulement, mais ce qui reste a tant de saveur !

Au mois de juin 1806, les choses semblent réglées ; l'on est d'accord ; la reine arrive ; le général Lagon-Blaniac est parti pour l'aller chercher ; mais Julie prétexte sa santé ; d'ailleurs, est-ce bien à Naples qu'elle trouvera la tranquillité nécessaire ? On remet donc.

Le 30 octobre, Joseph expédie à l'Empereur son aide de camp, Marius Clary : Si les événements qui se passent avec tant de rapidité, écrit-il, étaient tels que Votre Majesté pensât que ma femme pût venir ici sans se trouver au milieu de la guerre, je charge Marius de recevoir les ordres de Votre Majesté et de les porter à ma femme à Paris. De Berlin, le 16 novembre, l'Empereur réplique : Je ne réponds pas encore à la question que vous me faites si Julie doit venir vous rejoindre. Je me déciderai dans quelques jours. En effet, le ri décembre, il écrit de Posen : Quoique les explications de l'Autriche soient pacifiques, cependant je n'ai pas voulu donner directement des ordres à la reine d'aller vous rejoindre à Naples. Vous ()les cependant le maitre de faire là-dessus ce que vous voudrez, mais elle est si bien à Paris et il me répugne tant de voir des femmes et des enfants courir au milieu des séditions et des révoltes, qu'en vérité, je ne vois pas pourquoi elle ne retarderait pas encore sou voyage. Je lui ai écrit que vous l'aviez appelée, mais que je pensais qu'elle devait encore passer une partie de l'hiver à Paris.

Cela n'empêche point qu'on ne fasse état à Naples de la venue prochaine de la reine, et pour rendre le bruit certain, Joseph, en décembre, donne des ordres pour qu'on prépare sans délai les appartements de Sa Majesté. Cette hâte supposerait qu'elle peut être ici dans un mois ou six semaines.

L'hiver entier passe. A l'Impératrice rentrée à Paris, les princes de l'Empire, les princesses de la Famille offrent des fêtes, par ordre, pour faire aller le commerce. Seule, la reine de Naples n'en donne pas. Le palais qu'elle occupe au Petit Luxembourg est beau, Cambacérès le lui emprunte pour un grand bal. Colère de Joseph : Votre Majesté sait la situation d'esprit, de corps dans laquelle ma femme se trouve : j'aurais voulu que M. l'Archichancelier dit trouvé un autre local ou que ma femme eût donné la fête. Ceci a paru assez bizarre ici. L'Empereur, pour lui faire plaisir, répond qu'il a trouvé cela ridicule ; il l'a su trop tard ; il l'aurait empêché. N'ayant pu le faire à temps, il l'a laissé passer et n'a rien dit. Il faut faire de même. C'est la faute de la reine qui est trop bonne : Elle aurait dû dire que cela ne lui convenait pas. (18 avril 1807.)

L'Empereur revient ; tout à présent est pacifié en Europe. Le temps est beau, l'été a reparu. Pourquoi Julie ne part-elle point à Naples, au lieu de venir à Mortefontaine ? Le sentiment dont tu t'aperçois, lui écrit Joseph, en arrivant dans ce beau lieu où nous avons été heureux si longtemps et à si peu de frais, n'a pas besoin de causes surnaturelles pour être, expliqué : tu sens que tu y as été mieux que tu n'y es ; que tu n'y seras pas longtemps. Le bonheur qui t'y a accompagnée est sûr comme le passé ; celui qui t'est destiné ici est incertain comme l'avenir. La vie de Mortefontaine est celle de l'innocence et de la paix ; la vie de Naples est celle des rois ; c'est un voyage sur une mer souvent calme, parfois orageuse. La vie de Mortefontaine était une promenade aussi douce que ses eaux ; elle y coulait sans bruit comme la nef légère qu'un petit effort des rames de Zénaïde suffit pour pousser autour de Molton.... Et c'est un parallèle philosophique qui, indéfiniment se déroule, pour démontrer à Julie, qui certes en est persuadée, les agréments de la vie bourgeoise. Sans doute, si c'est ainsi qu'il l'engage à le rejoindre et à venir régner, c'est qu'il n'a point un violent désir qu'elle s'y rende : toutefois, il a fait le simulacre et il peut dire à l'Empereur qu'il a appelé sa femme.

Napoléon, qui parle à la sienne d'un autre ton, s'étonne que Julie retarde ; elle, qui n'y entend point malice, ne s'avise pas qu'il faut au moins avoir l'air de se préparer et donner le change. Elle reste bien tranquille et jouit de sa campagne. Alors, le 2 septembre, un coup de hache, cette lettre : Madame ma sœur et belle-sœur, je désire que vous partiez pour Naples. La saison actuelle est la meilleure. Je pense donc que vous devez partir le 15 septembre, afin d'arriver le 23 ou le 21 à Milan et d'être rendue à Naples du 1er au 10 octobre. Cette lettre n'étant à autre fin, je prie Dieu, Madame ma sœur et belle-sœur, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. C'est la lettre de cachet et il n'y manque que l'exempt : si elle résiste, Julie va-t-elle être conduite à son traîne de brigade en brigade ? Mais Joseph est là pour parer.

Ma femme, écrit-il à l'Empereur, me mande qu'elle a reçu la lettre de Votre Majesté et qu'elle allait se mettre en route. Il parait que sa santé n'est pas encore bien raffermie. Je lui envoie le général Lafon-Blaniac qui l'accompagnera. Soumission apparente, réserve opportune sur la santé, temps gagné par le voyage de l'écuyer, tout y est. Lafon-Blaniac, est donc expédié, mais, à peine à Paris, il donne de si tristes informations sur l'état de la reine que, sous peine de compromettre une existence si chère, il faut renoncer au voyage. Sire, écrit Joseph le 25 octobre, la santé déplorable de ma femme ne me laisse pas d'espérance qu'elle puisse faire le voyage de Naples. Si elle l'eût pu, elle serait arrivée dans le terme fixé par Votre Majesté qui avait bien calculé que le mois d'octobre devait être celui de son voyage. L'hiver commencé, elle ne peut entreprendre ce voyage que dans le mois de septembre prochain ; c'est donc toute une année encore pour l'impatience de Joseph et il demande un congé — le mot y est et il étonne d'un tel roi — afin de venir embrasser sa femme et se présenter à son frère. Mais comme, à ce moment, Napoléon prépare son voyage en Italie, il ne veut pas se croiser avec Joseph et ne se soucie point qu'il soit à Paris. Il le lui fait sentir (2 novembre) et se réserve de lui fixer un rendez-vous à Milan ou à Venise.

Julie qui croit avoir partie gagnée, fait alors l'imprudence de se présenter à Fontainebleau : Votre femme est venue me voir hier, écrit l'Empereur à Joseph ; je l'ai trouvée si bien portante que j'ai été scandalisé qu'elle ne partît pas, et je le lui ai dit, car je suis accoutumé de voir les femmes désirer d'être avec leurs maris. Cette fois, l'avertissement est trop brutal, l'allusion à Joséphine trop directe pour qu'il ne faille pas avoir l'air de faire quelque chose. Joseph répond que la reine va partir et qu'il envoie son aide de camp Rœderer pour l'attendre à Bologne. Julie n'en est nullement prévenue et Rœderer n'est point dans le secret. Il arrive à Bologne ; comme de juste, n'y trouve point la reine, croit bien de pousser au-devant d'elle, à Turin, puis à Lyon, puis à Mortefontaine, où, sur l'annonce qu'il vient la chercher, elle tombe raide évanouie sur le parquet. Pas de zèle, disait Talleyrand ; Rœderer, à son retour à Naples, en fit quinze jours d'arrêts.

Pourquoi, de la part de l'Empereur, cette volonté rigide, presque implacable ? Bien des causes, et très diverses : d'abord la conception simpliste du devoir conjugal, la volonté que l'exemple des ménages unis — ou au moins réunis — vienne de la Famille impériale ; l'utilité qu'une reine tienne la cour de Naples et, y amenant les modes françaises, y ouvre un débouché à l'industrie ; les obstacles que la présence de Julie mettrait aux galanteries du roi ; puis — et c'est un second ordre d'idées — le médiocre secours qu'apporte la reine aux pompes impériales, son abstention volontaire de toutes les réunions de famille, même des obligatoires dîners du Dimanche ; sa vie en dehors de la Cour, uniquement entre les Clary et les alliés Clary, en opposition prononcée avec Joséphine, avec Caroline, avec Hortense — presque une opposition politique, car la princesse de Ponte-Corvo mène sa sœur et jusqu'où la mène-t-elle ? Enfin, petit côté, peut-être le désir de se libérer du million qu'il continue à lui payer, la volonté de reprendre ce Luxembourg, où vraiment, dit-on après la fête de l'Archichancelier, il est fâcheux qu'on ne représente pas mieux, et puis, à n'en pas douter, le dévolu jeté sur Mortefontaine. Dès ce moment et longtemps après, il poursuivra cette idée de constituer, avec Mortefontaine pris ou acheté à Joseph, Ermenonville acheté aux Girardin, Chantilly, propriété nationale, un immense domaine, le plus beau à coup sûr et le plus rare qu'aurait possédé un souverain : les forêts de Carnac, de Bonnet, de Coye, du Lys, de Chantilly, de Pontarmé, d'Ermenonville, d'Halatte, auxquelles se joindraient au nord la forêt de Hez, au sud les forêts de l'Isle-Adam et de Montmorency, feraient, d'un tenant presque, le plus magnifique et le plus agréable terrain de chasse. Lorsque le 8 février 1808, il écrit à Joseph : J'ai chassé aujourd'hui à Mortefontaine depuis une heure jusqu'à quatre... La maison m'a paru encore plus laide et moins habitable qu'il y a quatre ans, c'est un de ses procédés habituels de marchandage, et il dénigre ainsi ce dont il a le plus envie. Mais, cette fois, il a affaire à forte partie et Joseph ne se laisse pas prendre. Il répond qu'il a donné ordre qu'on réparât, la maison de Mortefontaine afin que Sa Majesté pût y être mieux une autre fois, et il s'extasie sur le plaisir qu'il prendra à y recevoir l'Empereur lorsque les affaires de l'Europe lui laisseront quelque repos. Cette fois, il a sauvé sa mise.

Cette chasse n'a lieu qu'au retour au moment où, formellement, il a ordonné le départ sans attendre que les neiges du Mont-Cenis, où lui-même a failli périr, laissent le passage moins dangereux. C'est vainement que Joseph a essayé de gagner quelques jours en écrivant le 25 février : Ma femme, avant de partir, prendra les ordres de Votre Majesté ; je voudrais que son arrivée ici suivit et ne précédât pas les affaires de Sicile ; ayant attendu deux ans, je puis attendre un mois ou deux ; ce n'est pas dans un mois, c'est tout de suite qu'il faut qu'elle parle et Julie ayant épuisé tous les prétextes, doit se mettre en route le 13 mars.

Ces dates ont une importance qu'on verra ; mais ici ce n'est qu'aux traits de caractère qu'on s'arrête : Chacun se montre dans son tempérament, y suit son intérêt et se dévoile : Joseph, aux premiers jours, désirant assez la venue de sa femme, puis, à proportion du temps, moins et plus du tout, mais jouant double jeu avec elle et avec l'Empereur ; Julie obstinée dans son incommutable volonté de ne pas quitter Paris où elle a pris goût, on ne suit pourquoi, car ce ne sont ni les modes, ni les salons, ni les théâtres, ni la cour qui la retiennent, mais elle a attiré son petit monde, a fait comme une Cannebière de la rue de Vaugirard ; puis, elle redoute si fort les ennuis d'étiquette, de représentation qu'elle aura là-bas, enfin, peut-être, les souvenirs. Comme écrit Marie-Caroline à sa fille l'impératrice Thérèse : Son frère a été pendant bien des années notre très humble et obéissant consul à Marseille, correspondant de devoir avec un officier de bureau, le secrétaire d'Etat croyant au-dessous de lui d'écrire à des espèces pareilles ; elle-même, en 95 se bornait à ce rêve de venir, avec Joseph consul de la République, vivre en quelque petit port du royaume, et c'est là qu'elle arrive en reine ? L'écart est trop grand pour sa modestie, trop effrayant pour son humilité ; la situation la dépasse, elle le sent et n'en veut pas. Ainsi, du 2 septembre 1807 au 13 mars 1808, l'Empereur est tenu par elle en échec et, pour en sortir, il doit imposer sa volonté par un coup de force : six mois durant, il est dupé par Joseph et Julie ; à Naples, n'est-ce point l'habitude : on y est double à son égard, mais, n'a-t-il pas lui aussi, en ce qui regarde Joseph, des idées de derrière la tête et des façons de penser qu'il ne s'avouerait pas à lui-même ?

Certes, sa politique est intéressée à ce qu'il le maintienne : d'abord, le pas est fait et on ne peut reculer. Puis, pour prononcer la marche vers l'Orient, le royaume de Naples est la base d'opérai ions nécessaires : soit que l'on commence par faire de l'Adriatique un lac français, soit qu'on reprenne tout de suite le projet sur l'Egypte, c'est de là qu'il faut partir. Préparé dès 1806, par des reconnaissances minutieuses, le plan d'action contre la Turquie est devenu, depuis Tilsit, d'une réalisation immédiate. D'ailleurs, le blocus continental ne se rendra effectif en Italie que par la conquête de la Sicile, devenue l'entrepôt des marchandises anglaises : de là quelle facilité pour assiéger Malte, pour menacer et occuper les Régences, pour réaliser définitivement dans la Méditerranée le système français ! Naples est indispensable à l'Italie, unifiée, confédérée ou vassalisée : la péninsule ne peut acquérir l'unité politique que par l'unité d'administration ; plus tôt ou plus tard, l'agglomération italienne sera faite par lui ou se fera d'elle-même Enfin, c'étaient ici des Bourbons et ce sont à présent des Bonapartes.

Puis, à Paris, que ferait-on de Joseph ? Ne gênerait-il pas, ne tiendrait-il pas une place ? Ne ferait-il pas penser à un successeur ? Il y a noué bien des intrigues, n'en nouerait-il pas de pires ? En tout cas, conscient ou non, il servirait de noyau à un parti d'opposants, grouperait autour de son nom, sinon de sa personne, les ambitieux et les mécontents, semblerait quelque chose de l'avenir, quand, à soi seul, Napoléon entend être et le présent et l'avenir.

Acheter 40.000 hommes et une dizaine de millions de francs sa tranquillité d'esprit, l'Empereur ne trouve pas que ce soit trop cher et Joseph semble penser qu'il le vend bon marché. Telle la pensée intime, qu'aucun ne formule, mais qui s'impose au point que jamais, pour ainsi dire, l'un ne répugne à demander, l'autre ne se refuse à donner. Un accord les lie en ce jeu muet. Donc, nulle grosse difficulté, au moins à ce qu'il semble ; nul choc violent, point d'éclat. A des jours, l'Empereur gronde, quand les sottises sont trop grosses, que les actes de gouvernement sont au rebours de ses idées et au contraire de sa politique ; mais ce n'est pas à Joseph que vont les reproches, c'est aux sous-ordres, aux employés, aux ministres. Des Idéologues ! Il n'en faut point à Naples ils y gâteraient tout. Un temps passe : ces hommes qu'il a refusés, il les donne ; ces lois qu'il critique, il les laisse paraître : bien mieux, il comble de ses faveurs les auteurs de ces lois. A Naples, il est constamment en contradiction avec ce qu'il fait ailleurs : il tolère, il admet, il approuve ce qu'il ne supporte nulle part : maintien de la noblesse, maintien des ordres mendiants, inapplication du système décimal et du système monétaire ; retard indéfini à la promulgation des codes. Joseph, non seulement est maitre de son royaume, où, de fait, il règne et gouverne à sa fantaisie ; mais il est maître d'une armée française dont il use et abuse à son gré, qui ne reçoit que par son canal les récompenses et les faveurs ; où chacun, si haut qu'il soit monté, apprend à dépendre de lui et est certain d'être brisé s'il fait seulement mine de résister. De cette façon il n'y a pas de conflits : partout, toujours, sur tout, le cadet cède à l'aîné.

Ailleurs, il n'en va pas de même. Certes, jamais les Murat n'ont paru plus en faveur ; mais c'en est la monnaie qu'ils reçoivent, les grosses pièces leur échappent. Dans la grande chasse, qu'il a appuyée sur les Prussiens après Iéna, le grand-duc de Berg s'est montré un veneur incomparable et, dans la campagne de Pologne, il a prouvé des qualités militaires qui le sortent du commun. S'il a profité de ses succès pour diriger sur Düsseldorf plus de drap blanc pour son infanterie, de drap bleu et vert pour sa cavalerie qu'il n'en eût fallu pour habiller dix mille hommes ; si, dans son état-major, quelque officier grisé par l'ambition, s'est montré assez peu scrupuleux pour fournir un faux état de blessures et en écrire même directement à l'Empereur ; si, à des jours, des contributions de guerre ont, sur ses ordres, pris une voie qui n'était point régulière, ce ne sont point ces vétilles que reprochera l'Empereur au commandant en chef de la réserve de cavalerie, au Magister Equitum de la Grande armée.

Mais à Varsovie, Murat a fait un rêve : il s'est vu échangeant sa selle pour un trône. Il ne s'est point retenu d'en parler et l'échec de ses tentatives près des belles dames lui en a laissé le loisir. Les hommes qui savent comme il se montre sur un champ de bataille, et qui, attendant de l'Empereur seul la reconstitution de leur patrie, demandent un roi de sa famille pour être assurés de sa protection, accepteraient avec plaisir ce paladin gascon, qui, mieux que soldat au monde, mènerait à la charge les uszars des anciens jours. On écoute donc Murat rapprocher sa fortune de celle de Sobieski ; et ou peut l'écouter souvent, car c'est là sa conversation favorite ; il y revient sans cesse et se fait raconter tout ce qui a trait l'élévation de ce soldat-roi. Dans les salons de la haute aristocratie, on se moque de sa grande tenue, de ses prétentions, de ses airs majestueux de comédien qui joue les rois. Une grande dame ne manque pas de conter sous l'éventail les propositions à la Bonneau que lui a faites Janvier, le secrétaire, et la phrase qu'ensuite le grand-duc lui a dite du haut de la tête : Madame Alexandre, vous n'êtes pas ambitieuse ; vous n'aimez pas les prreinces, et elle fait, comme il faut, sonner l'accent cadurcien qui empanache les mots et leur donne une drôlerie irrésistible, mais combien comprennent ? Ce que les petits nobles voient en cette grande tenue de Murat, c'est l'habit, les bottes, la toque, la ceinture à la polonaise, le costume national superbement porté en tête des escadrons et, devant ce soldat Polonais, les Autrichiens, les Prussiens, les Russes fuyant comme des lièvres. Il ne manque qu'un sabre, et c'est Poniatowski lui-même qui l'offre, et c'est le sabre d'Etienne Bathori. N'est-ce pas un sceptre, ce sabre d'un roi ? Bathori, prince de Transylvanie, était-il plus grand que Murat, grand-duc de Berg ? Amurat III, qui fit Bathori roi de Pologne, plus puissant que Napoléon Ier ? Et pour reconquérir la Courlande et la Livonie, ce sabre peut-il être en meilleures mains ? Murat est donc tout soulevé d'espérances, il croit tenir son royaume, quand, à Tilsit, il apparaît en grande tenue polonaise pour l'entrevue sur le Niénem. Allez-vous-en mettre votre uniforme de général, lui dit l'Empereur, vous avez l'air de Franconi ! Et sur ce mot, voilà le dormeur éveillé.

Au moins, puisque, semble-t-il, la Pologne est destinée à Jérôme, ailleurs Murat ne recevra-t-il pas une compensation ? Tout autour du grand-duché de Berg, il y a de belle provinces, prussiennes les unes, hessoises les autres, qui le compléteraient à merveille. Le comté de la Marck d'abord, puis la Westphalie feraient l'affaire et, en attendant mieux, cela serait un gentil royaume. Certes, mais la Westphalie est pour Jérôme, à qui l'on retire la Pologne. Qu'aura donc Mural ? Pour le moment, le grand cordon de Saint-André et l'amitié du grand-duc Constantin : Cela est flatteur sans doute, mais, à part, comme il préférerait du solide. Vit-on jamais monarque plus infortuné !

Jamais il n'a mieux servi, jamais il ne s'est autant prodigué et si quelqu'un a droit à des récompenses, c'est lui : mais Varsovie n'est pas si loin de Paris que l'Empereur ignore ce qui s'y passe et, si Murat n'est pas bien traité, n'est-ce pas que, de son côté, Caroline a prétendu, elle aussi, aux gros morceaux ? Elle n'a eu garde de quitter l'Elysée, et, durant qu'à Mayence, Joséphine guettait les nouvelles, espérant toujours qu'on l'appellerait, Caroline, ouvrant ses salons tout neufs (2 décembre 1806), y a appelé et reçu les ambassadeurs, les étrangers, les nationaux, la Cour et la Ville. Car, chez elle, l'ancienne gouvernante dry Paris, si haute de sa vraie nature — Mme Vigée-Lebrun en sut quelque chose — les accès sont plus faciles, les listes plus étendues, l'étiquette en apparence moins sévère. Aux grands jours, n'entrent pas seulement les gens présentés, mais les officiers de la garnison, de vagues gardes nationaux, les corps de Ville, du petit inonde. Pas un bal qu'on offre aux princesses, où Caroline ne se fasse un devoir de paraitre, de danser, de rester presque la dernière ; pas une cérémonie où elle n'assiste, faisant les honneurs de ses belles toilettes, de son charmant visage, de son joli sourire à dents brillantes, aux bourgeois de Paris. Il faut être populaire et se rendre tel, car la Pologne est loin, la guerre est meurtrière, un accident est têt, arrivé et il convient d'être en mesure. Le gouverneur de Paris, Junot, n'a rien à refuser à la princesse et le ministre de la Police a fait ses accords avec elle : il est vrai qu'il les a faits sans doute aussi avec Joseph, mais Joseph est à Naples. elle à Paris, et si la carte maîtresse vient à tomber, Caroline est assurée des valets. Est-ce vrai, comme on dit, que l'affaire est conduite par une de ses dames, Mlle Adélaïde de la Grange, celle qui fut Mme de Curnieux ? Caroline n'est-elle donc plus femme à se débrouiller eu une intrigue, et est-elle de celles qu'on mène ? Elle n'avait point de conseiller quand, toute jeune mariée, elle prenait son parti entre Bonaparte et Beauharnais ; point, à Milan, quand elle conciliait Murat et Melzi ; point, à Paris, quand, inaugurant l'hôtel Thélusson, elle préparait le terrain qu'elle cultive à présent. Et toute pareille elle se montre, avec les années et l'expérience en plus, s'étant mise au jeu de sa personne et de ses agréments, car, en ses liaisons, elle sait peser l'utile.

