NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME III. — 1805-1807

 

XX. — LE ROI DE WESTPHALIE.

 

 

Frimaire au XIV (Décembre 1805) — Novembre 1807.

La croisière du Vétéran. — Jérôme abandonne l'Escadre. Arrivée à Concarneau. — Accueil de l'Empereur. — Altesse Impériale et Grand Aigle. — Signature du contrat de mariage. — La Maison du Prince. — Jérôme contre-amiral. — Départ pour la campagne de Prusse. — Rencontre avec le roi de Wurtemberg. — Annulation du mariage Patterson. — La campagne en Silésie. — Deroy à Glogau. — Le siège par Vandamme. — Siège de Breslau. —Jérôme à Varsovie. — La capitulation de Breslau. — Jérôme et Vandamme. — Jérôme général de division. — Façon de comprendre le militaire et de faire campagne. — La prise de Gratz. — L'état-major. — Attitude de l'Empereur. — Sa satisfaction. — Le royaume de Westphalie. — Voyage de retour. — Catherine de Wurtemberg. — Son enfance. — Son éducation. — Portrait physique et moral. — Décision de l'Empereur sur le mariage. —Bessières ambassadeur extraordinaire. — Le mariage à Stuttgard. — Voyage de Catherine. — Arrivée au Raincy. — Première entrevue. — Accueil de l'Empereur. — Mariage civil. — Mariage religieux. — La lune de miel. — Fêtes du mariage. — Voyages aux résidences. — Départ pour la Westphalie.

 

Jérôme a fini, le 22 frimaire an XIV (13 décembre 1805), par se rendre aux ordres réitérés de l'Empereur et il a fait voile à bord du Vétéran. Il a embarqué un état-major de son choix, sur lequel il peut compter entièrement et où, par heureuse chance, se trouvent mêlés aux viveurs sans instruction, sans pratique, certains même sans courage, quelques hommes de métier, manœuvriers de premier ordre, capables de mener aussi bien une escadre qu'un vaisseau : tel Halgan qui fut son chef et qu'il a pris pour second, tel Duperré son premier lieutenant ; mais après, c'est Meyronnet, Santa, Russel, puis des inconnus, Meignen, Boudé, Béville, Demblay ; nécessairement Jérôme s'est fait suivre par Rouillard, le chirurgien de l'Épervier, qui ne le quitte point. Il a de plus une sorte d'état-major civil dont l'indispensable Lecamus est le chef, et l'on formerait une compagnie de débarquement de ses valets de chambre, valets de pied, cuisiniers et marmitons. Comme il est bon prince et qu'il se prête à obliger, il a fait encore place sur le Vétéran à un jeune Mackau qu'il embarque comme novice matelot. C'est le fils de ce Mackau qui, marié à une sous-gouvernante des Enfants de France, fut ambassadeur de la République à Naples[1] ; réfugié à Saint-Germain-en-Laye, il est parvenu, par Mme Campan, aux Beauharnais et aux Bonaparte : sa fille entretenue en pension par Hortense, est à Manheim près de Stéphanie ; et voici son fils, de quatre ans plus jeune que Jérôme, qu'on attribue à Jérôme en qualité d'ancien camarade de pension et qui saura Tort bien y faire sa fortune. Rien de tel que de s'ingénier.

On a vu quelles précautions l'Empereur a cru prendre pour que son frère servit sérieusement, qu'il fût tenu comme les autres commandants de vaisseau hors du secret de l'expédition et n'eût aucune part aux instructions de Willaumez. Avant d'embarquer, Jérôme est au courant de tout. Dès le troisième jour qu'on est en mer, l'amiral n'ose rien décider sans avoir pris son avis, on dirait ses ordres. L'escadre a capturé à la hauteur de Madère deux navires anglais ; l'amiral a donné ordre qu'on brûlât les bateaux et il va envoyer les équipages à terre par une de ses frégates, mais, avant, il consulte Jérôme, et Jérôme répond : Je crois, général, qu'il vaudrait beaucoup mieux ne vous défaire d'aucune de vos deux frégates... mais, dans tous les cas, je désire que le capitaine Kergariou reste avec votre division. Vous savez que c'est un très bon officier, et il ajoute en maitre : Faites-le-moi dire par la frégate. Le 1er janvier, pour les étrennes, l'amiral met à l'ordre de l'escadre que, à partir de ce jour, M. Jérôme Bonaparte, frère de Sa Majesté, est le premier des capitaines de vaisseau et qu'en conséquence, il prend le commandement de la deuxième division. Là-dessus, on continue la campagne : le 17 février, l'escadre, à quarante-cinq lieues du Cap, rencontre une corvette ennemie, dont elle s'empare et par qui elle apprend que les Anglais occupent la colonie hollandaise et que les convois de l'Inde sont passés. Willaumez se décide ù aller relâcher au Brésil, à la baie de Tous-les-Saints. L'escadre y arrive le 3 avril. Jérôme descend à terre, s'installe dans la maison d'un certain colonel Accioli, y reçoit des fêtes et les rend sur le Vétéran. On y fait même si grande cuisine que, le 10 avril, le feu prend et, sans le dévouement de Duperré et de quelques matelots, le vaisseau serait perdu : c'est pourquoi, le 13, Willaumez écrit au ministre : M. Jérôme Bonaparte s'étant toujours fait remarquer par la manière habile dont il commandait lui-même les manœuvres, l'installation, la police et l'ordre qu'il a établis à bord du Vétéran, les commandants de division convaincus qu'il est le plus capable de conduire l'escadre au cas où le général n'existerait plus, m'ont témoigné le désir de voir M. Jérôme Bonaparte à leur tête ; en répondant aux vœux des capitaines, j'ai été flatté en même temps de faire un acte de justice.

La relâche dure dix-huit jours et il parait que Jérôme en est satisfait, car, la veille du départ, sur beau papier à vignette avec la devise Liberté des mers il écrit à l'ambassadeur de France à Lisbonne pour lui annoncer que l'escadre de S. M. I. et R. avant relâché à San-Salvador après quatre mois de nier... a été reçue non comme en pays neutre, mais comme chez des alliés, ce pourquoi il recommande avec une extrême chaleur au gouvernement de S. M. T. F. l'intendant portugais de la Marine.

On repart ; on remonte sur Cayenne où l'on reste du 15 au 28 mai ; de là on doit aller à la Martinique. Le Vétéran, sans s'inquiéter des signaux, file seul et arrive en rade de Fort-de-France le 5 juin. Vingt jours durant, Willaumez avec le reste de l'escadre, s'emploie à chercher sur les mers le frère de l'Empereur que les Anglais, dit-on, ont juré de prendre. Le 24, il arrive désespéré à Fort-de-France, où Jérôme d'ailleurs le reçoit fort bien. Cela suffit pour qu'il soit retourné : Le lendemain, de Fort-de France, il écrit à Ernouf, capitaine général de la Martinique : Le Prince Jérôme a changé du tout au tout et je vous le garantis digne frère de notre monarque ; sa maturité, ses connaissances et son aplomb m'ont véritablement étonné. Et il ajoute cette phrase qui explique tout : Il n'aime pas plus Ducrès que nous, et s'il est, comme il y a grande apparence, nommé Grand amiral à la place du Prince Murat qui a donné sa démission de celte charge, il compte bien forcer ce courtisan à la retraite.

Le 1er juillet, on appareille. Jérôme est déjà hanté de l'idée de rentrer en France : par une lettre du 9, il en fait à l'amiral la proposition positive, mais Willaumez, tenu par ses instructions, décline cette fois assez fermement et, pour le cas où les navires de la division seraient séparés, il indique deux points de rendez-vous obligatoires.

Le 27 juillet, le Vétéran capture un corsaire qu'il prend à la remorque, ce qui retarde sa marche. Le 28, l'escadre n'est plus en vue. Obéissant ou croyant obéir à un signal, Jérôme vire vent devant et fait route pour le nord. Le 29, il constate qu'il n'est plus en aucune vue. Il ouvre alors ses instructions, et, sans tenir compte des points de rendez-vous fixés par l'amiral, il se dirige d'abord sur Terre-Neuve. Puis, il change de projet, se rabat sur le sud-est. Il capture un brick, visite un navire russe qui lui annonce le passage d'un convoi anglais. Il se lance à la poursuite de ce convoi, l'aperçoit le 17 août et, le 18, s'empare de onze des seize voiles qui le composent. Il est à ce moment dans les parages des Açores ; il gagne les côtes d'Espagne et, le 24, il a le cap sur Lorient ; le 25, il rencontre une division anglaise, mais il s'y soustrait en entrant dans la baie de Concarneau. C'est là le fait de guerre le plus glorieux de sa croisière : il en fera peindre un tableau.

Sur l'accueil que lui réserve l'Empereur, il n'a pas plus d'inquiétude qu'il n'a pris souci, durant la campagne, des observations sur les dépenses. Son traitement annuel sur la cassette impériale était de 150.000 francs, il l'a dépensé, aussi facilement que le traitement de capitaine de vaisseau, une bagatelle ! mais, de plus, il a tiré sur le trésorier de la couronne pour 400.000 francs de lettres de change, 200.000 francs par relâche !

L'Empereur sur la première nouvelle, croit que l'escadre est arrivée. C'est un renfort inespéré, six vaisseaux de plus disponibles qui, avant un mois, peuvent reprendre la mer. Au moment où l'on traite avec l'Angleterre, cela ne laisse pas d'être de quelque considération. Le lendemain, il en faut rabattre : il n'y a que le Vétéran. L'Empereur n'est point dupe, mais, par ses ordres, les journaux retentissent des dix bateaux anglais valant cinq millions et des cent vingt matelots pris par Jérôme, — Son Altesse Impériale le prince Jérôme.

Car, à peine le Vétéran hâlé dans le port de Concarneau (1er septembre), Jérôme est parti pour Paris accompagné de Meyronnet, de Salha et de Lecamus. Reçu à miracle par son frère qui ne lui fait pas une observation sur son brusque retour et qui reçoit sans broncher l'histoire qu'il conte, il est tout de suite déclaré Altesse Impériale et décoré du Grand Aigle[2]. L'Empereur a besoin de lui. Le 9 septembre, Duroc signe avec le comte de Winzingerode, les articles du contrat de mariage entre Son Altesse Royale Mme la princesse Frédérique-Catherine-Sophie-Dorothée, fille de Sa Majesté le roi de Wurtemberg et Sou Altesse Impériale le prince Jérôme de France, frère de Sa Majesté l'Empereur des Français, roi d'Italie. Sans doute, le mariage avec Mme Patterson n'est pas encore annulé par l'église, mais on peut dire que l'officialité du diocèse est saisie et qu'elle ne saurait manquer de prononcer. D'ailleurs, c'est une protestante que Jérôme s'engage à épouser et le roi de Wurtemberg n'a que faire de l'opinion du Pape.

