NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME II. — 1802-1805

 

XIV. — L'EMPIRE ET LE SACRE.

 

 

BRUMAIRE AN XII. — FRIMAIRE AN XIII (Novembre 1803. — Décembre 1804.)

Les femmes. — Que faire pour elles ?— Elisa. — Sa fortune. — Bacciochi, colonel. — Fontanes. — Chateaubriand. — Ce qu'est Fontanes. — Tactique — Crinoline. — Tactique différente. — Ambitions du ménage. — Indiscrétions de Murat. — But poursuivi. — Point de titres pour les stems. Scènes de Saint-Cloud. — Napoléon cède. — Bacciochi sénateur. — Paulette. — Sa vie depuis son départ de Paris. — Florence. — Rome. — Effet admirable d'abord. — Désir de retour à Paris. — Rapports de Fesch. — Lettres sévères du Premier Consul. — Arrivée de Mme Bonaparte à Rome. — Son voyage depuis la frontière. — Accueil fait par le Pape. — Lettre de Pie VII à Napoléon. — Réponse. — Arrivée de Lucien. — Effet du sénatus-consulte sur la colonie Bonaparte à Rome. — Lucien à Frascati. — Paulette à Rome, à Florence, aux bains de Lucques. — Elle est rejointe par sa mère. — Prétentions de celle-ci. — Ses demandes. — Lettre de Fesch. — Règlement du titre de Mme Bonaparte. — Son traitement. — Les princesses à Lucques. — Les bals. — Mort de Dermide. — Paulette obtient de rentrer à Paris. — Madame rentre à Rome. — Mort de Mme Clary. — Hésitations pour le départ. — Explications. — Joséphine en parallèle avec la famille. — Le divorce. — Joséphine sera sacrée. — Habileté de Joséphine. — Mariage religieux. — Les Beauharnais. — Eugène. — Hortense. — Jalousie de Louis. — Bontés de Napoléon. — L'hôtel Saint-Julien. — Saint-Leu. — Départ de Louis pour Plombières. — Puis, Turin. — Indifférence politique de Louis. — Joseph. — Bernadotte. — Fonctions du Grand électeur. — Mécontentement de Joseph. — Refus des titres constitutionnels. — Omission du protocole. — Lettres aux sénateurs. — Réception officielle. — Discours. — Maison de Joseph et de Julie. — La guerre ouverte. — Première rencontre. — Recensement des votes sur l'hérédité. — Rapport de Rœderer. — Conversation de l'Empereur. — Nouvelle bataille. — Explication décisive. — Joseph se soumet. — Préparatifs du sacre. — Hortense. — Ses couches. — Naissance de Napoléon-Louis. — Maison d'Hortense. — Maison d'Elisa. — Maison de Paulette. — Maison de Caroline. — Le Sacre.

 

Tant mal que bien, cette redoutable question d'hérédité est donc enfin réglée, au moins en apparence et de façon à faire illusion au vulgaire : des quatre frères, deux exclus, deux blessés au vif quoique institués ; l'adoption suspendue sur leur tête comme une épée de Damoclès et leurs droits constamment mis en échec par l'éventualité d'une désignation ; rien, en réalité' de définitif parce que la volonté et la suite ont manqué à Napoléon : mais, enfin, c'est fait. Peut-on penser qu'à présent il soit quitte ? Non pas, car après les hommes, il y a les femmes.

Napoléon a paru compter que, avec un grand état de maison, beaucoup d'argent, l'élévation de leurs maris parmi les grands de l'État, ses sœurs se contenteraient et que sa mère, qui jusque-là semblait avoir borné son ambition à conserver la première place dans la famille sans prétendre à des honneurs extérieurs, se tiendrait satisfaite de respects domestiques et d'un traitement considérable. A la rigueur, il pouvait entraîner ses frères à sa suite : il était assez fort pour les porter, les présenter au peuple et les faire agréer par lui ; ils avaient son nom ; l'on pouvait croire — car il s'était assez employé à le répandre ! — qu'ils avaient du talent et même quelque part de son génie. Placé en vedette à chaque occasion, prôné à outrance, employé dans les plus grandes missions, désigné comme le négociateur le plus habile, Joseph avait reçu une réputation qui, dans certains milieux, était presque prise au sérieux : il était l'homme des sages conseils, le modérateur, le pacificateur. Louis restait inconnu ; mais, d'abord, il était en seconde ligne, puis n'allait-on pas le présenter comme l'élève favori de Bonaparte, un soldat ayant fait ses preuves en Italie et en Egypte ? D'ailleurs, il était le mari d'Hortense, et, sinon dans le peuple, au moins dans certaines sociétés de Paris, Hortense, malgré les calomnies répandues, avait des défenseurs et des apologistes. Elle tenait i. tant de mondes divers, avait tant d'amies de pension, s'était empressée à rendre tant de services qu'il fallait bien qu'on reconnût qu'elle était aimable, simple et bienveillante. Cela ne faisait point l'opinion sur le mari, mais empêchait qu'on en parlât mal.

Mais les femmes de la famille, comment présenter, comment justifier leur élévation ? D'après le droit national, où la femme, devant suivre la condition de son mari, n'est rien et ne peut rien être par elle-même, il était sans exemple qu'on eût investi une femme de dignités que son mari ne partageât point, qui ne reposassent point sur sa tête : même les duchés femelles, s'ils étaient transmis fémininement, l'étaient par les filles de l'investi à l'époux qu'elles se donnaient et aux fils qu'elles avaient de lui. Les seules femmes qui, en France, eussent été personnellement revêtues d'un titre ou d'une dignité, sans qu'un mari y fût associé, étaient les maîtresses de quelques rois. Encore étaient-ce là à peu d'exceptions près, titres d'honneurs, non dignités effectives et donnant un rang dans l'État, hors de la Cour. Assurément, la situation de Napoléon étant sans précédent historique, les femmes de son sang pouvaient rêver elles-mêmes des situations sans précédent ; mais encore fallait-il les justifier par quelque endroit et trouver des formes qui ne s'écartassent point trop ouvertement de celles qu'on était accoutumé de rencontrer dans les autres monarchies.

Le mieux eût été qu'elles ne fussent rien ; mais, dès que Joséphine allait partager la dignité impériale et recevoir les honneurs souverains, comment espérer qu'on leur ferait entendre raison ? Et, ce n'était pas assez de Joséphine : les femmes des princes se trouveraient de droit princesses, en sorte que ce seraient les belles-sœurs de Napoléon qui monteraient au pinacle, taudis que ses propres sœurs se trouveraient dans une condition en quelque sorte bourgeoise : double crève-cœur, double atteinte à leur orgueil, double blessure à leur vanité familiale, double infériorité à subir chaque jour, chaque heure de la vie, et dont la seule pensée était pour les exaspérer.

Deux seulement se trouvaient à ce moment à Paris : Mme Bacciochi et Mme Murat. Depuis le règne de Mme Jouberthou, Élisa, comme on a vu, s'était éloignée de Lucien et rapprochée de Napoléon et elle avait tiré de celui-ci de notables avantages : elle avait eu le plaisir de vivre par elle-même et non sur le reflet qu'elle recevait de Lucien, d'avoir sa maison et sa cour, d'habiter son propre hôtel, l'admirable hôtel Maurepas qui, trop petit, reçut bientôt pour dépendance l'hôtel Cicé (8 pluviôse an XIII, 28 janvier 1805). Son mari, cet imbécile Bacciochi, propre au plus à faire un adjudant de place ou un courrier diplomatique, n'ayant point été suffisamment honoré par la place de marguillier, avait reçu, en germinal an XI (avril 1803), le commandement de la 26e demi-brigade légère et avait tout de suite été envoyé à Sedan, puis au camp de Saint-Omer. Bon débarras pour Élisa ! Il est vrai que le régiment s'en trouva mal : le prédécesseur de Bacciochi, qui, durant huit ans qu'il avait commandé, avait constamment trouvé des prétextes pour éviter d'aller au feu, avait laissé passer l'administration entière aux mains des capitaines ; Bacciochi, à ce point convaincu de ses grandeurs futures qu'il ne se donnait même point la peine de dissimuler sa nullité militaire, livra le régiment à sa femme qui se plut à jouer, de Paris, à la colonelle-propriétaire. C'était elle qui était l'intermédiaire entre les officiers et son frère, et qui sollicitait les avancements ou les retraites. Les choses n'en marchaient pas mieux ; mais Elisa qui, depuis nivôse (janvier 1803) se trouvait enceinte, se trouvait satisfaite pourvu que son mari fût éloigné, et c'était assez.

C'était là le département de la guerre ; celui des sciences, lettres et arts, dont. Fontanes était le grand maître, avait autrement d'importance. Toute la bande littéraire dont Fontanes était le directeur, s'était ruée vers l'admirable protectrice. Ce que, par Fontanes, Chateaubriand put tirer d'elle est peu croyable : d'abord sa nomination à Reine, puis six mois de traitement, mille écus de route, deux mille écus d'avance. — Dites, mon bon ami, à la meilleure des femmes, à la plus noble des protectrices que mon cœur est plein d'une reconnaissance que rien ne pourra affaiblir... Mon amour-propre me fait désirer quelquefois qu'elle pût voir comment on me traite en province. Aussi, quand Migneret publie l'édition du Génie en quatre volumes avec les neuf figures de Le Barbier, Mme Bacciochi, après qu'elle aura elle-même remis au Premier Consul un exemplaire in-quarto cartonné et à Mme Bonaparte un exemplaire in-octavo broché, aura pour sa peine un exemplaire in-quarto cartonné.

La belle et l'excellente protectrice, cela vient à chaque lettre qu'écrit alors Chateaubriand, et, pour tout ce qui approche Élisa, il a des mots de tendresse et de flatterie ; il ne néglige personne et, moins qu'autre, la lectrice secrétaire : une Mme de Montarby, qui, à ce moment, a toute la confiance de sa maîtresse. Lui faut-il de l'argent pour une voiture, j'aurai recours à notre protectrice ; veut-il qu'on fasse état de son voyage, communiquez cette lettre à notre protectrice ; a-t-il des démêlés et des plus graves avec Fesch, le sot qu'il approche, c'est à notre protectrice, — et alors avec quelle effusion ! — qu'il adresse l'étrange mémoire qu'il destine au Premier Consul, le mémoire où le secrétaire d'ambassade accuse son ambassadeur d'imbécillité, de lésinerie, presque de trahison ; où M. de Chateaubriand, gracié d'hier, employé par quelle faveur, injurie l'oncle propre du Consul. Malgré tout, Mme Bacciochi maintient Chateaubriand à Rome, même après son aventure avec Mme de Beaumont — cette Mme de Beaumont qui, grâce au poète, demeure pour la postérité un idéal exquis de grâce mourante et de tendresse platonique et qui, à ses contemporains, donna des sensations bien moins chastes : Une vraie Française, disait Charles de Constant ; tout ou rien, suivant le temps et les personnes.

Au milieu de ses couches (13 vendémiaire XII, 8 octobre 1803), au milieu des inquiétudes que lui donne son enfant, au milieu des douleurs que lui cause la mort de son fils (14 brumaire, 9 novembre), elle moyenne encore, l'excellente protectrice, la réconciliation de Chateaubriand avec Fesch ; elle obtient, elle seule, sa nomination comme ministre près la République du Valais, ce qui alors comble ses ambitions, lui permet de se parer du titre d'ambassadeur et de ne manquer aucune des audiences publiques du Consul.

Et si c'est ainsi du protégé. Qu'est-ce du protecteur ? Mais M. de Fontanes a su garder soigneusement le secret de sa reconnaissance. Dans la quantité de notices qu'on lui a consacrées et dont deux figurent en tête de ses Œuvres, il n'est point même mention d'Elisa. Ce fut d'elle pourtant qu'il tint tout ce qu'il fut : député, président du Corps législatif avec 5.000 francs par mois de traitement supplémentaire sur la Cassette, grand maître de l'Université, comte de l'Empire, sénateur, donataire et le reste. C'était un gros homme, à la tête ronde, au corps court, à l'air commun, dont la physionomie s'éclairait d'yeux brillants et de dents blanches et souriantes. De parole aussi leste dans le particulier que pompeux dans le public, il avait le caractère d'homme d'esprit : certains lui trouvaient du distingué dans les façons et du grand seigneur dans l'allure ; certaines s'étonnaient qu'avec tout cela il eût pu s'attacher à Elisa, la personne la plus désagréablement pointue.

Il était parvenu à faire croire qu'elle était en retour près de lui et que tout ce qu'elle offrait était à peine égal à son mérite : au reste, il avait réussi à des Lesoignes plus difficiles. De famille obscure et pauvre, à ses débuts poètereau de l'Almanach des Muses, journaliste pendant la tourmente, à demi tiré d'affaire par un mariage, retombé ensuite à son néant, introduit près de la sœur du Consul et parvenu à lui plaire, amené par là dans l'intimité de Lucien, recommandé par les instances d'Elisa à Napoléon, il parut à celui-ci — si spécialisant — l'homme chargé de l'éloquence et en reçut le portefeuille. Ce fut une sorte de harpe que Napoléon aimait à faire vibrer, qui lui rendait des sons harmonieux et dont il croyait jouer à sa guise : eu cela, Fontanes ne le trompait pas. Il était grandiloquent, excellait aux périodes nombreuses et aux imprécations classiques. Si parfois ses flatteries avaient de la lourdeur, au moins étaient-elles d'un style correct qui cherchait ses modèles dans le grand siècle. Puis, toujours : non seulement harpe, mais lyre. Sur commande et par ordre, il exécutait l'ode comme le discours et, à Saint-Cloud, à la rupture de la paix d'Amiens, entre deux actes de tragédie, le Consul faisait en pompe déclamer des strophes patriotiques de Fontanes :

De Dunkerque au Helder vos tertres funéraires

Attestent chaque jour en sanglants caractères

Qu'il n'est point d'Annibal pour sauver Albion.