Nulle comme elle pour faire bonne figure aux gens qu'elle liait le mieux : l'Impératrice revenue, elle ne manque pas un cercle et elle s'y montre, jolie comme un cœur, toute rose, toute fraiche, d'un éclat de peau qui n'a nul besoin de fard, en robe de crêpe rose brodée en argent et garnie de guirlandes de roses, un diadème d'émeraudes et de diamants dans les cheveux, avec des roses encore au-dessus du peigne. Elle imagine des divertissements pour Sa Majesté et, à la Saint-Joseph, lui donne la comédie à Malmaison ; elle y chante faux, mais c'est en un duo avec Junot, et elle y prend plaisir, plus peut-être que l'Impératrice, qui pourtant doit faire bonne mine et rendre grâce de l'intention ; et combien plus, lorsque, sur la nouvelle de la mort du petit Napoléon, elle part sur l'heure, à la Haye, pour consoler Louis qu'elle aime peu et Hortense qu'elle abhorre. Elle est la femme de toutes les occasions, toujours prête, toujours allante, portant, dans les fêtes ou les deuils, la même activité propice, tenant tête à tout, menant tout de front et n'oubliant rien de ce qui la peut servir. Mais Tilsit met fin à tout le travail : encore une fois l'Empereur a échappé. Seulement., des préparatifs de sa chère sœur, la surveillante attentive de son Léon, n'a-t-il pas su quelque chose ?

Au retour, il ne marque rien, mais il ne parle pas plus des avantages à faire à Murat. Le 3 août seulement, au moment où se préparent les fêtes du mariage de Jérôme, il fait annoncer par Talleyrand qu'il prétend régler définitivement tout ce qui tient aux intérêts du grand-duché de Berg et à ses rapports avec l'Empire. Sans doute, il va arrondir le grand-duché, mais ne voudra-t-il pas aussi retenir Wesel ? Murat se consulte avec sa femme. Quelle tactique adopter ? Gagner du temps, accepter les annexions, garder Wesel, cela est bien sûr. A la lettre du 3, il ne répond que le 12, en proposant pour défendre ses intérêts, son ministre des Finances, le sieur Agar, membre du Corps législatif de France. Tout net, l'Empereur refuse Agar, qui ne saurait être en même temps ministre à Düsseldorf et député à Paris : qu'il choisisse. Il faut des réponses, cela prend du temps.

Dans l'intervalle, Murat a élevé une nouvelle prétention. L'Empereur vient de donner sa décision sur les rangs que prendront à la Cour les princes étrangers, mais convient-il qu'en famille, un grand.due régnant tel que Joachim, passe après un prince romain tel que Borghèse. L'affaire est d'abord déjà portée au Grand maitre des Cérémonies qui la soumet à l'Empereur. J'ai dit à l'Empereur, écrit Ségur le 21 août, qu'il y avait deux décisions contraires à cet égard. La première donne à S. A. Monseigneur le prince Borghèse le rang de la princesse son épouse ; la seconde qui se trouve dans le traité qui accorde aux Grands-ducs de la Confédération du Rhin le rang et les honneurs royaux. J'ai ajouté que c'était comme souverain que Votre Altesse réclamait, la préséance et qu'il m'était indispensablement nécessaire de connaître l'intention définitive de Sa Majesté, et, après l'avoir directement reçue, d'être autorisé à la faire connaître à Votre Altesse. L'Empereur m'a dit qu'il persistait dans sa décision qu'en famille, M. le prince Borghèse aurait toujours le rang de la princesse son épouse et qu'ainsi je devais le placer avant Votre Altesse.

L'échec est formel : pour qu'on n'en ignore à l'avenir, la lettre du Grand maître est consignée au registre des Cérémonies ; mais Murat est-il homme à se tenir ainsi battu ? Il en écrit tout droit à l'Empereur. Votre rang dans mes palais, lui répond Napoléon[2], est fixé par le rang que vous avez dans ma famille, et votre rang dans ma famille est fixé par le rang de ma sœur. Je ne puis vous accorder d'avoir dans ma cour le rang de prince étranger... Un prince étranger n'est jamais à Paris que par occasion, et il n'y réside point habituellement. Je le veux d'autant moins que, si vous étiez traité comme grand-duc, vous y perdriez, vu que j'ai décidé que l'usage établi de tous les temps en France serait suivi et que les frères et sœurs de l'Empereur passeraient avant les grands-ducs et les grandes-duchesses. Une décision différente serait contraires aux prérogatives de la France et il la dignité de ma couronne. Les grands-ducs ont remplacé les électeurs et les électeurs passaient toujours après la Famille royale... Vous êtes trop attaché à la gloire de ma famille pour ne pas sentir combien il serait choquant pour les Français de voir la grande-duchesse de Hesse-Darmstadt, le grand-duc de Wurtzbourg, le margrave de Bade passer, à Paris, avant ma famille. Cela est tellement absurde que cela n'est entré dans la tête de personne et le titre de frère et de sœur que je leur donne n'est qu'une assimilation qui les fait passer après les véritables.

Quoique l'Empereur soit entré dans de tels détails — et sans doute dans bien d'autres — Murat ne se trouve point convaincu ; céder le pas à Borghèse, même à Bacciochi, cela se peut-il supporter ? Toutefois, selon son habitude, il renfonce sa rancune pour s'empresser à Rambouillet du 7 au 17 septembre, pour se rendre aimable à tous à l'Elysée en l'inoubliable fête que Caroline offre à sa nouvelle belle-sœur Catherine, surtout pour tenir à Fontainebleau, durant le voyage, train de roi. Quel luxe là et quel déploiement de grâce ! C'est la table toute en vermeil — ce qui n'est point de mise chez l'Empereur ! — la plus raffinée et la mieux servie, où, chaque soir, par fournées, sont conviés tous les habitants du palais et tous les voyageurs de marque ; c'est un peuple de laquais en livrée rouge et or faisant la haie ; ce sont des bals avec de miraculeuses inventions de fleurs ; ce sont des quadrilles où les danseurs sont en Espagnols et les danseuses en Polonaises et que conduit Despréaux ; c'est, de la part du ménage, la plus étonnante dépense non seulement d'argent, mais de gaîté et d'amusements. Au milieu de ces splendeurs qui font de ses départements le rendez-vous de toute la Cour, le seul lieu dans Fontainebleau où l'on ne s'ennuie pas à mourir, Caroline pousse sa pointe, car le plaisir ne lui fait jamais oublier les affaires : très liée avec Metternich qui déjà dit-on, a succédé à Junot, elle se rapproche de Talleyrand, elle se conserve Fouché qu'elle encourage à parler du divorce, elle caresse aussi Maret qui rapporte à l'Empereur des éloges répétés de l'esprit de sa sœur ; même, elle s'adoucit vis-à-vis de Champagny, et il n'est point un ministre qui n'ait part à ses sourires. Tout cela lui vaudra-t-il à la fin un bon trône, un vrai trône, un trône royal ? Elle y compte bien.

Pour Murat, son jeu est à retenir. Après avoir tant souhaité une augmentation de territoire, il n'a plus l'air de s'en soucier. De ce traité dont, il veut éviter certaines clauses, il ne parle plus et il se flatte ainsi d'en avoir écarté le péril ; mais voici l'Empereur qui se charge de le rappeler. Il faut bien négocier, puisque l'Empereur le veut, et, de nouveau, Murat propose Agar entré décidément à son service. D'avance, il s'incline : Sire, écrit-il le 30 septembre, les stipulations que vous voudrez faire ne sauraient rencontrer aucune difficulté ; il vous appartient de décider sur tout ce qui me concerne, je ne puis attendre de Votre Majesté que des vues bienfaisantes et jamais je ne regarderai comme contraire à mes intérêts ce qui sera conforme à ceux de Votre Majesté ; mais il a des façons à lui de s'incliner : L'Empereur demande que le grand-duché lui cède Wesel en échange du duché de Nassau et de la principauté de Dissembourg. Murat hésite longtemps. Une telle place dans ses Etats relève son importance, et, en exagérant le prix de cette acquisition pour la France, il demande des retours énormes. Les négociateurs de cette grande affaire ont soin de ne parler à l'Empereur qu'avec beaucoup de discrétion des difficultés où son beau-frère se plaît. Cependant, on ne peut lui dissimuler les retards et, l'Empereur ennuyé prononce son dernier mot. Le maréchal Murat se montre furieux et dit hautement qu'il ne lui reste plus qu'un parti à prendre : celui de se jeter avec son armée dans la ville de Wesel et de s'y défendre. On verra si l'Empereur aura le front d'en venir faire le siège aux yeux de l'Europe et, quant à lui, il saura le soutenir jusqu'à la dernière extrémité.

Ces fanfaronnades gasconnes qu'il jette ainsi à sa cantonade ne l'empêchent point de rester à Fontainebleau, d'y faire bonne figure à l'Empereur et de protester que, si l'on ne signe point, ce n'est pas sa faute : il a donné ordre de se conformer à tout ce qui sera présenté comme l'expression des intentions de l'Empereur, mais Champagny a ajourné ; l'Empereur même a dit de surseoir (3 novembre), et Murat n'a point laissé tomber le mot.

Ce qui lui donne quelque avantage, c'est que, à ce moment même l'Empereur, négociant avec Louis, vient de lui confirmer la cession des territoires de Sevenaër, Huyssen et Malbourg, qui, dès le 23 niai 1802, avait été consentie par le roi de Prusse à la République batave et n'avait point alors été remplie. Ces territoires, bien qu'enclavés dans les États hollandais, ont, lors de la création du grand-duché, suivi la destinée du duché de Clèves dont ils relevaient. L'Empereur veut qu'ils appartiennent définitivement à la Hollande, et le traité qui les attribue à Louis, important à d'autres égards, à cause de Flessingue, est signé le 11 novembre, alors que rien n'est encore conclu pour Murat.

Laissant Agar filer la corde, il accompagne l'Empereur en Italie ; au retour, il le précède et arrive le 30 décembre à Paris. Là les choses sont toujours au même point ; mais, à Düsseldorf, est arrivé un commissaire du roi de Hollande chargé de réclamer la mise en possession des territoires cédés à son maitre, et, en attendant, de demander qu'on y suspende les opérations de la conscription pour le grand-duché. Je ne crois pas, écrit Murat à Champagny le 3 janvier (1808), que l'intention de Sa Majesté l'Empereur et Roi soit de me priver de la possession de ces districts et du droit de souveraineté avant la confirmation du traité par lequel Sa Majesté veut bien me donner le pays de la Marck et de Munster en échange de Huyssen, de Sevenaër et de Malbourg et des ville et citadelle de Wiesel... Je crois devoir vous faire observer, ajoute-t-il, que la réunion des territoires dénommés à la Hollande me parait ne devoir pas être effectuée avant que les différents intérêts qui subsistent entre la Hollande et le grand-duché ne soient définitivement réglés. Il envoie en conséquence les ordres les plus formels à ses ministres : peu s'en faut qu'il ne mobilise ses deux régiments de fantassins blanc et rouge et même ses chevau-légers vert et bleu. Le 15, nouvelle réclamation, mais, cette fois, contre l'Empereur même : On s'empare successivement de toutes les différentes branches de revenus de Wesel et je ne crois pas que ce soit là l'intention de l'Empereur, puisque la cession de Wesel avec tous ses droits tient à un traité qui n'est pas encore ratifié par Sa Majesté. Et, pour précipiter les choses, il fait arriver à Paris des députés de Munster, la Marck, Lingen et Tecklenbourg qui, spontanément, viennent supplier Sa Majesté de les ranger sous le sceptre paternel du grand-duc. Tout est en souffrance : le budget de 4808 n'est pas arrêté ; on ne peut lever la conscription, ni achever d'équiper un régiment de cavalerie de 400 hommes montés, que le grand-duc n'a levé que sur la promesse formelle que ces pays lui appartiendraient.

Enfin, le 20 janvier 1808 — cinq mois et dix-sept jours après l'ouverture de la négociation — l'instrument va être signé ; mais l'Empereur ne veut point de la signature d'Agar : heureusement a-t-on sous la main Son Excellence le comte de Westerholdt-Gysemberg qui tout récemment a été honoré de la double charge de grand écuyer du grand-duché et de chevalier d'honneur de Son Altesse Impériale la Grande-Duchesse. Celle-ci a sa part : car, survenant la mort du grand-duc, elle lui succédera, sous les mêmes titres, dans ses pouvoirs et sa souveraineté, et gardera, sa vie durant, l'exercice entier du gouvernement. Par les autres articles, le grand-duché se trouve accru, d'abord des seigneuries ou anciennes abbayes d'Elten, Essen et Werden — qui, en 1806, ont été l'occasion de si grands troubles et qui, puisque l'Empereur les cède et que Murat les accepte, appartenaient bien alors à la Prusse ; — puis, du comté prussien de la Marck avec la ville de Lippstadt, la ville devant être possédée en commun avec les comtes de Lippe-Detmold ; de la partie prussienne de la principauté de Munster, acquise par la Prusse au recès de 1803 ; du comté de Tecklenbourg acheté, par la Prusse, en 1707, des comtes de Solms ; enfin, du comté de Lingen que la maison de Brandebourg a hérité, en 1702, de la maison d'Orange : c'est, au total, 146 mille carrés et 362.000 habitants : en sorte qu'à présent, le grand-duché de Berg forme un État d'environ cinquante lieues de longueur sur une largeur variant de trente à dix-huit lieues, et renferme une population de 1.200.000 âmes. C'est vrai que Murat a contre-cédé à la France Wesel avec un territoire de 3.000 mètres autour de l'enceinte et. il la Hollande, Huyssen, Sevenaër et Malbourg, mais n'a-t-il pas du retour, surtout avec l'exploitation des postes par toute l'Allemagne, comme l'avaient les Thurn-et-Taxis, bien mieux même, et avec des hausses de prix tout à fait surprenantes.

Murat eût mieux fait de céder tout de suite et de ne pas prolonger cinq mois la défense de Wesel, car, malgré les bals costumés où Caroline prodigue ses inventions ingénieuses, ses magnificences mondaines et ses fraternelles complaisances, une impression nettement défavorable est restée de cette obstination dans l'esprit de l'Empereur. Il n'en accueille pas moins avec beaucoup de grâce le mariage d'Antoinette Murat, la nièce du grand-duc, la fille de l'aîné de ses frères, Pierre, mort en 1792, avec le prince de Hohenzollern-Sigmaringen. Outre un titre de princesse qui parera le contrat, il met dans la corbeille l'Hôtel de Breteuil dont il a acheté l'usufruit au baron de Breteuil un prix de convenance et la nue-propriété à un sieur Barthélemy qui en avait fait une spéculation : quand on aura rebâti en arcades la façade sur la rue de Rivoli, la maison vaudra en revenu les 116.267 francs que l'Empereur a payés en capital à Barthélemy. Enfin, que ce soit pour Murat ou pour Joséphine si liée à la princesse de Hohenzollern, l'Empereur et sa cour viennent à l'Elysée pour les fines des noces, où Caroline écrase de son luxe les réjouissances assez pauvres par qui, rue Cerutti, Hortense a célébré le mariage, d'ailleurs fâcheux, de sa cousine Stéphanie Tascher (4 février).

Au moment où le grand-duc va partir pour prendre possession de ses nouveaux États, passer en revue son régiment dont on vient de bénir les drapeaux, transférer sa capitale de Düsseldorf à Munster, un ordre très bref de l'Empereur l'expédie sur Bayonne (20 février).

Ainsi la progression se marque et le caractère s'accentue. Murat, on l'a vu, est constamment, depuis 1796, depuis la première campagne d'Italie, en état moral de rébellion contre Napoléon : il y est davantage à mesure qu'il monte en grade, plus, général en chef que divisionnaire, plus, prince que général, plus surtout, duc et grand-duc. Son million de sujets le grise ; à trois millions il sera ivre. Mais, tout en s'égalant en pensée à l'Empereur, se trouvant plus soldat, s'estimant autrement beau, majestueux et décoratif ; n'ayant pas un instant de doute que seul il soit digne de lui succéder et s'y préparant, il a encore trop à tirer de lui pour ne pas s'empresser à ses ordres. En sa conscience intime, quelque prix qu'il s'estime, et quoi que lui disent les gens qui l'entourent, il sent bien qu'il ne peut encore lutter, que l'inégalité est trop flagrante, qu'il lui faut des appuis qu'il n'a pas encore trouvés, que seulement après avoir obtenu de l'Empereur un vrai royaume, il pourra travailler à s'y rendre indépendant et, lui aussi, à-fonder sa dynastie.

De cela, Napoléon ne perçoit qu'une hauteur à des instants gênante, des prétentions injustifiées, des boutades sans lien ; où il y a un parti pris, il voit des enfantillages ; la suite du plan lui échappe, soit qu'il dédaigne et méprise, soit qu'en effet, on soit assez habile pour lui dérober les points de repère. Comme Murat obéit, il le croit dévoué ; comme il abuse de la flatterie et parle sans cesse de son affection, de sa tendresse, de son admiration, il l'estime au moins fidèle. Qu'importe s'il bouillonne et s'emporte, pourvu que, à l'heure dite, il exécute strictement les ordres. N'est-ce pas tout de même avec quantité de maréchaux d'Empire : mauvaise éducation, origines populacières, violence de caractère, habitudes soldatesques, goût de grogner, et pourtant ils se battent, ils vainquent, et c'est ce qu'il faut. D'ailleurs, il ne le craint pas, pas plus lui que d'autres. Murat révolté ! est-ce qu'il oserait ? Certes, ç'a été beaucoup peut-être un grand-duché ; mais il fallait placer Caroline comme les autres, mieux que les autres, car elle, au moins, est intelligente, agréable et sait plaire.

D'ailleurs il s'arrête peu ; cela ne compte pas.

 

La Hollande, c'est différent ; cela compte, et Louis aussi, car, à Louis, malgré l'expérience de l'an XIV, l'Empereur n'a pas renoncé à faire jouer un grand rôle. Il ne peut se faire à l'idée que ce jeune homme, qu'il tient pour son élève dans le militaire, le seul de ses frères qui ait au moins fait mine de servir, reste inutile à ses desseins, n'acquière pas quelque gloire, ne figure pas au moins sur les états. Dans la campagne qui s'ouvre contre la Prusse, il lui a attribué le commandement d'une armée dite Armée du Nord composée de troupes françaises et hollandaises et destinée à une diversion offensive en Westphalie. Louis qui, depuis le 19 juillet, goûte alternativement les eaux de Wisbaden et d'Aix, rentre donc le 18 septembre dans son royaume pour achever l'organisation de deux divisions qui doivent s'assembler au camp d'Utrecht et pour se préparer à venir, à Wesel, prendre le commandement de l'armée combinée.

Dès les premiers jours, le voici en lutte avec son frère à propos de l'organisation même de cette armée : il veut un Hollandais pour commander l'artillerie qui, dit-il, est toute hollandaise ; il veut sous lui, comme commandant en second un Hollandais. Or que peut durer son commandement à lui-même ? Je suis peu ingambe, écrit-il le 23 septembre, mais j'espère que mon zèle et ma bonne volonté me donneront des forces ; et le 24 : Je serais très malheureux de céder nia place à l'armée à qui que ce soit, à moins que la factieuse influence de l'hiver ne me permette pas d'insister et compromette les affaires de la guerre. C'est assez pour que l'Empereur se trouve obligé, même s'il eut ci-devant été tenté de céder, à désigner formellement un Français pour commander l'armée au cas où le général en chef se retirerait. Michaud est nommé. Louis s'incline, mais il écrit encore le 26 : Je pensais que le général Michaud aurait convenu dans le pays sous plusieurs rapports. D'ailleurs, il me semble un peu âgé pour servir bien activement. Cependant Votre Majesté me permettra de me trouver le plus tôt possible à Wesel pour y recevoir ses ordres.

Le 30 septembre, l'Empereur a arrêté dans tous les détails le plan de la campagne et il l'a immédiatement communiqué à son frère. Au cas de réussite des manœuvres de la Grande armée, Louis devra lancer une avant-garde pour prendre possession du comté de la Marck, de Munster, d'Osnabrück et de l'Ost-Frise. Une fois le premier acte de la guerre fini, continue l'Empereur, il sera possible que je vous charge de conquérir Cassel, d'en chasser l'électeur et de désarmer ses troupes... L'électeur veut être neutre, mais cette neutralité ne me trompe pas, bien qu'elle me convienne... J'aime fort à voir à mon ennemi dix à douze mille hommes de moins sur un champ de bataille où ils pourraient être, mais... le premier résultat d'une grande victoire doit être de balayer mes derrières d'un ennemi secret et dangereux. Louis ne fait à cet article aucune objection et il accueille sans la moindre observation les ordres de l'Empereur.

Le 7 octobre, il arrive à Wesel où il s'occupe de faire jeter un pont de bateaux, mais à peine a-t-il pris langue qu'on lui rapporte des bruits qui le consternent. Il va avoir toute l'armée prussienne sur les bras sans compter une armée anglaise. C'est une pareille panique que l'an passé, et, tout aussitôt, il réclame le rassemblement des gardes nationales de la Roër, de l'Ourthe et de la Meuse-Inférieure ; il mobilise et fait venir à Wesel toute la gendarmerie ; il ordonne à ses troupes du camp de Zeist de rester en Hollande pour s'opposer aux Anglais ; il exige qu'on lui envoie en poste les troupes qui se trouvent à Paris et aux environs ; il appelle à lui la majeure partie du corps du maréchal Mortier.

Après Iéna, le 17 octobre, l'Empereur qui ignore encore les étonnantes mesures auxquelles d'ailleurs, pour ce qui les concerne, l'Archichancelier et les ministres d'une part, Mortier de l'autre ont refusé de se conformer ; l'Empereur qui suit mot à mot le plan qu'il a tracé dix-huit jours auparavant, écrit à Louis : Il faut aujourd'hui que vous preniez possession du comté de la Marck, de Munster, de Paderborn. Faites enlever partout les aigles prussiennes et déclarez que ces pays n'appartiennent plus à la Prusse... Le maréchal Mortier avec son corps d'armée, plus fort que le votre, se rend à Fulde. Mon intention est qu'avec les deux corps d'armée, vous entriez dans Cassel, que vous fassiez prisonnier l'électeur et que vous désarmiez ses troupes, mais, avant d'exécuter ce projet, il faut que vous soyez arrivé à Paderborn et le maréchal Mortier à Fulde... Faites prendre possession de la Frise et ôtez-en les armes prussiennes. Emden fera désormais partie de votre territoire.

A cette lettre, nulle objection. Le 20, l'Empereur réitère ses ordres en les complétant : Nous sommes sur Magdebourg et sur l'Elbe : Prenez possession du comté de la Marck, de Munster, d'Osnabrück, de l'évêché de Paderborn sans toucher au pays danois... Quand je verrai toutes vos forces à Gœttingue et sur le Weser, je verrai s'il me convient de vous faire prendre possession du Hanovre.

Louis, qui est encore de sa personne à Wesel le 25, répond qu'il a fait prendre possession de Munster et du comté de la Marck, et qu'il sera rendu le 29 au plus tard à Paderborn. Il va faire occuper en son nom Emden et Osnabrück.

L'Empereur croit donc que Louis est à Paderborn le 29 et qu'il sera à Gœttingue le 1er novembre, lorsqu'il lui écrit le 31 de Berlin : Le maréchal Mortier vous aura demandé une division de votre corps d'armée pour l'aider à prendre possession de Cassel, mais j'espère que cette division aura eu le temps d'arriver jusqu'à Cassel, puisque, une fois le prince éloigné et les milices désarmées, tout sera fini. J'espère donc que, le novembre, votre division sera de retour. Comme la mission contre Hesse-Cassel est un peu délicate, j'imagine que vous ne vous en serez pas chargé en personne.