Cette confession de la princesse n'est pourtant invoquée ni même relatée nulle part dans le contrat, pas plus que la confession catholique de Stéphanie de Beauharnais n'a été mentionnée dans son contrat de mariage avec le prince de Bade. Dans un cas comme dans l'autre, des garanties ont sans nul doute été données pour assurer à l'une et à l'autre des princesses le libre exercice de son culte et aux enfants à naître l'éducation catholique ou protestante selon la religion suivie par le père.

Mais l'on s'abstient d'autant plus soigneusement d'insérer au contrat quelque stipulation relative à la communion de la princesse, que pour obtenir du Pape l'annulation du mariage Patterson, l'Empereur a plus insisté sur la nécessité d'écarter du trône impérial une protestante. Ç'a été là l'argument majeur qu'il a présenté et, à présent, c'est à une protestante que lui-même unit son frère. Mais, a-t-il lé choix ? Ayant recouru au Pape, il a, par là-même, reconnu sa juridiction et le Pape ayant refusé toute dispense, est-il vraisemblable que, contre le Pape, une cour catholique eût accordé à Jérôme une de ses princesses ?

Ce n'est point la moindre singularité de ce contrat. Les pleins pouvoirs donnés par le roi de Wurtemberg au comte de Winzingerode sont à la date du 20 août où il était matériellement impossible que l'on connût, à Stuttgard, l'arrivée du Vétéran. Le mariage par procuration doit avoir lieu à Stuttgard le 15 octobre, pour être ensuite ratifié en France suivant l'usage, les lois et les statuts pour la Famille impériale et ceux de l'Eglise. L'échange de la princesse se fera à Strasbourg. Sa dot est fixée à 100.000 florins cours du pays, et le droit de retour jusqu'à la seconde génération est stipulé au profit du roi. Outre les 100.000 florins argent, le roi donne pareille somme en bagues et bijoux. L'Empereur et le prince Jérôme fournissent 300.000 francs de bijoux et pierreries ; ils assurent à la princesse cent mille francs par an pour ses dépenses, indépendamment de sa maison, que le prince entretiendra d'une manière convenable à sa naissance et à son rang. Le douaire consistera en une rente annuelle de cent vingt mille francs, plus une habitation, les droits, revenus et joyaux de la princesse, et sa maison telle qu'elle aura été constituée. Veuve et sans enfants, elle jouira de son douaire dans l'Empire ou hors de l'Empire. Jamais tel contrat n'a été accordé à une princesse française, ni subi pour une étrangère, mais l'Empereur est si pressé qu'il donne à peine le temps d'établir le traité en forme avant que les ratifications soient soumises à sa signature. Marot, chargé de ce soin, réclame partout l'original, tant la lecture de la copie le laisse inquiet ; mais l'Empereur ordonne ; on passe outre. Jérôme s'est rendu : tout, est bien. Jérôme est débarqué, écrit Napoléon à Joseph, le 12 septembre, je l'ai reconnu prince ; je lui ai donné le grand cordon de la Légion d'honneur ; j'ai arrêté son mariage avec la princesse Catherine, fille du roi de Wurtemberg ; — Je suis fort content de Jérôme, écrit-il à Louis, le 15 septembre. Il se prépare à provoquer un plébiscite, c'est-à-dire la sanction du peuple sur son droit de succession à la couronne ; à la date du 24, il rédige même un projet de sénatus-consulte convoquant, à cet effet, le peuple dans ses comices ; mais les événements qui se préparent au delà du Rhin l'empêcheront d'y donner cours[3].

Dès le 21, il a annoncé à Jérôme qu'il toucherait, à partir du 1er octobre, une rente apanagère de un million, son apanage de prince français ; enfin il lui a nommé une maison complète. D'abord, un premier aumônier, avec 12.000 francs de traitement, Son Éminence le cardinal Maury, le protégé d'Elisa, tout exprès revenu de son évêché de Montefiascone. L'Empereur lui écrit qu'il le voit avec plaisir dans un poste qui le rapproche de lui et qu'il est fort aise que les circonstances le mettent à même d'employer ses talents pour le bien de la religion, du trône et de la patrie, mais il ne compte pas sans doute que ce soit là un gouverneur qu'il donne à son frère, ni même un mentor ; il en a de meilleure espèce en la personne du chambellan et de l'écuyer. Le chambellan, c'est le général Hédouville — d'Hédouville, plutôt, — gentilhomme de naissance et de manières, déjà vieux (cinquante et un ans), distingué comme chef d'état-major de Hoche, à l'Armée de la Moselle, pacificateur de la Vendée après Hoche, commissaire du Directoire à Saint-Domingue où, faute de forces et de secours, il dut céder à Toussaint-Louverture, de nouveau employé en Vendée, cette fois en chef, et y ayant contraint les insurgés à recevoir, à Montfaucon, la paix du Premier Consul, ambassadeur à Pétersbourg en l'an X, ensuite chambellan de l'Empereur et sénateur.

En le détachant de sa personne pour le mettre près de son frère, Napoléon ne lui impose là qu'une mission temporaire et toute de confiance. Il faut un tel homme avisé, prudent, sagace, pour conduire sur terre fertile les premiers pas d'un tel prince, résister à son entourage, aplanir les difficultés et fournir, en paix comme en guerre, les conseils utiles. L'Empereur est depuis tout temps en relations avec lui. Il a eu son frère — Hédouville cadet — comme camarade d'école et de régiment et, à présent, il l'emploie dans la diplomatie aux missions délicates et secrètes. Pour l'écuyer, Lefebvre-Desnoëttes, il a été de la maison militaire du Général et du Consul ; il est resté écuyer de l'Empereur et c'est un des hommes d'action et de main sur le dévouement de qui il peut le mieux compter. Tout à l'heure, il lui a fait épouser une de ses petites cousines et il lui a donné, en présent de noces, l'hôtel de la rue Chantereine : quelle meilleure preuve de confiance et d'intimité ?

Si l'on fait campagne et que Jérôme y soit employé, il aura là de la main de l'Empereur, ses directeurs de conscience. Cela fait, il peut choisir à son gré. Il prend, comme de juste, pour secrétaire de ses commandements Alexandre Lecamus qui, depuis la première relâche à la Martinique, est attaché à sa fortune. Pour aides de camp ou pour chambellans, il aura Meyronnet, celui qu'il appelait son lieutenant, qui navigue avec lui depuis ses débuts et Salha qu'il a recruté sur le Vétéran. Il voudrait encore Halgan, mais celui-là est un officier d'avenir ; l'Empereur lui a donné le commandement de la Topaze, et lorsque Jérôme les réclamera : Laissez le commandant de la Topaze sur les mers, lui répondra-t-il, j'ai besoin de mes officiers de marine dans mes ports et non sur l'Oder. Jérôme, dès avant son départ pour sa croisière, a pris un intendant général, le sieur Duchambon qui, bien que sa caisse soit toujours vide, n'est pas le moins occupé, ne serait-ce qu'à éconduire les créanciers.

Tout cela se fait si vite que le nouveau prince n'a pas le temps de chercher une demeure autre que le pavillon de Flore où il est descendu. A peine sa maison est-elle nommée, à peine, en récompense de sa croisière, est-il promu contre-amiral (19 septembre), qu'il faut partir. Si, comme l'a écrit Napoléon à Louis, Jérôme désire bien aussi faire une campagne sur terre, voici une occasion à ne pas manquer.

Pourtant, parce qu'on vase battre, est-ce une raison de retarder le mariage ? Je crains, écrit l'Empereur au roi de Wurtemberg, que les noces ne soient un peu dérangées ; n'importe. D'autres moments viendront où nous referons mieux ce que l'on fait en bottes. Il pense, avant de se mesurer avec les Prussiens, venir à Stuttgard présenter son frère, célébrer le mariage ; il annonce la demande officielle ; il envoie le portrait de Jérôme — celui qui, lors de la demande, devra être remis à la princesse par l'ambassadeur extraordinaire ; mais, d'une part, l'officialité diocésaine n'a pas encore rendu sa sentence, d'autre part les événements se précipitent. Le 25 septembre, l'Empereur a dû partir pour Mayence, Jérôme l'accompagnant dans une des voitures de suite. Arrivé le 28, il est reparti le 1er octobre à neuf heures du soir pour Wurtzbourg, où il a donné rendez-vous au roi de Wurtemberg. Celui-ci se déclare ravi de son futur gendre : Si son père eût été roi, écrit-il à sa fille, je l'aurais choisi de préférence pour votre époux, sans qu'il eût fallu pour cela qu'il fût le frère du maître du monde européen. On a soin en même temps de se ménager Catherine, quoique l'on sache qu'habituée dès l'enfance à une passive obéissance, elle ne s'enhardira point à résister à son père ; mais cela vaut toujours mieux ; d'ailleurs, on réussit : bien qu'elle n'ait vu qu'en miniature l'époux qu'on lui destine, elle est tout à fait conquise. Quant aux modes, elles font leur habituel effet : J'ai reçu par le courrier, écrit-elle à son père, le dernier envoi de Paris, le tout est magnifique et je me fais réellement une fête de vous le montrer. La triste fin de son grand-père, le duc de Brunswick, mort le 10 novembre, de blessures reçues à Iéna, n'atténuera même pas cet enthousiasme.

Le 6 octobre, Pierre Boilève, prêtre, docteur en droit canon, ancien vicaire général et promoteur de l'officialité du diocèse d'Angers, chanoine honoraire de l'église de Paris et official du diocèse, a enfin, sur les conclusions conformes de M. Rudemare, promoteur, rendu sa sentence, déclarant qu'il n'y a pas eu de mariage contracté entre le mineur Jérôme Bonaparte et Elisabeth Patterson ; que le prétendu mariage contracté entre les parties est nul et clandestin, avant été fait sans publication de bans, sans le consentement de la mère du mineur — d'où il résulte un rapt de séduction au moins présumé, — sans la présente du propre prêtre et en fraude des lois françaises ; leur faisant défense de se hanter ni fréquenter sous les peines de droit ; leur laissant la liberté de se pourvoir où bon leur semblera, par mariage ; mais il est un peu tard pour en profiter.

Le 8 octobre, en effet, Jérôme a reçu le Commandement d'un corps d'armée qui devra se composer de deux divisions bavaroises et d'une division wurtembergeoise, mais dont, pour le moment, une seule division bavaroise, aux ordres nominaux de de Wrede, effectifs de Mezzanelli, se trouve assemblée. Il rejoint cette division à Cronach le 9, mais, dès le 13, il écrit à l'Empereur : Je supplie Voire Majesté de ne pas me tenir éloigné du champ de bataille et de me rapprocher de sa personne... Elle sait mieux que personne que ce dont j'ai le plus besoin c'est d'acquérir de la gloire. Combien ne serais-je pas à plaindre si, au retour de cette campagne, je ne pouvais dire autre chose sinon : J'ai commandé les Bavarois et je suis resté à l'arrière-garde ! Là-dessus, l'Empereur, victorieux à Iéna (le 14), rappelle près de lui Jérôme qui l'accompagne jusqu'à Berlin. Son corps (l'armée se concentre durant ce temps : il est fort de 24 189 hommes en trois divisions d'infanterie, commandées par les Bavarois Deroy et Minucci et le Wurtembergeois Seckendorf, et en trois brigades de cavalerie, commandées par le Bavarois Mezzanelli et les Français Montbrun et Lefebvre-Desnoëttes.