L'Univers détrompé maudit la foi punique,

Et notre République

Pour venger l'Univers attend un Scipion !

Il était arrivé à prendre une influence pur lui-même, s'était, établi un des coryphées de la réaction et, de meule qu'il avait poussé au Concordat, an Consulat à vie, aux institutions complémentaires, de toutes ses forces à présent il poussait à l'Empire. Nul doute qu'il n'ait été pour beaucoup, à l'origine dans es théories carolingiennes, dans l'idée de rattacher la quatrième à la seconde dynastie et de faire de Napoléon le successeur de Charlemagne. Quel but poursuivait-il ? Ne préparait-il de trahison que vis-à-vis d'Élisa dont il n'avait plus besoin, ou bien, dès lors, par le rétablissement de la monarchie, pensait-il au retour éventuel des Bourbons ? Sa conduite comme grand maître de l'Université où il fit de son conseil un foyer de trahison, pourrait donner à penser, et cette ode la Mort du duc d'Enghien, qui dans ses Œuvres porte la date de 1804 le ferait croire ; mais, pour attester sa fidélité était-il homme à reculer devant une date fausse ?

Avec lui il ne faut point s'étonner : de moindre envolée que Talleyrand, n'ayant point, de naissance, sa superbe ; ne pouvant comme lui se prévaloir de sa lignée et d'un Ré qué Diou pour justifier toute trahison qui servît sa fortune, moins besogneux, visant moins au grand, n'employant point l'étranger, ne risquant point à chaque heure l'échafaud, plus prudent et certes plus avisé, il portait dans la vie la même absence de préjugés, une pareille indépendance de cœur et un semblable mépris de l'humanité ; mais il n'en faisait point parade et demeurait le représentant de la Religion, des bonnes mœurs et des bonnes lettres : cela fit qu'après avoir obtenu, par Elisa, toutes ces dignités d'Empire, il fut, par la grâce de Louis XVIII, pair de France, marquis, grand cordon de la Légion et ministre d'État.

Dans les deux volumes — prose et vers — qui font les Œuvres du marquis de Fontanes, publiées par sa fille, la comtesse Christine de Fontanes, rien d'Élisa ni de Lucien ; rien, hormis ce nom de Christine, imposé par Lucien en souvenir de sa première femme et qui, seul, dénonce l'ingratitude et proteste contre l'oubli.

En ce temps, bien que Fontanes, maintenant accroché au maître, ne dissimulât guère par moments certaines humeurs contre celle qui l'avait tant servi, il n'avait point à rompre avec elle ; tout au plus pouvait-il chercher que la rupture vint d'elle : Elisa était, en effet, dans un moment de faveur. Outre que Napoléon lui savait gré d'avoir ostensiblement pris parti contre Lucien, elle se tenait à sa place, ne montrait point d'ambition, ne faisait ni bruit, ni calandre, ne semblait pas avoir de prétentions et tirait d'autant plus de son frère qu'elle attendait tout de lui et ne lui demandait rien. Outre son traitement porté à 120.000 francs eu vendémiaire XII (septembre 1803), elle avait eu le 24 floréal (14 mai 1804) 250.000 francs en gratification, sans compter 48.000 francs donnés à Bacciochi (10 brumaire-2 novembre et 2 frimaire-21 novembre). Cela comptait ; mais de l'argent aux honneurs qu'elle voulait obtenir, le saut était d'autant plus large qu'elle ne pouvait songer à en accrocher à ce mari, incapable d'en porter. Pour cette cause, et parce que peut-être elle avait déjà marqué son but, elle se tenait plus à sa tactique, se réservait davantage et ne se compromettait point en paroles.

 

Tout autrement agissait Mme Murat ; elle avait fait le tour de force de mettre Murat au gouvernement de Paris : bel hôtel, grand train, une cour, Paris et l'Armée de Paris à ses pieds : c'était bien, mais comme échelon. Elle visait plus haut et ne se contentait point ainsi.

Par elle, de ce qu'elle pense, on ne saurait rien : elle est trop fine pour parler, trop avisée pour écrire ; son secret est bien gardé. Mais, si habilement qu'elle ait dressé Murat — qui de lui-même promettait— elle n'a pu lui retirer tout son goût de terroir pour les phrases à panache. Il en prononce et répète qui ressemblent à ses coiffures, et dont les plumes ondulantes et balancées font bon effet à ses yeux ; mais elles désignent le fond de sa pensée et le livrent.

Dans l'affaire du duc d'Enghien, on surprend sur le vif les procédés du ménage et, sur un mot de Murat, le mélange de ruse et d'habileté qui ferait illusion, perd en entier son prestige et apparaît pour ce qu'il vaut.

Durant l'Empire et surtout depuis, ç'a été de la part de Murat et de ses affidés, toute une combinaison d'efforts polit démontrer que, loin d'avoir poussé à l'exécution du duc d'Enghien, il s'y est opposé de toutes ses forces : il n'a paru nulle part ; il n'a été pour rien dans la nomination des juges de la commission militaire ; ce n'est que par contrainte, uniquement pour la forme qu'il a consenti à apposer sa signature au bas de cet acte décisif ; enfin, après avoir adressé au Premier Consul les plus vives et les plus courageuses représentations, il s'est écrié : Bonaparte veut mettre une tache sur mon habit ; il n'y réussira pas.

Telle est la légende : Napoléon l'a cent fois contredite par des affirmations réitérées et formelles ; mais son témoignage peut sembler intéressé ; celui d'Hullin tout simple, tout net, plus confession que témoignage, suffit à soi seul pour remettre hommes et choses à leur plan : Le 29 ventôse an XII, à sept heures du soir, dit Hullin, je reçus l'ordre de me rendre de suite chez le gouverneur de Paris, le général Murat. Ce général m'ordonna de me transporter, dans le plus bref délai, au château de Vincennes, en qualité de président d'une commission qui allait s'y rassembler, et sur l'observation que j'avais besoin d'un ordre de sa main, il ajouta : Cet ordre vous sera envoyé avec l'arrêté du gouvernement aussitôt votre arrivée à Vincennes. Partez promptement ; à peine y serez-vous arrivé que ces pièces vous parviendront. Telles furent ses propres expressions.

N'est-ce point là tout l'homme ? Des ordres verbaux tant qu'on veut, mais point d'écritures ; il sait ce qu'il en peut coûter et chaque fois qu'il trace sa signature, il est averti de se méfier.

Cela n'est rien près de cette phrase trouvée et arrangée plus tard, cette phrase qui sonne si haut en fanfare que Murat a dû en éprouver une extrême satisfaction, et où, sans qu'il s'en doutât peut-être, il a exprimé tout son esprit de haine et de rivalité contre Napoléon : Bonaparte veut mettre une tache sur mon habit, il n'y réussira pas ! Donc, Napoléon est jaloux de la pure gloire de Murat, de son passé intact, de son existence sans reproche : il prétend atteindre son prestige et barrer son avenir. Pour compromettre et écarter ce dangereux émule, qui sait si l'exécution du duc d'Enghien n'est point un des moyens qu'il emploie et si ce n'est point là l'objet principal du jugement de Vincennes !

Qui dit cela ? — Murat. Et comment a répondu Napoléon ? — Il s'est si peu aperçu de l'opposition décidée que Murat avait prononcée contre lui que, après lui avoir attribué le 15 ventôse (6 mars) une gratification de 100.000 francs, il lui a donné, deux mois plus tard le second des bâtons des maréchaux d'Empire. Il n'a en rien diminué la faveur qu'il lui marquait ; il lui a conservé toutes ses places, tous ses traitements, toutes ses dignités ; il en a ajouté de nouvelles et d'éminentes. L'eût-il fait si le gouverneur de Paris s'était, par un refus d'obéissance caractérisé, mis en révolte contre lui ?

La phrase que Murat s'est attribuée, n'est point isolée ; il en est d'autres, plus authentiques, et qui marquent bien le but où, dès ce moment, il tendait.

Au moment où le Premier Consul pensait le plus à adopter le fils de Louis et paraissait l'avoir résolu ; un jour que, devant la famille réunie, Napoléon tenait cet enfant sur ses genoux, jouait avec lui et le caressait, il dit comme à la cantonade : Sais-tu bien, petit bambin, que tu risques d'être roi un jour ?Et Achille ? dit aussitôt Murat. — Ah ! Achille ! répondit le Consul, Achille fera un bon soldat. Cette réponse blessa profondément Mme Murat, et Bonaparte ne faisant pas semblant de s'en apercevoir et piqué intérieurement de l'opposition de ses-frères qu'il croyait, avec raison, excitée surtout par elle, Bonaparte continuant d'adresser la parole à son neveu : En tout cas, dit-il encore, je te conseille, mon pauvre enfant, si tu veux vivre, de ne point accepter les repas que t'offriront tes cousins.

Voilà donc jusqu'où vont les ambitions de Murat : dès ce moment, il se considère comme le seul de la famille en état de remplacer Napoléon ; il y a bien plus de titres que Joseph et Louis, puisque le premier qui lui paraît nécessaire est celui de soldat victorieux. S'il ne peut espérer une désignation en sa faveur ou en faveur de son fils, il préfère que ses beaux-frères dont il croit avoir facilement raison, soient appelés plutôt que son neveu. De là le travail de Caroline sur Louis, les insinuations contre Hortense, l'issue donnée à cette haine conçue dès la pension contre la bonne élève, les calomnies répandues par la ville grâce aux courtisans qui fréquentent son salon et s'empressent chez le gouverneur.

Unie à Joseph et à Lucien, Caroline est parvenue à ce que Louis refuse son fils à Napoléon : par là elle a cru tout gagner et elle a au moins satisfait son animosité contre les Beauharnais ; mais les choses n'en ont pas moins suivi leur cours, et Joseph ayant obtenu ses avantages pour lui-même, d'ailleurs éloigné de Paris, et point consulté par son frère, n'a pu s'occuper de procurer des satisfactions à sa fidèle alliée.

 

Rien n'est donc décidé pour Caroline ni pour Élisa au moment où, les préliminaires remplis, l'Empire se fait.

Toutes deux s'attendent bien que la femme de l'Empereur soit saluée d'un titre éminent ; mais, rassurées par les affirmations de Joseph et renseignées par ses amis, elles croient que les qualifications nouvelles s'arrêteront à Joséphine et elles n'imaginent point que Julie et Hortense, qui ne sont pas du sang, puissent porter des titres qu'elles-mêmes n'auront point.

Le 28 floréal (18 mai), elles se trouvaient à Saint-Cloud et, après la grande audience du Sénat, le nouvel empereur les retint à dîner. Au moment où l'on allait passer à table, Duroc annonce les titres qu'il fallait donner à chacun et, en particulier, aux femmes des princes. Mmes Bacciochi et Murat parurent atterrées de cette différence entre elles et leurs belles-sœurs. Mme Murat avait peine surtout à dissimuler son mécontentement. Vers six heures, l'Empereur parut et commença, sans aucune apparence de gêne, à saluer chacun de sa nouvelle dignité... L'Impératrice conservait toute son aimable aisance ; Louis semblait content ; Mme Joseph résignée à ce qu'on exigerait d'elle ; Mme Louis soumise de même et Eugène de Beauharnais simple, naturel et montrant un esprit dégagé de toute ambition secrète et mécontente. Il n'en était pas de même du nouveau maréchal Murat, mais la crainte qu'il avait de son beau-frère le forçait de se contenir ; il gardait un silence soucieux. Quant à Mme Murat, elle éprouvait un violent désespoir et, pendant le dîner, elle fut si peu maîtresse d'elle-même, lorsqu'elle entendit l'Empereur nommer à diverses reprises la princesse Louis, qu'elle ne put retenir ses pleurs ; elle buvait à coups redoublés de grands verres d'eau pour tâcher de se remettre et paraître faire quelque chose, mais les larmes la gagnaient toujours.

Mme Bacciochi, plus âgée, plus maîtresse d'elle-même, ne pleurait point ; mais elle se montrait brusque, tranchante, et traitait les dames du Palais avec des hauteurs marquées.

L'Empereur, à la fin, s'irrita, et accrut le mécontentement de ses sœurs en les taquinant par des railleries indirectes : il y avait trop de monde présent pour qu'elles éclatassent ; mais, le lendemain, au dîner de famille, Mme Murat s'exalta en plaintes, en larmes, en reproches : Elle demanda pourquoi on voulait la condamner, elle et ses sœurs, à l'obscurité, au mépris, tandis qu'on couvrait des étrangères d'honneurs et de dignités. L'Empereur répondit sévèrement, puis durement. On a retenu cette phrase : vous entendre, on croirait que je vous ai volé l'héritage du feu roi notre père ; mais ce n'était là que de l'ironie et il y eut bien d'autres mots. A la fin, Mme Murat, à bout d'arguments, désespérée à la fois de ce qu'elle n'obtenait point et de ce qu'elle entendait, tomba roide sur le parquet et s'évanouit. Cela fut d'un effet immédiat sur Napoléon : il s'apaisa, s'empressa avec tout ce qui était présent à soigner sa sœur et il accorda ce qu'on voulait de lui ; le 30 floréal (20 mai), le Moniteur inséra cette note : On donne aux princes français et aux princesses le titre d'Altesse impériale. Les sœurs de l'Empereur portent le même titre.

Restait à régler la situation de Bacciochi et de Murat : ils eurent quelque temps le désagrément de ne point entrer dans le salon de famille à la suite de leurs femmes ; mais cet échec n'était sensible que pour Murat, Bacciochi étant absent. Celui-ci, qui n'avait été de rien, ne pouvait guère être maintenu simple colonel ; t'eût été une risée générale si on l'avait nommé général et tout devait porter à l'enlever de ce malheureux régiment, qui, malgré 'Elisa on peut-être à cause d'elle, s'en allait à la dérive, L'Empereur imagina de le faire nommer sénateur et pour le rendre habile à ces hautes fonctions, il l'envoya présider le collège électoral des Ardennes, vu le séjour qu'avait fait le 26e à Sedan où il avait encore son troisième bataillon. M. le colonel de Bacciochi, beau-frère de l'Empereur, arriva donc à Sedan où se tenait le collège, le 15 messidor (4 juillet). Il y eut réception par les autorités, garde d'honneur, salves d'artillerie, acclamations, illumination générale, et, le 25 (14), après avoir distribué quelques secours au bureau de bienfaisance et avoir visité quelques manufactures, ce Bacciochi fut, comme de juste, élu candidat au Sénat conservateur. On n'attendit point que sa nomination fût définitive pour le rayer des contrôles de l'armée.