Or, Louis n'a été rendu que le 30 à une journée de Paderborn ; il a reçu là par un aide de camp de Mortier, la demande d'une division. Préoccupé de ne pas céder ses Hollandais que, dit-il, on ne lui eût certainement pas rendus, et de ne pas rester seul, il a refusé d'envoyer, sous Mortier, la division en question, et, sans ordres, il a marché de sa personne avec elle, pour être le 31 devant Cassel : il a bivouaqué à quelques lieues de la place, a reçu le baron de Gilsa, écuyer de l'électeur, qui venait le complimenter, et — c'est lui qui le raconte — il l'a chargé de dire à son maître qu'il croyait pouvoir, sans trahir ses devoirs de général allié, lui conseiller de rester dans sa capitale, que, sans cela, on s'emparerait de son pays, tandis que, s'il persistait, les choses pouvaient encore s'arranger puisqu'il avait déclaré vouloir rester neutre.

Au moment où Louis tenait ce discours qui, à soi seul, s'il a été tenu réellement, constituerait, après les ordres de l'Empereur du 30 septembre et du 17 octobre, un acte de trahison caractérisé, Mortier faisait désarmer les troupes hessoises et l'électeur s'enfuyait. Louis l'apprend le 1er novembre au malin ; il ordonne à ses troupes de s'arrêter, a, avec Mortier une conférence assez chaude où, à l'en croire, il exige que le maréchal lui montre ses instructions et, craignant que Mortier ne retienne les troupes hollandaises, il fait battre le départ et se dirige avec son armée sur Munster. Je demande à Votre Majesté, écrit-il ce même jour à l'Empereur, la permission de lever un corps d'armée à Munster et de rester en Hesse. J'ai rétabli les États de Munster. Je prie, Votre Majesté de trouver bon que, dans le cas où l'hiver qui commence m'empêchât d'agir, je puisse retourner en Hollande.

L'Empereur s'attend si peu que Louis se soit rendu à Cassel qu'il le croit à Gœttingue et, de Berlin, le 4 novembre, il lui écrit : Le maréchal Mortier se range sous vos ordres. Vous commandez en chef dans le Hanovre et les Villes hanséatiques, et il lui prescrit l'occupation de Hambourg, Brème, Lubeck et Emden. Ce n'est que le 5, à deux heures du matin, qu'il reçoit la lettre de Louis en date du 1er. Je suis fâché, lui écrit-il aussitôt, que vous vous soyez rendu de votre personne à Cassel, la nature de cette mission était telle que je n'avais pas voulu vous en charger.... L'idée de retourner avec vos troupes à Munster est tout à fait une folie. Vous ne trouverez pas cela dans vos instructions : elles portaient que vous vous rendriez à Gœttingue et que vous y attendriez mes ordres... L'Empereur ne comprend pas : ce n'est pourtant pas une folie, au moins comme il l'entend : si Louis est retourné, comme il a fait, à Munster et à Paderborn, ç'a été pour achever la prise de possession en son nom à lui, roi de Hollande, pour faire élever les armes de Hollande, pour organiser l'administration à la hollandaise. Par décret en date de Maandag (le nom hollandais de Munster), le 27 octobre, il établit un gouverneur général de Westphalie, duquel dépendent deux gouverneurs, l'un pour l'Ost-Frise, résidant à Emden, l'autre pour la Marck, résidant à Hamm : il nomme ce gouverneur, le général major van Heldring. Il ordonne la levée d'une légion composée d'un régiment de hussards et d'un régiment d'infanterie : tous les détails d'organisation, de tenue, de solde sont tirés des règlements hollandais : bien mieux, les départements de l'Ems, de Munster et de la Lippe sont déjà tracés et baptisés et partout se dressent les lions néerlandais. Pour justifier sa contremarche sur Munster, Louis prétexte qu'un corps de quatre mille Prussiens, sorti de Mamelu, menace les communications de l'armée et il annonce que, pour s'y opposer, il se porte devant la place, mais Napoléon n'est pas pris pour dupe : il a été renseigné par ailleurs, aussi bien sur la mobilisation des gardes nationaux de la Roër que sur ce qui se passe en Westphalie. Il se facile, expédie à Munster le général Loison pour y prendre le gouvernement et il écrit à son frère : On m'assure qu'il a été pris possession en votre nom de Munster et d'autres pays de la rive droite du Rhin et qu'on y a mis les armes de Hollande. Je n'ajoute pas foi à de tels bruits. Ce serait trop absurde. La question ainsi réglée, il l'invite de nouveau à marcher sur le Hanovre : Je désire qu'avant de vous en aller, vous avez l'avantage d'occuper le Hanovre, lui a-t-il dit, et il le lui répète. Il est convaincu que le 5, Louis y est entré (lettre du 6, 10 heures du soir) ; tandis que Louis, après une légère escarmouche de cavalerie où treize de ses hussards du 2e régiment ont été blessés, s'est établi à Ertzen, en vue de Hameln et, affirmant que son armée court les plus grands périls, se refuse à bouger de son cantonnement. Jusqu'au 9, même incertitude ; l'Empereur croit toujours que Louis va marcher ; désabusé à la fin, il lui écrit : J'agrée que vous retourniez dans votre royaume et laissiez le commandement au maréchal Mortier.

Dès lors, il ne bataille plus ; il accepte, au sujet de la Westphalie, des justifications que tous les faits contredisent ; il prétend que l'état de santé de Louis soit l'unique cause de son départ ; il lui conseille d'aller à Amsterdam et d'y faire une belle entrée. Tâchez de vous bien porter, lui écrit-il, et ne doutez jamais de mon amitié. Il lui en donne des preuves lorsqu'il lui annonce qu'il joint à son royaume l'Ost-Frise et l'enclave appartenant à la Russie située à l'embouchure de la rivière (le pays de Jever), son intention étant que le revenu fasse partie de la liste civile. Même, il ne se montre pas éloigné de donner une partie de la Westphalie et lorsque, à cet effet, Louis envoie à Posen M. de Huyghens, il lui dit : J'ai fait connaître à la personne que vous m'avez envoyée que ce ne serait qu'a la condition que la Hollande me seconderait.

Louis qui, on le sait, a rendu compte lui-même des événements de son règne, n'a pas voulu laisser croire que sa santé dit pu être le motif de son départ. S'il a quitté l'armée, dit-il, c'est que le projet de détrôner l'électeur de Hesse l'avait affligé et avait achevé de lui enlever l'enthousiasme militaire qu'il avait éprouvé d'abord. — Peu, sans doute, car toute sa campagne a duré un mois et, sous son commandement, une seule fois, un seul escadron de cavalerie a croisé le sabre. Quant au projet de détrôner l'électeur de Messe, il le connaissait dans tous les détails avant d'aller à Wesel, avant que la campagne fût ouverte, et il n'y avait fait aucune objection. Quant à l'affaire de Cassel, ajoute-t-il, il se flattait, au moyen de quelque retard, de pouvoir éviter d'y prendre part comme il commandait ses troupes en personne, il croyait que les événements lui faciliteraient les moyens de prendre une autre direction que celle de la Hesse. Or, c'est de lui-même, sans ordres, pour ne pas soumettre une de ses divisions à Mortier, qu'il a personnellement marché sur Cassel.

C'est, peut-on dire, dix années après les événements que son esprit lui présente de telles justifications : il peut avoir intérêt à établir qu'il n'a point concouru volontairement à l'abdication d'un souverain dont peu de temps avant il a reçu le ministre qu'il a assuré de ses dispositions amicales ; il n'a point intérêt à constater qu'à cette date, comme l'ont affirmé le comte de Stadion et sir Robert Adair, l'électeur, tout en invoquant sa neutralité, a signé avec la Prusse un traité de contre-fédération qui est un acte d'hostilité contre la France ; il détache sa personnalité de celle de l'Empereur et fait effort pour s'attribuer une politique. C'est là une explication ; mais, pour trouver de telles apologies par des contre-vérités, dix ans ou dix jours, c'est pareil pour lui.

Exemple : l'Empereur, très doucement, lui a reproché d'avoir aux premiers jours voulu lever les gardes nationales des nouveaux départements, d'avoir donné des ordres aux ministres et d'avoir appelé la garnison de Paris : Je n'ai point donné d'ordres aux ministres de Votre Majesté, répond-il : conformément à mes instructions, je leur ai demandé s'ils étaient autorisés à obéir aux ordres que je leur donnerais dans les cas prévus par nies instructions. Les demandes que je leur ai faites n'étaient que des questions. Elles pouvaient être mal raisonnées, mais loin qu'il y ait de l'étourderie, il y avait peut-être trop de prudence à les faire. 11 était indispensable de prendre toutes ces mesures pour bien mûrir mes instructions. Mais, par une fatalité qui me poursuit sans cesse, plus j'ai de zèle et d'empressement à remplir vos désirs, plus j'y mets de soin et de désintéressement en me chargeant de toutes les corvées, et moins j'y réussis. Je ne saurais comment m'y prendre autrement, car je mets toute mon étude à contenter Votre Majesté, mais je n'y réussis pas plus cette année que l'autre.

Voilà le caractère peint au vif et, ainsi, tout s'explique et se précise. Dans la mentalité de Louis, les faits se déforment : ils revêtent une apparence différente de la réalité ; peu importe comme ils se sont produits : pour lui, ils se sont passés tels qu'il les imagine. Ce n'est point, de sa part, un parti pris de mentir : il est de bonne foi ; la superposition est presque instantanée : il agit dune façon, mais cette façon n'est point conforme à sa pensée postérieure ; il ne croit donc pas qu'il a agi comme il a fait, mais comme il pense qu'il a fait. Il trouve, à la conduite qu'il imagine avoir tenue, des raisons majeures qui la justifient, et il attribue les actes qu'il ne sait comment expliquer à sa subordination à une volonté qui s'est proposé pour but unique de le déshonorer et de le perdre. Dès qu'on regarde ses écritures — contemporaines des événements ou postérieures — impossible d'y méconnaître les deux délires, délire des grandeurs initial, délire des persécutions à l'apogée. Les faits les plus médiocres prennent un enchaînement qui les présente comme le résultat d'une conspiration formidable : il dissèque les origines, établit les mobiles, rejoint les effets, élimine les contradictions, et, de beaucoup de riens, fabrique un tout qui occupe, domine, emplit son cerveau.

Ainsi, à l'en croire, le 1er novembre 1806 il a eu, en partant de Cassel, avec le général Dupont-Chaumont, qui remplit les fonctions de ministre de France en Hollande, mais qui n'a pas encore présenté de nouvelles lettres de créance, une conversation qui lui a révélé le plan entier de ses ennemis. Dupont-Chaumont lui a dit que s'il n'y avait pas encore de ministre de France auprès du nouveau roi de Hollande, c'était parce que les affaires de ce royaume n'étaient pas encore terminées ; que, par cette raison, on ne considérait à la Grande armée le roi de Hollande que comme prince français ; que l'ordre de l'Union, le couronnement, etc., ne convenaient pas à l'Empereur ; que les troupes hollandaises ne pouvaient rester ensemble en corps d'armée ; qu'on ne les laisserait pas seules dans les pays occupés par l'armée combinée sous le commandement du roide Hollande ; enfin, que l'établissement de la royauté en Hollande n'était pas une chose définitive.

Voilà le point de départ : on v trouve du vrai et du faux, certaines idées que l'Empereur a pu exprimer, d'autres qui n'ont pas même traversé son esprit, des bruits d'états-majors, des potins de cour, rapportés, sans malveillance par un homme médiocre, à coup sûr peu fait pour la diplomatie, dans une journée de voyage tête à tête, pour le plaisir de parler. Cela suffit.

Il est difficile, écrit Louis, de se faire une idée du sentiment pénible que produisit cette conversation. Louis — il parle toujours de lui-même à la troisième personne —, n'en fût que plus décidé à prendre ouvertement à cœur les intérêts de la Hollande, sans qu'aucune considération l'arrêtât. Ne pouvant ni ne voulant, se disait-il, tenir tête à la France à force ouverte, il faut au moins que le public connaisse la vérité, qu'il soit convaincu que, si j'ai pu être trompé, rien ne pourra me détacher d'un pays devenu le mien auquel me lient les devoirs et les serments les plus sacrés.

Ainsi la vérité fut enfin dévoilée ; alors il comprit la contradiction des ordres et des lettres qu'il avait reçus relativement à Cassel ; mille réflexions, mille circonstances depuis son avènement revinrent alors dans sa mémoire confirmer toutes ses craintes et il s'étonna de n'avoir pas deviné depuis longtemps ce qui était devenu incontestable.

Ce sont là toutes les opérations des persécutés, leur précision déconcertante, leur imperturbable logique, leur acuité d'observation : c'est le trouble mental qui précède les troubles auditifs et oculaires avec lesquels commence seulement, pour le vulgaire, le délire formel ; s'il reste isolé, le trouble mental est d'autant plus redoutable qu'il peut demeurer inaperçu, qu'alors, les allégations qu'il produit, considérées comme émanant d'un cerveau sain, portent une charge capitale contre le persécuteur ; de même que les actes qu'il détermine, simples et unis d'apparence, en reçoivent leur caractère et leur liaison, soit qu'ils acheminent le persécuteur à un éclat contre le persécuté, soit que le persécuté, convaincu du péril imminent qui le menace, prenne les devants.

A quel moment précis la cristallisation s'est-elle opérée dans le cerveau de Louis ? Est-ce, comme il le dit, exactement à la date du 1er novembre ou est-ce par la suite qu'il a superposé ses impressions à celles que lui avait laissées sa conversation avec Dupont-Chaumont : le caractère propre de ces malades est la dissimulation et ils portent à tromper une force et une persistance qui égarent le diagnostic. Toutefois, Louis ayant rendu compte de lui-même avec cette véracité subjective que les persécutés mémorialistes portent dans leurs écrits, le lien entre la cause et les effets en devient plus appréciable.

Il rentre en Hollande, descend au Binnenhof, est accueilli par les grands corps de l'État ; il reprend sa vie ; il écrit en France pour réclamer les brochures et les livres nouveaux ; il visite des galeries de tableaux ; il donne des audiences ; c'est, le train ordinaire. Il parait même se plaire à la Haye, d'autant que la reine, restée à Mayence près de l'Impératrice, n'y est point. Mais voici des actes : le 5 décembre, il adresse un message à Leurs Hautes Puissances, et c'est en ces termes qu'il rend compte de la campane de 1806 : Nos troupes ont été réunies à la Grande armée... C'est à elles que se sont rendues les deux seules places fortes que la Prusse conservait encore en Allemagne ; l'armée combinée a occupé la Westphalie entière et tous les pays en deçà du Weser ; l'Ost-Frise est aujourd'hui occupée par nos troupes et en notre nom. Par ce même message, il promet à ses peuples un code criminel, un code des impositions, un code civil, une réforme totale de l'administration départementale et communale, des travaux publics colossaux, la régénération des finances, des colonies et de la marine, et l'institution de deux ordres de chevalerie. Deux jours après, le 7, décret par lequel il établit les grands officiers du Royaume, crée le grade de maréchal de hollande et celui de colonel-général et distribue les fonctions des grands-officiers civils de la Couronne. Trois maréchaux pour la terre et la mer, c'est peu : les officiers généraux ayant quitté honorablement le service pourront recevoir le titre et le rang de maréchal ; tous porteront la plume blanche au chapeau, cinq étoiles aux épaulettes et à la dragonne, et le bâton de commandement qui leur sera donné par le roi lui-même en grande cérémonie. Des cinq colonels-généraux, deux seront pour la Garde ; mais les fonctions, les honneurs et prérogatives ne sont pas réglés. Il en sera sans doute comme en France.

Quatre jours plus tard, décret par lequel il institue à la fois deux ordres de chevalerie, l'un, le grand ordre du Royaume, Ordre de l'Union, composé de trente grands-croix au plus, l'autre, Ordre royal du Mérite, civil et militaire, avec cinquante commandeurs et trois cents chevaliers. Les grands-croix de l'Union porteront, attachée à un large ruban bleu passé en écharpe de droite à gauche, une étoile à neuf pointes, une par département, avec, au centre, un lion à la nage et la devise Luctor et emergo ; la plaque semblable au côté gauche. Les chevaliers et commandeurs du Mérite porteront en sautoir ou à la boutonnière, suspendue par un ruban vert moiré à une couronne royale, une étoile d'or à huit rayons d'émail blanc, quatre grands et quatre petits ; entre chaque rayon une abeille aux ailes éployées : au centre, sur un médaillon d'or, cerclé d'émail vert, d'un côté l'effigie du roi, Lodewijk, I. Koning van Holland, de l'autre le lion néerlandais avec la devise : Fais ce que dois, advienne que pourra : Doe wel en zie niet om, que le roi a adoptée.

En ne fondant que deux ordres de chevalerie, Louis s'est restreint : d'abord, il en voulait trois, mais il se dédommage en une infinité de règlements et de décrets sur les costumes : chaque fonction a son uniforme, chaque employé sa broderie ; la cour de Hollande sera la mieux vêtue d'Europe ; il y aura de l'argent et de l'or jusque sur les parements bleu clair des gardes bourgeoises ; l'armée aussi change de tenue, tout y sera blanc, avec les parements, les revers et les parements de couleur ; enfin, Louis qui, dès le 4 septembre 1806, a demandé à son ministre Van der Gœs un travail secret sur le rétablissement de la noblesse en Hollande, en commence, dès le mois de mars 1807, l'exécution en rendant, dans ses palais, leurs titres aux anciens nobles.

Est-ce là seulement le désir de mettre sa cour de pair avec celle des Tuileries ? N'est-ce pas plutôt la volonté de développer en Hollande l'esprit national et l'esprit loyaliste ? Il s'est proposé en quittant l'armée de changer de système et d'empêcher l'effet de mille petites dispositions que jusque-là il avait prises, dans un esprit trop confiant, pour rapprocher les deux pays mais qui pouvaient, d'après ce qu'il venait d'apprendre, devenir funestes à la hollande et à lui-même. Tout son travail est donc tourné à élargir le fossé entre les deux peuples, à rendre impraticable le système de son frère et à s'opposer à ses desseins. Il le prouve mieux encore en n'appliquant pas en Hollande le blocus continental, en tolérant les relations avec l'Angleterre, en n'envoyant aucun secours aux troupes hollandaises qui sont employées à la Grande armée, en leur expédiant des ordres directs qui contredisent ceux de l'Empereur.

Napoléon voit les actes ; il n'en voit pas la suite, il n'en comprend pas la cause. La création des maréchaux de Hollande le plonge dans l'étonnement : Croyez-vous, écrit-il à Louis le 2 janvier, qu'un général de division français voudrait être commandé par un maréchal hollandais ? Vous singez l'organisation de la France lorsque vous vous trouvez dans des circonstances très différentes. Commencez donc par établir une conscription et avoir une armée. Cinq jours après : Nous avez institué des maréchaux ; si vous ne les avez pas encore nommés, ne les nommez point ; il n'y a personne en Hollande qui soit capable de remplir un poste si éminent. Ensuite, ce sont les ordres de Chevalerie : Vous marchez trop légèrement et trop vite, écrit-il, vous créez des ordres de chevalerie, ce qui est une chose ridicule. La Légion d'honneur n'a jamais été regardée comme un ordre de Chevalerie. Vous ne vous contentez pas d'en faire un, vous en faites deux. II fallait attendre l'occasion de votre couronnement pour leur donner une époque et une forme imposante. Si vous n'y avez pas nommé, laissez dormir cela. Mais, comme pour les maréchaux de Hollande ; Louis a pris les devants. Il a fait les nominations. Sa seule concession a été de réunir les lieux ordres eu un seul : l'Ordre royal de Hollande et, sur la croix, dont l'émail et le ruban sont bleu au lieu de vert, de supprimer son effigie, remplacée par un faisceau de flèches avec la devise Endpagt maakt magtl'union fait la force[3] —. Quant à la noblesse, il a joué d'audace en niant qu'il eût eu même l'idée de la rétablir. Cela avait amené les grandes colères de l'Empereur qui, même convaincu par Louis que le l'apport de Dupont-Chaumont était exagéré, écrivait le 4 avril : Vous parlez toujours de respect et d'obéissance ; ce ne sont pas des mots mais des faits qu'il me faut. Le respect et l'obéissance consistent à ne pas marcher si vite sans mon conseil, dans des matières si importantes, car l'Europe ne peut s'imaginer que vous ayez pu manquer assez aux égards pour faire certaines choses sans mon conseil.

Si vive que soit sa façon de le reprendre et bien que, de temps en temps, il lui échappe de dire : Il y a là de la folie ! bien qu'il lui arrive, dans une lettre à Talleyrand, de définir Louis une espèce de pouacre consciencieux ; bien que, sur l'article du militaire, il voie qu'il faut renoncer, il est plus satisfait qu'il ne s'en donne l'apparence : Je suis assez content de Louis, écrit-il à Joseph le 4 mai ; mais il a un peu trop l'esprit de charité[4], ce qui s'allie mal avec la dignité du diadème. Ce n'est pas qu'il fasse grand cas des avis que je lui donne, mais je ne cesse pas de les lui continuer et l'expérience ne tardera pas à lui apprendre que beaucoup de choses qu'il a faites sont mal. Il y a donc, dans ses querelles, un peu de simulation de colère et quelque chose de volontairement exagéré. Il croit son frère mal entouré, poussé par la ci-devant noblesse à des actes irraisonnés, jeté à corps perdu dans le parti de la maison d'Orange. Il le corrige comme jadis à Auxonne, en faisant la grosse voix et en le menaçant des verges, mais il le tient toujours pour un charmant sujet, travailleur par inclination autant que par amour-propre, et puis, pétri de sentiment. Le système qu'il a adopté de gronder toujours, de tout reprendre, de tout critiquer à l'acerbe, par quoi il s'imagine exciter ses frères et les pousser à bien faire, produit sur une nature concentrée et soupçonneuse comme celle de Louis, des effets diamétralement inverses de ceux qu'il attend Raisonnant toujours sur le thème qu'il s'est fait, Louis voit, en chaque querelle que lui cherche Napoléon, une preuve nouvelle du danger qu'il court, une certitude nouvelle de sa condamnation. Puisque chacun de ses actes a pour objet la conservation de son royaume, la critique ou l'attaque de chacun d'eux marque la volonté de le détruire ; et il manœuvre alors avec une ingéniosité très grande, procédant aux décisions brusques immédiatement mises en exécution, de façon que, sans un éclat, il ne puisse être contraint de les rapporter, par décisions incohérentes à ce qu'il semble, qui pourtant tendent toutes au but qu'il se propose, boucher toutes les fissures par où l'Empire entrerait en Hollande. Ainsi, sans que Napoléon s'en doute, à chaque boutade qu'il lance, le pouacre consciencieux, voit l'exécution raisonnée d'un plan d'insultes et, tons les jours, s'ingénie à opposer à ce système d'attaque un système de résistance.