Le 2 novembre, Jérôme part de Berlin pour rejoindre ses troupes à Crossen où il arrive le 5 et, dès les premiers jours, il s'attire de la part du major général une sévère réprimande. Les Bavarois ont saisi sur l'Oder des bateaux de sel appartenant au roi de Prusse. Jérôme a fait vendre le sel et en a partagé le produit entre les caisses militaires de ses divisions. Cela est grave ; c'est détruire le système des gabelles, attribuer à certains corps ce qui appartient à l'Empereur, c'est-à-dire à l'armée. Toutes les sommes perçues, l'argent des caisses, etc., doivent être versés à la caisse du receveur général. Voilà une belle semonce ; Jérôme en tiendra compte comme des autres.

Le 12, il arrive devant Glogau ; la place est forte ; il la canonne légèrement, puis ordonne à Deroy de l'enlever d'assaut. Respectueusement, Deroy fait observer qu'il ne saurait compter sur ses troupes pour une action aussi vigoureuse. Do son quartier général de Ziebern, à une bonne lieue de Glogau, le prince s'indigne : Votre Majesté, écrit-il à l'Empereur, sentira aisément combien il m'est pénible, après avoir compté pendant trois jours sur cette opération, de la voir manquer au dernier moment, de ne pouvoir inspirer, à une armée que je commande, l'ardeur et le zèle dont je brûle pour le service de Votre Majesté et de me voir condamné à ne rien faire qui puisse répondre à là gloire dont se couvrent vos armes. Il rapporte ensuite ce que lui a répondu Deroy. Votre Majesté peut juger ce que j'ai dû penser d'un pareil discours. Je crois que les alliés auraient besoin de quelques régiments français pour leur donner l'exemple. Telle n'est pas la façon de voir de l'Empereur qui répond sèchement par Berthier : Sa Majesté trouve que les observations que vous a faites le général Deroy sont très justes ; on ne peut pas prendre d'assaut une ville quand on n'a pas fait de brèche et quand il y a une escarpe et une bonne contrescarpe. Sa Majesté pense que ceux qui ont pu être d'avis d'une telle attaque ont eu très grand tort, car on y perdrait beaucoup de monde inutilement. Se méfiant ensuite à bon droit des enthousiasmes de son frère, l'Empereur détache, du corps d'armée de Ney, le général Vandamme, auquel il ordonne de se rendre sur-le-champ devant Glogau et d'y prendre le commandement du siège. Dès sa venue, Jérôme lève le camp avec les deux divisions bavaroises, lui laissant seulement les Wurtembergeois ; mais le matériel de siège arrive et, le 2 décembre, Glogau capitule aux mains de Vandamme. Jérôme ne le lui pardonnera pas.

Le 3 décembre, l'Empereur ordonne à son frère de se rendre devant Breslau qui n'a pas le cinquième de la garnison nécessaire à sa défense. Le général qui y commande déclare qu'il sera obligé de se rendre s'il est bloqué plusieurs jours de suite par de l'infanterie. Une centaine de bombes jetées dans cette belle et grande ville la forceront à se rendre. Je désire, dit l'Empereur, que vous ayez l'honneur de la prendre en personne. Jérôme se met donc en marche vers Breslau, mais, à peine arrivé à Lissa, voyant les difficultés de l'entreprise, s'ennuyant d'ailleurs et déjà las du métier, il écrit à l'Empereur pour demander de l'aller rejoindre. Le 17, il en reçoit par Berthier l'autorisation : L'Empereur ordonne que vous laissiez le commandement du siège au général Vandamme et que vous partiez en toute diligence, de votre personne, de manière à être rendu à Varsovie le 21 ou le 22 décembre. Vous donnerez ordre au général Deroy de se rendre de Wartemberg où il doit être, sur Lowicz, la cavalerie attachée à cette brigade prendra l'avance si elle peut.

Jérôme part, mais, au lieu de laisser le commandement à Vandamme, il délègue ses pouvoirs à d'Hédouville, son chef d'état-major qui prendra ses ordres lorsque la chose sera possible. Vandamme assiégera Breslau sur la rive gauche ; Deroy, gardé malgré les ordres de l'Empereur, l'assiégera sur la rive droite ; chacun sera indépendant de l'autre. Cette ingénieuse combinaison établie, Jérôme s'en va à Varsovie, puis à Pulstuck où il accompagne l'Empereur dans la rapide campagne sur la Narew. Cela donne occasion d'insérer cette phrase dans le 46° bulletin : Sa Majesté, désirant que le prince Jérôme eût l'occasion de s'instruire, l'a fait appeler de Silésie. Ce prince a pris part à tous les combats qui ont eu lieu et s'est trouvé souvent aux avant-postes. En réalité, Jérôme est arrivé à l'armée le 23, à la suite de l'Empereur ; il a partagé son bivouac et n'a pas vu l'ennemi ; après Golymin, il est allé à Garnowo joindre le grand-duc de Berg qu'il a accompagné à Makow et à Karniewo. Il brûle, écrivait Murat à l'Empereur, de trouver l'occasion de faire une belle charge ; mais il ne la trouva pas, les opérations étant terminées.

Durant ce temps, le 24 décembre, en avant de Breslau, le général Minucci, avec sa division, secondée par la brigade Montbrun, a remporté un avantage signalé sur le prince de Pless, gouverneur de la Silésie prussienne, qui tentait de secourir la place ; il lui a tué 500 hommes, en a pris 800, plus 300 chevaux et six pièces de canon. Qu'est cela ? Je vais en faire mon rapport à l'Empereur, répond négligemment Jérôme ; mais, à la suite de ce combat, Vandamme n'a-t-il pas osé sommer la place de capituler ? Monsieur le général, lui écrit aussitôt Jérôme (Varsovie, 3 janvier 1807), je reçois à l'instant votre lettre du 26 décembre. Je suis fâché que vous ayez fait une nouvelle sommation au gouverneur. Vous saviez que mes intentions n'étaient pas telles. Je ne vous avais pas laissé ignorer à mon départ que je ne quittais pas le commandement de l'Armée des alliés, que je laissais mon chef d'état-major pour vous transmettre mes ordres et il savait par les instructions que je lui avais laissées quelles étaient nies intentions... J'espère, monsieur le général, que je ne serai pas obligé de vous faire de nouvelles observations ; elles me coûtent d'autant plus que je n'ai qu'à me louer de vos talents, de votre zèle et de votre activité, ce que je me suis fais un plaisir de laisser connaître à l'Empereur... J'écris au général Hédouville pour lui faire connaître en quels termes je veux accorder la capitulation au gouverneur... Les instructions de l'Empereur sont que vous vous portiez, sans entrer dans la ville de Breslau, avec la division wurtembergeoise et l'artillerie nécessaire devant la place de Schweidnitz pour en faire le siège : du reste, cet article étant comme les autres dans les instructions que j'ai laissées à mon chef d'état-major, je ne doute pas que, quand même la place serait rendue avant l'arrivée de cette lettre, il ne nous transmette les ordres que je lui ai donnés.

Ainsi parle le prince Jérôme, âgé de vingt-deux ans, contre-amiral d'hier, à un général de division son supérieur, qui a trente-six ans d'âge, quinze ans de services, huit ans de grade, et les plus beaux faits d'armes. Depuis quinze ans que je suis général, répond Vandamme, je n'ai reçu d'aucun de mes chefs les reproches amers que Votre Altesse Impériale m'a adressés. Il prétexte sa santé, il veut se retirer, peut-être attend-il que l'Empereur lui fera justice, mais l'Empereur n'est occupé qu'à grandir ce frère de prédilection et à lui ménager des réclames. Libre donc à Jérôme de revenir à son heure devant Breslau pour y signer lui-même la capitulation ; de faire, le lendemain, défiler devant lui les troupes prussiennes ; d'entrer en triomphateur dans la ville dont on lui offrira les clefs — admirable sujet à mettre en tableau pour Horace Vernet débutant. Qu'on aille dire après cela que Jérôme n'a pas pris Breslau, c'est peint !

Pas un mot de Vandamme dans l'ordre du jour que le prince adresse à ses troupes ; pas un mot dans les 48e et 50e bulletins de la Grande armée, où l'initiative et l'exécution des mesures qui ont amené la victoire de Strehlen sont attribuées à d'Hédouville, chef d'état-major du prince Jérôme (on a soin d'omettre que Jérôme est absent) ; où la prise de Breslau est, en détail, attribuée à Jérôme. Au surplus, il faut prendre son parti de travailler pour Jérôme ou de se retirer : l'Empereur n'écrit-il pas dans le 50e bulletin : Le prince Jérôme investit en ce moment et assiège à la fois toutes les autres places de la Silésie ? Quelle besogne pour un autre homme, mais, pour lui, une bagatelle ! Tandis que Deroy assiège Brieg et Vandamme, qui s'est résigné, Schweidnitz, il reste tranquillement à Breslau d'où il ne sort que trois fois : le 16 janvier pour faire défiler devant lui la garnison de Brieg qui s'est rendue à Deroy, le 5 février pour passer une heure au camp devant Schweidnitz, et le 16 pour faire, dans Schweidnitz, son entrée solennelle.

L'Empereur cependant commence à s'inquiéter du peu de goût que montre son jeune frère pour penser, vivre et agir en soldat. A propos d'une sorte de négociation, que Jérôme a, sans autorisation, ouverte avec le prince de Pless : Comment, lui écrit-il, à votre âge et avec le désir d'acquérir de la réputation, pouvez-vous tant désirer un armistice ? Les personnes qui vous entourent peuvent le désirer, mais ils auraient dû vous représenter que vos devoirs ne vous permettaient pas de le conclure sans mon ordre. — Votre Majesté, répond Jérôme, me fait un reproche que je suis loin de mériter ; j'aime la guerre avec passion. Avide de gloire, je ne redoute aucun danger pour tâcher d'en acquérir, et j'ose dire à Votre Majesté que, si elle compte dans son armée autant de braves que de soldats, il n'y en a pas un qui le soit plus que moi. Cependant il reste à Breslau : malgré qu'il ait annoncé sa visite au siège de Kossel, il n'y paraît point. La bataille d'Eylau ayant forcé l'Empereur, par les pertes qu'il a subies, à appeler à lui quelques-unes des forces employées en Silésie, Jérôme, se couvrant d'ordres à la vérité un peu contradictoires, convertit en blocus les sièges de Kossel et de Neiss et s'établit à Breslau dont il ne bouge plus durant près de deux mois (mars - mi-avril).