Ce n'était point là tout : aux nouvelles princesses ne pouvaient suffire les pensions réglées au commencement de l'an XII : Mme Murat avait 60.000 francs, elle en eut 240.000. Elisa, qui recevait 120.000 francs, eut 240.000 francs par an comme sa sœur ; mais, étant la plus pauvre, elle eut encore, en gratification. 240.000 francs de surcroît le 3 messidor (22 juin), ce qui porta à 688.000 francs ce qu'elle avait reçu en l'an XII.

 

Paulette avait bénéficié de l'évanouissement de Caroline : elle se trouvait Altesse impériale tout comme ses sœurs, et pourtant Napoléon était en ce moment en grande colère contre elle : ce qu'explique ce qui s'était passé depuis le mariage.

Partis de Paris le 22 brumaire (4 novembre 1803), le prince et la princesse Borghèse étaient arrivés le 24 (16) à Lyon où l'abbé Jauffret, vicaire général de Fesch, avait mis à leurs ordres le palais archiépiscopal, et où, dans l'après-midi, ils avaient reçu la visite des principaux fonctionnaires. Sans rendre aucune politesse, ils étaient repartis le 25 (17) à quatre heures du matin et avaient fait route pour Florence : là au palais Salviati, dans la via Ghibellina, ils s'étaient arrêtés quelques jours. Paulette fit merveille aux Castines, avec ses deux carrosses et son nègre, habillé à la turque. Il y eut pour elle grand dîner au palais Pitti où on lui appliqua le cérémonial usité pour les princes du sang ; mais elle le porta gaiement, éclatant de rire à la vue de la régente en grand costume.

De Florence, en route pour Rome, et là réception grandiose : gardes depuis les frontières, escorte de poste en poste ; à l'arrivée, le 17 frimaire (9 décembre), le cardinal secrétaire d'État pour la complimenter, la princesse douairière et tous les Borghèse. Le Pape avait une envie extrême de la voir, mais Paulette prétexta qu'elle avait besoin de se reposer quelques jours, afin d'attendre des robes à sensation, et ce ne fut que le 21 (13) qu'elle prit l'audience de Sa Sainteté. A six heures de France, elle se rendit au Vatican accompagnée de Fesch et de la princesse douairière. Par une distinction, la plus marquante qui se pût imaginer, le Pape la reçut dans ses appartements et non pas au jardin comme il était d'usage pour les dames de haut rang. Sans aucune exagération, écrit Consalvi à Caprara, je puis dire à Votre Éminence que le Pape a été satisfait d'elle au delà de toute idée ; et la princesse l'a été de male du Pape. Il lui a fait cadeau d'un magnifique chapelet et d'un superbe camée. Les 22 et 23 (14 et 15), ce fut au palais Borghèse le ricivimento de présentation avec toute la noblesse romaine et étrangère, tout le Sacré collège et la prélature, tout le corps diplomatique ; puis, tout de suite après, des fêtes et des dîners où le Secrétaire d'État se signala.

L'effet que produisait Paulette était admirable et inattendu : c'était à croire qu'elle voulait se faire des amants du Pape et de toutes les Éminences. Le Pape me disait, écrit Consalvi, que la maison Borghèse ne pouvait guère s'attendre à un bonheur plus grand dans tous les sens possibles. Le Secrétaire d'État, pour son compte est tout enflammé : Cette dame, dit-il, est vraiment très gracieuse et très aimable et douée des manières les plus gentilles, si bien qu'on peut dire qu'elle unit les grâces du corps à celles de l'esprit. Quant à la famille Borghèse, elle est sous le charme : La cordialité et la familiarité qui règnent entre eux, dit encore Consalvi, sont si grandes et si édifiantes qu'il semble que ces hauts personnages se soient connus depuis longtemps. Enfin, l'affection qui unit les deux époux est si grande que le pudique Consalvi s'abstient d'y insister. Sur ces relations qui le flattent au point le plus sensible, le Premier Consul, sortant de son long et volontaire silence, se détermine, le 22 nivôse (13 janvier 1804), à accréditer officiellement sa sueur près du Pape : Je prie Votre Sainteté, écrit-il, d'avoir quelque bonté pour Mme Paulette et de lui donner quelquefois ses conseils.

C'étaient là de belles espérances et l'on se flattait que, prenant le train de vie qui convient, Paulette se plairait dans cette ville où on lui faisait si grand accueil ; — la ville sans doute où, pour qui y est introduit à parité de rang, la société est le plus agréable en sa familiarité enjouée ; où, les formes respectées, la liberté est la plus entière ; où, sous la mollesse du ciel, dans l'oisiveté de l'intelligence, le social des êtres s'affine en quelque façon pour se combiner ; où, avec une moliniste indulgence, sans pruderie, sans affectation, chacun admet, comme une conséquence de nature, tout l'amour en sa gamme variée, depuis la liaison de vie jusqu'à la passade ; où l'on en évite le scandale public en en faisant comme l'affaire de chacun des initiés, comme un secret commun que l'on garde du vulgaire, qui ne porte pas grand mal et qu'on se plaît à imaginer comme un spectacle amusant, et un peu vif.

Mais, pour cela, il faut passer par les épreuves et se contenter, quant au matériel de la vie, des usages et des façons romaines ; il faut en respecter l'ennui, en subir les servitudes, en respecter les ridicules. Paulette n'était point femme à se soumettre et, un mois à peine écoulé, elle aspirait au retour. Vous avez donc dit adieu à la belle Italie, écrivait-elle à Murat le 9 ventôse (29 février). Je désirerais bien aussi la quitter un peu pour revoir toute ma famille et cette chère France à laquelle on tient malgré soi ! Je ne sais, mais je crois que l'air de Rome ne m'est pas très bon. J'y suis toujours enrhumée. Mon petit Camille vient d'être forcé de faire un voyage à Naples pour des affaires indispensables... J'espère que nous nous verrons bientôt tous en France, réunis, contents et nous félicitant des événements.

C'était un symptôme où l'on ne pouvait se tromper. A la fin de ventôse (mars), tout était si complètement brouillé que Fesch en fit son rapport au Premier Consul et celui-ci en écrivit à Paulette d'un ton sévère et d'un style officiel : Madame et chère sœur, j'ai appris que vous n'aviez pas le bon esprit de vous conformer aux mœurs et aux habitudes de la ville de Rome ; que vous montriez du mépris aux habitants et que sens cesse vous aviez les yeux sur Paris. Quoique occupé de grandes affaires, j'ai cependant voulu vous faire connaître mes intentions, espérant que vous vous y conformerez.

Aimez votre mari et sa famille ; soyez prévenante, accommodez vous des mœurs de la ville de Rome et mettez-vous bien dans la tête que si, à Page que vous avez, vous vous laissez aller à de mauvais conseils, vous ne pouvez plus compter sur moi.

Quant à Paris, vous pouvez être certaine que vous n'y trouverez aucun appui et que jamais je ne vous recevrai qu'avec votre mari. Si vous vous brouillez avec lui, la faute serait à vous et, alors, la France vous serait interdite ; vous perdriez votre bonheur et mon amitié. (16 germinal, 6 avril.)

Toutefois, s'il fait la grosse voix, il n'est point si méchant qu'il en prend l'air. Je vous envoie une lettre pour Mme Paulette, écrit-il ce même courrier à Fesch. Je n'ajoute foi qu'à la moitié de ce que vous dites dans votre lettre ; cependant, il est factieux pour moi de penser que Mme Borghèse ne sente pas l'importance dont il est pour son bonheur de s'accoutumer aux mœurs de Rouie et de se faire de l'estime de cette grande ville une récompense qui doit être douce à un cœur aussi bien né que le sien. Toutefois, je lui fais connaître mes impressions d'une manière très simple et très précise ; j'espère qu'elle s'y conformera ; l'arrivée de sa mère d'ailleurs lui donnera un conseil qui lui sera profitable. Dites-lui donc, de ma part, que déjà elle n'est plus belle, qu'elle le sera beaucoup moins dans quelques années et que, toute sa vie, elle doit être bonne et estimée, Il est juste aussi que son mari ait quelque égard à l'habitude qu'elle a de vivre à Paris et qu'il lui laisse la liberté à laquelle nos femmes sont habituées dans ce pays. Elle devrait se faire une étude de plaire à la famille de son mari et à tous les grands de Rome et établir un ton de société digne du rang qu'elle occupe et non ces mauvaises manières que le bon ton réprime même dans les sociétés les plus légères de la capitale.

Pour être assuré que, par coup de tête, Paulette ne reviendra point à Paris, le Premier Consul imagine à ce moment même de racheter l'hôtel du faubourg Saint-Honoré dont Hortense a grande envie. Il s'agit simplement selon lui de rendre à Joseph les 400.000 francs empruntés par Paulette, de rembourser à celle-ci les frais qu'elle a faits et de se charger du surplus de la dette à l'égard de Mme de Charost. Mais le régisseur de Paulette est fort avisé et retors, il défend au mieux les intérêts de sa maîtresse et, sachant fort bien qu'elle prétend garder sa maison, il porte les chiffres au plus haut, estime la dépense faite à plus de 100.000 francs, ne veut lâcher que pour un demi-million comptant et trouve toujours des moyens dilatoires.

 

Comme l'a pensé Napoléon, l'arrivée à Rome de Mme Bonaparte apporte une accalmie et fait diversion aux idées de Paulette. Partie de Paris le 22 ventôse (13 mars) avec un passeport au nom de Mme Roccoboni allant à Rome avec sa suite ; Mme Letizia voyage en compagnie de Mme Etienne Clary, née Marcelle Guey, la belle-sœur de Mme Joseph, d'une Mme d'Andelarre, chanoinesse, qui lui sert de dame de compagnie ; de M. Guieu, avocat, son homme d'affaire et son secrétaire, du docteur Bacher, son médecin, et de deux femmes de chambre. Passant par Chambéry où le préfet juge à propos de respecter son incognito, elle arrive le 30 ventôse (21 mars) à Turin, où l'on est moins discret. Elle est célébrée comme une illustre inconnue qui a daigné recevoir les hommages publics et privés, mais sans qu'on déchire entièrement le voile : On a formé, dit le journal, sur le nom et la famille de cette darne des conjectures qu'il ne nous est pas permis de révéler. Par contre, à Verceil, le 2 germinal (23 mars) réception officielle par les autorités constituées ; à Bologne, le 5 (26), décharges d'artillerie et escorte de la cavalerie polonaise ; enfin, à l'entrée dans les États pontificaux, l'accueil avec la plus grande distinction, le palais pontifical de Lorette mis à ses ordres, des escortes sur toute la route et, lorsqu'elle arrive à Rome le samedi saint (10 germinal, 31 mars), les préparatifs d'une réception qu'on ne fait qu'aux maisons souveraines. Dès qu'elle est descendue chez son frère, le cardinal secrétaire d'État vient la complimenter ; le Sacré collège s'empresse sur l'ordre du cardinal doyen ; toute la noblesse rend visite dans les vingt-quatre heures et, sans atteindre le ricivimento de Fesch. Le Pape ordonne que, pour les fonctions de Pâques, on lui prépare une tribune à Saint-Pierre ; mais cette tribune, quoique égale en dimensions et en ornements, se trouvant à la suite de celles destinées à la reine de Sardaigne et aux princes de Mecklembourg arrivés antérieurement à Rome, Mme Bonaparte prétexte la fatigue du voyage et refuse de l'occuper. Elle vient seulement en carrosse à la place de Saint-Pierre, recevoir la bénédiction urbi et orbi.

Dès le lundi saint (12 germinal), elle est reçue au Quirinal en grand gala : escorte de Suisses jusqu'à la première antichambre ; les maîtres de chambre en costume, les gardes nobles présentant les armes. Le Pape lui parle de son attachement pour Napoléon, des prières qu'il fait pour sa conservation ; il lui dit qu'il sera enchanté de la voir souvent et qu'elle restera chez lui tant qu'il lui plaira. C'est elle-même qui est obligée de prendre congé.

Tout ravi du lien nouveau qu'il a formé avec le Consul, Pie VII éprouve sur l'heure le besoin de s'épancher et d'entrer en confidence : Nous ne saurions vous dire, lui écrit-il, combien nous avons été satisfait d'elle dans l'entretien que nous avons eu avec elle. Nous l'avons trouvée digue d'être votre mère. Nous croyons vous tout dire en deux mots alors que nous vous dirons que, elle étant avec nous, vous pouvez compter qu'elle est avec vous-même. Puis, quantité de phrases toutes grandement louangeuses, de cette adulation tendre et bénisseuse dont les prêtres ont le secret. Napoléon coupe court et répond sèchement : Je remercie Votre Sainteté des choses qu'elle me dit relativement à l'arrivée de ma mère. Le climat de Paris est beaucoup trop humide et trop froid pour elle. Mon premier médecin lui a conseillé de se fixer dans les pays chauds beaucoup plus analogues à son climat naturel. Quelque parti qu'elle prenne, je ne cesserai de la recommander à Votre Sainteté.

Ainsi, point d'annonce officielle venant des Tuileries ; incognito strictement respecté dans la vieille France ; un zèle de flatterie se donnant carrière à proportion qu'on s'éloigne de Paris ; à Mime enfin, la conviction que ce sera plaire grandement à Napoléon et se créer des titres près de lui, que recevoir sa mère en souveraine ; et, subitement, ce coup de caveçon : tout net, le Premier Consul signifie qu'on en fait trop et qu'on passe la mesure.