Ce qui creuse encore le plus le fossé, ce sont les querelles entre Louis et sa femme. Hortense a, en juillet 1806, accompagné son mari à Aix-la-Chapelle : elle n'est rentrée à La Haye qu'après lui, le 28 septembre. Il comptait que, durant qu'il ferait campagne au dehors, elle resterait en Hollande, mais l'Empereur en a autrement disposé : Comme l'Impératrice compte, pendant que je serai en Allemagne, porter sa cour à Mayence, a-t-il écrit à son frère, la reine pourra s'y rendre si cela lui convient ; c'est un ordre. Louis, pourtant, résiste : Si vous pensez, Sire, écrit-il, que nous pouvons, sans produire le découragement et effrayer le pays, le quitter tous, la reine se rendra à Mayence ; il a voulu attendre une réponse : elle est ce qu'on doit penser. L'Impératrice est heureuse d'avoir cette compagnie et Napoléon lui donne volontiers cette satisfaction. Le 6 octobre, sans même s'être montrée au spectacle français où sa venue était annoncée, Hortense, accompagnée cette fois de ses deux fils, repart en yacht jusqu'à Utrecht, gagne Wesel où elle trouve le roi qui la conduit le 10 à Cologne, et de là le 12, elle arrive à Maxence. Elle s'installe à part dans un hôtel ayant vue sur le pont de Cassel qu'anime tout le mouvement de la Grande armée. Et, tout de suite, elle parait se plaire infiniment en cette petite cour qui est une famille, entre sa mère, ses enfants et sa cousine Stéphanie de Bade. Pour se distraire, elle a les passants qui vont au quartier général, les jeunes gens de noblesse qui se forment en Compagnies d'ordonnance et parmi lesquels elle retrouve certains compagnons de son enfance ; elle a les princes allemands qui viennent rendre leurs devoirs, les généraux blessés qui arrivent des batailles, les femmes de maréchaux qui rejoignent leurs époux ; elle va en parties ou en visites à Biberich, à Darmstadt ou à Francfort ; elle essaye du théâtre français installé dans la grande salle du manège d'équitation ; elle prend goût aux concerts que donne l'Impératrice ; enfin, elle a des bals, même des bals masqués ; en décembre, voici, à cet effet, un domino que Leroy lui envoie de Paris, deux autres qu'elle achète à Mayence pour les bals de Francfort. Elle poursuit ces étonnantes emplettes de bijoux et de pierres, ces achats qui, en un seul mois de ce séjour, vont à 20.792 francs. On l'imagine en un jardin de rêves, se promenant entre des arbres aux troncs d'or ou d'argent aux fruits lucides et clairs, et emplissant de ces fruits sa robe faite, comme dit Perrault, des rayons de la lune. Elle cueille des saphirs à Amsterdam, des rubis à Francfort, des pierres de couleur à Mayence, sans compter la parure de grenats et brillants de 21.200 francs que sa mère lui a offerte pour sa fête. Hortense pousse à ce point la passion des bijoux que, pour paraître encore en posséder davantage, elle mêle de fausses pierres aux vraies, surtout de fausses perles. D'ailleurs, tout ce qui est toilette lui plaît infiniment, et, comme si Amsterdam et la Haye n'en regorgeaient point, elle fait à Mayence provision de marchandises anglaises : mousseline, gaze, batiste tricots, percales ordinaires et percales à jour.

Ses fils l'accompagnent partout ou presque et, malgré ses idées de simplicité, elle ne peut empêcher l'Impératrice de donner aux enfants des petites montres col avec des chaînes du Mexique. Napoléon-Charles est un adorable être d'une intelligence supérieure à son âge, d'un tact natif admirable, d'une repartie toujours juste et souvent forte. Mme d'Arberg recommande ses filles au Monseigneur de cinq ans : Madame, répond-il, c'est à ces dames d'avoir des bontés pour moi.

Nul doute que, dans l'extrême tendresse que l'Empereur témoigne à Hortense, Napoléon-Charles n'entre pour beaucoup. Elle, il l'aime bien, quoiqu'il la trouve un peu pédante et aimant à donner des conseils, mais il ne la sépare point des enfants, de lainé surtout. A chaque lettre qu'il écrit à Joséphine, c'est un sourire qu'il leur adresse, c'est comme un salut qu'il leur envoie de cette main gantée qui, l'instant d'avant, entre le pouce et l'index, écrasait la monarchie prussienne. Le 15, d'Iéna — le lendemain de la bataille — Si Hortense est à Mayence, donne-lui un baiser ainsi qu'à Napoléon ; le 23 de Wittenberg, le 2 de Postdam : Bien des choses à Hortense et à M. Napoléon. M. Napoléon a écrit à son oncle, grande affaire : J'ai reçu une lettre de M. Napoléon. Je ne crois pas qu'elle soit de lui, mais d'Hortense, écrit-il de Berlin, le 1er novembre, et il tient à s'en éclaircir, car, huit jours après, à Hortense : J'ai reçu votre lettre. J'ai lu celle de Napoléon. J'imagine que vous lui avez conduit la main. Il n'a pas assez d'esprit pour dire de si belles choses. Pense-t-il à faire venir Joséphine à Berlin ? Je serai bien aise aussi, dit-il le 16 novembre, de voir M. Napoléon ; et il répète dix jours plus tard : Je serai fort aise que la reine de Hollande soit du voyage. Sans doute, c'est sur la lettre du 16 qu'Hortense se fonde, lorsque, attendue à la Haye par son mari, un détachement des gardes à cheval envoyé à sa rencontre, elle refuse de venir. Des lettres aigres sont échangées. Si, à la rigueur, Napoléon-Charles peut faire le voyage de Per-lin, comment y penser pour le petit Louis ? Il faut donc qu'il revienne à la Haye. Hortense v consent. car toutes ses préférences et ses tendresses sont pour l'aîné et, pourvu qu'elle le garde, tout est bien. Elle renvoie donc le petit qui est rendu à son père le 30 novembre, et elle attend à Mayence les ordres de l'Empereur qui est maintenant à Posen, Elle veut accompagner sa mère ; que ne ferait-elle pour se soustraire à la Hollande ? Mais, de Posen, l'Empereur est venu à 'Varsovie ; il n'a plus d'idée que Joséphine le rejoigne. Il cherche des prétextes ; il lui parle d'aller à Paris (15 décembre, 3, 7, 8, 11 janvier). Peu à peu, le ton monte, la prière se rend impérative et Hortense v est comprise : J'espère que la reine est allée à la have avec M. Napoléon. Cette espérance est un ordre et il faut s'incliner. Toutefois, Hortense, dont le retour a été annoncé pour le 30 décembre, tire en longueur. Les divertissements ont pris fin depuis longtemps ; l'affluence a cessé ; les Gendarmes d'ordonnance sont partis ; il fait froid ; par les fenêtres mal jointes du palais Teutonique entre un vent de glace ; c'est un triste jour de l'an qu'on y passe, mais Hortense le trouve à souhait. Elle fait, pour les étrennes, des cadeaux mesquins : un fichu de 144 francs à Mme de la Rochefoucauld, deux robes de 40 francs pièce à ses lectrices, un lustre de six louis à Mme Campan ; à d'autres, des croix et des cœurs, un cabaret en cristal, des boucles d'oreilles de quatre louis ; à ses domestiques, deux louis et un à un seul des domestiques de l'Impératrice. Elle s'en tire à bon compte, et ce n'est qu'a son fils qu'elle fait le beau présent : 300 francs de joujoux.

Sur la lettre du 11 janvier, il faut partir : mais comme elle tarde encore ! Elle devait partir le 23, arriver le 21. Elle n'arrive que le 29, à sept heures du soir. Sauf huit jours en octobre, voilé sept mois qu'elle est absente de sa capitale. A-t-elle enfin quelque idée d'y résider et quelque désir de s'y faire aimer ? On pourrait le croire : pour la première fois, en ses comptes, apparaissent ces aumônes aux promenades, si habituels aux comptes de sa mère. En un mois, son écuyer en distribue pour 316 francs. Quant aux 20.000 francs qu'elle donne aux sinistrés de Leyde, il n'y a point à lui en faire gloire ; c'est Louis qui a imposé le chiffre ; mais enfin, on la voit se répandre un peu, prendre goût aux boutiques, donner des bals, y paraître, assister aux cérémonies, contempler le roi en habits de satin blanc, manteau de velours bleu brodé d'or, chapeau à la Henri IV, distribuant les croix de son ordre à ses bons, fidèles et loyaux chevaliers. Même, elle a acheté de son argent, pour 181 francs, quatre croix qu'elle donnera elle-même aux principaux de sa maison et qu'elle accrochera à une pièce de ruban moiré en bleu de 34 francs. Elle est plus généreuse en ce qui la touche : sa folie de bijoux continue : de chez Friese, à Paris, elle fait venir une parure de 34.000 francs qu'elle paiera tant par mois.

Tout à coup, les choses se gèlent : comme si la jalousie se gagnait, la reine s'avise d'être jalouse... et de son mari. Le 20 octobre 1806, le roi, sans la consulter, s'est avisé de nommer dame pour accompagner Mme Huyghens, femme du ministre de Hollande en Danemark, petite-fille, par son père, du maréchal de Lowendahl, par sa mère du comte de Charolais[5]. Rien à dire sur sa naissance puisque, par bâtardise, il est vrai, elle se trouve descendre des maisons royales de Danemark et de France ; rien à dire sur le mari, petit-neveu du grand Huyghens ; mais la dame est jolie, élégante et ne craint pas l'intrigue. Au retour de Louis, sa faveur est devenue telle qu'elle a pris à la Cour une place tout à part et que M. Huyghens a reçu la mission d'intime confiance d'aller, de Copenhague à Varsovie, trouver l'Empereur pour solliciter, de la part du roi, un agrandissement du territoire. La querelle s'engage entre Louis et Hortense au moment même où, à Paris, Joséphine se flatte que le ménage est en parfait accord, où elle écrit à sa fille : Si tu veux que je sois plus heureuse, fais-moi espérer que, dans neuf mois j'aurai une petite-fille. Hortense songe bien à cela ! On lui a dit que Mme Huyghens avait laissé en Danemark, mauvaise réputation, que, jeune fille, elle y avait eu des amants. Elle envoie à Copenhague faire une enquête à laquelle Louis, tout amoureux qu'on le dise, ne s'oppose pas ; elle obtient, comme de juste, les résultats qu'elle cherche, impose avec éclat sa démission à la dame, qui, séparée violemment de son mari, se réfugie en France avec deux de ses enfants et meurt de misère et de douleur dans une sorte de pensionnat où elle a trouvé asile. Louis, alors, cherche sa revanche : à propos des petits plaisirs que prend la reine, des bals de pensionnaires qu'elle donne à ses amies, des gon tels qu'elle offre aux enfants, de la société dont elle s'entoure, des promenades qu'elle fait, ce sont des taquineries de chaque instant, un perpétuel espionnage, puis des reproches, des scènes et le reste. Son esprit d'inquiétude se donne carrière et, où elle a pensé trouver un avantage, c'est elle qui a fourni de nouvelles armes.

Sans doute, Louis a des griefs : Hortense a méconnu ses volontés, elle n'a cherché qu'à se rapprocher du persécuteur ; elle s'est appuyée des ordres qu'il donnait pour se soustraire à ceux de son mari, elle a, de ses devoirs de reine, une notion peu précise, et la Hollande, à laquelle Louis prétend se consacrer, n'a point de charmes pour elle : elle, de son côté, ne peut supporter une surveillance qui l'outrage, elle n'a point, comme épouse, de reproche à se faire, et la preuve en est la sévérité cruelle avec laquelle elle a traité Mme Huyghens ; elle est excédée, et si elle frappe assez brutalement pour briser une femme indifférente, c'est comme un enfant qui, n'osant se révolter contre son maitre, se venge sur les joujoux à sa portée.

Ces disputes ont fait tant de bruit, Hortense a mis tant de personnes dans sa confidence que l'Empereur en apprend quelque chose et veut s'en mêler. L'a-t-il su par ses agents ? Hortense lui en a-t-elle directement fait part ? Quoi qu'il en soit, il en écrit à son frère et en fait un paragraphe d'un des réquisitoires qu'il prend contre lui : Vos querelles avec la reine percent dans le public, lui dit-il. Ayez dans votre intérieur ce caractère paternel et efféminé que vous montrez dans le gouvernement et ayez, dans les affaires, ce rigorisme que vous montrez dans votre ménage. Vous menez une jeune femme comme on mènerait un régiment. Vous avez la meilleure femme et la plus vertueuse, et vous la rendez malheureuse. Laissez-la danser tant qu'elle veut, c'est de son fige. J'ai une femme qui a quarante ans ; du champ de bataille, je lui écris d'aller au bal et vous voulez qu'une femme de vingt ans, qui voit passer sa vie, qui en a toutes les illusions, vive dans un cloître, soit comme une nourrice toujours à laver son enfant ? Vous êtes trop vous dans votre intérieur et pas assez dans votre administration. Je ne vous dirais pas tout cela sans l'intérêt que je vous porte. Rendez heureuse la mère de vos enfants. Vous n'avez qu'un moyen : c'est de lui témoigner beaucoup d'estime et de confiance. Malheureusement, vous avez une femme trop vertueuse. Si vous aviez une coquette, elle vous mènerait par le bout du nez. Mais vous avez une femme fière que la seule idée que vous puissiez avoir mauvaise opinion d'elle révolte et afflige. Il vous aurait fallu une femme comme j'en connais à Paris. Elle vous aurait joué sous jambe et vous aurais tenu à ses genoux. Ce n'est pas nia faute ; je l'ai souvent dit à votre femme.

N'y a-t-il pas de quoi exaspérer Louis, et l'Empereur, avec ses bonnes intentions, marchant droit comme il fait, convaincu qu'Hortense et Louis sont des enfants, qu'il n'y a pas entre eux l'épaisseur d'une feuille de papier, ne fournit-il pas à son frère les meilleurs arguments à l'appui de sa thèse ? Ce n'est pas assez du royaume, il faut qu'il se mêle du ménage ! C'est Hortense qui sert d'espion au persécuteur, qui rapporte ces mensonges, qui vaut ces algarades ! On sent que Louis se contient à grand'peine lorsqu'il répond à l'article qui concerne les querelles avec la reine. Sire, dit-il, c'est une fausseté indigne. Je n'en ai jamais eu. Le public n'en dit rien, mais ceux qui, n'avant rien à faire près de moi, puisque j'ai le bonheur de correspondre directement avec vous, s'amusent à nous entourer d'espions et i faire des fables, ont pris leur souhait pour la vérité. Cet article délicat, Sire, Votre Majesté le sait, me touche sensiblement au cœur. Votre Majesté doit me ménager sur ce point et m'épargner de pénibles sensations.

Hortense coule sa vie dans le palais le plus triste qu'on puisse imaginer, dans des appartements meublés avec une simplicité qui frise le dénuement, entre ses fils, leurs gouvernantes et les dames venues de France, qui n'arrivent pour leur quartier qu'en rechignant et repartent avec des transports de joie. Louis circule, tout malade qu'il se dit, cul-de-jatte, incapable d'écrire, surtout lisiblement — plus tard il se mettra à écrire de la main gauche, mais, en ce moment, il essaie encore de la droite — Il est sans cesse par voies et chemins : à Leyde deux fois, à Wasdorp, à l'ile de Voorne, à Helvœt-Stuys, à Alckmaër au Helder, à Haarlem — comme s'il prétendait ainsi échapper à lui-même et surtout à sa femme. A peine arrivé, il repart. Il rentre justement d'une petite tournée, le 29 avril, pour trouver le petit Napoléon assez souffrant. Des médecins, les uns parlent de rougeole, d'autres de fièvre intermittente ; Hortense tient pour la fièvre qu'elle attribue à l'odieux climat ; le 30, elle est rassurée, l'écrit à sa mère. Le 2 mai, brusquement, une esquinancie accompagnée de convulsions. On appelle des médecins d'Amsterdam, d'Utrecht, de Leyde, sans parler de ceux de la Haye et des français de la Maison. Ils décident, le 3, un vésicatoire ; un mieux en résulte, mais, dans la nuit, aggravation. On expédie un courrier à Corvisart. Le 4, la journée est meilleure, la nuit déplorable ; à minuit, on croit l'enfant mort ; à huit heures du matin, le 5, on recommence à espérer ; à deux heures, rechute ; à quatre, tout espoir est perdu ; on donne des poudres anglaises, remède de charlatan dont on annonce des merveilles ; en effet, à six, il demande des cartes, des estampes ; ce n'est que la fièvre ; elle tombe ; il entre en agonie ; à minuit, il expire.

Hortense, qui ne l'a point quitté les deux premiers jours, qu'on a arrachée à son chevet dans la nuit du 4, lorsqu'on l'a vu perdu, est comme frappée de folie ; des heures entières, elle reste dans une immobilité spectrale, les yeux fixes, sans verser une larme.

Louis, qui est un père, devant cette douleur qu'il partage, mais qui, chez lui, prend surtout la forme de la surprise, de l'étonnement, oublie un instant ses griefs contre sa femme et s'empresse près d'elle. Il lui fait quitter le palais et, ne sachant où la mener, car le palais du Bois est inhabitable en hiver, il la conduit d'abord à la maison d'un M. Twent, directeur général des Ponts et Chaussées, qu'on a surnommé l'ami du roi et qui, en effet, ayant un caractère assez pareil, a part à sa confiance. Twent fait tant de façons que Louis, excédé, ordonne de tourner les chevaux et va descendre à la maison de campagne de M. Louis van Heeckeren-tot-de Cloese, orangiste déclaré, qu'il a tout récemment nommé capitaine général des Chasses, en même temps qu'il a fait sa femme dame de la reine. Là avec son inhabileté physique que double son inexpérience, avec sa maladresse morale que décuple l'inattendu de la situation, il essaye de soigner sa femme. Elle tombait par moments dans un égarement complet, appelant son fils et la mort à grands cris, sans reconnaître ceux qui l'approchaient. Quand la raison lui revenait un peu, elle gardait un profond silence, indifférente à ce qu'on lui disait. Cependant, quelquefois, elle remerciait doucement son mari de ses soins, d'un ton qui indiquait le regret qu'il eût fallu un tel malheur pour changer leurs relations. Ce fut dans une de ces occasions se trouvant près du lit de sa femme et lui promettant qu'à l'avenir il s'appliquerait à consoler sa vie, qu'il lui demanda toutefois l'aveu des torts qu'il lui supposait. Confiez-moi vos faiblesses, lui dit-il, je vous les pardonne toutes. Nous allons recommencer une nouvelle vie qui effacera pour jamais le passé. La reine lui répondait avec toute la solennité de la douleur et de l'espoir qu'elle avait de mourir, que, prête à rendre son âme à Dieu, elle n'aurait pas à lui porter l'ombre même d'une pensée coupable. Le roi, toujours incrédule, lui demandait d'en proférer le serment et, après l'avoir obtenu, ne pouvait se déterminer à y prêter confiance, recommençait ses singulières instances avec une telle importunité que sa femme quelquefois, épuisée de sa déchirante douleur, des paroles qu'il lui fallait répondre et de cette persécution, lui disait : Donnez-moi du repos, je ne vous échapperai point ; et parlant ainsi, elle perdait connaissance de nouveau.

Après ces scènes, Louis imaginait, pour distraire sa femme, de lui faire faire la lecture, et c'était Gil Blas qu'il avait choisi. Durant qu'on entendait ces joyeusetés funèbres, sans arrêt, sans hoquets, sans spasmes, ni sanglots, Hortense pleurait : et la Cour où nul ne voulait céder son privilège, où quiconque avant les entrées, dames de service, chambellans, écuyers, en profitait, voyait cette mère qui pleurait ses larmes. Et comme, pour cette lecture constamment soutenue par Mirbel ou par Mlle de Launay, le roi faisait asseoir tout le monde, comme cela constituait un privilège et créait un précédent, sans discrétion, sans scrupule, les gens s'empressaient.

La grande-duchesse de Berg, arrivant sur la nouvelle, rendit à Hortense le seul service qu'elle pût attendre. En femme de tête, elle comprit qu'il fallait l'arracher de ce milieu, la dépayser, la joindre à sa mère. Mais, que dirait l'Empereur ? Il ne pouvait apprendre la mort que le 14, au plus tôt ; par les allées et les venues de courrier, c'était la fin du mois si l'on attendait son avis. Joséphine, quoi que lui dit Cambacérès, n'osait quitter Paris, venir près de sa fille sans être autorisée. Louis n'osait faire partir sa femme sans permission. Caroline prend tout sur elle. Elle décide l'Impératrice à aller au moins jusqu'à Laeken, qui est dans l'Empire ; le 13, elle enlève Hortense et Louis, les mène aussi à Laeken où Joséphine arrivera le 14 à dix heures du soir. Louis laisse sa femme et son fils, le petit Louis que la mère ne veut plus regarder, ne veut plus embrasser à cause de l'autre[6].

L'état d'esprit de Louis est assez difficile à définir : certes, il est affecté, mais, chez lui, comme chez tous les névrosés, l'égoïsme est si fort que toute sensation altruiste disparaît. De Laeken, le 16, à une heure du matin, il écrit à Lavallette : Je n'ai pas reçu de lettre de mon bon Lavallette et je l'en remercie. Je ne doute pas de son amitié, de la part qu'il prend au malheur qui m'accable et je lui sais gré d'avoir respecté mon état. Quand je serai plus tranquille, je te parlerai au long de l'étendue de mes souffrances. En ce moment, j'arrive confier sa fille désolée à l'Impératrice et je repars à l'instant même, sentant la nécessité de réparer le temps perdu depuis quinze jours pour les affaires, au profit de nos bons voisins. Ensuite, des commissions : un lit à lui envoyer, deux exemplaires complets et cartonnés du Moniteur. Adieu mon cher Lavallette, plains-moi, écris-moi, et aime-moi toujours. Ma santé comme tu peux bien penser vient de recevoir un rude échec, mais j'irai jusqu'au bout avec courage. Je, ma, mon, il ne pense qu'à lui et ne s'inquiète que de lui. Pourtant, lorsqu'il se retrouve à la Haye, donnant des audiences, tenant des conseils, passant des revues, avec un besoin d'activité par laquelle il s'étourdit, le 20, pour la première et peut-être l'unique fois de sa vie, il écrit à sa belle-mère, qui a regagné Malmaison avec Hortense, une lettre d'affection et d'intimité où il semble s'oublier et où il donne à sa femme des marques de tendresse : Je n'ai plus qu'une pensée, qu'une inquiétude depuis la fatale journée du 5 mai, écrit-il, et c'est la santé et la conservation de la reine. Je suis ici comme sur un brasier, je ne suis pas une minute à moi-même, c'est le seul moyen de pouvoir exister. Je suis entouré des lieux qu'habitaient mes enfants et des souvenirs de Napoléon ; je ne puis faire un pas sans me l'appeler un souvenir, une circonstance récente, où je le tenais dans mes bras, où j'étais témoin de ses jeux et de sa vivacité. Incapable de supporter le séjour de la Haye où tout lui rappelle son fils, il va s'établir au Loo, et il se prépare à diverses tournées dans son royaume, lorsqu'il reçoit de l'Empereur une lettre l'autorisant, selon le désir qu'il en a manifesté, à voyager dans le Midi[7]. Il répond le 29 : Sire, j'ai reçu avec reconnaissance la lettre que Votre Majesté m'a écrite et les preuves d'intérêt qu'elle contient. J'avais la certitude de ne pas atteindre l'époque de l'hiver si je n'avais pu faire une absence de ce pays. La permission que Votre Majesté me donne me sauve d'une paralysie complète ou du moins en éloigne l'époque. Dans l'isolement et les circonstances où je me trouve, une suspension de travail et un climat plus sain m'étaient indispensables, je remercie Votre Majesté d'y avoir consenti. Toutefois, et quels qu'aient été les sentiments qu'il a marqués récemment, quelques plaintes qu'il fasse de son isolement, il ne compte pas rejoindre la reine qui, dit-il, va prendre les eaux de Barèges, c'est d'un autre côté des Pyrénées qu'il se dirige, vers des eaux que les médecins lui recommandent depuis longtemps.