C'est ce moment pourtant que choisit l'Empereur (14 mars) pour lui conférer le grade de général de division. Jérôme l'accepte comme la récompense naturelle de ses services. Touché, écrit-il de cette nouvelle marque des bontés de Votre Majesté, je la prie d'agréer tous mes remercîments et d'être persuadée que je ne cesserai d'être animé du désir de lui plaire en travaillant à acquérir de l'expérience pour la consacrer à son service. N'a-t-il pas raison ? Quelque chose qu'il fasse, l'Empereur ne l'approuve-t-il pas ? Sauf de petits à-coups sur sa précipitation, ce sont de continuels compliments, tantôt : Avec l'activité et le zèle que vous avez ; tantôt : Je m'en rapporte à ce que vous ferez ; l'habileté des intendants est mise au compte de Jérôme, comme tout à l'heure la bravoure des généraux, et pas même un blâme devant les actes les plus opposés aux premiers principes du militaire : ainsi Lefebvre-Desnoëttes et Montbrun étant malades, Jérôme donne le commandement de leurs brigades de cavalerie au général d'artillerie Pernety : l'Empereur ne dit rien ; ainsi, Vandamme ayant reçu du prince ordre de prendre Schweidnitz sans désemparer et n'ayant pas de matériel de siège, ramasse tous les chevaux qu'il peut se procurer pour ramener, de Breslau, les pièces et les outils dont il a besoin ; Jérôme retient les chevaux et les envoie porter des munitions à la Grande armée : que Vandamme se débrouille ! l'Empereur approuve, tout au plus cette pointe : J'apprends avec plaisir la bonne contenance que vous tenez. Une certaine dame de Stuttgard seulement se plaint que vous êtes trop galant pour les dames de Breslau. Est-ce vrai ?

Le 15 avril pourtant, le commandant en chef de l'Armée des alliés — devenue neuvième corps de la Grande armée, — a une forte alerte. Lefebvre-Desnoëttes qui, rétabli, couvre avec 2.400 hommes le blocus de Kossel et de Neiss a été attaqué, le 13, par le comte de Gœrtzen, nouveau gouverneur de la Silésie, avec 6.000 hommes et plusieurs pièces de canon. Dans la nuit du 15, Jérôme marche pour soutenir Lefebvre ; il arrive, le 17, à Munsterberg pendant que Lefebvre livre les deux combats victorieux de Wartha et de Glatz, et il prend si mal ses dispositions qu'il n'est sur le terrain qu'à onze heures du matin pour voir filer les Prussiens. L'Empereur s'indigne-t-il ? Non pas. Sans doute il dit à son frère : J'aurais voulu qu'au lieu du général Lefebvre, ce fût vous qui eussiez été au milieu du feu, mais, ensuite, c'est un cours de stratégie qu'il lui fait, et, avec une patience dont il n'est pas coutumier, il lui montre et lui prouve ses fautes : Qu'avez-vous besoin de retourner à Breslau, lui dit-il, restez au camp... Il faut vous-même baraquer là avec tout votre monde... Vous devez être levé à une heure du matin ; vos troupes doivent être sous les armes à deux heures et vous au milieu d'elles, pour recevoir les reconnaissances qui auront été envoyées sur tous les points... Je regarde vos opérations ; le succès ne fait rien, mais je ne vois pas encore que vous fassiez la guerre. Comment Hédouville et Deroy ne vous disent-ils pas cela ? C'est que chacun aime à flatter un prince et que chacun aime à rester tranquille. Au milieu de cela, vous n'acquérez pas d'expérience... La guerre ne s'apprend qu'en allant au feu. Quel besoin Jérôme a-t-il de l'apprendre ; ne la sait-il pas ? J'aime le soldat avec passion, répond-il, et je ne connais rien au monde qui puisse me consoler d'être éloigné de Votre Majesté que le bonheur de mériter son estime par quelque fait d'armes. J'avoue, Sire, que j'avais cru, par ma conduite dans l'affaire du 17, y avoir fait un pas. Tout avait été prévu par moi, tellement que le général Lefebvre avait reçu l'ordre de marcher sur sa droite pour mettre, entre lui et moi, l'ennemi s'il avait tenu. Je puis assurer à Votre Majesté qu'il n'y a pas une heure, dans la nuit comme dans le jour, que je ne sois occupé ; il n'y a pas un soldat que je n'inspecte... Je n'attends d'autre récompense qu'un seul mot de satisfaction de l'être que je chéris le plus au monde. Cela, d'ailleurs, est écrit de Breslau où Jérôme est rentré après six jours d'absence.

Il y reste jusqu'au 10 mai où, sur les pressantes invitations de l'Empereur et sur les craintes d'une nouvelle agression de Gœrtzen, il retourne au quartier de Lefebvre. Le 13, en effet, Gœrtzen prononce sur Jérôme une fausse attaque, l'occupe, lui fait chanter victoire et, en même temps, jette, dans la direction de Breslau qu'il croit vide de troupes, une colonne de 2.400 hommes. Jérôme l'apprend, ne se dérange pas, mais lance, à la suite des Prussiens, Lefebvre avec cinq compagnies bavaroises, trois saxonnes qui viennent d'arriver à l'armée, soixante chevau-légers et deux pièces de canon. Lefebvre atteint les Prussiens à Cauth ; à droite, il est vainqueur avec les Bavarois ; à gauche, les Saxons jettent leurs armes au premier feu. Il bat donc en retraite perdant son artillerie que reprend, au reste, Dumuy sorti de Breslau ; les Prussiens dispersés sont ensuite écrasés en détail ; mais, pour cette équipée où le général en chef est seul responsable, l'Empereur n'a pas un mot de reproche : une simple leçon de choses militaires professée avec autant de calme qu'en une école à Fontainebleau : sauf la phrase initiale : Vous avez mal dirigé le général Lefebvre et avez commis une grande faute militaire, une démonstration nette, précise, comme au tableau noir, avec, même, à la fin, des compliments sur les succès obtenus. Quant aux canons, qu'on n'aille pas dire que le général Dumuy les a repris aux Prussiens avec les Saxons qu'ils avaient enlevés ! Qu'est-ce que ce Dumuy ? Le doyen des généraux de division, l'ancien colonel de Soissonnais, le vétéran des guerres d'Amérique et des campagnes d'Egypte, cela compte-t- il ? Je ne parlerai point à Votre Majesté du général Dumuy, écrit Jérôme ; Elle le connaît sans doute mieux que moi. Dumuy n'a rien fait ; il ne peut avoir rien fait ; le prince le lui signifie, s'inscrivant en faux contre le rapport officiel du gouverneur de Breslau, contre ce qui est certain, constaté, incontestable ; c'est lui, Jérôme, le vainqueur et comme tel, il rentre en triomphe à Breslau ; mais ce n'est que pour toucher terre et prendre sans doute quelque rafraîchissement nécessaire. Il est plein d'ardeur belliqueuse ; Neiss va capituler, Glatz agonise ; s'il attend, plus d'occasion d'acquérir d'autre gloire que celle qu'il a prise à Vandamme, de roussir au feu ses broderies trop neuves, de donner un air de nature aux couplets de bravoure depuis trop longtemps entamés. Voici donc cette fois, l'entrée en campagne. Le 22 mai, Son Altesse Impériale, qu'accompagne toute sa maison militaire et civile, porte son quartier général à Schweidnitz ; mais, c'est une fatalité, Son Altesse Impériale a des hémorroïdes. Bien sûr, on ne va pas le publier. C'est une grave maladie qu'a le Prince, les souffrances du Prince, le courage du Prince, on ne lit que cela dans les lettres des familiers. C'est l'Empereur qui révèle la maladie, en même temps qu'il indique le remède : J'apprends que vous avez des hémorroïdes. Le moyen le plus simple de les faire disparaître, c'est de vous faire appliquer trois ou quatre sangsues. Depuis que j'ai usé de ce remède, il y a dix ans, je n'en ai plus souffert. Le remède peut être bon, mais il faut, parait-il, du temps pour qu'il opère : trois semaines. C'est le 15 juin seulement que le prince peut quitter son quartier général de Schweidnitz. Il vient d'abord le 16 à Neiss, pour en recevoir les clefs et en faire défiler la garnison, puis il se dirige sur Glatz qu'investit le 9° corps tout entier. Son quartier est presque à portée des boulets, et les chambellans et secrétaires s'en réjouissent peu : J'ai vu, écrit l'un d'eux, arriver hier trois boulets de 241 presque sur moi. Heureusement, ils se sont terrés à dix ou douze pieds en avant. Toutefois, nous ne sommes pas ordinairement exposés ainsi et nous aurions tort de le faire puisqu'il n'y aurait aucune gloire à acquérir. La principale défense de la place consiste en un camp retranché qui est enlevé par les généraux Vandamme et Lefebvre-Desnoëttes. Le prince en a le coup d'œil d'une position superbe, presque hors d'atteinte des bombes et à très grande portée des boulets. C'est un secrétaire ingénu qui le rapporte, mais Horace Vernet à qui la Prise du camp retranché de Glatz est commandée en pendant de la Reddition de Breslau, n'aura garde de suivre ces souvenirs trop sincères.

Meyronnet, aide de camp du prince, est chargé de signer la capitulation. Déjà pour lui, le 9 janvier, Jérôme a demandé la Légion sous prétexte qu'il s'était cassé une jambe à Glogau. Refusé alors, il est revenu à la charge le 2 mars, et le 10, l'a obtenue. C'est encore Meyronnet qui ira porter à l'Empereur la capitulation : pourra-t-on lui refuser un nouveau grade ? Au reste, il fait bon plaire à Jérôme et être de ses amis. Pour Lecamus, dès le 2 décembre, il a réclamé la Légion : Je prends la liberté, a-t-il écrit, de demander cette grâce à Votre Majesté, ayant depuis quatre années éprouvé constamment le dévouement, le talent et la bravoure de M. Lecamus. L'Empereur refuse : alors, c'est par Lecamus, secrétaire civil de ses commandements, que, le 7 janvier, Jérôme fait porter à l'Empereur la capitulation de Breslau : cela parait un peu fort ; que vient faire là un secrétaire des commandements ? L'Empereur ne lui donne rien et le renvoie. C'est un échec, mais on y reviendra. Les civils n'ayant point réussi, l'on essaie des militaires ou prétendus tels : c'est l'aide de camp prince de Hohenzollern qui porte les capitulations de Schweidnitz et de Kossel ; c'est l'aide de camp Morio qui porte la capitulation de Neiss. Ils ne réussissent guère mieux, car l'Empereur n'ignore pas qu'aucun de ces officiers n'a été blessé, qu'aucun n'a assisté à une seule action de guerre, mais Jérôme ne se décourage point, et ses sollicitations continuent pour quiconque a l'honneur d'être revêtu du titre de son aide de camp : pour le capitaine Ducoudras trois fois proposé par lui pour chef d'escadron, pour le lieutenant de vaisseau Salha, pour le capitaine d'Esterno, pour le chef d'escadron Girard, pour l'adjudant commandant Rewbell, pour M. de Bouillé, revêtu à présent d'un titre de lieutenant-colonel, qui encore ? Sur eux, à défaut des étoiles de la Légion dont l'Empereur se montre avare, pleuvent les croix de Wurtemberg et de Bavière : De Stuttgard, grand-croix du Mérite civil pour Lecamus, huit croix militaires pour l'état-major, semblable aubaine de Munich. Ce sont, surtout les plus choyés, Lecamus, Meyronnet, Rewbell, Salha, les compagnons qui suivent Jérôme par le monde depuis ses premières navigations et ses frasques d'adolescent. S'attachant à sa fortune, partageant ses plaisirs, l'aidant à faire des dettes, aimables peut-être, et tous presque aussi jeunes que celui qu'ils se sont donné pour maître, ils ont beaucoup de goût à s'amuser, peu à se battre, infiniment à s'avancer, s'enrichir et se faire valoir. Chemin faisant, ils recrutent des amateurs de bien-vivre qui savent se rendre complaisants et s'entendent à amuser le prince. Ils représentent la couche américaine ; il y a ensuite la génoise, qui est pire ; puis la silésienne pire encore, car des officiers qui alors ont sollicité d'être attachés à la personne du Prince on aurait peine à citer un seul qui ait le passé, le tempérament et les vertus d'un soldat.