Certes Mme Bonaparte n'a point été exilée par son fils, mais elle s'est exilée elle-même. En prenant le parti de Lucien contre son frère, en voyant et en recevant Mme Jouberthou, en acceptant le fait du mariage, en quittant Paris avant Lucien mais à cause de Lucien, elle a aggravé singulièrement une situation que, depuis prés d'un an, ses prétentions rendaient difficile. Et ce qui, à Rome, ne peut manquer de compliquer encore sa proposition, c'est la très prochaine venue de Lucien.

Il arrive en effet le 16 floréal (6 mai), mais il a eu la précaution de laisser sa femme et ses enfants à trente cinq milles de Rome, au château de Bassano, fief de la maison Giustiniani, qu'il a loué pour y passer l'été dans le voisinage de deux terres qu'il a acquises de ce prince. Lucien, le sénateur Lucien, est loin à ce moment d'avoir perdu tout espoir d'être compris, lui et son fils, dans la ligne d'hérédité, soit qu'il compte sur la faiblesse de son frère, soit qu'il se juge indispensable. Bourrasque à passer, comme à Marathon, comme à l'Armée du Nord, comme à Ajaccio, comme à Madrid. Napoléon l'a si bien habitué à lui toujours céder que, tôt ou tard, il se tient certain de rentrer magnifiquement en grâce. Il n'a point rompu la correspondance et charge encore Fesch de transmettre une lettre au Consul, la veille du jour où, comme Bonaparte et comme sénateur, il doit être présenté à Sa Sainteté et lui remettre le billet de Napoléon dont il est porteur (18 floréal-8 mai).

 

Sur la petite colonie Bonaparte, le sénatus-consulte du 28 floréal et les mesures relatives aux sœurs de l'Empereur produisirent des impressions fort diverses.

Lucien, se déterminant à bouder puisque, pour le moment, il ne pouvait faire autre chose, entreprit de grands travaux à Bassano, loua à Rome le palais Lancelot ti, fit annoncer par tous les journaux d'Europe qu'on allait lui expédier de Paris tous ses tableaux, prit encore une maison à Frascati, se posa en acheteur de tous les domaines de l'État romain et ne parut point vouloir laisser de doute sur son établissement définitif hors de France.

Paulette se réjouit de l'aubaine, mais point tant qu'on eût pensé : il lui plaisait d'être princesse toute seule ; elle l'était et ne gagnait à l'Empire qu'une qualification dont alors elle ne sentait point le prix. Elle avait d'autres occupations et son désir allait surtout à sortir de Rome, où sa lutte avec sa belle-mère s'accentuait chaque jour, et à revenir à Paris. Sous prétexte de sa santé, elle obtint, le 21 prairial (10 juin), que son mari la conduisit aux bains de Pise ; elle ne s'en trouva pas bien et, moins d'une quinzaine après (4 messidor-22 juin), elle se rabattit sur Florence. C'était une première étape. A Florence, la reine l'accueillit avec la plus grande distinction et selon les rapports établis entre les familles souveraines. Le jour de Saint-Jean-Baptiste, à la course des chevaux, Paulette parut sur la terrasse des princes, entourée de tous les ministres et de toute la cour d'Étrurie, bien autrement reine en son habit français que la reine elle-même.

Enfin, après quinze jours de fêtes et de triomphes, le 18 messidor (7juillet), elle quitte Florence pour les bains de Lucques où sa mère doit la joindre.

Mme Bonaparte y traîne avec elle tout un cortège de soucis, d'inquiétudes et de déceptions : ses fils sont princes, ses filles et ses belles-filles sont princesses ; elle n'est rien ; son nom n'a pas même été prononcé. Dans les entours de Joseph, on la titre Impératrice mère : c'est la fiction d'impératoriser feu Charles Bonaparte ; mais il est des limites au delà desquelles on ne jette point le défi à l'esprit des peuples : Napoléon n'avait point la compréhension du ridicule, mais il avait le sens des proportions. Il trouvait exagéré ce qu'il avait été contraint de faire pour ses frères ; il s'était, par ses sœurs, laissé arracher des titres qui d'ailleurs n'étaient que de courtoisie ; — mais la qualification d'impératrice, accordée à sa mère, outre qu'elle serait un outrage au lion sens, serait dangereuse, puisqu'elle mettrait Mme Bonaparte sur un rang d'égalité avec sa bru, — partant avec lui-même fui conférerait des droits et, ce qui serait plus grave, paraîtrait en constituer aux autres enfants. C'était bien clans cette vue qu'on agissait, mais il ne parut pas y faire attention et, peut-être, en réalité, n'en faisait-il aucune : aussi, les choses restèrent en suspens.

Mme Bonaparte, après avoir fait annoncer son départ pour Pise, puis pour Lucques, s'était, en fait, retirée à Frascati près de Lucien, et là tous deux, excitant mutuellement leurs rancunes, certains des injustices dont ils étaient les victimes, convaincus qu'on les dépouillait de ce qui légitimement était leur bien, arrivaient par degrés à une surexcitation qui n'était point sans influer sur le physique de Mme Bonaparte. Quittant enfin Frascati au milieu de messidor (le 16 juillet), elle se détermina à rejoindre Paulette aux bains de Lucques ; mais, avant de partir, elle avait eu de longs entretiens avec Fesch, auquel elle avait laissé ses pouvoirs. Elle imaginait sans doute que son frère, qui avait été mêlé aux négociations préliminaires du voyage du Pape et qui venait d'ajouter à ses dignités celle de grand aumônier de France à 40.000 francs par an, serait un intermédiaire écouté. Fesch écrivit donc à l'Empereur le 20 messidor (9 juillet) : Votre mère est partie pour les eaux de Lucques. Sa santé est minée par des affections morales plus que par des incommodités physiques. J'ai remarqué pie son mal empirait toutes les fois qu'elle voyait arriver le courrier sans lettres pour elle. Sa désolation a été grande d'apprendre par les gazettes l'avènement de Votre Majesté à l'empire ; elle a été très affectée de ne recevoir aucun courrier dans l'espace de trois mois qu'elle a passés à Rome ; elle s'imagine que Votre Majesté Impériale lui préfère tout autre de sa famille. Ces réflexions fâcheuses paralysent sa forte complexion, arrêtent tout le bien qu'elle devait espérer du voyage, du climat et des remèdes. J'ai tout fait pour elle, je n'ai rien négligé pour la tranquilliser et pour lui rendre agréable le séjour de Rome, mais tous mes efforts ont, été arrêtés par la grave maladie de Mme Clary qui sait si bien la prendre.

Votre mère ambitionne un titre, un état stable ; elle se désole que les uns l'appellent Majesté, Impératrice mère, tandis que les autres ne lui donnent que le titre d'Altesse impériale comme à ses filles ; elle est impatiente d'apprendre qu'on ait fixé son sort. Elle ne veut plus retourner à Rome. Elle compte que Votre Majesté l'appellera à Paris avant la fin d'août, époque de son départ de Lucques.

La mise en demeure était cette fois si formelle qu'il fallut que Napoléon fit quelque chose : c'était l'existence de sa mère que son oncle l'accusait de compromettre, s'il ne lui conférait point ce titre qui, seul, pouvait la contenter. On mettait à Napoléon le couteau sur la gorge, et pourtant, sur l'Impératrice, il ne céda point : cela était par trop absurde. Il consulta les gens des Cérémonies, qui ne surent que répondre. Pour régler un rang à Mme Bonaparte et l'établir dans une dignité, le Protocole et l'Étiquette qui ne sont composés que de précédents enregistrés, étaient également muets. Dès qu'un précédent existe, fût-il contraire à toutes les règles du bon sens, tout est bien ; mais, créer un précédent est d'une gravité telle que Ségur-Cérémonies se récuse. On fouille l'histoire, mais il faut remonter à François Ier pour trouver un cas qui présente quelque analogie : un roi dont la mère vivante n'ait point été reine. Or, en ces temps barbares, c'est à peine si, au roi même, l'on donnait de la Majesté — ce titre ne fut entièrement consacré que sous Henri II ; — les reines régnantes ne le recevaient même point : aux États de Blois, on le refusa à Catherine de Médicis parce que, apparemment, on le regardait alors comme propre à la seule personne du Roi. Louise de Savoie, quoique régente, n'eut jamais le titre de reine ; il y eut pour elle érection en duché de la Comté-pairie d'Angoulême et on l'appela Mme d'Angoulême, rien de plus. Il fallait mieux : on ne trouva point grande difficulté à donner à Mme Bonaparte l'Altesse impériale comme à ses filles et ce fut à quoi l'on s'arrêta d'abord en faisant suivre le nom tout au long de la qualification : mère de l'Empereur. Mais bientôt Napoléon s'aperçut que cette forme ne convenait pas et n'était point correcte : datant de lui, sa dynastie devait porter son nom, n'était point Bonaparte, mais Napoléon. Admettre où que ce fût, dans les noms dynastiques, le nom de Bonaparte ; l'admettre surtout pour sa mère, c'était reconnaître qu'il avait, familialement au moins, des égaux, sinon des supérieurs ; c'était avouer une famille civile, alors qu'il prétendait n'avoir qu'une famille politique où, à son gré, il établirait ou romprait les liens du sang ; le nom de Bonaparte devait donc disparaître dans tout ce qui était officiel ; mais par quoi le remplacer ? Pour les frères, le nom de baptême simplement ; pour les belles-sœurs, le nain de baptême de leurs maris ; pour les sœurs, leurs prénoms à elles ; ainsi, le prince et la princesse Joseph, le prince et la princesse Louis, la princesse Élisa, la princesse Caroline, c'était simple ; mais pouvait-on appeler Mme Bonaparte la princesse Letizia sans risquer qu'on la confondit avec ses filles et n'était-ce pas lui prêter un air de jeunesse qui eût été inconvenant ?

Sous les Bourbons, il y avait une qualification réservée à l'aînée des filles du Bai ou filles de France et à l'épouse du frère du Roi, premier prince du sang : celle de Madame tout court. Après bien des tâtonnements, ce fut là qu'on s'arrêta, mais non sans tiraillements ni difficultés. Pour éviter qu'il fallût, au cas où il surviendrait une fille à l'Empereur, changer le titre de sa mère, on ajouta au Madame, la désignation : mère de Sa Majesté l'Empereur. Napoléon, en parlant de sa mère, ne dit jamais que Madame, mais l'usage prévalut de la nommer Madame-Mère. Cette distinction, d'ailleurs toute honorifique, ne s'établit que peu à peu ; elle ne fut point confirmée par une décision au registre des Cérémonies et demeura purement gracieuse. Pour le rang, il y eut mieux : Madame eut la droite de l'Empereur avant les Princes, tandis que l'Impératrice conservait la gauche avant les Princesses, celles-ci prenant eu toute occasion le rang de famille et les maris des sœurs de l'Empereur suivant le rang de leurs femmes.

Restait à régler une question que Mme Bonaparte avait fort à cœur : celle du traitement. Il avait été fixé pour l'an XII à10.000 francs par mois — 120.000 par an — ; de lui-même, en floréal (mai), Napoléon l'avait élevé à 15.000 francs par mois — 180.000 francs par an — avec rappel de germinal ; en messidor (juin), sur la lettre (le Fesch, il le porta à 25.000 francs par mois —300.000 francs par an. Mais Mme Bonaparte ne s'en montra pas satisfaite.

 

Ce règlement prit du temps et exigea des allers et des venues de courriers. Paulette n'en avait point souci et tandis que sa mère se torturait, elle se distrayait fort bien. Chacun des gens de Lucques s'empressait à lui plaire ; les étrangers, en nombre aux Bains, surtout des tinsses, étaient à ses pieds, et les membres du Corps diplomatique résidant à Florence avaient déserté leur poste pour lui faire leur cour. Paulette, restée bonne fille, accueillit tout le monde. On la vit à un bal donné sans invitation par le maire au public ; et ce maire était plébéien, et il se trouvait des paysannes parmi les danseuses, et pourtant l'Altesse Impériale voulut sa part de la danse. La noblesse lucquoise, restée dans les loges, s'en voila la face ; mais ne devait-on pas s'attendre à tout quand la princesse ne fermait sa porte à personne et recevait la visite des fonctionnaires sans réclamer leur généalogie ?

On voudrait penser que la mort du pauvre petit Dermide interrompit les divertissements de sa mère et que Paulette en éprouva une douleur véritable. Elle ne put au moins, comme on l'a dit, veiller sou fils durant plusieurs nuits et l'ensevelir de ses mains puisqu'elle était aux Bains tandis que l'enfant mourait à Frascati où elle l'avait laissé. Tombé malade le 23 thermidor (11 août) d'une fièvre accompagnée de convulsions épileptiques, cette fièvre dégénéra en léthargie et il expira le 26 (14 août) à dix heures du matin. Ce fut Fesch qui, sèchement, fit part de la mort à la famille Leclerc.

Paulette ne fut donc point prévenue ; même avertie, elle n'eût point eu le temps d'arriver : il fallait trente-trois heures de Rome aux Bains. Elle n'en bougea point et ne quitta que le 12 fructidor (30 août) pour venir, le lendemain, s'installer dans la villa San Martino aux portes de Florence. La reine d'Etrurie l'y combla de ses attentions : elle allait la voir tous les jours, et passait avec elle la plupart de ses soirées. D'ailleurs la douleur n'avait point abattu Paulette au point qu'elle s'abstint des fêtes et des réceptions de la Cour. Il semble qu'elle n'en manquât point et qu'elle prit un vif plaisir à s'y voir traiter en personne royale ; néanmoins, il ne faut point se bâter de conclure : peut-être avait-elle une façon particulière de sentir et éprouvait-elle d'autant plus le besoin de se distraire qu'elle se fût plus justement accusée de la mort de son enfant, — cet enfant qu'elle avait mené en Italie malgré les Leclerc, qu'elle avait abandonné à Frascati, qu'elle avait laissé mourir entre des mains mercenaires et dont elle ne portait point le deuil, car il n'aurait eu sept ans que dans huit mois !