Après un court séjour à Malmaison, Hortense est venue le 23 à Saint-Cloud, d'où elle est partie le lendemain, avec une suite très restreinte et de son intimité ancienne : Mmes de Broc, de Villeneuve, de Boucheporn et Vaubourg, M Cochelet, en hommes seulement Villeneuve, un écuyer et quelques dessinateurs. Elle a laissé à Lacken le petit Louis dont elle ne peut supporter l'approche ni la vue ; le roi le prendra en passant et le mènera à l'Impératrice. Loin d'être calmée, sa douleur a pris un caractère inquiétant de fixité, exige le silence, ne tolère point la banalité des consolations. On ne les lui ménage point. Joséphine, troublée dans ses habitudes de vie, inquiète de son avenir, parle pour parler comme on fait aux enfants qui ont un bobo. L'Empereur écrit des lettres qui sont d'un souverain, d'un soldat, non d'un père ayant eu un enfant et l'ayant perdu. On ne commande point à la douleur ; on n'y donne point des ordres. C'est sa façon de consoler d'écrire : Quelque légitime que soit votre douleur, elle doit avoir des bornes : n'altérez point votre santé, prenez des distractions et sachez que la vie est semée de tant d'écueils et peut être semée de tant de maux, que la mort n'est pas le plus grand de tous. (20 mai.) Pis encore : Ma fille, vous ne m'avez pas écrit un mot dans votre grande et juste douleur. Vous avez tout oublié comme si vous n'aviez pas encore de pertes à faire. L'on dit que vous n'aimez plus rien, que vous êtes indifférente à tout ; je m'en aperçois à votre silence. Cela n'est pas bien, Hortense ; ce n'est pas cela que vous nous promettiez. Votre fils était tout pour vous. Votre mère et moi ne sommes donc rien ! Si j'avais été à Malmaison, j'aurais partagé votre peine, mais j'aurais voulu aussi que vous vous rendissiez à vos meilleurs amis. Adieu, ma fille, soyez gaie. Il faut vous résigner. Portez-vous bien pour remplir tous vos devoirs. Ma femme est toute triste de votre état, ne lui faites plus de chagrin. (12 juin.) Et il estime que c'est fini, que c'est passé, lorsque, le 16, il écrit encore : J'ai reçu votre lettre d'Orléans. Vos peines me touchent, mais je voudrais vous savoir plus de courage. Vivre, c'est souffrir et l'honnête homme combat toujours pour rester maitre de lui. Je n'aime pas à vous voir injuste envers le petit Napoléon-Louis et envers tous vos amis. Votre mère et moi avions l'espoir d'être plus que nous ne sommes dans votre cœur. J'ai remporté une grande victoire le 11 juin ; je me porte bien et vous aime beaucoup.

Certes, il l'aime, mais pour lui ; et Joséphine aussi pour elle, lorsqu'elle parle de la peine que lui fait sa fille, du trouble qu'elle lui cause, au point que sa santé à elle s'en altère ; puis, par bonne intention, sans cesse elle revient au petit Louis, elle ne tarit point sur ses mines, sa gentillesse, sa bonne santé, comme si, pour la mère, tout éloge au vivant n'était pas un vol fait au mort ! A qui se plaindre, à qui se confier ? La femme, à communiquer sa douleur, l'épuise elle la disperse en mots comme en larmes. Chez Hortense, la douleur ne parle pas et a tari les pleurs. C'est cette douleur inoubliable à qui l'a vue, qui donne aux gestes une raideur d'automate, au visage la fixité d'un masque de cire, à la voix quelque chose qui n'est plus humain et qui vient de l'Au-delà Ainsi tendue par l'idée fixe, la raison s'égare, le cerveau se brise, à moins qu'un hasard, la vue d'un être, d'un paysage, d'un objet ayant tenu au cher mort, ne provoque la détente. Pour Hortense, c'est un orage. Il faisait un orage quand le petit est mort. Un orage la jette aux larmes, aux souvenirs, aux confidences ; et, comme ses amies de pension l'entourent, pleurent avec elle, racontent elles aussi, la douleur prend son cours normal de plaintes et d'oubli, lorsque, après s'être arrêtée quelques jours incognito à Bordeaux où elle est descendue à l'hôtel de Fumel (30 mai), Hortense, le 4 juin, arrive à Langon. A présent, elle s'apitoie aux peines des autres : elle rencontre une colonne de soldats espagnols qui vont rejoindre la Grande armée ; elle s'intéresse aux femmes des soldats, donne un louis à chacune ; sur la route, un enfant est blessé, elle descend de sa voiture, y porte l'enfant, lui fait prendre du vulnéraire, remet de l'argent à la mère. Elle arrive ainsi à Bagnères, mais n'y reste pas : le temps seulement d'acheter des crépons, et elle s'en va à Cauterets où elle commence à prendre sérieusement les eaux.

Le 30 mai, après avoir nommé une régence pour gouverner en son absence, après avoir pris des mesures pour le transport à Notre-Dame du corps de Napoléon-Charles, Louis est parti du Loo ; il a pris le petit Louis à Laeken et, le 3 juin, est arrivé à Saint-Leu. Le 5, il vient voir l'Impératrice qu'il ravit. C'est donc enfin la réconciliation du ménage ! Je désire, écrit-elle à sa fille, que le roi prenne la même route que toi ; ce sera, ma chère Hortense, une consolation pour vous deux de vous revoir. Toutes les lettres que j'ai reçues de lui depuis son départ sont pleines de son attachement pour toi. Ton cœur est trop sensible pour n'en être pas touché. Mais, pour Louis, la santé d'abord ! On lui a conseillé les Eaux-Bonnes, il va aux Eaux-Bonnes et il y restera le plus qu'il pourra : Votre Majesté, écrit-il à l'Empereur, en m'accordant de passer en France a fait plus que m'accorder la vie. Ce n'est ni vivre ni mourir que de rester dans l'état où je suis. D'ailleurs, il ne paraît point si empressé de retrouver sa femme : J'aurais préféré, dit-il, qu'elle restât à Paris, mais elle s'est obstinée à voyager et déjà elle s'en trouve mieux.

C'est donc aux Eaux-lionnes qu'il arrive incognito sous le nom du général Van-Den-Spiegel, accompagné seulement de MM. de Broc et de Boucheporn, d'un aide de camp et d'un médecin. Le voyage n'a point été sans difficultés à cause de l'incognito : le valet de chambre du roi s'est fait estropier par un maître de poste qu'il a insulté ; dans les Landes, il a fallu prodiguer l'argent pour trouver des chevaux. Enfin, on y est : De Broc et Boucheporn ont-ils le mot ou cherchent-ils seulement à se rapprocher de leurs jeunes femmes qui sont avec la reine ? le sûr, c'est qu'ils persuadent à Louis que les Eaux-Bonnes lui sont néfastes et qu'il lui faut Saint-Sauveur. A Saint-Sauveur, pas de maison ; il faut s'établir à Cauterets et c'est dans la maison qu'occupe la reine. Voici donc la vie commune recommencée et, dans ce petit cercle, rien n'échappe, les détails les plus intimes sont connus et répétés. Autour du petit canapé où s'étend Hortense, son canapé de causerie, sa pension se groupe ; on apporte les albums ; mademoiselle Cochelet lit quelque livre du choix de la reine, ou joue au jeu des portraits ; Mme de Broc qui a presque une aussi jolie voix que sa sœur, la maréchale Ney, chante des romances que la reine a composées et qu'elle accompagne sur la guitare, pendant que les officiers poussent des billes et se blousent au billard. Les nouvelles, c'est que le roi a pris l'émétique ou que la reine a la migraine ; ils jouent ensemble aux échecs. Ils sont en telle intimité que, la reine étant incommodée, le roi, au sortir de table, monte chez elle ; elle est au lit, mais un courrier arrive porteur d'une lettre de l'Impératrice et toute la compagnie est appelée pour se réjouir de la nouvelle : Friedland !

Voilà bien des plaisirs, mais il faut songer à sa santé. Saint-Sauveur est médiocre ; Louis n'en est pas content : on lui a parlé d'eaux merveilleuses, au fond de l'Ariège, à Ussat. Il y part le 6 juillet en passant par Toulouse où déjà il s'est arrêté au printemps de l803 et où il a même acheté les débris du cabinet de curiosités d'un octogénaire abbé Bernard, antiquaire fameux, qui fut membre de l'académie des Sciences. L'abbé Bernard vit encore : Louis va le voir, lui adresse une gratification de 600 francs et un brevet de pension de pareille somme. Le f0, il passe à Saverdun et arrive à Ussat. Il est heureux : J'espère enfin, écrit-il à Lavallette, trouver du soulagement à ces eaux qui sont, à mon grand étonnement, fort peu connues. Et, en effet, par chaque courrier, il s'applaudit d'être venu. C'est la première fois qu'on le trouve pleinement satisfait d'une cure.

La reine est restée à Cauterets : sans doute, elle aussi a éprouvé des eaux un soulagement, car la voici prise d'une sorte de folie d'excursions, de déplacements, d'ascensions, de cavalcades. Elle va à Pau, à Lourdes, à Bayonne ; elle va au Monné, au pic de Viscos, au Vignemale, au lac de Gaube, à Luz, à Barèges, à Gavarnie ; elle est constamment en route, tantôt avec ses deux guides porteurs — auxquels elle ne laissera d'ailleurs, avec deux médailles pour se décorer, que cinquante et un francs de pourboire, — tantôt à cheval, à pied même, faisant ses douze lieues à travers des rochers où nulle femme n'a passé. Cède-t-elle, comme on dit, en cette agitation, au besoin unique de s'étourdir, à la volonté de ne pas penser ? Non, car elle a des fantaisies ; il lui faut un coureur basque, habillé de bleu et d'argent à sa livrée personnelle ; il lui faut une jolie jument anglaise qui appartient au préfet des Basses-Pyrénées ; dès qu'elle se trouve avec sa pension, qu'elle joue à la dînette, qu'elle feuillette ses portefeuilles à dessins, qu'elle se sent libre daller et de courir à sa guise, elle se sent mieux, presque Lien. Elle tourne la tête de ceux qui l'entourent soit par la soudaineté maligne de ses résolutions, soit par la soudaineté qu'elle met à renoncer à celles qui lui ont plu davantage et qui paraissent le plus irrévocables. Elle est aussi imprévue et mobile que tenace et entêtée ; elle conçoit seule des projets, et rien ni personne n'a la moindre action sur elle : seulement la connaissance qu'on a de ce caractère, ne sort pas, à l'ordinaire, d'un très petit cercle, recruté comme on a vu, où la reine ne rencontre pas plus de contradicteurs qu'elle ne trouve d'observateurs désintéressés. Il a fallu les eaux pour qu'il s'y introduisit un étranger : c'est le préfet. M. de Castellane, homme de grande maison, faisant les honneurs de son département comme de son salon, plein d'attentions dont aucune n'est commune ni banale, offrant des présents de l'air de quelqu'un qui en reçoit, parfaitement spirituel, et, selon le mode Castellane, d'un esprit de jet qui ne vise point au hautain, mais précise les distances. A la façon dont il traite Hortense, en femme d'abord, puis en reine, on voit que, devant la femme, le gentilhomme s'incline, mais on se demande si, devant la reine, le gentilhomme se rend, Il lui dira, par exemple, qu'elle abuse de sa position, et n'est-ce pas tout enfermer en trois mots. L'obligé des deux, en tous cas, n'est pas le préfet, malgré la commanderie de Hollande qu'on lui passe au col et la croix de chevalier qu'on adresse à son fils. Les Castellane ont eu du bleu qui valait mieux que celui-là

La porte s'entr'ouvre à peine pour M. Verhuell qui se trouve à Barèges et vient faire sa cour à sa souveraine. Quel Verhuell ? Non pas l'amiral, le maréchal de Hollande, Carel-Hendrik qui est à son poste de ministre de la Guerre, mais son frère C. A. Verhuell, que Louis a nommé ministre plénipotentiaire en Es-parme un grand, gros homme, fort sot et dont chacun se gare. Puis, aux derniers jours, pas avant le 26 juillet — et la reine quitte Cauterets le 10 août, peut-être Hortense accorde-t-elle une audience, sur la sollicitation de Mme Cochelet, à un ami de Mme Cochelet mère[8], un M. Decazes. C'est un Gascon, joli homme, vingt-sept ans ; en 1800, il est arrivé de Libourne pour conquérir Paris et il y a gagné d'abord un mariage avec la fille de Muraire, président en la Cour de cassation, par là un siège de juge au Tribunal de la Seine ; mais la femme est morte, la place est médiocre, et les besoins sont déjà grands. Decazes arrive à Cauterets, peut-être pour pleurer sa femme, plutôt pour chercher fortune. Il se recommande de la mère Cochelet, obtient de voir la lectrice de la reine[9] et par elle, peut-être, est présenté ! Il est si désespéré, le pauvre jeune homme, qu'il désire voyager hors de France pourvu qu'on lui donne de beaux appointements. Hortense promet de s'intéresser près du roi, qui d'abord, veut lui donner à elle-même son protégé[10] ; elle ne s'en soucie point, ayant son monde, ne livrant point ainsi sa confiance, surtout n'acceptant personne de son mari. C'est donc Louis qui le prendra, qui, en lui faisant maintenir la place et le traitement de juge à Paris, l'emmènera en Hollande où il le mêlera dans ses affaires les plus secrètes.

Il faut finir : Louis a annoncé le succès de sa dernière cure à l'Empereur qui lui a répondu : Je vois avec plaisir que les eaux vous font du bien et que votre santé s'améliore, mais, ce qui vous fait du mal, c'est votre inquiétude qui vous porte à voir trop de médecins et qui vous empêche de suivre vos remèdes avec assez de constance. On est au 2 août. Hortense doit, ce jour même, rejoindre son mari à Toulouse, mais, c'est seulement le 10 qu'elle se décide à quitter Cauterets. On manquera donc la fête de l'Empereur, car on voyagera à petites journées, la reine se disant fatiguée des eaux quoiqu'elle écrive à son mari qu'elles lui ont fait du bien. Le 11, Hortense arrive à Toulouse. Ensemble. on visite le Muséum, l'Observatoire, l'embouchure du Canal, le plan en relief du Canal du Midi, le Capitole : la reine veut voir les registres : elle y eût pu consigner la date du 12 août, car, ce jour, la vie conjugale est reprise entre les deux époux. Le 13, excursion d'Hortense à l'école de Sorrèze, et un grand détour pour le réservoir du Canal du Midi ; à minuit, elle rejoint le roi à Castelnaudary. Le 14, à cinq heures du matin, on est sur la route de Lyon, mais c'est le chemin des écoliers ; le 27 seulement, pendant le spectacle, on arrive à Saint-Cloud.

A qui les regarde alors, ils semblent en bonne intelligence. Louis se porte bien, malgré les jambes toujours faibles ; Hortense, très amaigrie et toujours toussant, a toutes ses douleurs réveillées par les lieux où elle se trouve, par la présence de son fils et de sa mère, par l'obligation de se montrer et de paraître, surtout par la menace du retour en Hollande. On cherche à la distraire et c'est bien pis : il faut qu'elle soit des concerts, des promenades en calèche, des cercles, des spectacles ; l'Impératrice la veut près d'elle tandis que le roi est à Paris, à son hôtel de la rue Cerutti : le lien qui, si faiblement, s'était resserré et qu'une mère bien inspirée eût respecté, se détend de nouveau et pour se rompre : mais Hortense est enceinte. Elle ne peut, à cause d'un commencement de grossesse qui la rend très souffrante, venir à Rambouillet. (13 septembre.) Et pourtant le roi s'apprête à partir. Joséphine, effrayée du dépérissement de sa fille, fait faire des consultations de médecins qui tous déclarent que le climat hollandais peut encore altérer la santé d'une femme grosse dont la poitrine s'attaque un peu. L'Empereur décide que, jusqu'à nouvel ordre, il gardera près de lui sa belle-fille et le petit Louis. Le roi se soumet avec mécontentement et sait très mauvais gré à sa femme d'une décision qu'elle n'a pas sollicitée. A cela, faut-il ajouter de la jalousie, des doutes sur la grossesse ? On a dit que Caroline, furieuse de voir l'accord rétabli dans le ménage de son frère, avait voulu lui donner des soupçons, mais sur qui ? Personne alors n'eût songé à nommer ce Verhuell, inconnu généralement, trop connu dès qu'il avait paru, et que la malignité publique n'a plus tard indiqué qu'en le confondant avec son frère et sur la notoriété de l'amiral. On a dit Decazes : mais Caroline savait-elle elle-même que Decazes existai ? D'ailleurs, elle eût mal réussi, puisque Louis va l'emmener en Hollande, le faire conseiller de son cabinet et chevalier de l'Union, jusqu'à ce qu'il l'emploie à Paris aux besognes les plus secrètes A ce moment, Louis ne doute point de sa paternité ; avec la précision méticuleuse qu'il porte à tous les accidents de sa santé, il a inscrit les dates et rien de cela ne l'inquiète. C'est assez que sa femme ait eu recours contre lui à un pouvoir supérieur, qu'elle résiste à ses ordres, qu'elle ait suggéré à Joséphine ces consultations, qu'elle ait provoqué les ordres de l'Empereur — en tous cas, qu'elle y acquiesce. On ne se contente pas de s'immiscer brutalement dans son ménage, d'attenter à ses droits d'époux, on confisque ses droits paternels. Et n'est-ce pas encore en vue de contester la stabilité de son royaume et la sécurité de son règne ? La reine, le prince royal restant à Paris et s'y établissant, que dira-t-on du roi ? Qu'il n'est là qu'en passant, que son pouvoir royal est aussi fragile que son pouvoir familial et que, dépendant comme il est des volontés de l'Empereur, ce qu'il dit, ce qu'il annonce, ce qu'il proclame, ne dénote que fourberie ou ne procure qu'impuissance. L'Empereur ne vient-il pas de lui dire en riant qu'il ne serait pas étonné si on lui rendait compte que les douaniers et les gendarmes français étaient entrés sur le territoire de la Hollande pour punir les contrebandiers ? Au reste, a-t-il ajouté : Ce sera fait à cette heure ; Louis qui, de Saint-Leu, devait aller prendre congé de l'Empereur à Fontainebleau, n'attend pas que la Cour y soit rendue et refusant d'assister à la fête que Caroline donne à Jérôme, le 20 septembre, il repart pour ses États.

Le lendemain, Hortense arrive à Fontainebleau avec son fils. Elle, si économe et si soigneuse de son argent, se trouve en ce moment, pour la première fois de sa vie, dans des dettes, guère grosses il est vrai si on les compare à celles de sa mère, mais enfin 68.453 livres 43 sols 8 deniers qu'elle a pris à 3 p. 100 chez MM. Davilier, banquiers. Il est impossible avec sa pension de Hollande, fixée à 5.000 florins par mois (10.714 francs), suffise aux besoins de sa cassette, car, chaque mois, elle a presque autant à payer aux joailliers. — En août, par exemple, 6.000 francs à Marguerite, 3.090 francs à Frièse (6e acompte) 603 francs à un troisième : total 9.693 francs. — En octobre, elle a des engagements pour 15.646 francs, et toujours en acomptes. Si sa maison et son train doivent être pavés à Paris par la liste civile de Hollande, des dépenses s'annoncent à Fontainebleau auxquelles elle ne sait comment faire face. Elle a recours à l'Empereur qui accorde sur la Cassette une pension mensuelle de 8.137 francs 10 centimes à dater du 1er septembre : c'est 101.195 francs par an, s'ajoutant aux 128.568 francs de Hollande et aux revenus très médiocres (6.000 francs environ) de quelques actions de la Banque de France et des ponts de Paris. En six mois, Davilier est remboursé, et Hortense désormais, saura, pour ce qui la touche, prendre ses précautions.

Fontainebleau, elle est dispensée de tenir maison ; elle vit avec sa mère et l'Empereur, et sa santé la sauve souvent des divertissements. Pourtant, pour elle et ses dames, elle n'a pu se soustraire au costume de chasse et Flan s'accorde à trouver que le bleu et argent qu'elle a choisi est le plus élégant. Elle donne beaucoup, elle qui d'ordinaire est peu aumônière ; elle va chez les sœurs de charité, chez les orphelines, à l'hospice ; elle visite l'École militaire et voit les élèves faire l'exercice. Ce sont de médiocres distractions : elle les pourrait prendre même si elle portait le deuil de Mme Tascher, sa grand'mère, dont on vient d'apprendre la mort ; mais pas plus que l'Impératrice, elle ne se met en noir.

Si tranquille que soit la vie d'Hortense dans le brouhaha de Fontainebleau ; tout le monde n'est pourtant pas satisfait qu'elle y soit et qu'elle se dispose à s'installer à Paris : le 17 octobre, parait cette note dans le Journal de l'Empire : On assure que la reine de Hollande retournera bientôt dans ses États. Voilà Hortense en grand émoi : C'est de l'Empereur, sans doute et il faut partir. Elle interroge Fouché qui, embarrassé, se défend : Ce n'est pas l'Empereur. — Qui donc alors ? Fouché avoue que la note vient de chez Madame, laquelle l'a reçue sans cloute de son fils. Et, le 30, Hortense obtient qu'on démente : S. M. la reine de Hollande est grosse de trois mois. On dit que sou état retardera son retour en Hollande et que MM. Corvisart et Baudelocque pensent qu'elle ne pourra pas voyager avant plusieurs mois. Madame a joué, elle a perdu ; elle n'a pas l'Empereur dans son jeu. Eu toute tranquillité d'avenir, Hortense peut donc revenir à Paris, faire, rue Cerutti, les noces de Stéphanie Tascher avec le prince d'Aremberg — motif de nullité qui sera invoqué plus tard — et, autant que lui permet sa grossesse assez pénible, se livrer à sou monde, aux choses qu'elle aime, se faire peindre par Gérard, surveiller l'exécution par Isabey d'un portrait de Napoléon-Charles, portrait exceptionnel assurément, car elle le lui paye 2.532 francs 10 centimes, tandis que pour les miniatures courantes, qu'elles soient d'Isabey ou de Guérin, c'est un prix fait de 350 francs. Elle reprend la musique, se passionne pour la guitare ; enfin, se met à aimer à la folie le petit qui lui reste et, comme par remords, elle le comble de joujoux.