Sur cette nature de Jérôme qui n'est point méchante, mais pervertie par l'adulation continuelle et la perpétuelle impunité, l'action d'un tel entourage ne peut manquer d'être néfaste. On lui répète qu'il ne saurait se tromper, qu'il ne doit se laisser manquer par personne, que, frère de l'Empereur, il participe à son génie militaire ; on excite une vanité qui déjà ne tonnait guère de mesure ; on profite d'une prodigalité qui, en ce temps de prodigues, étonne par son inconscience ; on tend, pour le retenir, tous les lacs où peut le mieux se prendre la jeunesse de ses sens ; on ne recule devant aucune complaisance pour se le garder favorable. C'est, autour de lui, un empressement de courtisanerie, une furie de servilité sans exemple. Tout front qui se dresse doit être abaissé ; toute valeur qui se montre dégradée. Il n'y en a que pour le prince, pour qu'il n'y en ait que pour les compagnons du prince, et les honnêtes gens qui pourraient le servir, ou sont chassés, ou se retirent.

L'Empereur en devine bien quelque chose. Deux ou trois fois, assez sévèrement, il parle à son frère de ceux qui l'entourent ; mais lui-même n'est point insensible à cette sorte de flatterie qui semble une effusion du cœur : ce petit frère auquel il a réservé toutes ses faiblesses, est passé maitre pour trouver les mots qui peuvent le mieux l'apaiser, le toucher, le dérider même. Tantôt : Je mets ma gloire et mon bonheur à mériter par ma conduite le suffrage de Votre Majesté et mon plus grand chagrin est de m'être attiré une marque de son mécontentement. Dans tous les cas, Sire, si mon esprit et mon inexpérience m'ont fait commettre quelque faute, je ne commettrai jamais celle d'agir dans une circonstance tant soit peu importante sans connaître les ordres de Votre Majesté et je la supplie de croire que je ne m'abuse ni sur mes talents ni sur mes connaissances. Je sens que je n'en puis acquérir que par la peine que Votre Majesté prend de me former. Tantôt : Je supplie Votre Majesté de croire qu'il n'y a pas être sur la terre qui ait autant à cœur que moi de mériter son estime et de me rendre digne de ses bontés. Je n'aime rien tant au monde que Votre Majesté ; ainsi un seul mot d'approbation ou de désapprobation d'elle me rend-il heureux ou malheureux... Je n'attends d'autre récompense qu'un seul mot de satisfaction de l'être que je chéris le plus au monde. Et Napoléon est si bien pris par là qu'il met en oubli toutes les fautes commises, tous les actes arbitraires, toutes les violations de la discipline et de la hiérarchie, toutes les indiscrètes sollicitations pour des courtisans indignes, qu'il en arrive à croire sincèrement ce qu'il écrit à Joseph : Le prince Jérôme se conduit bien ; j'en suis fort content et je me trompe fort s'il n'y a pas en lui de quoi faire un homme de premier ordre. Vous pouvez croire cependant qu'il ne s'en doute guère, car toutes mes lettres sont des querelles. Il est adoré en Silésie. Je l'ai jeté exprès dans un commandement isolé et en chef ; car je ne crois pas au proverbe que pour savoir commander, il faut savoir obéir.

A Tilsit, l'établissement de Jérôme n'est pas une de ses moindres préoccupations ; il est d'abord question de le placer dans le grand-duché de Varsovie, même en Saxe ; puis, malgré des inconvénients graves — car que vont dire Murat et Louis ? — il s'agit d'un royaume dont le duché de Westphalie sera le noyau et qui s'accroîtra des possessions de Brunswick et de Hesse-Cassel et de diverses petites principautés. C'est là qu'on s'arrête : Mon frère, lui écrit l'Empereur, je viens de conclure la paix avec la Russie et la Prusse. Vous avez été reconnu roi de Westphalie. Ce royaume comprend tous les États dont vous trouverez ci-joint l'énumération. Le traité n'énumère point : il dit seulement (article 19) : Le royaume de Westphalie sera composé des provinces cédées par la Prusse à la gauche de l'Elbe et d'autres États actuellement possédés par l'Empereur Napoléon. On abandonne donc entièrement à sa discrétion la formation et la constitution du nouveau royaume qu'il peut élargir ou restreindre à son gré. Néanmoins, s'il arrivait qu'il y réunit le Hanovre, il devrait contre-céder à la Prusse un territoire peuplé de trois ou quatre cent mille âmes.

Jérôme, à tous les honneurs dont il est comblé, vient d'ajouter le cordon de Saint-André, et sa faveur près de son frère va toujours croissant. L'Empereur retournant en France par la Saxe, doit traverser Glogau et, y ayant donné rendez-vous à Jérôme, il devrait s'étonner de ne l'y pas trouver, mais à peine en fait-il l'observation. J'avais pensé que vous seriez à Glogau, lui écrit-il, venez à Dresde sans perdre de temps ; les belles Chulau vous auront retenu à ce que je vois. De combien de choses n'a-t-il pas à l'entretenir ! L'organisation à donner au nouveau royaume, le choix d'un secrétaire parlant très bien allemand, de quelques Alsaciens d'un mérite distingué propres à l'aider dans l'administration, les bases à jeter d'une constitution régulière qui efface dans toutes les classes de ses peuples les vaines et inutiles distinctions, jusqu'où ne descend-il pas ? A Tilsit, le traité non encore signé, le 6 juillet, n'a-t-il pas prié le prince de Bénévent de lui préparer des armes pour le roi de Westphalie ? Talleyrand s'est employé, avec une activité méritoire, à encager en un seul écu tous les animaux héraldiques figurant aux armoiries de Brunswick, de Hesse, d'Osnabruck, de Magdebourg, de Stolberg, de Gœttingue, de Corvey et d'ailleurs ; cela fait une ménagerie : un cheval et dix lions de tout émail, de tout métal et de toute attitude, avec l'aigle d'empire sur le tout. Jérôme n'en est point responsable. Cela lui est venu tout seul, comme le reste.

Ayant rejoint l'Empereur à Dresde le 17 juillet, il en part avec lui le 22 et l'accompagne en France. Il arrive le 27 au Pavillon de Flore et, en l'absence d'Hédouville, resté en Silésie au commandement du 9e corps et décidé d'ailleurs à ne point reprendre son service, il confie les fonctions de chambellan à Lecamus, tandis que Salha et Meyronnet continuent à faire figure d'aides de camp.

Il s'agit maintenant de remplir les engagements pris avec le Wurtemberg. Sans doute, s'il avait su quels partis allaient se présenter, l'Empereur eût été moins pressé, mais peut-être ne se sont-ils offerts que parce qu'on savait où en étaient les choses, et, en effet, il n'y a point à revenir.

La princesse à laquelle Jérôme est fiancée est son aînée de près de deux ans — vingt et un mois — étant née le 21 février 1783 et lui le 9 novembre 1784. Deuxième enfant du mariage de Frédéric-Guillaume-Charles de Wurtemberg et d'Augusta princesse de Brunswick, elle a vu le jour à Pétersbourg où son père était alors au service, et son enfance s'y est écoulée près de ses cousins, les enfants de l'empereur Paul et de l'impératrice Marie-Feodorowna, sa tante, née Dorothée de Wurtemberg. Sa mère étant morte quand elle avait quatre ans (1788), elle a été recueillie par sa grand'mère paternelle, la duchesse Sophie de Wurtemberg, nièce de Frédéric le Grand. Bien des degrés séparaient alors le père de Catherine du dais ducal, mais ils se trouvèrent rapidement franchis : Frédéric-Guillaume-Charles avait deux oncles : l'aîné, Charles-Eugène, mourut sans enfants en 1793 ; le second, Louis-Eugène, mourut sans hoirs mâles en 1795. Il avait, enfin, son père Frédéric-Eugène ; il mourut en 1797. Frédéric-Eugène avait passé sa vie presque entière à Montbéliard d'où, avec sa petite cour, il avait été chassé par les Français en 1793, mais il restait au nouveau duc, qui prit le nom de Frédéric II, les États de Souabe qu'il sut agrandir singulièrement après que, en 1802, il se fut rapproché du Premier Consul. En échange des terres qu'il possédait sur la rive gauche du Rhin, il reçut en 1803, neuf villes impériales et de beaux domaines ecclésiastiques avec la dignité d'électeur et le titre de grand banneret de l'Empire. La Campagne de l'an XIV, lui valut la couronne royale et un territoire de 160.000 âmes ; il gagna mieux encore au traité de la Confédération du Rhin. Sa fidélité à la France était assez payée pour qu'il ne se souvint point que, en 1797, il avait épousé en secondes noces la fille du roi d'Angleterre. D'ailleurs, il prenait peu de souci de sa femme ; à partie de 1798, où Catherine, ayant perdu sa grand'mère, revint à Stuttgart, ce fut sur elle, semble-t-il, qu'il concentra l'espèce de tendresse que son caractère, le moins sensible et le plus despotique qu'on pût rencontrer, lui permettait d'éprouver. Il avait des formes qu'on pouvait bien dire tyranniques, des habitudes d'autorité qui ne toléraient point les justifications, mais, en même temps, une intelligence très ouverte pour ce qui touchait ses intérêts, une habileté indiscutable, une régularité d'horloge et, avec le goût de la représentation, l'horreur de la prodigalité, de la dissipation et de ce qu'on appelait en Allemagne les élégances françaises. S'il était l'épouvantail de ceux qui lui résistaient dans sa famille ou ses Etats, s'il portait en certains cas l'économie jusqu'à paraître ladre, il savait se faire respecter et, par quiconque, se faire rendre ce qu'il estimait dît. Il était impossible de méconnaître en lui la puissance de la race dont il sortait, la valeur personnelle qu'il avait acquise par son éducation mi-prussienne, mi-russe, sa puissance de travail et son flair politique.