Au moins, mort, il sert à quelque chose. N'est-ce point en faisant valoir l'immensité de sa perte et la nécessité de trouver des consolations que, au début de vendémiaire an XII (1er octobre), Paulette obtient enfin de l'Empereur la permission de revenir à Paris. Elle se met alors en route, emportant pour l'inhumer à Montgobert le corps embaumé de Dermide. Est-elle sincère alors, ou bien est-ce là une comédie funèbre dont elle donne une seconde représentation ? Est-ce pour rentrer dans son hôtel, pour prendre sa part des fêtes du Sacre qu'elle fait parader le cadavre de son enfant ? Elle n'est point si mauvaise et, si l'on peut tout croire de sa légèreté et de sa mobilité d'esprit, on ne lui trouverait point au cœur ces vilenies de calcul. Elle put regretter très sincèrement son fils, le pleurer même ; mais ensuite elle pensa à autre chose — comme après la mort de Leclerc, elle pense aussi à autre chose ; et, cette autre chose étant elle-même, elle s'y intéresse naturellement plus qu'à tout le reste.

En se séparant de sa fille aux bains de Lucques, Mme Bonaparte, quoiqu'eût annoncé Fesch, était retournée à Rome où elle avait à régler, tant avec son frère qu'avec Lucien, quantité d'affaires, et où surtout l'état de santé de son amie, Mme Clary, la rappelait impérieusement. Fort éprouvée par la maladie qu'elle avait subie au printemps, Mme Clary était retombée, et elle mourut avant que son mari, le beau-frère de Joseph, pût arriver pour lui fermer les yeux. C'était une bourgeoise marseillaise, de naissance obscure, d'habitudes et d'éducation communes, mais qui avait du bon sens, quelque esprit, la volonté de s'élever, et qui, par le passé d'une liaison de dix années, était la seule Française exerçant quelque influence sur Madame. Elle lui avait donné une preuve singulière de dévouement en la suivant à Rome, malgré qu'elle eût une belle fortune et qu'elle laissât derrière elle sept enfants et un mari qu'elle aimait. Elle lui était, en ce moment, désignée comme dame d'honneur avec M. Clary comme chambellan : elle aurait sans doute pris assez d'autorité dans sa maison pour évite' à la mère de l'Empereur l'apparence de lésineries ridicules. La mort fut un malheur irréparable pour Madame.

Sans doute cette mort contribua à retenir Mme Bonaparte, mais il y eut d'autres causes : elle devait revenir à Paris en thermidor an XII (août) ; le 23 brumaire an XIII (14 novembre), elle était encore à Rome : encore n'en partit-elle que parce qu'une maladie épidémique, la peste disait-ou, avait éclaté à Livourne, qu'un cordon sanitaire allait être établi sur les frontières de la République Italienne et qu'elle craignait de ne pouvoir passer.

Qu'attendait-elle ? Que Napoléon la fit participer au Couronnement ou que, avant le Sacre, il rappelât Lucien et lui pardonnât ? Les deux hypothèses se complètent, et la seconde, si invraisemblable qu'elle paraisse, n'est pas la moins admissible, si la première est la plus évidente. Ayant obtenu pour elle-même une partie de ce qu'elle souhaitait, comptant sur les événements pour obtenir le reste, Madame dirigeait tout son effort pour réintégrer Lucien dans la Famille impériale, soit qu'elle eût chargé Fesch de le négocier, soit qu'elle en eût écrit elle-même. Ce fut pour attendre des réponses que, partie de Rome le 22 brumaire (14 novembre), elle s'arrêta plus d'une semaine à Milan où, le 29 (21), Lucien la rejoignit avec sa famille. Puis, à petites journées, elle se mit en route espérant toujours, semble-t-il, qu'un courrier viendrait la joindre, lui donnerait occasion de précipiter sa course, d'arriver encore à temps pour être couronnée, surtout pour amener Lucien, le voir, réhabilité et glorifié, prendre sa place à côté du trône.

 

Ces ambitions toujours en éveil, ces réclamations sans cesse élevées, cette ardeur furieuse à lui arracher des faveurs qu'on regardait comme des droits, cette insatiable avidité, cette ingratitude ostentatoire, n'avaient point été sans fatiguer et irriter Napoléon. La conduite de ses parents contrastait ainsi trop ouvertement avec celle de sa femme et des enfants de celle-ci pour qu'il n'en résultât point, de sa part, une opinion en leur faveur. Joséphine ne demandait rien, sauf de l'argent parfois — et encore n'était-ce point de l'argent à proprement dire ; elle en ignorait la valeur, était incapable d'en conserver et ne savait trop ce que c'était ; — elle demandait simplement qu'on la débarrassât de ses dettes, parce que ses créanciers l'ennuyaient. Pour le reste, elle acceptait tout ce qu'il plaisait à son mari de lui donner, mais sans nulle âpreté, sans nulle apparence de désir, sans nulle prétention que ce fût un droit. S'il donnait aux autres, elle applaudissait, ne témoignait aucune envie, ne se plaignait point qu'on le lui eût enlevé. Elle faisait montre de tenir tout de lui, de tout rapporter à lui, de n'être rien en dehors de lui. Le diable n'y perdait rien, mais le manège était si adroitement conduit que tout le monde y était pris, et d'abord le mari.

Sur un point seulement elle réclamait des droits ; mais c'était des droits d'épouse. Etait-ce par une jalousie véritable et qui ne se pouvait modérer ? Etait-ce par une suite du plan de conduite qu'elle s'était tracé ? En tout cas, elle restait dans son rôle et, là encore, elle prenait des avantages, plaçant son mari, lorsqu'il la trompait, dans l'obligation soit de rompre bruyamment avec elle, ce qu'il n'eût osé faire sur de tels motifs, soit de se faire pardonner, et, pour obtenir seulement le silence, de lui offrir tout ce qu'il supposait qu'elle devait souhaiter. N'est-ce point ainsi pour la plupart des maris et ne se croient-ils pas obligés à plus de générosités à mesure qu'ils font croître leurs torts ? Napoléon n'échappait pas à la loi commune cl, si Joséphine s'était montrée moins jalouse, si lui-même n'eût pas été convaincu qu'il la désespérait par ses infidélités — non en tant qu'épouse du Premier Consul ou de l'Empereur, mais en tant que femme — aurait-il gardé tant de faiblesse vis-à-vis d'elle, aurait-il tant hésité à la faire souffrir, aurait-il tant tardé à prendre le parti que la politique devait tôt ou tard lui imposer ?

Certes, un peu après le Consulat à vie, il avait clouté si, pour franchir le dernier échelon et monter au trône, il ne lui faudrait pas sacrifier Joséphine ; mais, au voyage de Belgique, la platitude des administrateurs, la servilité des corps élus, l'enthousiasme des peuples l'avaient rassuré. C'eût été là pour lui, à ce moment, l'unique motif pour un divorce, car, en conscience, il était fort peu certain d'avoir des enfants. Si répétées qu'eussent été ses expériences, aucune n'avait été probante. Un tel doute, entré dans l'esprit d'un homme, est singulièrement grave. Certes, la nécessité d'avoir des héritiers de son propre sang, justifiait la répudiation ; mais si Napoléon ne pouvait en faire, s'il se remariait, sans que sa nouvelle femme, choisie pour ce dessein avec toutes les précautions usitées, devînt enceinte, c'était avouer son impuissance, la faire constater par la France, l'Europe, l'Histoire... Un tel aveu, un homme, quel qu'il soit, si humble qu'il puisse vivre, le fait-il de bonne grâce ? Qu'on juge, Napoléon !

D'ailleurs, ceux qui poussaient le plus au divorce, n'étaient-ce point ses frères ? Pourquoi cet étrange désintéressement ? N'était-ce point pour le mettre en posture ridicule puisqu'ils savaient ses doutes et connaissaient ses forces ? N'était-ce point pour le séparer des seuls êtres auxquels il était attaché et dans la société desquels il trouvait une douceur et un repos, et cela, pour le prendre uniquement, pour le posséder seuls, pour le pressurer à leur prolit, pour supprimer tous les contrepoids à l'aide desquels, à des moments, il avait pu balancer leur fortune ?

Au Conseil d'État, dans toutes discussions, les plus abstraites, les plus embarrassées, il se retrouvait toujours à cieux questions : Cela est-il juste ? Cela est-il utile ? Le divorce n'était pas utile et il ne lui semblait pas juste. Comment renvoyer cette bonne femme à cause que je deviens plus grand, disait-il ? Si j'avais été jeté clans une prison ou envoyé en exil, elle aurait partagé mon sort et, parce que je deviens puissant, je la renverrais ? Non ! cela passe ma force. J'ai un cœur d'homme, je n'ai pas été enfanté par une tigresse... C'est par justice que je n'ai pas voulu divorcer.

Ces réflexions, Joséphine se gardait bien de les suggérer : il les faisait de lui-même et, pour cela, il les tournait en actes. Entre l'épouse soumise, craintive, et qu'il imaginait amoureuse et passionnée, entre Joséphine, jouant au naturel son rôle de victime, et les Bonaparte, acharnés à la poursuite, incapables de dissimuler leur joie triomphante, sonnant l'hallali avant la prise, il était entraîné à protéger, à défendre, à élever encore, et ainsi à venger, celle qu'il avait tant aimée et qu'il aimait encore.

En l'attaquant, n'était-ce pas lui-même qu'on attaquait ? N'était-ce pas son choix à lui que l'on contestait encore ? L'offense devenait sienne, la réparation lui incombait. Il prononça que l'Impératrice serait couronnée, alors que Joséphine en désespérait et, une fois le mot prononcé sans qu'il se fût exactement rendu compte des conséquences, il alla jusqu'au bout parce qu'il rencontra des oppositions qui achevèrent de l'irriter et, que reculer eût été signer, vis-à-vis des siens, sa propre défaite.

Sans doute, dans le Couronnement, il avait vu d'abord une grande cérémonie civile que le Pape venait rehausser de sa présence, et qui, de là empruntait un caractère de majesté et d'archaïsme propre à frapper l'imagination des foules. Un pape avait consacré l'avènement de la deuxième dynastie ; un pape consacrerait l'avènement de la quatrième : ainsi Napoléon n'aurait rien à envier à Charlemagne. Il y aurait sans doute des prières, mais le moins possible et qu'on abrégerait. Le Pape venant à Paris, assistant au Couronnement, pris comme témoin du contrat conclu entre l'Empereur et le Peuple, c'était assez. L'Empereur se couronnerait lui-même, couronnerait l'Impératrice : idées simples, telles que son cerveau devait alors les concevoir. Mais les usages les précédents ! le protocole ! Le Sacre, dans la monarchie ancienne, était, au premier chef, une cérémonie religieuse : on n'en pouvait supprimer ni les traditions d'ornements, ni les onctions, ni les bénédictions. C'était chose grave d'en distraire quoi que ce fût, car n'eût-ce point été aux yeux des prêtres — et leur opinion comptait—vicier la cérémonie entière ? ; mais, alors, il faut passer par toute la filière.

Le Sacre est essentiellement un sacrement qu'on ne peut recevoir qu'en état de grâce. Le Pape, malgré les cardinaux réunis en conseil, fait à Napoléon la concession de le dispenser de la communion publique[1], mais où il ne cède pas, où il ne peut pas céder, c'est sur le mariage religieux : c'est l'Empereur et l'Impératrice, soit mais, pour l'Église, ils vivent en concubinage, ils ne sont pas mariés ; ils ne peuvent être sacrés que s'ils sont mariés. — Et c'est là la suprême habileté de Joséphine. Elle sait fort bien que Napoléon ne lui accordera pas plus en l'an XIII qu'il n'a fait eu l'an X, de l'épouser devant un prêtre, parce qu'au fond de lui, avec ses habitudes d'enfance et ses traditions corses, c'est le seul mariage qui compte, le seul qui lie à jamais — et bien que, pour le moment, il ne veuille point divorcer, il ne veut pas davantage s'engager pour la vie ; il entend garder une porte de sortie. Joséphine ne parle de rien, ne demande rien, fait le silence. Puis, le Pape à Fontainebleau, tout étant disposé pour le Sacre, toutes les députations arrivées, tous les programmes publiés, la France entière à Paris, l'Europe toute en mouvement, à ce vieux prêtre formaliste, qui n'est point venu déjà de si bonne grâce, qui a eu pour son voyage de terribles luttes à affronter, qui, par suite, ne peut se compromettre davantage et sur une question si grave passer autre ; à ce moine, professeur de théologie dogmatique, elle révèle, comme un scrupule de conscience, qu'elle n'est pas mariée devant l'Église. C'est une scène du Mariage forcé ; mais Napoléon ne peut accuser personne. Il y a eu indiscrétion ; mais qui l'a commise ? Le Pape a reçu le secret en confession. Joséphine n'a garde de dire que c'est elle qui l'a révélé. — Bataille perdue ; il faut en prendre son parti.

Et Joséphine n'a rien demandé.

 

De même a-t-elle fait pour ses enfants, peut-être par indifférence, — car, hors de ce qui la touche, elle s'inquiète peu — peut-être par habileté. Jamais, a dit plus tard Napoléon, il ne lui est arrivé de rien demander pour Eugène, d'avoir jamais même remercié de ce que je faisais pour lui ; d'avoir montré plus de complaisance le jour des grandes faveurs, tant elle avait à cœur de se montrer persuadée et de me convaincre que tout cela n'était pas son affaire à elle, mais Lien la mienne, à moi, qui pouvais et devais y rechercher des avantages.