Louis, étant encore à Paris, avait di, surfil question de Flessingue, prendre avec l'Empereur des arrangements qui lui avaient fort coûté, mais qui mettaient fin au moins à une situation intolérable et à des conflits perpétuels. Par le traité du 27 floréal an III, la France avait le droit exclusif d'entretenir, en paix comme en guerre, garnison à Flessingue, la souveraineté restant commune aux deux États et chacun y entretenant ses douaniers. Depuis 1806, Louis avait reçu le droit de nommer le commandant de la place. D'abord, on avait fort disputé sur ce commandant, puis ç'avait été sur la solde des Français que Louis refusait de payer ; enfin, les affaires de douanes étaient venues tout compliquer. L'Empereur déclara qu'il voulait Flessingue à lui seul : en échange, il donnait seulement ce qui était promis depuis novembre 1806, accordé depuis Tilsit : l'Ost-Frise et Jever : encore, sur les domaines d'Ost-Frise qu'il avait annoncés entiers à Louis pour augmenter sa liste civile, réservait-il 500.000 francs de dotation pour ses soldats et, sur Jever 150.000, pour la princesse d'Anhalt. Ce fut là-dessus qu'on batailla. Forcés de céder sur l'argent, les ministres de Hollande obtinrent au moins que leur maître serait mis en possession des territoires de Sevenaër, Huysen et Malbourg, cédés par la Prusse en 1802, mais conservés par elle et incorporés au duché de Clèves à son érection en principauté indépendante ; ils arrachèrent encore la souveraineté sur les seigneuries de Kniphausen et de Farel et le traitement de la nation la plus favorisée dans le port de Flessingue : c'étaient 150.000 sujets gagnés contre huit mille les revenus s'augmentaient de 1.710.000 francs et la population totale du royaume était portée à 2.022.000 habitants ; mais cet accroissement était escompté depuis trop longtemps pour qu'il pût causer une grande joie au souverain et aux peuples.

Ils avaient d'ailleurs un motif constant d'inquiétude, de désespoir même dans les exigences de l'Empereur nu sujet de l'application du blocus continental et du maintien, sur le pied de guerre, de l'effectif militaire.

Dès que, par le décret de Berlin, l'Empereur était entré dans le système de fermer le continent aux produits des manufactures et du commerce anglais, il ne pouvait tolérer que la Hollande leur servit d'entrepôt. Qu'il en fût ainsi, point de doute : tout voyageur impartial dit, comme Girardin : le royaume est en guerre avec l'Angleterre et, si on ne le savait pas, on ne s'en douterait pas ; il commerce comme en pleine paix avec l'Angleterre et il se vend ici une énorme quantité de marchandises anglaises. Les chiffres d'ailleurs sont probants : c'est à peine si l'on sent, en 1806 et 1807, un mouvement de recul sur les importations : elles sont en 1803 de 241 millions chiffre rond, montent à 262 millions en 1801, à 24.8 millions en 1805, se fixent à 241 millions en 1806 et à 212 millions en 1807 ; les exportations qui sont à 218 millions en 1803, arrivent à 236 millions en 1806, à 281 millions en 1807. Ce sont les chiffres officiels de la douane et, naturellement, les contrebandiers échappent à la douane. Il entrait, année commune, dans le port d'Amsterdam, de 1798 à 1805, environ 2.500 vaisseaux de haute mer ; il en entre encore 1.500 en 1806 et 1.400 en 1807 : ailleurs, la proportion est la même. De fait, s'il y avait quelque apparence de difficultés faites aux Anglais dans certains ports où résidaient des agents français, partout ailleurs leur commerce était libre. Pour cela, roi, ministres, douaniers, soldats, marins, banquiers, commerçants, journalistes, tout le monde était d'accord : pas un dissentiment, pas une indiscrétion. Ce n'était point par ordre qu'on se taisait, mais parce que l'intérêt de chacun y était attaché. L'Empereur ne parvenait à surprendre que des indices ; son ministre. Dupont-Chaumont, ne savait rien, n'écrivait rien, et l'on peut se demander si, par crainte ou par faiblesse, il ne se rendait pas volontairement aveugle. D'ailleurs, il vivait à la Haye avec le corps diplomatique ; à la Haye, on n'apprenait rien que par les gazettes et les gazettes étaient muettes. L'Empereur, pour se renseigner, n'avait donc que des rapports d'agents des douanes, disposés à grossir encore pour se faire valoir les faits qu'ils surprenaient ; ils étaient en rivalité et en lutte continuelle avec les douaniers hollandais, fort peu nombreux, car il n'y avait que cent-soixante-douze employés de tout grade, fort disposés à encourager le commerce, car, bien qu'avant de l'État un traitement fixe, ce qu'ils recevaient des intéressés pour la délivrance des passeports, des passe-avant et des permis faisait le meilleur de leurs places. Napoléon s'agace, s'énerve. Il sent ses ordres méconnus, il ne peut, de la régence, cd tenir aucune mesure de prohibition : il arrive aux mesures extrêmes : sur territoire hollandais, il fait enlever des contrebandiers notoires. Que Louis l'apprenne avant son départ de Paris, ou en route[11], il en ressent profondément l'injure. C'est une insulte faite à son nom, c'est une atteinte formelle à l'indépendance de ses États, c'est la confirmation la plus éclatante de tous les soupçons et, si on ne lui rend pas justice, il semble immédiatement décidé à tout briser.

Que vient-on lui parler d'armée, lorsque la Hollande n'a plus de commerce, partant élus de finances ! Il ne veut pas faire banqueroute ; il ne veut pas réduire la dette publique ; il a juré qu'il n'y toucherait pas ; il porte là l'obstination étroite de ses scrupules. Or, sans argent, point d'armée. Il prétend donc diminuer celle-ci et c'est ce que l'Empereur ne veut pas : non seulement, lui ne désarme pas, mais il appelle en ce moment la conscription de 1808 ; il a besoin d'hommes pour occuper l'Europe, de Laybach à Hambourg ; il forme des corps d'armée en vue de l'Espagne ; ce n'est pas le moment pour ses alliés de se démunir. Or, quoique Louis affirme que son effectif est de 42.000 hommes, il a mis en exécution un plan pour le réduire à 23.000 hommes. Chaque jour, il congédie les soldats français qu'il a prélevés pour sa garde sur les régiments d'occupation. Sans en référer à l'Empereur, il rappelle ceux de ses régiments qui sont encore dans les Villes hanséatiques. Il concentre les forces nationales, il élimine tout ce qui est étranger, tout ce qui est suspect d'attachement à la France.

Dans sa maison, la débandade commence par d'Alichoux de Senégra, le grand maître, qui excédé des tracasseries continuelles, prend la poste et se sauve à Toulouse. Caulaincourt, le grand écuyer, se trouve subitement nommé ministre de Hollande à Naples et rentre à Paris avec l'agrément de l'Empereur. Desprez, le secrétaire des commandements est renvoyé en France comme consul général de Hollande. Noguès, premier aide de camp et grand veneur, reçoit un congé qu'il n'a pas demandé, s'en va à son château de Montas où il meurt : cela permet à Louis de faire son éloge. D'Arjuzon, grand chambellan, est en France : qu'il y reste ! Le roi daigne lui enlever son grand office, mais il le nomme chevalier d'honneur de la reine. Fornier-Montcazals, premier chambellan, n'a que faire à la Haye ; il ira à Paris et à Saint-Leu veiller à ce que la reine ne touche à rien. De tout le personnel d'honneur amené de France, de tous ces gens auxquels Louis a fait quitter leur maison, leurs intérêts et leur carrière, il ne reste que le grand maréchal. M. de Broc, encore n'est-ce pas pour longtemps. Et de même est-il dans la maison militaire, de même dans la domesticité royale. Le roi ne renvoie personne, mais il donne une mission, Naples, Paris, Saint-Leu, n'importe ; on part : à l'arrivée, parfois en route, avis qu'on n'ait point à revenir : et, en lettres, Unis s'indigne contre l'ingratitude de ceux qui l'abandonnent.

Bien mieux, c'est ainsi dans le gouvernement, où il faut renoncer à compter les changements de ministres et à décrire les transformations des ministères. Un exemple seulement : le maréchal Verhuell, ministre de la Marine, et le général Hogendorp, ministre de la Guerre, sont suspects de sentiments français ; Louis nomme l'un ministre à Vienne, l'autre ministre à Pétersbourg ; le 30 novembre, il écrit à son ministre des Affaires étrangères : Monsieur Van-der-Gœs, je vous charge de dire aux deux ministres nommés pour les missions de Pétersbourg et de Vienne que mon intention est qu'ils partent le plus tôt possible pour leur destination sans attendre la réponse de ces capitales. Sur de telles nominations, qui tiennent aux relations extérieures, l'Empereur exerce, comme on a vu, un contrôle direct ; c'est pourquoi, le 2 décembre seulement, Louis ordonne à Van-der-Gœs d'en faire part à Champagny et d'ajouter qu'il ne fera partir ces deux ministres qu'autant qu'il sera instruit que ces choix ne sont pas désagréables à l'Empereur. Or, l'Empereur est en Italie, il faut six semaines pour la réponse et, durant ce temps, grâce à cette avance savamment prise, Verhuell, à Pétersbourg, Hogendorp, à Vienne, auront remis leurs lettres de créance et il sera devenu impossible à l'Empereur de les faire rappeler sans scandale.

Que ne change pas Louis ? Il va encore une fois changer la forme de son ordre devenu (6 février 1808) l'Ordre royal de l'Union de Hollande, étonnante institution avec chapitre, secrétaire, orateur, historiographe, hérauts d'armes, avec sept, huit, neuf insignes différents et des commanderies de 10.000 florins, chaque. Bien mieux : il change sa capitale. La Have lui délitait : il lui faut Utrecht, c'est plus hollandais. On achète des maisons au centre de la ville, on en perce les murs ; on ajoute, on bâtit, on démolit ; on fabrique ainsi une sorte de palais ; tout autour, il faut des maisons pour les ministres et les gens de la Cour, une salle pour le théâtre, un palais pour les États, des casernes pour la Garde ; dans une ville de 32.000 âmes, qui ne fut jamais résidence et où manquent tous les bâtiments appropriés, il faut établir tous les services de la Cour et du Gouvernement. Ce qu'il en coûte est folie, mais Louis n'y regarde pas. Il vent tout de suite aller à Utrecht il y change quatre fois au moins d'habitation, s'établit dans des chambres dont les plâtres ne sont pas secs, s'en trouve mal, reprend ses premiers logements, déménage presque chaque semaine, et, à peine cinq mois écoulés, rêve d'une troisième capitale : Amsterdam où, pour le coup, il sera bien mieux !

Ces cinq mois, qu'on n'aille pas croire au moins qu'il les ait passés de suite à Utrecht. C'est le 28 octobre qu'il y vient ; à la mi-novembre, il est mi château de Sœstdych, à la mi-décembre au château du Loo ; il se décide en janvier à rentrer à Utrecht et, en mars, quand les ministres étrangers viennent d'y arriver, ayant quitté la [laye à grands dépens, il annonce que c'est fini d'Utrecht et qu'il part pour Amsterdam.

Une idée au moins est persistante en son esprit : celle d'avoir à sa cour un ambassadeur ou un ministre solennellement accrédité par l'Empereur. S'il arrache cela, c'est qu'il est vraiment roi, qu'on ne touchera pas à ses États. Tant qu'il n'aura pas d'ambassadeur de France, son trône sera branlant, pourra du jour au lendemain être renversé. Dupont-Chaumont n'a pas eu de nouvelles lettres de créance, premier motif pour que le roi ne l'ait pas en gré ; mais, au moins, jadis, le trouvait-il bon homme, bon militaire, capable de rendre service. À présent, il le prend pour bête noire. C'est lui qui fait à l'Empereur les rapports venimeux, qui, faussement, dénonce la contrebande anglaise, qui compte les soldats et raconte ceux pion a renvoyés. Dès que Louis est revenu en Hollande (30 septembre) il demande son rappel : Je prie Votre Majesté, écrit-il, d'accréditer près de moi un ministre... S'il pouvait convenir à Votre Majesté d'avoir près d'elle un autre ministre que M. de Brantzen, elle m'accorderait une grâce de le faire revenir en Hollande, de choisir son remplaçant et de nommer près de moi un ministre accrédité. Le 9 octobre, il y revient avec bien plus de force : N'ayant, dit-il, ni ministre de Votre Majesté accrédité près de moi, ni aucune marque de sa bienveillance et de sa protection, je suis sans stabilité, sans crédit réel dans la nation et sans utilité pour elle et pour vous. Même note le 31 octobre, même note dans toutes les lettres de novembre ; c'est l'idée fixe. Enfin, une porte s'ouvre. L'Empereur n'admet pas que Verhuell, maréchal de Hollande, soit envoyé ministre à Pétersbourg. Je n'entre pas, écrit-il de Milan le 16 décembre, dans des raisons qui vous portent à vous défaire de vos ministres de la Guerre et de la Marine mais, si vous tenez à éloigner Verhuell je préfère que vous l'envoyez comme ambassadeur à Paris. Aussitôt Verhuell est rappelé de Russie, expédié sur France, car, en échange, Louis est en droit de compter, d'abord que l'Empereur accréditera quelqu'un, puis qu'il donnera à sou envoyé la qualité d'ambassadeur. Aussitôt donc Verhuell reçu en grande pompe, il revient à la charge : Que Votre Majesté, écrit-il, daigne nommer près de moi quelqu'un qui soit digne de sa confiance et ne soit pas imbu des principes démagogiques de 1793 et je suis sûr que je serai mieux dans son esprit et que ce pays ne se trouvera plus maltraité. Il faut bien que le grand nombre de surveillants que j'ai ici fassent leur métier, répandant toutes sortes de bruits et créant lorsqu'il n'y a rien. Je lui demande et la supplie instamment de nommer quelqu'un. C'est un peu fort d'accuser de démagogie Dupont, ancien aide de camp de Lafayette, destitué, à la Terreur, ou Serurier, son unique secrétaire, qui avait tout juste dix-huit ans en 93, mais Louis n'y regarde pas de si près : Les principes démagogiques, n'est-ce pas que Dupont a annoncé le rétablissement de la noblesse et blâmé l'institution de l'Ordre de l'Union, qu'il a raconté l'intimité du roi avec les Orangistes, amis des Anglais, et son aversion pour les républicains et les catholiques, seuls susceptibles de quelque affection pour la France ; peu importe, il est impossible de laisser près de lui plus longtemps un ministre qu'il a en telle haine. Le 2 février 1808, l'Empereur nomme un ambassadeur ; et celui-là n'a rien d'un jacobin : c'est M. de la Rochefoucauld, ci-devant ambassadeur à Vienne, le mari de la dame d'honneur de l'Impératrice. Grand honneur ! Il est vrai que Mme de la Rochefoucauld, née Pivart de Chastulé, était cousine germaine d'Alexandre de Beauharnais, par suite est cousine très proche de la reine de Hollande ; cela n'est pas fait pour plaire à Louis, mais comment le dire ? Encore plus devrait-il penser que M. de la Rochefoucauld étant ambassadeur, aura droit, à la Cour — et la Cour sera à Amsterdam où l'on voit Lien mieux qu'à la Haye, — non seulement à des honneurs particuliers et à des entrées spéciales, mais à la continuelle confidence que doit réclamer un ministre de famille, qu'il sera donc un témoin autorisé et attentif, un surveillant toujours éveillé, un adversaire dont on ne pourra si facilement démentir les propos et traiter à la légère.

Il ne faudra pas grand temps à cet ambassadeur, si médiocre soit-il, pour lire dans le jeu que Louis tient d'une main paralysée ; pour constater qu'il n'a qu'un Lut, conserver son indépendance et sauvegarder sou autonomie ; pour vérifier que tout est faux dans les chiffres qu'il invoque, tant de l'effectif de l'armée que rendement des impôts ; pour s'assurer que quiconque est Français est traité en ennemi, que les décrets sur le blocus, même ceux revêtus des formes les plus solennelles, restent d'autant plus inappliqués qu'ils paraissent plus sévères ; que, malgré les apparences, la correspondance continue presque ouvertement avec l'Angleterre où des gentilshommes orangistes de la Maison du roi vont, soi-disant pour leur plaisir et certainement en mission politique. Tout ce qui tend à la constitution du Grand empire est formellement proscrit : L'Empereur veut le code Napoléon en Hollande comme dans tous les États des Napoléonides. Louis dit qu'il faut du temps, des modifications. Si vous faites toucher au code Napoléon, ce ne sera plus le code Napoléon, répond l'Empereur, mais Louis n'en continue pas moins, devant son conseil d'Etat, à parodier les discussions que le Premier Consul ouvrait devant le sien et il est à ce point satisfait de ce qu'il y dit qu'il le fait imprimer. De même, pour le système monétaire qui n'a qu'une vague ressemblance avec le français, pour le système métrique, pour les contributions, pour tout : rien de la France, rien de l'Empereur surtout ne trouve grâce devant ce Batave intransigeant auquel il ne manque que de parler hollandais, car, chaque fois qu'il s'y essaie, la Hollande éclate de rire.

 

Avec Jérôme, les choses vont tout autrement, mais ce n'est pas à dire qu'elles aillent mieux. Pourtant, l'Empereur a cru prendre toutes les précautions et, avec la vigilance éclairée d'un tuteur attentif, il a mis son pupille à même de commencer une vie nouvelle eu abolissant un passé qui le gêne et en lui préparant par des avis, des conseils et même une série de règles qu'il prétend lui rendre obligatoires, un avenir moins ; troublé.

Du passé, il n'y a pas que des dettes de cœur, il en est d'autres dont les créanciers sont moins accommodants. Le chiffre exact Jérôme le sait-il lui-même ? Au train dont il a été à Paris depuis deux mois, à manger trois millions, perd-être deux autres millions suffiront-ils pour éteindre l'arriéré. L'Empereur. par décret du 9 novembre 1807, ordonne que la Caisse d'amortissement fasse le prêt, au roi de Westphalie, d'une somme de 1.800.000 francs qui, le 16, est versée aux mains de son trésorier Borel-Duchambon, contre reçus en règle et engagements de restitution à termes échelonnés. De plus, il lui fait avancer, par le Trésor, son traitement de prince français pour novembre et décembre, ce qui, dit-il, complétera environ les deux millions de dettes du prince ; mais, au moyen de celle avance, ajoute-t-il, je n'entends pas que le prince ait aucune dette à Paris. A Paris, cela est possible, mais en Amérique ?

Quant à l'avenir, l'Empereur prétend le préparer d'abord en rédigeant lui-même une constitution où, si les prérogatives royales se trouvent ménagées, des précautions sont prises contre la prodigalité du souverain et où, au profit des peuples, se trouvent explicitement établis tous les avantages résultant des principes de la Révolution ; il adresse à son frère des conseils et des avis d'une prévoyance paternelle qui doivent former la règle de son gouvernement. ; enfin, il lui impose, pour l'administration de ses États, un personnel qu'il choisit dans les hommes éminents de son intime confiance.

La Constitution, fort simple en ses grandes lignes, semble un mélange heureux des constitutions fie France et d'Italie : monarchie héréditaire de mâle en mâle avec réversion, à défaut de la descendance de Jérôme, à celle de Napoléon, légitime ou adoptive. à celle, légitime, de Joseph, puis de Louis, et enfin de Joachim — celui-ci désigné pour la première fois, car il n'est question de lui ni à Naples, ni en Hollande ; le roi et les siens soumis aux dispositions du Statut de famille ; le régent choisi par l'Empereur ; la liste

civile fixée à cinq millions de francs, mais sur une caisse spéciale alimentée par une dotation domaniale, de façon que ce soit seulement en cas d'insuffisance des revenus des domaines que le trésor public fournisse le complément. Pour les peuples — et ce sont la plupart des Hessois, les sujets le plus despotiquement gouvernés qui aient été en Europe, — égalité devant la loi, libre exercice des cultes, abolition de tous privilèges collectifs ou individuels, abolition du servage, abolition des droits utiles de la noblesse, réduite aux honneurs. Pour l'Empire enfin, introduction des codes, des monnaies, des poids et mesures du système français. Le gouvernement, sous le roi, est assuré par quatre ministres et un secrétaire d'État ; il est assisté d'un conseil d'État dont les membres seize an moins, vingt-cinq au plus — nommés et révocables par le roi, discutent le budget et les lois, d'abord entre eux, puis avec les commissions des États. Ces États, nommés par les collèges de département, se composent de soixante-dix propriétaires, quinze négociants, quinze savants. Les membres, qui ne reçoivent aucun traitement et sont renouvelables par tiers, délibèrent sur les lois au scrutin secret et votent annuellement la loi de finances. L'organisation administrative, la judiciaire sont les françaises ; la conscription est établie et il est interdit de faire des engagements à prix d'argent. Pour un peuple écrasé, durant des siècles, sous le despotisme féodal aggravé du despotisme monarchique, pour ces deux millions d'êtres, troupeau sur lequel l'électeur prélevait, pour les vendre à l'Angleterre, les bêtes les mieux en chair, cette constitution n'est pas seulement un progrès, c'est le passage de la nuit au jour.

Comme si la lettre ne suffisait pas, l'Empereur y ajoute l'esprit : Le bonheur de vos peuples, écrit-il à Jérôme, importe non seulement par l'influence qu'il peut avoir sur votre gloire et sur la mienne, mais aussi sous le point de vue du système général de l'Europe. N'écoutez pas ceux qui vous disent que vos peuples, accoutumés à la servitude, recevront avec ingratitude vos bienfaits. On est plus éclairé dans le royaume de Westphalie qu'on voudrait vous le persuader et votre trône ne sera réellement fondé pie sur la confiance et l'amour de la population. Ce que désirent avec impatience les peuples d'Allemagne, c'est que les individus, qui ne sont pas nobles et qui ont des talents, aient un droit égal à votre considération et aux emplois ; c'est que toute espèce de servage et de liens intermédiaires entre le souverain et la dernière classe du peuple soit entièrement abolie. Les bienfaits du code Napoléon, la publicité des procédures, l'établissement des jurys, seront autant de caractères distinctifs de votre monarchie. Et, s'il faut vous dire nia pensée tout entière, je compte plus sur leurs effets pour l'extension et l'affermissement de votre monarchie que sur le résultat des plus grandes victoires. Il faut que vos peuples jouissent d'une liberté, d'une égalité, d'un bien-être inconnus aux peuples de la Germanie, et que ce gouvernement libéral produise, d'une manière ou d'autre, les changements les plus salutaires au système de la Confédération et à la puissance de votre monarchie... Soyez roi constitutionnel ; quand la raison et les lumières de votre temps ne suffiraient pas, dans votre position, la bonne politique l'ordonnerait. Vous vous trouverez avoir une force d'opinion et un ascendant naturel sur vos voisins qui sont rois absolus. Deux fois au moins, avant que Jérôme quitte Fontainebleau, il revient par écrit sur ces avis et combien de fois pas dit les répéter depuis Dresde : s'appuyer sur le Tiers état, le mettre en majorité dans tous les emplois, se délier des nobles, ménager les sujets, leur assurer, avec une administration paternelle, une justice égale ; créer au centre de l'Allemagne un État à la française, qui servira, sinon de modèle aux rois, au moins d'exemple aux peuples ; affirmer ainsi pacifiquement la propagande des idées de la Révolution ; par là rattacher plus étroitement au Grand empire les nations confédérées, soit qu'on les porte à envier le sort des Westphaliens et qu'elles aspirent à vivre sous des lois semblables, soit que, même, elles souhaitent dans l'avenir à même souverain.