Courbée au joug, Catherine l'avait subi et semblait l'aimer. Peu gâtée pour ses toilettes, dénuée d'argent, mieux traitée pourtant que ses frères et sa belle-mère, elle s'était habituée, dans ces fastueux châteaux où manquait jusqu'à l'ombre de ce qu'on a plus tard appelé le confortable, à une vie très étroite et renfermée où, Comme un rayon, descendait parfois une confidence, une gentillesse, presque une gâterie du père redouté. Un peu forte déjà — son père était l'homme le plus gros d'Europe — la tête courte, la figure large, le nez court, les yeux bleus à fleur de tête, la bouche charmante et rare, elle avait, avec une taille ronde et une poitrine très meublée, les extrémités les plus petites et les mieux faites qu'on pût voir. Le visage eût pu sembler commun, s'il n'avait été relevé d'orgueil intérieur, attaché à un col qui n'était point plié aux bassesses, sauvé par l'allure et le port. Catherine avait beaucoup lu, savait quantité de langues, même la française, était instruite des cours et des maisons d'Allemagne, tournée à la bonté et à la douceur, pleinement confiante. Elle savait qu'une femme doit pardonner souvent à son mari ; elle était accoutumée à trouver ces passe-temps sans conséquence et l'histoire lui avait appris qu'il n'était guère en Allemagne de roi, d'électeur ou de duc sans bâtards. Nul doute qu'elle n'eût grand désir de se marier et que ses vingt-quatre ans ne lui pesassent autant que la perspective de demeurer abbesse en Wurtemberg — titre d'honneur et de revenu seulement, car elle appartenait à la confession d'Augsbourg et n'entendait point raillerie sur son culte, quoique, depuis 1712, ses ancêtres jusqu'à son grand-père inclus, eussent été catholiques.

Le mariage décidé, elle en attendait l'accomplissement avec d'autant plus d'impatience que les événements de Silésie et l'usage qu'on y faisait de l'armée wurtembergeoise mettaient parfois son auguste père de méchante humeur et qu'elle pouvait redouter un changement dans les desseins de l'Empereur, mais, à Stuttgard, quel espoir de se renseigner ? Le ministre de France qu'on avait fait pressentir, se trouvant absolument sans instructions, avait dû se renfermer dans les phrases les plus générales de compliments et d'espérances partagées ; il ne savait même pas que le contrat fût signé depuis dix mois, car, pour tout ce qui était de famille, Duroc avait les instructions et les pouvoirs de l'Empereur et les Relations extérieures n'étaient avisées qu'avec le public. Traversant l'Allemagne de Dresde à Strasbourg, l'Empereur et Jérôme n'avaient marqué nulle velléité de se détourner sur Stuttgard. Cela pouvait donner des inquiétudes. On expédia Winzingerode à Francfort où devait passer Talleyrand et le prince de Bénévent daigna le rassurer. Mais, si le mariage tenait, le mépris qu'on affectait en France pour les formes, était pour atterrer. Ce ne serait plus le Grand maréchal qui viendrait en ambassade extraordinaire afin de demander la main de la princesse, mais le maréchal Bessières ; Duroc ne sentait point la nécessité des expéditions, telles que contrat nouveau à signer par le prince et la princesse, pouvoirs ad hoc à un ministre de France qui signerait, à Strasbourg, l'acte de remise, procuration pour le prince royal devant représenter Jérôme au mariage, lettres missives de l'Empereur et de son frère accompagnant la procuration, toutes pièces requises par la chancellerie wurtembergeoise qui se piquait d'être aussi formaliste que la Chancellerie aulique. Et puis, il ne fallait pas que l'ambassadeur extraordinaire arrivât avant le 2 août, car le roi ne saurait où le loger ; et puis, il fallait, si l'on fixait le 5 août pour la célébration à Stuttgard et le premier dimanche après le 14 pour la célébration à Paris, que la princesse, si elle arrivait avant ce dimanche, restât dans une maison impériale près Paris jusqu'au jour du mariage. Et, puis, Wintzingerode demandait qui aurait les grands cordons et ne dissimulait, point que le rouge de la Légion lui siérait à merveille ; et puis... mais il n'y eut point à s'inquiéter : l'Empereur donna ses ordres.

Le 1er août, Bessières est expédié pour Stuttgard avec des instructions où tout est prévu, — même et surtout que, à l'inverse de tous les usages reçus, l'ambassadeur extraordinaire de l'Empereur recevra la première visite du principal ministre du roi. Le cortège d'honneur est nommé ; il se composera d'un préfet du palais, Bausset, d'un chambellan, Auguste de Talleyrand, d'un écuyer, Villoutreys, d'un maître des cérémonies, Cramayel, et de trois dames : Mme de Luçay, faisant fonctions de dame d'honneur, Mmes Octave de Ségur et de Brignole, dames pour accompagner : le tout est de la maison de l'Empereur et de celle de l'Impératrice. Ce cortège se mettra en marche le 9, pour être le 14 à Strasbourg, où aura lieu la remise. Au retour, on sera quatre jours en route ; on couchera à Nancy, Châlons et Meaux ; on ne s'arrêtera point à Paris et, le quatrième jour, la princesse arrivera à Saint-Cloud où elle sera conduite à l'appartement intérieur de Sa Majesté Impériale. Et, comme l'Empereur a dit, il est fait.

Le 10 août, à dix heures du soir, Bessières arrive à Stuttgard ; il est complimenté à une lieue de la ville ; il descend à l'hôtel qui lui a été préparé ; il reçoit la visite du principal ministre ; là il a fallu forcer la main et montrer les instructions, tant la prétention a semblé nouvelle ; le lendemain 11, en grand gala, avec tous les honneurs militaires, présentation des lettres de créance, des lettres particulières de l'Empereur au roi, de Jérôme au roi et à la reine ; demande, harangue, réponse du roi. Sur la sollicitation de l'ambassadeur, apparition de la princesse, présentation d'une lettre que Jérôme lui adresse, du portrait que la grande-maîtresse attache. Le même jour, audience du prince héréditaire pour lui remettre la procuration de l'Empereur et celle de Jérôme ; le 12, les épousailles en grande pompe ; la lecture des actes de célébration faite en langue française par le ministre du culte évangélique qui bénit le mariage ; cent coups de canon, cercle de félicitations, souper dans la Salle blanche, où l'ambassadeur est admis à la table royale ; puis, dans la Salle de marbre, la danse aux flambeaux : la princesse dansant une polonaise avec le roi d'abord, puis avec tous les princes de la maison, enfin avec l'ambassadeur, devant les ministres d'État portant chacun un flambeau. Le 13, on doit partir, mais un dérangement momentané dans la santé de la princesse fait désirer au roi un délai ; il le voudrait de deux jours ; Bessières n'en accorde qu'un. Pour l'occuper, il y aura opéra au théâtre de la cour, bal et souper au palais. Enfin, on part : le roi a adressé à l'Empereur une lettre où il lui recommande sa fille en des termes qui le peignent : Sa jeunesse, dit-il, a besoin d'un guide ; veuillez être le sien. Vous la trouverez empressée à mériter la tendresse et l'amitié de son époux ; mais si, de part ou d'autre, quelque chose pouvait l'embarrasser, permettez qu'elle vous témoigne une confiance parfaite et qu'elle puisse retrouver en vous le père qu'elle quitte. Croyez à la franchise et à la sincérité d'un cœur pur et simple. Je ne lui ai donné d'autre instruction que : méritez l'amitié de votre époux et le contentement de l'Empereur.

Etape par étape, Catherine rend compte à son père avec la méticuleuse faculté d'observation qui est de son éducation et de son caractère. Le 15, elle arrive à Strasbourg très émue encore d'une séparation qui parait lui avoir été très pénible. Pourtant, on n'a point poussé les choses à l'extrême : si on ne lui a pas permis d'emmener son amie, Mme d'Otterstädt, on lui a laissé, pour les premiers jours, deux femmes de chambre auxquelles elle est attachée, et qui, au moins, dans le détail de l'intimité, la soustraient aux mains indiscrètes des Françaises. Le même jour, la remise ; le 16, on reste pour le bal du préfet : le 17, Nancy ; le 18, Châlons, où l'on fait séjour le 19 ; le 20, départ à quatre heures du matin, déjeuner à Epernay où l'on visite les caves de M. Moët, coucher à Château-Thierry. Un voyage par l'extrême chaleur, sous les ordres brutaux de l'écuyer qui se tient pour le maître. Le 21, la princesse doit s'arrêter au Raincy, jusqu'à sept heures du soir : elle y aura la première entrevue avec Jérôme. Le Raincy, l'objet des envies de Pauline, est occupé en ce moment par cette peste de Mme Junot, la gouvernante de Paris, qui le loue à Ouvrard ou à qui Ouvrard — ou Destillères comme on voudra — le prête. C'est Mme Junot qui doit recevoir la princesse : que Catherine s'attende à être épluchée ! Pourtant, Mme Junot lui accorde de la beauté, de la noblesse dans la tête, mais le cou, la taille, l'ensemble court, une excessive hauteur dans le regard, de la sévérité et de la dignité dans la physionomie. Il y a déjeuner, promenade, chasse à courre, que la princesse suit en calèche ou plutôt en corbeille, comme chez l'Empereur. A trois heures, on rentre pour s'habiller ; on a oublié les chemises de la princesse ; Mme Junot en prête une, mais autant elle est mince et fluette, autant la princesse est développée du bas de la taille, et c'est une lutte désespérée. Elle apparat t enfin, déplorablement habillée d'une robe de moire d'un blanc azuré avec une très mauvaise broderie d'argent d'une mode tout à fait antique, indignement coiffée. Au cou, deux rangs de très belles perles auxquelles pend un véritable tableau, le portrait du prince entouré de diamants.

Elle dîne, très troublée, très rouge, intimidée par la présence de ces inconnus qui l'observent, par Pat-tente de ce mari qui n'arrive pas. Le voici enfin, accompagné des officiers de sa maison dont Maury. Il est embarrassé, maussade, la tête dans les épaules, ennuyé du rôle qu'il joue, presque aussi intimidé qu'elle. L'entrevue tête à tête dure à peine quelques minutes et le prince s'évade lâchant la phrase qu'il a préparée : Mon frère nous attend, je ne veux pas retarder plus longtemps le plaisir qu'il aura à connaître la nouvelle sœur que je vais lui donner. De l'effort qu'elle a fait pour prendre sur elle, Catherine s'évanouit et, quand elle revient, de grosses larmes montent à ses yeux.