C'est de lui-même et de son propre mouvement que Napoléon accorde, en l'an XII, une gratification de 24.000 francs à Fanny de Beauharnais qui en avait eu une de 10.000 en l'an XI ; c'est lui qui, après avoir fart voyager Adrien Lezay-Marnesia, le nomme ministre à Salzbourg et lui donne 10.000 francs en l'an XI et 24.000 en l'an XII ; lui qui fait un traitement de 3.000 francs à M. de Barrai, évêque de Troyes ; lui qui règle à 8.000 francs la pension annuelle de Mme Tascher de la Pagerie (qu'on nomme Salmis de la Pagerie), y ajoute une première gratification de 10.546 fr. 37, puis une autre de 20.000 francs ; lui enfin qui assigne à chacun des trois enfants Tascher que Joséphine a fait venir de la Martinique et, dont le voyage à travers les Anglais a été plein d'incidents, 3.000 francs de pension.

Ce n'est rien pour leurs dépenses, mais Joséphine ne réclame point : elle paye de sa bourse chez Mme Campan pour la fille, chez Gay-Vernon pour les garçons ; en l'an XII, il lui en coûte pour leur entretien 17.074 francs, mais ce n'est point matière à discuter. De même elle ne dit rien lorsque, sur le traitement de 18.000 francs attribué en l'an XI à Mme Renaudin-Beauharnais-Danès et devenu libre par sa mort, le Premier Consul prélève 3.000 francs pour son cousin Ornano et donne 6.000 francs seulement à la cousine de Joséphine, cette Mme de Copons, née Desvergers de Maupertuis, qui s'en montra d'ailleurs si fort reconnaissante qu'on la trouve en liaison intime avec les pires ennemis du régime et en relations politiques avec l'amie de d'Antraignes.

Ce n'est rien là : des aumônes que Joséphine ne provoque ni ne discute ; mais où vraiment elle est forte et habile, c'est lorsqu'il s'agit de son préféré ; Eugène, et elle y a d'autant plus de mérite qu'il est d'abord moins bien traité.

Au début de l'Empire en effet, soit que Napoléon eût pris quelque ennui du bruit qui courait d'une adoption et de l'accueil qu'y faisait l'armée, soit qu'on lui eût inspiré de la jalousie contre ce joli garçon, soit qu'il voulût l'éprouver et voir quelle conduite il tiendrait alors, il le mit fort à distance et n'abaissa pour lui nulle des barrières que l'ancienne étiquette avait rétablies. Eugène se trouva donc relégué par son grade et ses fonctions dans le salon d'attente le plus éloigné des appartements. Il ne fut plus de rien, ne participa plus à rien. Il n'en murmura point et sembla trouver la chose toute naturelle. On chercha à l'irriter ou du moins à le faire parler. Il ferma la bouche à ces bons amis de cour en leur disant qu'il se trouvait bien partout où son devoir le plaçait.

Comme pour continuer l'épreuve, Napoléon lui fit offrir par Joséphine l'office de grand chambellan de la couronne. Eugène déclina modestement la proposition en s'excusant sur ce que cet emploi ne convenait ni à ses goûts, ni à son caractère, sa vocation étant toute militaire. Nulle réponse ne pouvait mieux plaire à l'Empereur qui, d'abord, porta le traitement annuel de son beau-fils de 30.000 à 150.000 francs, puis, tout en le maintenant à la tête de son régiment des Chasseurs de la Garde, le nomma colonel général des Chasseurs à cheval, ce qui le fit grand officier de l'Empire : 30.000 d'une part, 20.000 de l'autre, c'est, avec le traitement sur la cassette, 200.000 francs de rente ; mais ce n'est point assez encore et Napoléon a d'autres desseins sur lui, car, bien qu'Eugène n'ait l'âge de remplir aucune des fonctions électives, il le nomme président du collège électoral de Loir-et-Cher et le désigne ainsi pour les dignités civiles.

 

Pour Hortense, la préférence est d'autant plus marquée que, sans vouloir approfondir, Napoléon sait combien sa belle-fille est misérable dans sa vie intime : il lui est reconnaissant de ne point se plaindre, de ne point le forcer à intervenir, de ne point ajouter une difficulté nouvelle à celles dont il est obsédé. Louis, en effet, malgré le rang suprême de prince français (un million d'apanage), malgré l'hérédité qui lui est dévolue, malgré la dignité de connétable (333.333 fr. 33 de traitement), malgré le grand office de colonel général des Carabiniers (30.000 francs), malgré son entrée au grand conseil de la Légion, malgré la place de sénateur, celle de conseiller d'État, le grade de général de division, malgré tous ces honneurs militaires et civils accumulés sur sa tête en deux mois à peine, malgré ce comble de fortune où il est parvenu sans le moindre effort et dont l'on aurait pu penser qu'il se trouverait pour un temps satisfait et calmé, n'a point changé de préoccupations, car, pour le faire, il faudrait qu'il changeai d'organisme : é des malades, comme il est, qu'importe tout ce qui n'est point l'objet essentiel de leur manie ? On a beau modifier, améliorer ou supprimer ce qui n'y touche point, imaginer ainsi des dérivatifs, on n'enlève point l'idée fixe. Etant persécuté et mélancolique, Louis reste tel.

Outre ses anciens griefs, il en a un nouveau. Il ne peut pardonner à Hortense d'avoir acquiescé au projet d'adoption de Napoléon-Charles. Il l'accuse de tramer avec sa mère des complots contre lui et contre les Bonaparte. Il fait espionner toutes ses démarches dont on lui rend un compte minutieux et, par ses inquiétudes, ses interrogations, ses défenses, aggrave de plus en plus pour sa femme le supplice de la vie. Si vous suivez les intérêts de votre mère aux dépens des miens, lui dit-il, je vous déclare que je saurai vous en faire repentir ; je vous séparerai de votre fils, je vous claquemurerai dans quelque retraite ignorée dont aucune puissance humaine ne pourra vous tirer et vous paierez du malheur de votre vie entière votre condescendance pour votre propre famille. Et surtout gardez qu'aucune de mes menaces parvienne aux oreilles de mon frère ! Sa puissance ne vous défendrait pas de mon courroux.

Cette terreur tombait sur une femme qui, par surcroît, était très éprouvée alors par une seconde grossesse. Le chagrin et l'inquiétude altérèrent sa santé qui, dès lors, ne se remit plus. On vit disparaître la fraîcheur qui était le seul agrément de son visage. Elle avait une gaîté naturelle qui s'effaça pour toujours. Ce ne fut dès lors qu'une sorte d'automate aux gestes courts et craintifs, dont un pâle sourire plissait les lèvres décolorées et qui, dans un silence mélancolique et dans une retenue glacée, traversait les splendeurs de cette cour chaque jour plus brillante.

Napoléon ne laisse échapper aucune occasion de lui marquer son intérêt et de lui témoigner un affectueux respect. Il a le désir de lui donner au moins quelque satisfaction dans son logis puisqu'elle est condamnée à n'en guère sortir, mais sa bonne intention n'aboutit qu'à lui procurer des désagréments nouveaux. Hortense se plaisait dans cette maison de la rue de la Victoire dont les élégances convenaient à ses goûts et où elle avait pris ses habitudes ; elle y était moins en représentation et y échappait aux regards hostiles. Elle avait arrangé un salon de musique où elle se réfugiait et le jardin, assez grand pour qu'on pût y rêver, avait de vrais ombrages. Mais, si joli que fût cet hôtel, c'était celui d'une impure célèbre ; ce souvenir choquait Napoléon et le local d'ailleurs n'était point approprié à un train d'héritier du trône.

A défaut, Hortense n'eût point demandé mieux qu'un hôtel pareil à celui de Joseph : elle avait fort envié celui de Paulette et il n'avait point tenu à Napoléon qu'elle ne l'obtint, mais l'homme d'affaires de la princesse Borghèse l'avait trop bien défendu.

Louis avait toujours détesté cette maison Dervieux que sa femme avait prise en son absence. Aussi, assuré de la bonne volonté de l'Empereur, il en fit, sans prévenir Hortense, l'échange pour un grand hôtel, à cour d'honneur, à jardins, à communs, à péristyle orné de colonnes, ouvrant rue Cerutti (rue Laffitte) et s'étendant jusqu'à la rue Taitbout (13 prairial an XII, 2 juin 1804) — l'ancien hôtel Saint-Julien, bâti par un fermier général, passé de lui à un autre homme de finance, Bouret de Vezelay, puis à un autre, Mosselmann et à un autre, Delannoy. L'échange fut fait moyennant une soulte de 300.000 francs et 36.000 francs pour les vins en cave.

C'est ici le type de l'hôtel qu'aiment les gens d'argent et, ce qui y donne le dernier coup, c'est le jardin : entre deux allées de tilleuls longeant les murs, on a accumulé toutes les laideurs prétentieuses du genre pittoresque : deux lacs, un temple des quatre Saisons avec jeu d'eau à l'intérieur, une volière, un pavillon, un pont rustique, dix-huit vases et statues, une chaumière, une cascade, deux ou trois obélisques et une longue tonnelle que coupent des termes historiés de Pans moqueurs. Dans les appartements jamais un rayon de soleil, nulle promenade possible, nulle intimité même de mobilier ou d'arrangement : Hortense est condamnée à vivre dans la sottise des autres et dans de la sottise de financiers !

A la campagne, Louis a la main plus heureuse : à cinq lieues de Paris, à l'extrémité de la vallée de Montmorency, la plus belle contrée des environs et à coup sûr une des plus riantes, Louis achète du même coup et le même jour, sans doute avec les 600.000 francs que l'Empereur lui a donnés le 3 messidor (22 juin), non pas une, mais deux propriétés contiguës.

La première, des Montmorency à l'origine, est passée aux Condé, puis à M. Leclerc de Lesseville (1675), à Pierre Vézin, avocat en parlement (1713), à Nicolas Baille, avocat au grand conseil, puis à Dufort (1739), ce Dufort qui s'intitula comte de Dufort et de Cheverny et dont on a de si curieux mémoires ; de lui (1765) à M. Henri Droin, ci-devant conseiller du Roi, président-juge des traites foraines à Joinville qui en est encore propriétaire en l'an XII, et elle est avec ses 128 arpents 66 perches, vendue à Louis moyennant 264.000 francs.

L'autre propriété, de 77 arpents, payée par Louis 200.000 francs du sieur Homberg et de la dame Schabracq, son épouse, était connue sous le nom de maison Oursin, bien que, depuis ce receveur de la généralité de Caen, elle eût eu de bien plus illustres possesseurs. Laborde d'abord qui, en trois ans, y fit des dépenses immenses : dix appartements de maîtres au premier étage, chapelle, salle de spectacle, écuries pour cinquante-cinq chevaux ; puis (1777), le non moins célèbre Beaujon ; puis (1780), le duc de Chartres, qui y établit Mme de Genlis avec les princes et princesses dont il l'avait nommée gouverneur ; puis (27 avril 1792), M. Martial de Giac, surintendant de la Maison de la Reine, qui partit de là pour la guillotine. C'était de sa veuve que les Homberg avaient acheté en l'an III.

Donc un ensemble de soixante-neuf hectares, avec deux châteaux, dont un fort beau, des communs splendides et des arbres admirables : à la vérité, pour réunir les deux parcs et donner de l'unité au dessin, il y avait à faire, mais c'était peu d'argent pour une telle étendue et à cette distance de Paris.

Aussitôt en possession, Louis, avec cette minutie qui est un des traits caractéristiques de son état, parcourt ses maisons de la cave au grenier et, de sa main, en double exemplaire, il note les réparations urgentes. C'est ici un document révélateur ; dans ses lettres à ses plus intimes il s'observe à présent au point de ne plus donner la moindre notion sur lui-même. Ici, c'est un mémorandum qu'il prend, où, côte à côte, il témoigne de son indifférence prodigue pour les grandes choses et, pour les petites, de sa parcimonie tatillonne. Il s'abîme dans le détail, s'y complaît, s'y passionne et il se désintéresse de l'ensemble[2]. Il essaye toutes les clefs, il reconnaît tous les conduits, il visite tous les plombs, il remarque un dessus de porte qui manque ; il ordonne le billard des domestiques ; il colle du papier, il place une causeuse et en même temps, il jette cet ordre : Meubler entièrement le château. Au milieu des indications oiseuses et niaises, une saute aux veux qui montre la situation du ménage en ce moment où Hortense, à son sixième mois de grossesse, a le plus besoin d'attentions et de tendresse : Faire condamner les portes de communication des appartements da premier. Faire condamner ces portes le plus solidement possible.

Heureusement pour Hortense, Saint-Leu ne fait point oublier à Louis la préoccupation de sa santé : seulement ce qui l'inquiète à présent, ce ne sont plus les rhumatismes, c'est l'estomac, et il lui faut Plombières ; il y part tout au commencement de thermidor (21 ou 22 juillet), dès qu'il a pris séance au Sénat, et c'est un mois de congé qu'obtient sa femme. Elle peut visiter en détail sa nouvelle terre dont elle est enchantée et comme, à son retour de Plombières dont les eaux lui ont été défavorables, Louis est obligé d'aller à Turin présider, en sa qualité de connétable, le collège électoral, c'est encore un répit, très court à la vérité : car Louis, arrivé incognito à Turin le 6 fructidor (23 août) à cinq heures du matin, en repart à l'improviste le 14 (1er septembre), laissant là toutes les fêtes commandées, et la visite à Alexandrie, et la revue à Marengo, et la pose de la première pierre de l'obélisque du mont Genèvre, et bien d'autres choses. Les membres du collège électoral qui, au jour donné, à l'heure dite, arrivent au palais pour dîner chez le président, trouvent porte close et cuisine éteinte. Sans prévenir personne, Son Altesse Impériale est partie pour Paris sous le nom du général Saint-Laurent. On donna pour excuse un courrier extraordinaire.