Il faudra du temps ; mais Jérôme n'a pas vingt-quatre ans. Il faudra des efforts et peut-être, au début, malgré les répressions violentes, des rébellions, des renouvellements de révolte, mais Jérôme emporte le commandement des troupes françaises qui sont stationnées dans ses provinces et qui, durant les premières années, doivent fournir la moitié des 25.000 hommes constituant le contingent fédératif du nouveau royaume. Resterait bien une question préalable : l'argent que Jérôme trouvera à son arrivée, mais là-dessus Napoléon préfère glisser : il s'est réservé les contributions de guerre qui doivent être payées avant le lei décembre ; il a conservé par devers lui la moitié des biens allodiaux des princes pour en faire part aux officiers qui ont rendu le plus de services pendant la présente guerre ; il estime que, de côté ou d'autre, Jérôme pourra se procurer tout ce qu'il lui plaira, ne serait-ce qu'en incitant la main sur ce trésor de l'électeur de Hesse que l'on cache certainement quelque part et qui n'est pas perdu pour tout le monde.

D'ailleurs, pour aider son frère à ses débuts, il a établi une régence dont il a choisi les membres parmi les plus distingués de son conseil d'État : Beugnot, Siméon et Jollivet, sont des hommes intelligents, experts, singulièrement qualifiés pour établir l'intérieur, la Justice et les Finances : Jollivet a même une compétence toute spéciale dans les pays du Rhin, car c'est lui qui, sous le Consulat, a organisé les quatre départements de la rive gauche, Roër, Rhin et Moselle, Mont-Tonnerre et Sarre, et qui, à ces quinze cent mille nouveaux Français, a constitué lui seul le système administratif, judiciaire et financier. A la Guerre, l'Empereur leur a adjoint le général Lagrange, vieux soldat d'Italie et d'Égypte, qui ayant occupé l'électorat après Mortier et y avant alors, comme gouverneur, réprimé de main de maitre une insurrection, est resté fort redouté, ce qui, à des débuts, n'est point nuisible. L'Empereur espère bien que les quatre membres de la régence resteront, sous le nouveau roi, en possession de leurs portefeuilles ministériels et, pour le secrétariat d'État, il a débauché, du service de Prusse, l'illustre historien Jean de Muller, dont le nom seul est pour parer le nouveau règne et dont la présence, les idées et l'influence sur les Universités, peuvent attirer à Jérôme les éléments les plus intéressants et les plus généreux du Tiers état allemand.

Faut-il compter que ces mesures si bien prises seront suivies par le roi de Westphalie ? Avant mime que Jérôme ait pris possession de ses États, n'est-il pas permis d'en douter ? De Paris, il a envoyé en Westphalie son aide de camp, le colonel Morio, et lui a conféré, ou tout le moins laissé prendre, le titre de ministre, sous lequel, à tort à travers, Morio a donné des ordres aux garnisons françaises. La répression, il est vrai, ne s'est pas fait attendre et l'Empereur lui-même a infligé quinze jours d'arrêts à l'aide de camp de son frère pour avoir — ce sont ses termes — écrit sans mon ordre à mes intendants et leur avoir dit que je l'avais nommé ministre provisoire pour l'organisation du royaume de Westphalie. Vous lui ferez sentir. écrit Napoléon au prince de Neuchâtel, les conséquences d'un pareil mensonge et combien je suis indulgent en me contentant de cette punition. Lors de l'établissement des sénatoreries, Jollivet, chargé de l'organisation des quatre départements réunis, a eu maille à partir avec Lucien et, ayant reçu mission de le surveiller dans ses divers voyages sur le Rhin, a rendu compte de ses actes. Ce sont là des procédés que Lucien n'a pas pardonnés et Jérôme a embrassé toute l'animosité de son frère. Beugnot passe pour avoir trop d'esprit, et quant à Jean de Muller, Jérôme, qui ignore entièrement qui il est et ce qu'il a pu écrire, ne s'en soucie pas. Ce qui l'occupe, c'est de constituer une cour à la française et qui vaille au moins la cour de ses frères ; il vient tard, la plupart des noms qui sonnent ont été pris ; il ne reste que le fretin. On lui a bien fait une belle maison de prince français, mais quelle apparence que les personnages décoratifs qui ont accepté d'en faire partie, quittent Paris pour Cassel ? Quelle place v trouverait-on d'ailleurs pour le cardinal Maury ? Quelle pour d'Hédouville, général de division, chambellan de l'Empereur, sénateur, grand-officier de la Légion ? Quelle même pour Lefebvre-Desnoëttes, si avant dans la confiance de l'Empereur et promis par ses alliances, son passé et sa valeur aux plus beaux commandements militaires ? On essaiera de le retenir par la dignité de grand écuyer de Westphalie, mais combien de temps ? De même offrira-t-on en vain à Maury l'archevêché d'Hidelsheim avec 200.000 livres de rentes réuni à l'évêché de Paderborn qui en vaut cent mille. L'Empereur ne trouve tas qu'il y a assez de catholiques en Westphalie pour occuper un cardinal. Jérôme se trouve donc réduit à ses amis personnels, les agréables compagnons de sa vie de garçon, Meyronnet, Duchambon[12], Lecamus, Rewbell, La Flèche, Salha : il a beau y ajouter les recrues de la campagne de Silésie : Morio, Ducoudras, d'Albignac, Girard, Cousin de Marinville et même le prince de Hesse-Philipstadt, sauf le dernier, ce n'est guère royal. Il rocrute à Paris d'Esterno, ancien chambellan de sa sœur Elisa ; il y trouve le comte de Truchsess-Waldbourg qui y est ministre de Wurtemberg, mais qui n'a guère d'espoir que son roi paye ses dettes : il engage le mari comme grand chambellan et la femme comme grande maîtresse de la reine. Puis, pour compléter les cadres, il prend un peu tout ce qu'il trouve, quiconque a un ami, un parent pour le recommander et joint à un nom qui sonne, une jolie tournure, car, à cela, Jérôme tient d'abord ainsi a-t-il pris pour chambellan un M. Bigot de Villandry, pour écuyer M. de Maubreuil d'Orvault ; puis, des Gendarmes d'ordonnance licenciés après la guerre, d'Albignac et Norvins ; et des anciennes relations des Bonaparte, le fils de l'ancien intendant en Corse, un Boucheporn, qui durant l'émigration vendait des bretelles il des cure-dents dans les cafés de Hambourg et s'est ainsi préparé à être maréchal de la Cour. Il faut un poète : Jérôme prend Bruguière (du Gard) qui vient de consacrer douze chants, Ornés de belles gravures au burin, à Napoléon en Prusse, et a eu l'art de ne point omettre la Silésie :

... Ce ne sont pas les ans qui donnent la valeur.

Jérôme dans son âme a gravé le modèle

Que la Victoire même en son miroir fidèle

Pour diriger ses pas lui traça de ses malus...

Cela lui vaut une place de secrétaire intime. Quant au bibliothécaire, peu s'en est fallu que ce ne fût Pigault-Lebrun. Le roi l'avait nommé, en même temps qu'il avait pris Chazet pour correspondant littéraire, cela a fait nouvelle : l'Empereur s'est ému et on a dû renoncer à l'Enfant du Carnaval. Au moins, Pigault-Lebrun, eût-il porté à cette cour des sentiments français et des idées de son temps et, dans ce milieu composé presque uniquement de jeunes émigrés ou, qui pis est, de petits bourgeois jouant aux marquis d'ancien régime, eût-il montré la figure d'un combattant de Valmy et d'un honnête homme.

Si Jérôme a été embarrassé pour recruter sa maison, qu'est-ce pour la maison de la reine ? Sauf Mme de Truchsess que le roi de Wurtemberg a bien voulu prêter et une lectrice Mule Malet de la Roche qu'on a engagée, on se contente avec les femmes de ces messieurs, dont Mme d'Esterno née Caulaincourt, est la seule bonne à nommer.

Pour ces personnages médiocres, Jérôme veut au moins des uniformes et des costumes incomparables, et l'on se donne d'autant moins garde de lésiner sur les broderies que ceux qui les prennent n'ont pas le premier sol pour les paver, mais ils en doivent bien d'autres !

Ces choix sont déplorables, ils auront sur le règne entier une influence néfaste ; mais Jérôme en est-il responsable ? A vingt-quatre ans, avec la vie qu'il a menée, où aurait-il appris à connaître Paris et ses ressources, à distinguer les gentilshommes des chevaliers d'industrie ? Comment aurait-il formé d'autres relations et noué d'autres amitiés ? Où aurait-il connu des hommes de poids, de travail et de raison ? Fouillant dans ses lointains souvenirs, remontant au temps de Montagne-de-Bon-Air et de la pension Mac Dermott, il se rappela quelques hommes qu'il imaginait tels et, sans se soucier qu'ils fussent de noblesse ou de roture, il les vint trouver en leur humble maison, leur offrant telle place qu'ils choisiraient, s'ils consentaient à le suivre ; mais ceux-là n'étaient point des courtisans : si modeste que fût leur vie, elle était libre et fière ; ils ne se soucièrent point de la quitter, et remercièrent. Jérôme vit que tout le monde n'avait point en sa fortune la même confiance que lui-même. Il en fut étonné au point que, près de cinquante ans plus tard, il en venait encore exprimer sa surprise. — Ces démarches et ces instances, si elles prouvent sa légèreté — car il ne savait pas grand chose de ces hommes — ne témoignent-elles pas de son bon cœur ? Celui-ci avait des qualités rares, d'abord la reconnaissance, puis la fidélité : mais le discernement faisait' défaut. De tous les hommes dont Jérôme s'est entouré, qu'il a comblés de ses bienfaits, pour qui il a affronté les reproches et la colère de l'Empereur, il n'en est pas un qui ait montré une valeur quelconque comme soldat ou comme diplomate, pas un qui dans sa fortune lui ait rendu service, pas un qui dans son adversité lui soit resté fidèle. Il croyait avoir recruté une cour — et c'étaient des laquais.

Enfin, on va partir ; mais ne faut-il pas signaler la prochaine venue du roi en sa bonne ville de Cassel par un don de joyeux avènement ? Déjà dans la nouvelle capitale, tout se fait à la française ; les maîtres le langue française ne savent à qui entendre ; trois ou quatre restaurateurs de Paris disposent leurs fourneaux ; des modistes, des tailleurs, des joailliers ouvrent boutique. Une garde d'honneur se forme ; on bâtit en hâte, sur la place Frédéric, un arc de triomphe en planches et une colonnade qui figure un palais des fées. Que pourrait bien envoyer Jérôme pour attester son amour des arts et sa passion pour sou peuple ? On écrit de Cassel : le Roi a fait don à notre muséum de plusieurs objets rares, entre autres des gazelles et un crocodile empaillé. — Plus, dit La Flèche à Cléante, une peau d'un lézard de trois pieds et demi, rempli de foin, curiosité agréable pour suspendre au plancher d'une chambre. Qui sait, ce lézard-ci, Jérôme l'a peut-être rapporté d'outre mer ?

Enfin, on part : c'est le 22 novembre, on ira par Nancy, d'abord à Stuttgard, puis à Cassel, mais quelle suite et quelle magnificence Le roi emmène le grand maréchal (Meyronnet), le grand écuyer (Lefebvre-Desnoëttes), le premier chambellan grand maître de sa garde-robe (Lecamus), un chambellan (M. de Hammerstein), un préfet du palais (Boucheporn), le secrétaire des commandements (Cousin de Marinville), trois valets de chambre, un maitre d'hôtel, deux cuisiniers, douze valets de pied ; la reine a sa dame d'honneur (Mme de Truchsess), une dame du palais (Mme d'Esterno), sa lectrice, deux chambellans, un secrétaire des dépenses, un aumônier (protestant), trois femmes de chambre et trois ouvrières en linges et en robes : avec les domestiques des officiers, c'est cinquante personnes. mais un roi se déplace-t-il à moins ?

Stuttgard, où la venue de cet escadron n'a déjà point été fort plaisante pour le roi, Jérôme a cru se rendre agréable en admirant du haut de la tête les Gardes du corps et les Gardes à pied dont il entend copier, à Cassel, les uniformes et les règlements, en acceptant avec condescendance les divertissements qu'on s'est ingénié à lui procurer, et il a porté au comble la mauvaise humeur de son beau-père en s'avisant d'intervenir près de lui en faveur du prince Paul, son beau-frère. Cela est encore d'un bon cœur, mais combien maladroit. Je ne puis dissimuler à Votre Majesté, lui répond le roi Frédéric, que j'ai été surpris de voir, par le contenu de sa lettre, qu'elle ne juge pas à propos d'imiter l'exemple de délicatesse que je lui ai donné en évitant soigneusement de me mêler, soit directement, soit indirectement, des affaires de son intérieur. De tout temps, je réglai seul celles de ma maison et dois être jaloux de toute intervention étrangère. Les conseils que mon lige, mon expérience et les liens qui nous unissent m'autorisent à donner à Votre Majesté, sont de respecter dès à présent les droits paternels qui seront un jour sans doute aussi les vôtres et dont alors vous voudrez sûrement jouir dans toute leur étendue et sans en partager les soins avec personne. — Monsieur mon frère et très cher beau fils eût pu se le tenir pour dit et n'y point revenir : mais, malgré la leçon, il se laissera, diverses fois encore, persuader par la reine d'intervenir dans les querelles de la famille royale ; de la part de Catherine, cela s'explique ; elle a le meilleur cœur et le plus tendre. Libérée de l'autorité paternelle, elle a pitié de ses frères qui y sont soumis et, comme elle en sait le poids, elle tente de l'alléger ; mais Jérôme ne pouvait trouver mieux pour se faire prendre en grippe par son beau-père — ce qui ne manque point d'arriver dès ce voyage de noces.

L'entrée à Cassel, le 7 décembre, est fort brillante et signalée aussi bien par l'enthousiasme des peuples que par la beauté des illuminations ; mais, à peine le roi a-t-il touché les six premiers mois de sa liste civile qu'on peut dire échus et s'est-il fait avancer les six autres mois, que la situation financière de son royaume lui apparait fort critique, Jollivet n'a-t-il pas osé soutenir au conseil de régence que l'Empereur, en se réservant la moitié des biens allodiaux des princes dépossédés, a compris dans la même réserve la moitié de leurs biens domaniaux ? La distinction entre les deux natures de biens est en effet subtile, mais Jérôme y tient infiniment ; car si, d'après la Constitution, il n'a droit à des revenus domaniaux que jusqu'à concurrence de cinq millions, sans nul domaine accessoire, il compte bien qu'il n'en sera point ainsi dans la pratique, que la liste civile sera payée par le trésor public et que les domaines, tous les domaines des ci-devant princes, lui seront attribués par surcroît. Et c'est Jollivet, un homme à ses ordres, un homme à ses gages qui a levé ce lièvre ! Bien pis : de Berlin, Daru, au nom de la Grande armée, réclame 35.600.000 francs et des centimes de contributions arriérées. Vu l'occupation et l'entretien des troupes françaises, vu le prélèvement de cinq millions opéré par le roi le jour de son arrivée, l'exercice 1808 s'annonce avec un déficit de neuf millions. Que faire ? Emprunter ? Jérôme connaît le procédé, mais, à Cassel il n'est point encore en connaissance avec les usuriers. Ceux de la liesse sortent de l'ordinaire : il ouest qui ont eu la familiarité de leurs princes, et qui demeurent leurs associés ; mais ils n'ont garde pour cela de repousser un client tel que Jérôme : il est de bonne prise, et les affaires avec lui peuvent, ourre le profit d'argent, procurer des avantages qu'on eût vainement attendris des ci-devant électeurs. Jacobsohn se présente donc et se fait fort de procurer chez les Juifs, ses coreligionnaires, deux millions tout de suite ; et il n'écorchera point pour l'intérêt : ce ne sera que 8 p. 100. Il est vrai qu'il stipule qu'on le remboursera en domaines, et c'est 100 p. 100 qu'il y gagnera, mais Jérôme a l'habitude de ces marchés, et celui-ci lui parait tout à son avantage.

L'argent ainsi trouvé, au moins pour quelques jours, le roi estime qu'il se doit de faire place nette et de s'établir en souverain. Le jour même de son arrivée, il a déclaré que les fonctions de la régence avaient cessé et il a, à titre provisoire et sous ses ordres directs, chargé Siméon, Beugnot, Jollivet et Lagrange des quatre ministères.

Huit jours écoulés, le 15, première charrette : le général Lagrange reçoit l'ordre de partir pour la France. C'est un grand scandale : on vient, dans ses écuries, enlever tous les chevaux qui y sont, les chevaux de l'électeur, dit-on. On l'accuse de s'être attribué 700.000 francs des contributions de guerre ; une partie des Français qui sont en Hesse, embrassent sa querelle et partent avec lui : entre autres, M. Reinhart, inspecteur général des douanes, et M. Roques, directeur du Collège des guerres.

Le surlendemain, en présence des conseillers d'État qu'il vient de nommer et qui tous sont Allemands, Jérôme interpelle les trois ministres qui lui restent : Depuis que je suis présent, dit-il, l'existence d'une régence serait contraire à ma dignité personnelle, à l'honneur de ma couronne et à l'ordre public. Le bien de mes sujets ne me permettrait pas de le souffrir, je ne le souffrirai donc pas... J'exige donc que les anciens membres de la Régence devenus mes ministres et qui ne peuvent pas être autre chose, me réfèrent exactement toutes les lettres qu'ils pourraient recevoir sur les affaires de mon royaume et qu'elles soient rapportées dans mon conseil privé... Il se pourrait, ce que je ne pense point, que Messieurs les anciens membres de la Régence se crussent liés de manière à ne pouvoir remplir mes intentions. Dans ce cas je regretterai certainement leurs lumières et l'intégrité dont ils ont donné l'exemple dans mes États, mais je ne peux plus accepter leurs services comme ministres, ni souffrir qu'ils exercent en Westphalie, une autorité indépendante de la mienne et pour laquelle ils n'auraient et ne pourraient avoir aucun titre. Je demande donc à chacun d'eux en particulier de s'expliquer catégoriquement sur ce point et j'exige que vous prêtiez le serment suivant : Je jure d'exercer fidèlement et loyalement les fonctions qui me sont confiées par Sa Majesté le roide Westphalie.

Ceux que Jérôme met ainsi en demeure de lui prêter serment sont conseillers d'État de l'Empire français, Jollivet depuis l'an VIII, Siméon depuis l'an XII Beugnot depuis 1806 ; ils ont tenu, dans les diverses assemblées françaises, le premier rang ; ils ont reçu les plus hauts grades dans la Légion ; la mission qu'ils remplissent prouve en quelle confiance les tient l'Empereur, et c'est d'eux qu'on exige qu'ils renoncent virtuellement à la qualité de Français, en jurant fidélité, sans autorisation de l'Empereur, à un souverain étranger. Autant leur signifier qu'ils parlent.

Pour compléter ces mesures, Jérôme confie à Morio le portefeuille de la Guerre ; il nomme Rewbell gouverneur de Cassel, il oblige Jean de Muller à se retirer et le remplace provisoirement par Cousin de Marinville, en attendant qu'il nomme Lecamus à la secrétairerie jointe au département des Affaires étrangères. Ce ministère, Napoléon a refusé de l'instituer, se réservant, comme protecteur, les relations avec les diverses cours et ayant éprouvé los inconvénients que ses frères eussent au dehors une représentation indépendante : Jérôme n'en a souci, il crée ce cinquième ministère. Pour parer Lecamus et le mettre de niveau avec les ministres des autres cours, il lui donne la terre comtale de Fürstenstein, emportant avec le titre un revenu de 40.000 livres de rente. Enfin, convaincu du départ inévitable de Jollivet, il s'avise de demander à l'Empereur, comme ministre des Finances, Hainguerlot, afin, dit-il, il d'avoir près de moi une personne que j'affectionne et qui peut m'être utile, sans, je puis l'assurer à Votre Majesté, être jamais dangereuse pour moi.

Hainguerlot ! c'est là le comble : le 12 novembre, l'Empereur a écrit à Fouché : Hainguerlot à sa femme voient le prince Jérôme et intriguent près de lui. Vous me ferez un petit rapport sur les mesures à prendre pour éloigner ces intrigants du prince. Vous le baserez sur le Statut de famille. Et c'est cet Hainguerlot, que Napoléon poursuit à travers toute l'Europe pour qu'il rende gorge des fournitures, l'homme que Jérôme demande comme ministre[13] !

Aussi bien, d'un coup, le 4 janvier 1808, l'Empereur répond à tout : d'abord, Lagrange : Le général Lagrange n'est pas votre sujet. Il n'est point coin p-table envers vous de ce qu'il a fait dans son administration. Vous n'aviez donc pas le droit de le déshonorer. Il m'a servi en Égypte ; il a fait plusieurs campagnes sous moi en Italie ; il pouvait m'avoir rendu des services tels qu'il m'appartenait seul de juger ce qu'il était convenable de faire... Quel plaisir pouvez-vous prendre à déshonorer l'uniforme militaire ? C'est pourtant cet habit qui a conquis votre royaume et à moi le trône où je suis... Pour le ridicule discours, c'est mieux encore : l'Empereur a tout de suite vu quel en était le but et voici sa réplique : J'ai, dit-il, à nommer un commissaire pour vous mettre en possession de la moitié des domaines qui vous reviennent. C'est M. Jollivet que je nomme à cette place ; donc, ce n'est point Jérôme qui donnera à l'Empereur ce qu'il voudra des domaines, c'est l'Empereur — et par Jollivet ! — qui fera les parts. Aux autres, maintenant : Comme je suppose que mes conseillers d'État sont couverts de mauvais traitements à votre cour, je désire qu'ils reviennent le plus tôt possible... Si Beugnot et Siméon veulent rester avec vous, ils sont les maîtres de faire ce qu'ils veulent ; s'ils ont prêté le serment que vous avez exigé, je les rayerai de la liste de mes conseillers d'État. Quant à Hainguerlot, je ne puis que m'étonner de votre légèreté. C'est un homme poursuivi pour faux, pour procès criminels, tel qu'il est l'horreur de la France. Est-il possible que vous portiez l'inconfiance pour moi à ce point ? Demandez à Siméon, à Beugnot, à Jollivet ce qu'ils en savent ? C'est un homme très habile, mais de gibet, et dont le domicile n'est qu'aux galères. Vous ne connaissez pas les individus et vous voulez m'apprendre à les connaître. Il y a, je vous le répète, peu de maturité dans ce procédé de votre part. Enfin, c'est Lecamus : Qu'a fait le sieur Lecamus, dit l'Empereur. Il n'a rendu aucun service à la Patrie, il en a rendu à votre personne. Est-ce là une récompense proportionnée aux services qu'il vous a rendus ? Depuis que je règne, je n'ai pas conçu un acte d'un pareil arbitraire. J'a plus de dix hommes qui m'ont sauvé la vie, auxquels je ne fais que six cents francs de pension. J'ai des maréchaux qui ont gagné dix batailles, qui sont couverts de blessures et qui n'ont pas la récompense que vous donnez au sieur Lecamus. Des services rendus à votre individu ne sont pas des services rendus au roi ni au royaume de Westphalie. Il est donc indispensable que vous reveniez sur cette mesure et je présume que vous n'avez pas fait une chose de cette importance avec tant de précipitation. Si vous l'avez fait, il faut revenir, ou que le sieur Lecamus renonce à la qualité de citoyen français, et alors il perd tous droits d'hérédité en France. Et l'Empereur conclut par cette pensée qui, constamment désormais, reviendra dans ses lettres à Jérôme : Il ne faut point vous imaginer cependant que le royaume de Westphalie soit une terre. J'aurai des guerres pour vous soutenir et je vois que, dans la balance, au lien que vous mettiez un avantage, j'aurai un déficit de mes forces.