Il lui parait si joli, si souhaitable, fait si bien tel qu'elle le rêve, ce prince qu'elle espérait, avec sa sentimentalité un peu grosse d'Allemande mûre, plein de respectueux amour et de tendre confiance : très long, mince, de haute taille, les épaules un peu remontées, la marche dégagée et libre, il porte, en son visage imberbe et très jeune, une pureté de traits très rare, un nez mince et de belle forme, des yeux qu'adoucit encore la myopie, une bouche d'un arc parfait aux dents éclatantes — tout cela en ce teint de marbre antique à reflets d'ambre, que relève l'abondance des cheveux noirs massés sur le front. Presque féminin de figure, ne l'a-t-on pas, il y a huit jours, pris pour l'Impératrice, lorsque, en grand habit de prince français — tout blanc, satin, velours et dentelles, — la toque noire à plumes blanches en tête, il a accompagné l'Empereur au Te Deum de Notre-Dame ? Mais habitué qu'il est aux plus jolies femmes des deux mondes, trouve-t-il une différence trop sensible entre ses maîtresses d'hier et son épouse de demain ? Voit-il en elle comme la rançon du trône qu'on lui donne ? Ou, simplement, est-ce l'horreur de toute contrainte et cette sorte de timidité qui, chez les hommes les moins faits, semble-t-il, pour la connaître et qu'on répute les plus audacieux, se fait jour et semble un paradoxe ? Ou bien ici, au moment de franchir le pas, serait-ce le souvenir de sa femme et de son fils qui lui remonte à la mémoire ? Que va dire Lucien, Lucien qui donne l'exemple de l'héroïsme conjugal, Lucien dont Jérôme s'est recommandé si souvent, à l'estime duquel il tient si fort ? Il lui a écrit le 3 août pour lui annoncer son mariage ; il lui écrira le 26 pour l'engager à faire comme il a fait : il lui dira : Tous les arrangements avec Mme Patterson ont été convenablement pris ; elle viendra en Europe, aura une principauté dont mon fils et le sien sera prince héréditaire. A présent, Lucien, les sentiments de mon cœur vous les connaissez et vous savez que le bonheur et l'intérêt de ma famille seuls ont pu me faire contracter d'autres liens. Dites, Lucien, mon frère est malheureux, mais il n'est pas coupable.

La beauté de la future eût fait passer sur bien des scrupules, mais l'impression a été déplorable : La princesse, écrit-il, paraît surtout très bonne ; sans être jolie, elle n'est pas mal ; n'est-ce pas pis que tout ? Enfin, il n'y a plus à y revenir. Le 16 août, en ouvrant le Corps législatif, l'Empereur a dit : Un prince français va régner sur l'Elbe ; le 19, il à par un message au Sénat, annoncé le mariage : Vous y reconnaîtrez, a-t-il dit, l'intention où nous sommes constamment de multiplier les liens qui unissent nos peuples à ceux des États alliés. Enfin, le même jour, il a envoyé à Jérôme le projet de constitution qu'il lui parait nécessaire de donner à son royaume et il a nommé une régence qui doit administrer la Westphalie jusqu'au 1er octobre, époque où commencera officiellement le règne de Jérôme-Napoléon Ier.

A sept heures et demie du soir, la princesse a quitté le Raincy ; à neuf, elle arrive aux Tuileries — car c'est aux Tuileries qu'on va, non à Saint-Cloud. Toute la Cour la reçoit au bas de l'escalier ; l'Empereur et les princes dans la première chambre. Je me suis jetée à ses genoux, il m'a relevée très gracieusement et m'a tendrement embrassée, écrit-elle à son père. Puis, il m'a fait traverser tous les appartements et m'a menée dans le salon de l'Impératrice où elle était avec Madame, mère de l'Empereur, la reine de Naples, la grande-duchesse de Berg et la princesse Stéphanie. L'Empereur m'a présentée à toutes ces princesses, puis il m'a menée dans ses appartements où le dîner était servi ; il a beaucoup causé avec moi et m'a forcée à boire du vin pour me donner du courage, à ce qu'il disait. Il est vrai que j'en avais besoin quoique beaucoup moins intimidée avec l'Empereur qu'avec le prince... Après le dîner, l'Empereur est entré dans son salon où nous sommes restés pendant une bonne heure. Il a parlé avec les princes, les princesses, mais il était surtout extrêmement bon, aimable avec moi ; il m'a embrassée à plusieurs reprises en me disant les choses les plus obligeantes du monde... Je n'aurais jamais cru que l'Empereur fût capable de témoigner autant d'amitié à quelqu'un. L'Empereur a fait après cela une promenade d'une heure en calèche dans le jardin des Tuileries et puis dans le bois de Boulogne. Il m'a fait l'honneur de me prendre dans sa voiture... Après le retour de l'Empereur, les dames de l'Impératrice ont fait cercle et l'Empereur leur a parlé. Puis il m'a prise par la main et m'a conduite dans mon appartement qui est à côté de celui de l'Impératrice. Il était plus d'une heure du matin et, grâce à ce sot d'écuyer, comme dit le roi de Wurtemberg, elle était debout depuis vingt-deux heures, et il lui fallut encore subir la visite de Joséphine qui voulait qu'elle lui montrât ses diamants !

Le lendemain matin, à peine a-t-elle écrit à son père, que l'Empereur et l'Impératrice viennent lui demander de ses nouvelles. L'Empereur lui parle de quantité de choses. Il exige que l'Impératrice aille chercher l'écrin qu'il lui a destiné. Lui-même ôte à Catherine son bonnet pour lui passer le diadème, le peigne, les boucles d'oreilles et le collier. Il est aux petits soins ; il ne la nomme que l'enfant chéri du papa. N'est-ce pas ce qu'il promettait ce jour-là même au roi de Wurtemberg. Je sens, lui a-t-il écrit, combien dans ces moments et dans un pays qui lui est étranger, elle a besoin de retrouver les soins de l'amitié auxquels elle était si accoutumée à Stuttgard.

Jérôme arrive ; l'Empereur et l'Impératrice le laissent en tête à tête avec sa fiancée, et ils sont là ne sachant que se dire, aussi embarrassés l'un que l'autre ; heureusement, Joséphine rentre à plusieurs reprises et Jérôme qui l'aime extrêmement, qui même paraît avoir beaucoup de confiance en elle, s'en trouve comme soulagé. Au reste, n'a-t-elle pas été la confidente et la protectrice de ses premières frasques, et, tout à l'heure, durant la campagne, n'écrivait-il pas les lettres les plus tendres à sa chère et bien-aimée petite sœur qu'il embrassait du meilleur de son cœur ?

Le soir — c'est le 22 août — mariage civil. Le grand nombre des princes étrangers qui se trouvent dans ce moment à Paris rendant nécessaire de régler les rangs entre eux et les princes de la famille, l'Empereur a fait connaître ses intentions par une décision inscrite au registre des Cérémonies. Tout ce qui est du sang, même les enfants, passe avant ce qui n'est pas du sang. Autour de l'Empereur et dans les palais, on ne prend que le rang de famille, les beaux-frères de l'Empereur ayant le rang de leurs femmes. Les frères ont rang partout avant les grands-ducs et les princes de la Confédération. Ils ne cèdent même chez moi aux empereurs et aux rois que dans les circonstances et lorsque cela est déterminé par une lettre close de moi. Les grands dignitaires français sont traités comme princes. Le fauteuil est uniquement réservé à l'Empereur et à l'Impératrice. Par exception, on l'accorde pour ce voyage à la reine de Naples et, par omission, on le laisse à Madame.

A huit heures du soir, la Cour entière, plus les ministres, les sénateurs, les conseillers d'État, une nombreuse députation du Corps législatif et du Tribunat, est assemblée dans la galerie de Diane. Au fond, face à la porte qui conduit au Salon de l'Empereur, une estrade, avec, sous un dais, deux fauteuils pour l'Empereur et l'Impératrice ; au bas de l'estrade, fauteuils à droite pour Madame, à gauche pour la reine de Naples ; la grande-duchesse de Berg, le Prince primat, le grand-duc de Berg ont des chaises à la suite ; les princes de l'Empire, Stéphanie et son mari n'ont que des pliants. Devant l'estrade, chaises pour Jérôme et Catherine et table couverte d'un tapis de velours vert brodé d'or. Toute l'assistance est placée : les dames sur des banquettes, les hommes debout. Du Salon de l'Empereur, le cortège débouche : pages, chambellans, commissaires du Wurtemberg, prince et princesse de Bade, Caroline, Julie, Madame, l'Impératrice conduisant Jérôme, puis les maisons de l'Impératrice et des princesses ; l'autre cortège ensuite ; pages, deux maîtres des cérémonies, quatre chambellans, l'aide de camp de service, les témoins du prince, les grands officiers de la Couronne, Murat, Borghèse, enfin l'Empereur donnant la main à la fiancée. Les princes s'asseyent ; Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, secrétaire de l'état civil de la famille Impériale, lit le contrat. Avant de signer, Jérôme fait à l'Empereur et à Madame une profonde révérence, à laquelle il est répondu par un signe d'approbation. L'Archichancelier succède à Regnauld : Prince Jérôme Napoléon, dit-il, déclarez-vous prendre en mariage la princesse royale Frédérique-Catherine-Sophie de Wurtemberg, ici présente ; la même question à la fiancée et l'union prononcée Au nom de l'Empereur et de la Loi. On a hâte de finir, car, dans la galerie où huit cents personnes sont entassées, on étouffe. L'Empereur ne tient cercle qu'un moment et disparaît. L'Impératrice emmène Catherine et les princesses admirer la corbeille où, en dehors des diamants donnés par l'Empereur et par Jérôme qui vont à six cent mille francs, il y a pour près de quatre cent mille francs de parures, de schahs, de robes, de lingerie, car il faut que Catherine soit montée de toutes choses. Le peu qu'elle a apporté de Wurtemberg n'est point mettable à Paris. C'est l'Empereur qui m'a donné des chemises, écrira-t-elle.