Pourtant ce n'était point de politique que Louis s'inquiétait : après avoir prêté son appui à Joseph, après avoir ainsi décidé la grande question au détriment de son fils et de lui-même, il était retombé dans sa nullité et il avait bien trop à faire de sa femme, de sa santé, de ses vers, de ses arrangements intérieurs, de ses amis et de ses papillons noirs pour suivre des desseins qui exigeaient tant de persévérance et d'habileté, et où d'ailleurs il ne s'intéressait pas. Il en laissait le soin à Joseph qui, directement en jeu comme premier héritier désigné, agissait pourtant moins en son nom que comme représentant de la famille et qui, contre Napoléon même, menait sans se lasser, à travers toutes les circonstances et toutes les occasions, une guerre de chicanes et d'embuscades où, n'osant point encore se poser en rival, il s'efforçait au moins de faire contraster sa conduite avec celle de l'Empereur, de se populariser dans le Sénat, d'abaisser les Beauharnais, de réclamer ses droits d'aînesse, d'affirmer sa prééminence familiale.

 

Joseph avait accepté, mais légèrement, comme un présent presque importun, qui déplait tant il est au-dessous de ce qu'on attend, le Prince, l'Altesse Impériale, le Monseigneur, la dignité de grand électeur, le logement au Luxembourg, le traitement de 1.333.333 fr. 33, sans compter la place de sénateur à sénatorerie, le régiment et le reste, — c'était bien de l'honneur qu'il faisait. Même la dernière concession de Napoléon relativement à Bernadotte ne l'avait point contenté : ce Bernadotte que rendaient au moins suspect son refus de partir aux États-Unis, son retour Paris, les façons qu'il y avait adoptées ; ses fréquentations de telle nature que, au dire de ses apologistes même, il n'avait décliné un entretien avec Pichegru que parce qu'il était mécontent de la manière dont l'affaire était conduite ; — ce Bernadotte, après une visite à Boulogne, où Joseph l'avait reçu avec des affectations d'intimité, on l'avait vu promu à la dignité de maréchal de l'Empire, désigné comme chef d'une des cohortes de la Légion, nommé commandant de l'armée de Hanovre, gratifié de l'hôtel, rue d'Anjou, racheté 400.000 francs à Moreau. Certes, Napoléon ignorait à quel degré Bernadotte poussait une haine dont témoignent les lettres écrites à Lucien vers ce moment même ; il avait gardé, à des souvenirs anciens, une fidélité qui, dans une mesure, avait disposé son esprit à la complaisance ; mais, il n'en avait pas moins son opinion faite et son jugement assis sur Bernadotte ; et une si grande élévation, injustifiable au point de vue gouvernemental comme au point de vue militaire, grosse dans l'avenir des conséquences les plus graves, n'avait pu être arrachée que par Joseph — et non comme une faveur pour Bernadotte, mais comme une garantie pour Joseph De tous les généraux, Bernadotte était le seul avec qui Joseph entretint jusque-là des rapports d'intimité ; en lui apportant ces honneurs et une armée, Joseph croyait prendre ses sûretés contre certaines éventualités, s'acquérir une épée, et, si Napoléon venait à disparaître, se procurer les moyens de résister et de s'établir dans la succession.

Est-il téméraire d'énoncer cette idée ? n'est-ce pas un plan analogue que Joseph, avec moins de chances encore, a suivi en l'an MI et de quelle autre façon expliquera-t-on le rappel de Bernadotte et l'abolition de sa disgrâce ? Reste, il est vrai, à déterminer comment Napoléon a cédé. — Mais peut-être s'imagine-t-il qu'à la fin, à force de bienfaits, il conquerra cet homme, qu'il vaincra cette résistance ; puis, en le nommant, il lui assigne un poste lointain, l'écarte de France ; enfin, c'est un rang qu'il donne dans sa Cour à cette fiancée qu'il a délaissée...

De cette satisfaction, Joseph ne tient pas plus de compte que du reste : ce qu'il veut, c'est dans le présent, une part réelle du pouvoir, dans l'avenir, la certitude de le posséder tout entier. Or, malgré la splendeur extérieure, la dignité de grand électeur ne donne effectivement aucun accès au gouvernement : faire les fonctions de chancelier pour la convocation du Corps législatif, des collèges électoraux et des assemblées de canton, ou pour la promulgation des sénatus-consultes portant dissolution de ces assemblées ; présider le Sénat, en l'absence de l'Empereur, aux séances de nomination ; porter les réclamations des collèges électoraux à la connaissance du souverain, présenter au serment les membres des corps élus, les introduire aux audiences impériales, leur délivrer leurs brevets, présider le collège électoral de Bruxelles, c'est tout le rôle que le sénatus-consulte assigne au grand électeur ; c'est vrai qu'il a un bel habit : en grand costume, la tunique blanche brodée et ornée au bas de crépines d'or, avec un manteau ponceau, traînant, brodé autour et doublé d'hermine ; en petit costume, l'habit de velours bleu brodé sur toutes les coutures, traversé d'une écharpe en étoffe d'or où pend l'épée, le manteau de même couleur et de même longueur, semé d'abeilles d'or, doublé de satin blanc brodé d'or, la cravate de dentelles, le chapeau à la Henri IV garni de plumes blanches ; mais Joseph alors paraît tenir assez peu aux ajustements.

Ce qui serait mieux, c'est que le grand électeur, premier des grands dignitaires et inamovible, fait partie de droit du Grand conseil de l'Empire, du Conseil privé, et du Grand conseil de la Légion ; mais aux uns, que l'Empereur convoque à sa convenance, c'est-à-dire peu, il appelle qui lui plaît et dit ce qu'il veut perdre, et le dernier est à présent sans fonctions utiles et sans influence même sur les nominations.

Ces honneurs donc semblent à Joseph assez vains, tandis que l'article de l'adoption reste un fait qu'il ne pardonne pas. Il s'exprime sur cette disposition avec une amertume et une vivacité extrêmes et souvent dans les termes les plus injurieux contre l'Impératrice. Il manifeste son opposition en refusant d'abord de se laisser donner les titres que l'Empereur lui a accordés : Je ne vous conçois pas ou vous ne me concevez pas avec vos Monseigneur, écrit-il à Rœderer le 30 prairial (30 mai) ; je ne veux l'être pour personne : ce titre et celui d'Altesse sont tous inconvenants. Que l'on appelle chaque chose par son nom je le trouve bien. Je serai grand électeur tant que l'on voudra, sénateur tant que le Sénat voudra, citoyen tant que je pourrai et toujours votre ami... L'intérêt public doit seul créer de grandes charges publiques ; chaque fonctionnaire doit porter le nom de sa charge, mais ni Monseigneur ni Altesse ne constituent pas les fonctions actuelles que remplissent ceux auxquels on les donne.

Ses amis essayent d'expliquer cette décision en disant que Joseph n'ayant pas été appelé à Paris pour prêter son serment de grand électeur, ayant au contraire reçu l'ordre formel de rester à son régiment et continuant à y être commandé par le ministre de la Guerre dans les mêmes conditions que tout autre colonel, ne peut pas, ne doit pas prendre le pas sur le général en chef à Boulogne et courir le risque, en rentrant au camp, d'être mis aux arrêts par un officier de son état major. Certes, ce rôle de Maitre Jacques, alternativement prince et colonel, a des difficultés, mais qui se rencontrent pareilles dans toutes les armées d'Europe où des princes servent comme subalternes et, si c'est le prétexte, ce n'est point, de son aveu, le motif de Joseph.

D'ailleurs, ce n'est point là l'unique manifestation de ses sentiments : vis-à-vis de l'Empereur, il néglige à dessein le protocole obligatoire ; il lui écrit mon frère, ne lui donne pas une fois de la Majesté et, dans la salutation, d'une incorrection voulue, parle plus d'affection que de respect. Ce manque de formes ne peut échapper à l'esprit hiérarchique de Napoléon et si on le rapproche du cher collègue donné aux sénateurs, on y trouve une tendance bien caractérisée. Cette tendance s'accuse encore plus dans les lettres aux prêteurs du Sénat, où. Joseph semble s'établir en chef de parti : Je regarde, dit-il, comme la plus belle prérogative de la place de grand électeur, celle qui me place au centre du Sénat ; je serai fort heureux de me trouver à portée de cultiver tous les jours de plus en plus sa bienveillance et de mériter, ce que les grandeurs ne donnent pas, l'amitié de tous mes collègues et de tous les amis de leur pays.

Il n'y a plus de doute à garder après le 20 thermidor (8 août) où Joseph, revenu à Paris, reçoit dans son Palais, faubourg Saint-Honoré, les membres du Sénat, du Conseil d'Etat, du Corps législatif, du Tribunat, venus pour lui présenter leurs félicitations à l'occasion de ses nouvelles dignités. Entre autres discours, celui de François de Neufchâteau, au nom du Sénat, est significatif : Nous savons votre amour pour la simplicité, dit-il. Nous savons comment Votre Altesse impériale apprécie les grandeurs et les titres. Dans son opinion, la grandeur véritable est d'être utile aux hommes et le titre le plus flatteur est celui du bien qu'on peut faire. Et Fontanes, au nom du Corps législatif : Comment le Peuple français n'aurait-il pas mis à sa tête une famille où se réunissent à la fois l'art de vaincre et l'art de gouverner, le talent des négociations et celui de l'éloquence, l'éclat de l'héroïsme, les grâces de l'esprit et le charme de la bonté. A qui fait-on ici la meilleure part ?

C'était déjà assez pour irriter l'Empereur, mais il a encore contre son frère d'autres griefs qui viennent renforcer les premiers. Pour le recrutement de sa maison d'honneur, Joseph, en effet, a pris exactement le contre-pied des idées que lui a exposées Napoléon. Ma maison et la vôtre, pour être bien composées, lui a-t-il dit, ne peuvent l'être que de militaires et d'anciens nobles. Vous ne devez prendre parmi les sénateurs et les conseillers d'État que ceux qui remplissent au moins l'une de ces deux conditions ; les autres, ainsi que leurs femmes, doivent être exclus. Il faut aller chercher dans l'ancienne noblesse et particulièrement dans celle des pays nouvellement réunis à la France, tels que la Belgique et le Piémont, vos officiers et les dames du palais. Imitez-moi : il reste encore d'assez beaux noms parmi lesquels vous pouvez trouver cc qui vous convient.

Or, Joseph n'a pris qu'en France, dans une noblesse assez médiocre, presque inférieure à la bourgeoisie, mais fortement teintée de libéralisme et ayant même au besoin un air d'opposition ; il a puisé tant qu'il a pu dans les grands corps de l'État, mais sans y choisir de nobles ou de vrais militaires ; il a, par ses nominations, affirmé son indépendance en matière de religion et de convenances sociales et n'a point essayé une seule fois de se rapprocher de la politique de fusion que préconise l'Empereur.

La dame d'honneur qu'il a donnée à sa femme, Mme Louis de Girardin, est sans doute née Navailles, mais elle a été la duchesse d'Aiguillon, celle de la Fédération, la cible habituelle du petit Gautier et des Douze apôtres, avant de divorcer pour épouser Louis de Girardin (Brégy) divorcé de son côté de Mme Berthelot de Baye. Aussi accusée comme opinions libérales, est la première darne pour accompagner, Mme Dessolles, née Picot de Dampierre, fille du général libéral monarchique tué à l'ennemi, femme de ce Dessolles, général de division, conseiller d'État à la paix de Lunéville, qui a été mêlé à la conspiration Moreau et qui, s'il paraît à présent rallié à l'Empire, ne doit pas tarder à reprendre une attitude hostile au point de refuser constamment tout emploi. Au reste, leur conduite à la Restauration dispense de commentaires. Mme Miot, de toute petite bourgeoisie, est là à cause de son mari, l'affidé le plus intime de Joseph et l'un de ses hommes au Conseil d'État où par ses anciennes relations avec les Jacobins il est d'utilité. De même, Mme Dupuy, née Bolgard, dont le mari, ancien intendant général dans l'Inde, a été nommé conseiller d'État pour avoir été le souffleur de Joseph à Amiens.

Comme premier chambellan, Joseph a voulu d'abord Boissy d'Anglas ; puis, par concession, s'est rabattu à M. de Jaucourt, plus noble mais aussi protestant : colonel de Condé-dragon en 1791, Jaucourt a présidé l'administration de Seine-et-Marne avant de se signaler à la Législative. Sa femme, la fille de Bontemps, le valet de chambre ordinaire du Roi, mariée au duc de la Châtre, a longtemps été sa maîtresse avant de divorcer et de l'épouser. Ce sont des amis intimes de Talleyrand ; Jaucourt est du whist : il sera du gouvernement provisoire de 1814. Cela suffit.

Comme chambellan, Joseph a Mathieu Dumas, conseiller d'État et général de brigade, mais, avant, comme on sait, un des membres les phis actifs de la Législative.

Et de même, Stanislas Girardin, premier écuyer ; Girardin, pupille de Jean-Jacques comme son frère Louis, président de la Législative, préfet et tribun, divorcé lui aussi et qui, par dévouement pour Joseph et pour ne point cesser de le diriger, a repris, des mains de Mme Murat, les épaulettes de capitaine pour le suivre au 4e de ligne. Les deux écuyers, deux colonels, Cavaignac, le frère du conventionnel, et Lafon-Waniac, un simple héros, ont, semble-t-il, été fournis tous deux par Murat ; mais le secrétaire des commandements, Villot-Fréville, actuellement tribun, employé dans les légations depuis l'an II et lié avec Joseph depuis la campagne d'Italie, et l'aumônier même, Villaret, évêque de Casal, ancien constituant, député du clergé de Villefranche, qui passa au Tiers avec la minorité, complètent la physionomie, achèvent de donner à la Maison son caractère homogène.

A première vue, pour les inattentifs, c'est plutôt une société de château qu'une cour : rien que des familiers, des voisins de campagne, d'anciens amis. En réalité, c'est un centre où les opinions sont pareilles et Napoléon ne peut se tromper sur les sentiments qu'on y a pour lui. Il sait en quelle intime liaison Jaucourt et les Girardin sont avec Mme de Staël ; lui qui a l'horreur des femmes divorcées et qui jamais ne les admit à sa cour, en trouve trois à la suite de sa belle-sœur ; lui qui veut des nobles, rencontre des bourgeois ; lui qui déteste le libéralisme, qui a son jugement rendu sur la Législative, le centre droit et les constitutionnels, voit là les coryphées du parti ; a-t-il si grand tort de se méfier, de prendre des inquiétudes, de garder des soupçons, et l'avenir, les a-t-il pas tous justifiés ?