A ces reproches nets, précis, qui tous portent sur des faits, Jérôme, selon la tactique qu'il a adoptée en Amérique et en Silésie, répond par des protesta tiens de dévouement et de tendresse et n'en suit pas moins son chemin. Votre Majesté trouvera en moi le plus affectionné et le plus dévoué des frères... Je ne suis peiné et chagrin que lorsque je vois que Votre Majesté ne juge pas mes sentiments pour elle comme je les lui porte réellement. Que vient-on parler de Jean de Muller, il a été le premier étonné de sa démission ; pour Lagrange, rien n'a transpiré à Cassel du motif de son départ et il a été censé partir d'après les ordres de Votre Majesté ; on ose dire que les conseillers d'État français ne sont pas bien traités à sa cour ! Votre Majesté peut-elle avoir une telle opinion d'un souverain qui lui doit tout ? Et peut-elle croire un instant que tout Français qui me sera envoyé par elle ne sera pas toujours très bien traité et honoré même par moi ? Puis-je oublier jamais, Sire, que mon premier et mon plus beau titre est d'être Français et frère de Votre Majesté. Sur l'affaire d'Hainguerlot, il glisse, l'Empereur a pris son parti ; il faudra du temps pour le faire revenir. Quant à Lecamus, la chose est faite, et un roi ne reprend pas ce qu'il a donné.

Si ce n'étaient là que des légèretés qu'expliquent l'inexpérience, l'infatuation et l'amitié, l'Empereur pourrait s'en consoler, car, sous la vive impulsion qu'ont donnée les membres de la Régence devenus ministres, le royaume a pris rapidement une tournure à lui plaire. Un décret vient d'établir les monnaies à la française ; un autre d'éteindre les survivances dans les chapitres ; toutes les propriétés, même celles de la Couronne, sont assujetties à l'impôt foncier ; les substitutions sont interdites ; l'ordre administratif est organisé à la française ; les registres de l'état civil sont remis aux ministres des différents cultes ; le servage et. les corvées sont abolies ; les taxes et servitudes pesant sur les Juifs sont supprimées ; le blocus continental est sévèrement exécuté ; en deux mois, le système impérial a, en Westphalie, gagné incontestablement plus de terrain qu'en deux ans, à Naples ou en Hollande. Il semble même que Morio s'emploie avec assez de zèle pour constituer une armée : il rappelle les Westphaliens du service étranger ; il amnistie les déserteurs ; il recrute à force pour établir d'abord une garde royale, car c'est ce que Jérôme désire avant tout. Il est vrai que, sur la formation de cette garde, le roi est en complet désaccord avec son frère : Napoléon juge qu'elle devrait être composée presque uniquement de Français et que, de la part du roi, c'est une grande folie de mettre son intérieur entre les mains des étrangers. — Vous avez la confiance de vingt ans, lui dit-il, elle vous sera funeste.

Jérôme estime que ce sont là des préjugés, que sa venue a conquis tous les cœurs, qu'il n'a rien à craindre, que, tout au plus, devra-t-il nommer deux ou quatre colonels-généraux français, mais que, pour assurer son indépendance, il faut qu'officiers, sous-officiers et soldats soient Westphaliens. Il ne voit d'ailleurs qu'une difficulté point d'argent. Les intendants français s'éternisent dans le royaume ; les agents de l'Enregistrement y arrivent pour prendre possession du domaine. Nulle ressource pour payer les troupes, pour acquitter les plus indispensables dépenses de l'ordre public, pour défrayer la maison royale. Au moins, que l'Empereur ordonne qu'on ait terminé pour le 1er mars le partage du domaine et qu'il laisse Jérôme en toucher le produit intégral, quitte à faire état du revenu des biens lui ne seraient point dans son lot.

Ces cris de détresse, si vifs, si renouvelés, si bruyants, n'émeuvent point Napoléon. Il a les oreilles rebattues des fêtes que le roi donne à Cassel, des divertissements de tous genres qu'il y prend et des largesses qu'il distribue avec une asiatique prodigalité : c'est le spectacle français qu'on fait venir de Brunswick- avec toute la musique de l'ancienne cour, et désormais, les acteurs français alternent avec les allemand, au théâtre de la Cour ; c'est la fête au palais de l'Orangerie pour la prestation de serment des députés, avec un grand bal et un souper qui plonge les représentants de la nation dans une stupeur ravie ; ce sont des travaux d'embellissement, de reconstruction, d'aménagement au palais de Cassel, au château de Wilhelmshöhe devenu Napoleonshöhe, au château de Wilhelmstahl devenu Catharinenthal ; Wilhelmshöhe était célèbre dans l'Allemagne entière ; il faut rendre Napoleonshöhe digne de son illustre baptême. Quant au mobilier bien sûr qu'on se doit de le renouveler.

Bals continuels, parties, soupers, courses de traîneaux, bal masqué où la cour entière figure dans les costumes d'anciens Allemands et Allemandes dont on a pris les modèles au Musée où tous les vieux landgraves sont en cire, en grandeur naturelle ; on s'amuse, ce qui est fort naturel d'un roi de vingt-quatre ans, mais cela ne marque pas tant de pauvreté, et l'Empereur ne peut s'émouvoir, comme fait Jérôme en écriture, aux cris que jettent autour de lui les malheureux auxquels tout paiement est refusé. L'Empereur estime que les affaires se doivent faire comme se font les affaires, et il tient à ses réclamations : les contributions ordinaires et l'arriéré jusqu'au 1er octobre 1807, les contributions de guerre, les magasins, pour lesquels il se réduit à une somme de six millions, afin que la concession à quatre soit le nœud de la négociation. Il fait pourtant encore d'autres concessions. Par un traité signé à Berlin par Daru, le 22 avril 1808, il abandonne à Jérôme, en vertu du droit de conquête, les capitaux dus aux anciens princes par les sujets actuels du royaume en retenant ceux dus par les non-sujets ; au lien de maintenir son droit sur la moitié des domaines, il se réserve seulement des biens produisant au total sept millions de revenu ; enfin, la dette totale de la Westphalie vis-à-vis de la France est réglée à vingt-six millions payables en dix-huit mois à dater du 4er niai, non comprise la dette personnelle de 1 800.000 francs contractée par le roi vis-à-vis de la Caisse d'amortissement.

L'occasion est bonne, pour Jérôme, de justifier un nouvel emprunt ; c'est vingt millions qu'il demande aux Juifs ; mais ceux-ci, pour prêter, ne se contentent plus d'une formidable usure et de l'égalité devant la loi qu'ils ont conquise par la Constitution, il leur faut des assurances formelles de protection et l'espérance an moins d'une situation privilégiée. Sous prétexte de remercier le roi d'avoir aboli leurs servitudes, ils se présentent en députation et sont reçus devant le trône. M. Jacobsohn porte la parole et Jérôme réplique. Il n'affirme pas seulement l'égalité de tous ses sujets devant la loi et leur liberté de conscience, il garantit sa bienveillance aux Juifs en corps de nation, il semble appeler dans son royaume les Juifs de toute l'Allemagne. Le Moniteur Westphalien commente et amplifie le discours du roi : Sur le rapport de M. Israël Jacobsohn, le ministre de la Justice et de l'Intérieur fait appeler des députations de la nation juive de tous les départements du royaume. Ce n'est point là pour plaire à l'Empereur qui, juste à ce moment, se préoccupe, après avoir pris les avis du grand Sanhédrin, de disperser et de supprimer les Juifs à l'état de nation, de les assimiler aux autres citoyens et de leur en faire accepter les devoirs après qu'ils en ont reçu tous les droits, qui organise le culte israélite sur le modèle des autres cultes, et qui par les décrets du 17 mars 1808, réprime l'usure juive dans les départements de l'est. Mais encore fermerait-il les yeux si les vingt millions, même ainsi obtenus, passaient aux besoins de l'État et surtout à l'organisation de l'armée : tous les arguments qu'il luge de nature à exciter Jérôme à ce but, il les emploie et les fait valoir. Si vous voulez, lui dit-il, que je vous estime et que je continue à vous protéger, à soutenir vos intérêts, à agrandir vos États autant que les circonstances et la politique générale le permettront, il faut que je voie que vous ne prenez pas votre royaume pour une ferme, et que vous voulez avoir une armée et être puissant. Songez au temps, qui peut-être n'est pas loin, où vous serez obligé de marcher. Que vous servira alors d'avoir un grand nombre de chambellans, une cour brillante, d'avoir jeté de l'argent dans un pays pauvre ? Avec deux millions d'habitants et quarante millions de revenus, vous avez moins de forces réelles que l'électeur de Cassel, qui pouvait renforcer ses alliés de vingt mille bons soldats. J'ai un grand besoin de troupes et d'argent. Mes armées sont en Portugal, en Espagne, à Naples, en Dalmatie, en Allemagne et, avec huit cent mille hommes sous les armes, je viens encore d'en lever quatre-vingt mille. Malgré les ressources que je tire du pays conquis, vous verrez, par les comptes de mes ministres, que je mange tous mes revenus et que le budget de la Guerre est de quatre cents millions... Peut-être le roi d'Angleterre attache-t-il peu d'importance au Hanovre. Le temps peut venir où le grand-duc de Berg sera placé ailleurs. Si vous êtes un prince maitre d'une armée et non un seigneur qui a une belle cour, il n'y a pas de doute que ma politique et l'intérêt de la France sont de vous agrandir.

Ces perspectives sont sans doute pour plaire à Jérôme et il y acquiesce avec empressement, mais c'est à condition de ne rien faire pour aider à les réaliser. Pour lui le métier de roi consiste d'abord dans l'extérieur de la royauté et, se tenant pour roi, il faut que les antres rois le reconnaissent comme tel. Il veut avoir des envoyés accrédités près des divers souverains pour que ceux-ci lui rendent la politesse. Vainement, Champagny a essayé de le mettre en garde, c'est avec une ironie injurieuse qu'il lui a répondu : Monsieur le ministre des Relations extérieures, j'ai reçu avec tout l'intérêt qu'elle méritait votre lettre et je vous remercie des communications qu'elle renferme. Je verrai toujours avec plaisir que vous m'adressiez directement vos pensées, soit qu'elles soient dirigées vers les intérêts de S. M. l'Empereur ou les miens. Ne doutant nullement que S. M. l'Empereur ne soit instruit des intentions de S. M. l'empereur d'Autriche et de ses lionnes dispositions à mon égard, je me décide à faire savoir à Vienne que j'y nomme un ministre. Non content de marquer ainsi le cas qu'il fait des conseils de l'Empereur, c'est par le ministre de hollande à Vienne qu'il fait présenter des insinuations pour savoir s'il ne pourrait y envoyer l'abbé de Meerfeldt, frère du ministre autrichien à Saint-Pétersbourg. Il nomme des ministres à la Haye, à Naples, à Carlsruhe, à Copenhague, à Stuttgard, à Dresde, à Munich ; il en voudrait à Pétersbourg, à Madrid et à Berlin : n'a-t-il pas un ministre des Relations extérieures en la personne du comte de Fürstenstein et ne convient-il pas à un grand roi d'avoir ses propres ambassadeurs' ?

Il lui faut aussi son état-major, et c'est dix aides de camp, recevant chacun S.000 francs de traitement en dehors de sa solde ; sa garde qui devient en réalité fort belle à voir, s'accroit de nouveaux corps avec qui c'est plaisir de jouer au soldat, car tout vient du service de Hesse et de Prusse et ce sont les mêmes règlements. Les quelques officiers français qui ont une valeur militaire se hâtent de partir : pour rester, il faudrait d'ailleurs qu'ils prissent la cocarde westphalienne et prêtassent le serment. Malgré tout ce que l'Empereur a dit, Jérôme n'a pas même renoncé à l'exiger des conseillers d'État français ; il somme Beugnot d'avoir à lui jurer fidélité ou à quitter son service, et Beugnot part avec Lefebvre-Desnoëttes et Rivaud.

Par ces revenants, l'on sait à Paris tous les gaspillages de la Cour et tous les scandales de l'intérieur : comment la reine a dû exiger le renvoi d'une de ses femmes devenue la maîtresse du roi comment le roi a fait venir à Cassel une comédienne qu'il a connue à Breslau, et les histoires de Mlle Bénin, de Mlle Héberti, surtout de Blanche Laflèche qui a retrouvé tout le pouvoir qu'elle exerçait à Gènes sur le commandant Jérôme.

L'Empereur, voyant le compte que l'on tient à Cassel de ses avis, se tait et punit Jérôme par le silence. Cela commence à inquiéter le roi. Je prie Votre Majesté, écrit-il, d'être persuadée que si je recevais plus souvent de ses lettres, je ferais tout ce qu'elle désire, ne m'étant proposé, en montant sur le trône, que de rendre mes peuples heureux et de contenter Votre Majesté. — Je ne vous écris pas, répond l'Empereur, parce que je n'ai rien à vous dire à vous qui, au second mois de votre règne, vous adressez à un Hollandais pour faire des insinuations à Vienne. Est-ce malveillance et ingratitude ? Est-ce légèreté, inconséquence ? Tout ce que je sais, c'est que je n'ai pas de langue pour parler dans de telles circonstances. Sur de nouvelles protestations, il consent à entrer en explications et, après avoir exposé quelques-uns de ses griefs : J'ai vu, dit-il, peu d'hommes qui aient si peu de mesure que vous. Vous ignorez tout et vous ne vous conduisez que d'après votre tête ; rien, chez vous, ne se décide par la raison, mais tout par l'impétuosité et la passion. Je désire n'avoir avec vous que la correspondance indispensable pour les affaires relatives aux cours étrangères, parce qu'elles vous font l'aire des pas et mettre votre désaccord à découvert aux yeux de l'Europe, ce que je ne suis pas d'humeur à vous laisser faire. Quant à vos affaires intérieures et de finances, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète : rien de ce que vous faites n'est dans mon opinion et dans mon expérience et, avec votre façon d'agir, vous ne ferez pas grand'chose ! Mais, l'ayant ainsi grondé, l'irrémédiable faiblesse qu'il a pour l'enfant gâté reprend le, dessus et il ajoute de sa main : Mon ami, je vous aime, mais vous êtes furieusement jeune !

Ainsi, au milieu de 1808, voilà les États napoléoniens, créés par l'esprit de famille et destinés à soutenir et à appuyer la puissance impériale : à Naples, un gouffre où l'on jette sans compter l'argent et les hommes ; à Düsseldorf, des grondements de révolte ; à la Haye, la rébellion presque ouverte ; à Cassel, l'anarchie. En Hollande, où le Roi s'est rendu populaire, il a embrassé toutes les querelles de sa nation contre la France ; à Naples, il faut quarante mille hommes pour maintenir Joseph ; en Westphalie, il est impossible qu'à la première occasion, la nation ne se lève pas contre Jérôme. Partout, au lieu d'une force acquise, une trouée ouverte ; au lieu d'un allié, un protégé qui peut devenir un ennemi. Pourtant, ce ne sont encore là que des morceaux médiocres, des États du second ordre qui n'ont jamais eu un rôle marqué en Europe et qui y ont toujours paru à la remorque des grandes puissances. Si, par eux, le système fait ainsi ses preuves, que sera-ce si l'Empereur, persistant dans sa conception de dominer de l'Europe occidentale par des rois de son sang, tente de l'appliquer à des nations rivales de la France, qui l'égalent certainement en gloire, presque en population et en ressources ?

 

 

 



[1] Reggio n'est pris par Reynier que le 2 février 1808 et, le 17, Scylla est évacuée par sa garnison qui s'embarque pour la Sicile.

[2] M. le comte Murat qui a publié cette lettre, — mais qui malheureusement ne l'a point donnée entière en sorte qu'on peut craindre des suppressions regrettables, — lui assigne la date d'août 1806. Sans doute, le traité de la Confédération du Rhin est du 21 juillet, mais la lettre sur Wesel est du 30 ; pendant tout août, Mitral est à Düsseldorf et il n'aurait point élevé de prétention contre Borghèse en pleine faveur, accompagnant alors l'Empereur à Rambouillet. D'ailleurs, la lettre de Ségur que je publie ici est du 21 août 1807, le règlement de rang des princes étrangers, du 22 août 1807, et c'est à cette affaire uniquement que se rattache la lettre de l'Empereur. Elle ne peut donc être que 1807 et du 22 au 23 août.

[3] Les grands cordons portent, avec le crachat sur le côté, un étonnant collier d'or, où les armoiries émaillées de tontes les provinces alternent avec des faisceaux de flèches. Pour tous les membres. il y a un costume : habit bleu brodé d'argent sur toutes les tailles, avec collet, parements, doublure écarlate ; sur les retroussis, d'un côté un lion, de l'autre un faisceau de flèches.

[4] Allusion à la souscription ouverte par Louis dans le royaume au profit des sinistrés de Leyde, à propos de laquelle l'Empereur lui écrivait le 4 avril : Vous gouvernez trop cette nation en capucin. La bonté d'un roi doit toujours être majestueuse et ne doit pas être celle d'un moine. Rien n'est plus mauvais que ce grand nombre de voyages faits à la Haye si ce n'est cette quête faite par votre ordre dans tout le royaume. Un roi ordonne et ne demande rien à personne. Il est censé être la source de toute puissance et avoir des moyens pour ne pas recourir à la bourse des autres. Toutes ces nuances, vous ne les sentez pas.

[5] La demoiselle Caron de Lassonne avait eu, du comte de Charolais, prince du sang, deux filles qui, légitimées par lettres patentes de novembre 1769, épousèrent l'une M. de Puget, l'autre M. de Lowendahl.

[6] Et pourtant la toilette perd-elle jamais ses droits ? Je relève dans les comptes d'Hortense à cette date.

Deux mémoires de dentelles à Bruxelles : 1.129 fr.

Achat d'un schahl de cachemire : 1.000 fr.

[7] Chose remarquable : Louis qui, dans les Considérations sur la Hollande, a publié plusieurs des lettres critiques que lui avait adressées l'Empereur et qui pouvaient paraitre à la charge de celui-ci, n'a jugé à propos de publier ni la lettre qu'il a lui-même écrite à l'Empereur le 6 mai, ni celle, évidemment très affectueuse que l'Empereur lui a répondue le 15. Ces deux lettres n'ont pas encore été retrouvées.

[8] Qui est cette mère de Mme Cochelet, je n'ai trouvé que son nom qui est Matis, mais, même pour une femme du XVIIIe siècle, elle avait une orthographe bien étrange et qu'elle ne rachetait pas par le style. Voici un billet qu'elle adressait à Decazes qui la peint : J'ai bien du regrée, mon cher Decaze, de ne pouvoire allair se soir ches madame Colin, voulais vous bien estre mon niterprette de mes regrée auprais delle, mais agent fait la sotise, ce matin, de me couper un doit qui maublige davoir la main entortillée et par consesquense ne pouvant faire de toilette ce qui me prive du plaisire de vous voire se soir ; jaurai lonneur de men de domager un de ses jours en nalant remersier madame Colin de son aimable invitasion. Croyez à la mitiez bien vraie que vous avoüe celle qui a lonneur destre

Vve COCHELET.

Mme Colin de Sussy, femme du Directeur général des Douanes était sœur jumelle de Mme Decazes.

[9] Si cela ne dérange pas M. de Case, Mlle Cochelet aura grand plaisir à le recevoir aujourd'hui à une heure et à lui témoigner tous ses remercîments et l'assurance de ses sentiments distingués.

L. COCHELET.

Cauterets, ce 26 juillet matin.

[10] Decazes à la Reine (minute).

Madame, la faveur que vient de me faire le Roi votre auguste époux, où m'attachant au service de Votre Majesté est la plus précieuse que je puisse attendre de sa bonté et le fruit le plus flatteur de la bienveillance dont vous avez daigné m'honorer auprès de lui. Puisque ce choix qui comble tous mes vœux est en partie votre ouvrage, Madame, ne me sera-t-il pas permis d'espérer que mon zèle et mes services ne lui seront pas désagréables. Ma vie tout entière sera consacrée à mériter sa confiance auguste, à me rendre digne de tant de bontés et à prouver à Votre Majesté quelle ne saurait avoir de serviteur plus dévoué et plus fidèle et que le souvenir de ses bienfaits vivra éternellement dans mon cœur...

[11] Il semble impossible que, comme il le dit dans les Considérations, il ait su, avant son départ de Paris, l'arrestation des contrebandiers de Berg-op-Zoom et de Breda ; c'est d'Anvers seulement, le 22 septembre, qu'il en écrit à l'Empereur une lettre affolée.

[12] Il parait que ce du Chambon, Borel du Chambon, qui certainement en 1805 était intendant de Jérôme, aurait été, avant la Révolution, officier aux Chasseurs de Roussillon : émigré en 1791, il avait fait les campagnes à l'Armée des Princes et à l'Armée de Condé, et aurait été en 1798 capitaine au régiment de Hohenlohe-Bartensteim. Je n'ai pas pu trouver par suite de quels accidents, cet émigré était entré au service de Jérôme.

[13] Jérôme n'ignorait rien de ces mesures et s'y était entièrement soumis ; par une lettre du 15 novembre. Hainguerlot lui avait fait ses adieux : J'écris donc aujourd'hui à Votre Majesté pour la dernière fois ; qu'elle oublie l'amitié dont elle nous honora depuis son enfance, c'est à nous seuls d'en conserver un éternel souvenir, la certitude que rien ne pourra jamais nous ravir son estime. En transmettant le lendemain, 16, cette lettre à l'Empereur. Jérôme l'assurait ainsi que ses ordres étaient exécutés : Mais, ajoutait-il, comme je suis convaincu que le gouvernement de Votre Majesté est aussi grand par sa justice que par sa gloire, je ne doute nullement pie si des préventions le déterminent à traiter en criminel un de ses plus fidèles sujets, le temps et la vérité ne le ramènent aux sentiments généreux qui remplissent son cœur. J'écarte de ma pensée ce que celte circonstance peut avoir de pénible pour moi personnellement un jour vous prouvera peut-être. Sire, que je n'ai fait et ne ferai jamais rien qui ne soit digne des hautes destinées auxquelles Votre Majesté m'a appelé. Ce qui aux yeux de Jérôme motivait son changement d'attitude, ç'avait été une lettre en date du 22 décembre par laquelle Hainguerlot lui avait annoncé qu'il avait fait solder au Trésor public le debet de la Compagnie et qu'il avait également terminé avec tous ses créanciers en leur déléguant le capital et les intérêts de leur créance, même les intérêts des intérêts, sur la liquidation Vanille dont S. M. l'Empereur a eu la bonté d'ordonner le paiement. La perte de ma fortune entière après huit années de malheur, ajoutait Hainguerlot, ne me laisse point de regrets et je suis heureux de rues sacrifices puisqu'ils conservent l'honneur à mes enfants.