Le lendemain, à la même heure, avec le même personnel, le mariage dans la chapelle des Tuileries, avec les cortèges se déployant sur le grand escalier, les grenadiers rendant les honneurs, les pages faisant la haie, flambeau de cire jaune au poing, les galeries tapissées de Gobelins, l'appareil des dames en grande toilette et des officiers en grand costume, le chatoiement des diamants féminins, des argents civils et des ors militaires, l'enchantement des musiques et la splendeur des pompes sacrées que mènent, devant la Vierge des Victoires, les évêques aumôniers. Toutefois le Grand aumônier n'officie point, ni le légat, le cardinal Caprara, qui a célébré au mariage de Stéphanie et qui, pour avoir béni un mariage mixte sans réserve pour la communion des enfants, a reçu du Pape la plus sévère des réprimandes. Qui officie, c'est le Prince primat dont les privilèges et les droits ne se trouvent point réglés puisque nul concordat n'est intervenu entre la Confédération du Rhin et le Saint-Siège, mais qui peut être censé avoir retenu les pouvoirs que prenaient jadis, dans leurs diocèses, les anciens archevêques, électeurs ecclésiastiques. Toutefois, hors de son diocèse, hors d'Allemagne, en France, à Paris, Dalberg a-t-il les mêmes droits ? L'on pourrait en douter, mais Maury, l'aumônier du prince, qui se tient pour le curé propre et qui assiste en grand costume, n'admet point de tels scrupules. N'a-t-il pas raison ? Pie VII acceptera fort bien le fait accompli : non seulement il n'élèvera point de querelle sur la validité du second mariage, mais il confirmera solennellement la sentence de l'officialité qui a rompu le premier. Il répondra à la lettre de notification que

que lui adressera l'Empereur : Nous remercions bien affectueusement Votre Majesté de la lettre très gracieuse et pleine des plus vives expressions de sa piété filiale et de son attachement pour nous par laquelle elle nous a fait part du mariage célébré entre S. A. I. le prince Jérôme Napoléon, notre très cher fils et son très aimé frère, et la princesse Catherine de Wurtemberg. Nous leur souhaitons de tout notre cœur non seulement les plus grandes, mais les plus pures consolations. Tandis que nous louons le Seigneur pour tout le bien qu'il lui a plu de départir à Votre Majesté et à son auguste famille, nous espérons encore qu'après l'examen que nous avons fait des motifs qui ont été produits relativement à la nullité de l'autre mariage contracté par le prince impérial susdit, il peut s'être présenté de nouvelles et valables raisons qui, ne nous ayant pas été exposées alors, nous sont entièrement inconnues, en suite desquelles s'en est suivie la célébration à laquelle Votre Majesté a participé. J'ai la confiance que ce sera une consolation pour cette amertume et cette inquiétude que, devant Dieu et dans l'intimité de notre cœur, nous ne pouvons nous empêcher de nous rappeler, lorsque, sur cette proposition nous avons écrit autrefois à Votre Majesté. L'on ne saurait donc contester, pas plus l'explicite approbation par le Pape de la seconde union, que le positif abandon de la juridiction prétendue sur les personnes royales. C'est là un précédent à noter.

Lorsqu'on revient de la chapelle, un orage violent éclate ; on rentre dans les Appartements ; on passe dans la galerie de Diane où il y a banquet, mais le feu d'artifice ne peut être tiré et il faut se contenter du concert et du ballet dans la Salle des maréchaux. Après quoi, Leurs Majestés congédient le cercle, reconduisent les deux époux avec une suite de quarante personnes désignées par elles, et rentrent dans leurs appartements d'où elles partent pour Saint-Cloud.

De toutes ces splendeurs, il ne reste guère qu'un tableau et une médaille, mais, de l'une comme de l'autre, il ne faudrait point s'attendre à tirer des vérités : dans le tableau, l'un des meilleurs qu'il ait peints, Regnault, sans souci de l'étiquette, ni de la représentation des lieux, a groupé dans un palais de fantaisie Joseph qui était à Naples, Eugène et Auguste qui étaient à Milan, Louis et Hortense qui étaient sur la route de Lyon, Elisa qui était à Lucques, Pauline qui était à Plombières : c'est ce qu'on nomme un tableau d'histoire. A son excuse faut-il dire que, selon la commande primitive, le peintre devait ainsi que l'atteste la présence du sénateur Beauharnais — représenter le mariage de Stéphanie ; la faveur de Stéphanie ayant baissé, Jérôme a pris la place, et ç'a été tout aussi vrai. Pour la médaille exquise où Prud'hon dessina l'Hymen assis sur un tertre, tressant une couronne avec des roses que lui présente l'Amour, ment-elle moins ? Est-il bien vrai que, le 23 août, l'Amour habita en tiers les appartements du pavillon de Flore qu'avait occupés Sa Sainteté ? En tout cas, s'il y eut lune de miel, elle fut courte et l'isolement ne fut pas longtemps permis aux nouveaux époux. Le 25, il leur fallut paraître en grand gala à l'Opéra ; le 26, après dîner, les voici partis pour Saint-Cloud, et alors chasses à courre, spectacles tels qu'Andromaque, cercles et grands concerts. Catherine, habituée aux vastes espaces des palais paternels, ne peut se faire aux trois chambres où elle est campée avec le Roi, à son salon si petit, mais si petit que quand il y a huit personnes, on étouffe. Et puis, il y a les terribles soirées où l'Impératrice, rentrée dans ses appartements après le coucher de l'Empereur, tient cercle ou joue au trictrac jusqu'à une heure, deux heures du matin. Deux jours à Mortefontaine avec les Murat, les Bade et les Borghèse ; le 4 septembre, retour à Paris. L'Empereur part à Rambouillet, il invite Jérôme, mais seul, et Catherine, pendant quatre jours, reste au Pavillon de Flore, très triste, très abandonnée, n'ayant la société de Mme de Luçay qu'aux repas ou pour les visites dans Paris. Un jour, il lui faut tenir cercle de une heure à quatre, recevoir tous les corps constitués, toutes les députations, écouter des discours, répondre, avoir l'air de s'intéresser, et elle ignore tout des êtres, leurs noms, leurs fonctions même. On l'appelle enfin le 9 à Rambouillet : le vilain château ! François Ier y est mort et ça a tout l'air d'une prison. Chacun a une toute petite chambre où, du reste, on ne pose guère que pour s'habiller et dormir — peu, — car tout le temps, de onze heures à deux heures du matin, on est avec l'Impératrice. Déjeuner, travail à l'aiguille, puis la chasse, des six, sept heures ; le diner au galop, jeu, musique et la belle conversation avec l'Impératrice. Les princes et princesses dansent ordinairement. Moi, la plus raisonnable et la plus vieille, reste assise à les regarder et à me morfondre, n'en pouvant plus de sommeil. Que de tristesse en ces simples mots ! Jérôme serait-il déjà infidèle ? A coup sûr, Stéphanie est fort de son goût et il trouve un plaisir particulier à la faire danser.

On revient enfin ; on a un dîner chez Madame et surtout, le 20, la fête à l'Elysée, chez Caroline : la plus belle, la plus ingénieuse et la plus rare de longtemps. D'abord, tous les équilibristes, acrobates, danseurs de corde qu'on voit à Tivoli et dans les jardins à la mode, tout ce que l'Empereur n'a jamais vu ; un vaudeville de circonstance par Chazet, le jardin tout illuminé en lampions de couleur et rempli de musiques. Catherine s'y promène et soudain, c'est un village de Souabe, c'est Louisbourg, sa petite maison en miniature, sa biche, ses vaches et au fronton du chalet, au-dessous de son chiffre, ce vers :

Allmächtig ist die Liebe zù dir, ô Vaterland.

Et c'est un chœur de paysans et de paysannes, de jolies filles, toutes danseuses de l'Opéra apportant en cadence des corbeilles de fleurs ; l'Empereur lui-même offre un bouquet. On rentre, on danse et, au souper, ce sont des splendeurs sans pareilles : le Grand extraordinaire servi à la fois à vingt-cinq tables dressées par miracle. Dans chaque salon, quatre tables de six couverts chacune, avec un menu différent pour les deux potages, les deux entrées chaudes, les deux entremets chauds et les cinq assiettes de dessert. A la table de trente couverts, servie de plus en ambigu dans le Salon doré, deux potages, quatre grosses pièces, huit entrées, quatre plats de rôt et huit entremets. Les dames seules sont assises ; les hommes ont un buffet où, entre des casques en feuilletage et les attributs du Grand amiral en bonbons, ils ont à choisir entre quatre potages (chacun pour soixante-quinze personnes), quatre poissons froids, vingt entrées froides, deux de chaque sorte, avec bordure de légumes par dix et beurre de couleur par dix, six plats de rôt, quatre grosses pièces froides, quatre grosses pièces de pâtisserie de fond, quatre grosses pièces montées et dix-huit entremets ! L'exécution confiée à Robert et Laguipière répond au programme ; jamais tel luxe d'argenterie, tel raffinement de vins, telle recherche de lingerie, telle élégance de fleurs. Dans les salons dorés, argentés, décorés tout à neuf, où les vues des châteaux de Berg apportent encore une curiosité, c'est un émerveillement, Caroline et Murat se multiplient pour faire les honneurs : l'Elysée semble le palais d'une fée et l'on n'en doute plus à en voir la maîtresse.

L'Empereur part à Fontainebleau, il faut le suivre. Le temps est affreux ; Catherine est souffrante, elle se croit enceinte. N'importe, elle doit venir, suivre les chasses, tenir maison et, aux soirs fixés, recevoir l'Empereur et la Cour. Ce n'est pas assez pour Jérôme ; il faut, partant de Fontainebleau à minuit, arrivant à Paris à cinq heures du matin, passer la journée en plaisirs, assister, à l'Opéra, à la représentation du Triomphe de Trajan et, de la rue de la Loi, rentrer à Fontainebleau pour être le lendemain au lever de l'Empereur. Puis, comme les familiarités de Jérôme avec Stéphanie continuent, en même temps que l'Impératrice semonce sévèrement sa nièce, l'Empereur envoie son frère à Boulogne, sous prétexte de voir lancer l'Arcone. Durant ce temps, il est plein de gentillesses pour Catherine. L'Empereur, écrit-elle, rit beaucoup de ma tristesse, mais me comble de bontés depuis le départ de Jérôme. Il me fait dîner tous les jours avec lui, et l'Impératrice me fait déjeuner tous les matins chez elle. Il n'est pas possible de prouver plus d'amitié à sa propre fille qu'ils le font envers moi.

Jérôme revient ; mais voici l'heure du dispersement. L'Empereur va partir en Italie où il a des comptes à régler et qui pressent (16 novembre) ; le roi et la reine de Westphalie vont prendre la route de leurs États (18 novembre). Ce petit séjour à Paris aura coûté cher à leurs peuples. En deux mois, Jérôme y a dépensé trois millions.

 

 

 



[1] Dans mon livre : Diplomates de la Révolution on trouvera sur ce Mackau des renseignements suffisants.

[2] La nomination de Grand Aigle ne parait pas avoir été régularisée par un brevet. Sur aucune des listes de la Légion, ne se trouve la date précise, seulement le mois : septembre 1806.

[3] Ce projet n'a point été suivi d'exécution : Il n'est inséré ni dans la série des sénatus-consultes, ni au Bulletin des lois, ni dans aucun recueil officiel. Il n'est point mentionné à la Correspondance ; il n'a point été transmis au Sénat, car il aurait été accompagné d'un message et ce message se retrouverait. Le rédacteur des Mémoires du roi Jérôme a écrit : L'Empereur approuva et signa un sénatus-consulte. Si grand que fût le pouvoir de l'Empereur, il ne pouvait à lui seul faire un sénatus-consulte ; d'ailleurs le sénatus-consulte n'avait pour objet que de provoquer un plébiscite, et le plébiscite n'a point été rendu.