Ce n'est là encore que la guerre souterraine, la bataille va s'engager face à face.

Le 20 vendémiaire an XIII (12 octobre), Napoléon revient de son voyage à Aix-la-Chapelle et à Mayence. II veut aussitôt régler les détails du Sacre et il convoque un conseil où il appelle Joseph, Louis, Cambacérès et Lebrun. Il met en délibération le couronnement de Joséphine, Joseph prend la parole, non point sur l'opportunité ou la convenance de la cérémonie, mais sur le tort qu'elle lui cause. Il dit que ce couronnement est contraire à ses intérêts, qu'il tend à donner aux enfants de Louis des titres de préférence sur les siens, qu'il préjudicie aux droits de ses enfants en ce qu'il fait les enfants de Louis petits-fils d'une impératrice, tandis que les siens seront petits-fils d'une bourgeoise.

Napoléon supporte cette scène avec une impatience extrême, mais il parvient à se contenir ; il veut tout entendre et savoir l'entière pensée de Joseph : Qu'il me parle de ses droits et de ses intérêts, à moi et devant son frère même, comme pour éveiller sa jalousie et ses prétentions, c'est, disait-il quelques jours plus tard, me blesser dans mon endroit sensible. Rien ne peut effacer cela de mon souvenir ; c'est comme s'il eût dit à un amant passionné qu'il a b.... sa maîtresse ou seulement qu'il espère réussir près d'elle. Il aurait beau recourir le lendemain après cet aveu et dire que c'était une plaisanterie, le coup serait porté. Ma maîtresse, c'est le pouvoir. J'ai trop fait pour sa conquête pour me la laisser ravir ou souffrir même qu'on la convoite. Quoique vous disiez que le pouvoir m'est venu comme de lui-même, je sais ce qu'il m'a coûté de peines, de veilles, de combinaisons. Il y a quinze jours, je n'aurais point eu l'idée de lui faire une injustice ; à présent je ne lui passe rien. Je lui rirai du bout des lèvres, mais il a b.... ma maîtresse.

En sortant de ce conseil, Joseph n'a pu se tenir de raconter à ses confidents que Joséphine sera couronnée et, ce qui l'exaspère surtout, que les princesses devront porter la queue du manteau de l'Impératrice. L'un de ces confidents, Jaucourt, a l'étrange idée d'en faire ses plaintes à Fouché, qui naturellement rapporte tout à l'Empereur. Jaucourt, parlant de Mme Joseph, a dit qu'un tel office était bien pénible pour une femme vertueuse. Et, comme Fouché lui a demandé si l'on aurait fait cotte difficulté pour Marie-Antoinette, Jaucourt a répondu : Ah ! c'est bien différent ! c'était une chose ancienne, consacrée. Triple blessure pour Napoléon : attaque contre sa décision, attaque contre sa femme, attaque contre sa dynastie. Et pour lui, ce n'est pas Jaucourt qui a parlé, c'est Joseph.

Sur ces entrefaites, le Sénat doit procéder au recensement des votes émis par le peuple français pour l'hérédité de la dignité impériale — 3.572.339 oui contre 2.569 non — et, pour la première fois, on parait s'apercevoir, dans l'entourage de Joseph, que la formule plébiscitée, où a été repris le terme si adroitement écarté par Fabre de l'Aude de la motion de Curée, infirme en quelque sorte les articles V et VI du Sénatus-consulte assurant l'hérédité à Joseph et à Louis. Cette formule est ainsi conçue : La dignité impériale est héréditaire dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte et DANS LA DESCENDANCE directe, naturelle, et légitime de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte, ainsi qu'il est réglé par l'acte des constitutions de l'Empire du 28 floréal an XII. Certes, ce n'est point sans dessein que l'amphibologie a été introduite et l'omission de la personne de Joseph et de Louis, la désignation de leur descendance, marquent un projet bien suivi. Toutefois, c'est matière à contestations ; l'exclusion n'est point prononcée.

Rœderer se fait nommer rapporteur, et, comme tel, il interprète le plébiscite : il exalte donc d'autant plus et les mérites de Joseph et ses droits qu'il ne met pas un moment en doute : Comment, dit-il, la nation n'aurait-elle pas embrassé ce moyen de salut en voyant à côté de son chef les personnes augustes que la nature y a placées ; ces frères dont les talents, les vertus, l'affection dès longtemps éprouvés par lui-même dans toutes les carrières qu'il a parcourues, sont devenus chers à la nation comme à lui ; en remarquant celui d'entre eux que son âge a, depuis plus longtemps, initié, aux idées et aux principes d'où la France tire aujourd'hui sa gloire, celui de qui la République a reçu tant d'importants services, dont l'habileté dans plusieurs négociations successives et la sagesse clans les conseils ont reçu devant vous-mêmes, Sénateurs, un si éclatant témoignage lorsqu'il voulut aussi prendre part à la vengeance nationale qui menace l'Angleterre et qui se trouve si particulièrement intéressé à la gloire du héros qui nous gouverne et à la conservation de son ouvrage'. Il était nécessaire à la nation de voir marquer du sceau de sa confiance un personnage si propre à faire tomber les poignards des mains des scélérats qui auraient pu compter sur les oscillations d'une minorité ou sur les désordres d'un interrègne.

Tout y est, et non seulement l'apologie de Joseph, mais l'attaque contre l'adoption, la reprise en sous-œuvre de toute la théorie qui a été précédemment écartée, l'inquiétude jetée à propos sur une minorité. Certes les termes ont été pesés et il est permis de les croire concertés. Est-ce que vous ne voyez pas que ce rapport est fait contre moi, dit Napoléon à Maret qui lui en donne la lecture ? On veut me faire la guerre ; on met là Joseph presque au-dessus de moi. Maret, ami de Rœderer, essaie de le justifier, obtient de l'amener le lendemain. Ce lendemain (le dimanche 13 brumaire, 4 novembre), Rœderer vient en effet au lever : il se disculpe ; il proteste qu'il n'a consulté personne, qu'il n'a montré son rapport à personne. D'où vient donc, lui dit Napoléon, que vous placiez Joseph sur la même ligne que moi ? Que signifie cet éloge que vous faites avec tant d'affectation ? Quoi ! vous le présentez comme l'objet du vœu du peuple pour l'hérédité autant que moi-même ! Vous oubliez donc que mes frères ne sont rien que par moi, qu'ils ne sont grands que parce que je les ai faits grands ; le peuple français ne les connaît que par les choses que je leur eu ai dites. Il y a des milliers de personnes en France qui ont rendu plus de services qu'eux à l'État ; vous-même êtes de ce nombre... Je ne peux pas souffrir qu'on les mette à côté de moi sur la même ligne. Le système adopté ne le veut pas non plus... A mon départ pour l'Égypte, j'ai confié à Joseph tout mon bien, il ne m'en a pas encore rendu compte, mais je suis devenu trop grand pour penser à cela. Ç'a été l'ami de mon enfance ; je n'ai pas voulu qu'il ait à se plaindre de moi dans aucun temps... Mais il faut en venir au vrai : Joseph n'est pas destiné à régner ; il est plus vieux que moi ; je dois vivre plus que lui, je me porte bien ; et puis, il n'est pas né dans un rang assez élevé pour faire illusion. Je suis né dans la misère ; il est né comme moi dans la dernière médiocrité ; je me suis élevé par mes actions, il est resté au point où la naissance l'a placé. Pour régner en France, il faut être né dans la grandeur, avoir été vu dès l'enfance dans un palais avec des gardes, ou bien être un homme capable de se distinguer lui-même de tous les autres. Je n'ai jamais entendu que mes frères dussent être les héritiers naturels du pouvoir ; je les ai considérés comme des hommes propres à préserver le pouvoir de tomber à la première vacance dans une minorité. Ce n'est qu'à ce titre-là qu'ils ont été appelés par le Sénatus-consulte. L'hérédité, pour réussir, doit passer à des enfants nés au sein de la grandeur. S'il a des fils, je pourrai en adopter un ; je ne lui ferai point d'injustice mais sa femme ne lui fait pas plus de fils que la mienne. Vous ne devez le présenter que comme un intermédiaire propre à assurer, dans certains cas, la descendance de ma famille ; le peuple français n'a rien voté pour lui.

Et reprenant chacun des griefs qu'il impute à Joseph, il lui reproche de ne point être à l'armée pour y apprendre son métier ; de refuser les titres de Monseigneur et de Prince, d'en écrire à Mme de Staël et à d'autres ; de critiquer le Monseigneur donné aux maréchaux, d'être mal conseillé, de se mettre en opposition avec lui, de grouper ses ennemis et de se faire le porte-paroles des Bonaparte : Ils sont, dit-il, jaloux de ma femme, d'Eugène, d'Hortense, de tout ce qui m'entoure. Eh bien ! ma femme a des diamants et des dettes, voilà tout. Eugène n'a pas 20.000 livres de rentes. J'aime ces enfants-là parce qu'ils sont toujours empressés à me plaire. S'il se tire un coup de canon, c'est Eugène qui va voir ce que c'est ; si j'ai un fossé à passer, c'est lui qui me donne la main. Les filles de Joseph ne savent pas encore que l'on m'appelle empereur, elles m'appellent consul ; elles croient que je bats leur mère ; au lieu que le petit Napoléon, quand il passe devant les grenadiers, dans le jardin, il leur crie : Vive Nonon le soldat !... Ils disent que ma femme est fausse, que les empressements de ses enfants sont étudiés ; eh bien ! je le veux ; ils me traitent comme un vieil oncle, cela fait toujours la douceur de ma vie ; je deviens vieux, j'ai trente-six ans, je veux du repos.

Et la conclusion de cette longue explication, de cette sorte de confession où l'Empereur met à nu toutes ses idées les plus secrètes et qui projette sur son moral une lumière si vive, c'est cet ultimatum que Rœderer est chargé de porter à Joseph : Je n'ai pas voulu que le rapport fait au Sénat le plaçât sur la même ligne que moi et annonçât que le peuple a voté sur lui comme sur moi. Il n'est appelé à ma succession que pour prévenir le malheur de tomber dans une minorité. Si sa femme, qui ne fait pas plus de garçons que la mienne, lui en fait un, je le préférerai peut-être au petit de Louis. Je prendrai celui qui annoncera le plus de talents... Mais, si je suis tracassé, je n'attendrai pas les dix-huit ans pour faire cesser les tracasseries, je trouverai le moyen d'assurer ma tranquillité...

Joseph est averti ; mais il n'en tient aucun compte Treize jours après, le 26 brumaire (17 novembre), il y a, à Saint-Cloud, un dernier conseil pour régler le cérémonial du Sacre : l'Empereur, ses frères, les grands dignitaires, les grands officiers de la Couronne et quelques ministres. La délibération est fort calme jusqu'au moment où Napoléon propose de supprimer le manteau long aux princes et aux dignitaires, disant que ce manteau à peu près semblable au sien et même plus éclatant par la couleur confondra trop de personnes avec lui. L'Archichancelier se récrie, disant que son manteau est commandé, brodé même, et que tout Paris le sait. Joseph, interpellé, accède sans aucune difficulté à la proposition de l'Empereur ; mais, lorsqu'elle est adoptée, il en tire les conséquences : Puisqu'on a reconnu, dit-il, que, à l'exception du chef de l'État, aucun autre, quel que soit son rang, ne peut être considéré comme participant aux honneurs de la souveraineté et que nous, particulièrement, ne sommes plus traités comme princes, il ne serait pas juste que nos femmes qui, dès ce moment, ne sont que femmes de grands dignitaires, portassent, comme princesses, la queue du manteau de l'Impératrice. L'Empereur impatienté riposte ; Ségur cite l'exemple de Marie de Médicis ; Joseph, qui s'est préparé et renseigné, démontre que Marie de Médicis qui cependant avait droit à tous les honneurs parce qu'elle était mère, titre principal auquel les reines pouvaient les réclamer et le peuple les accorder, avait été seulement accompagnée par la reine Marguerite et par Madame, sœur du Roi. L'Empereur, interloqué par tant de science, s'emporte d'autant plus ; il se dresse de son fauteuil, apostrophe son frère, s'échauffe en un long discours où il lui reproche toute sa conduite. La séance est levée au milieu du désarroi ; mais, les grands officiers sortis, en présence des grands dignitaires seuls, l'Empereur attaque si vivement Joseph que celui-ci finit par offrir de donner sa démission et de se retirer en Allemagne. Cette proposition faite assez froidement pour paraître sérieuse donne à penser à l'Empereur qui se calme, et l'on se sépare sans conclure.

Six jours après, Napoléon, qui n'a point revu son frère, part pour Fontainebleau où il doit recevoir le. Pape : il y appelle Joseph et il a avec lui, directement et en tête à tête, une explication décisive : J'ai beaucoup réfléchi, lui dit-il d'abord, au différend qui s'est élevé entre vous et moi, et je commencerai par vous avouer que, depuis six jours que dure cette querelle, je n'ai pas eu un instant de repos. J'en ai perdu jusqu'au sommeil et vous seul pouvez exercer sur moi un tel empire ; je ne sais aucun événement qui puisse me troubler à ce point... Vous avez, continue-t-il, à choisir entre trois partis : celui de me donner votre démission et de vous retirer de bonne foi des affaires publiques, de renoncer à tout ; celui de continuer à jouir du rang de prince et de rester cependant, comme vous l'avez été jusqu'ici, en opposition avec le système que j'embrasse ; enfin, celui de vous unir franchement à moi et d'être, tranchons le mot, mon premier sujet. Avec une netteté et une rigidité désespérantes et inflexibles, il développe chacune des trois hypothèses : il découvre ce qu'il fera si Joseph se retire à Mortefontaine ; il lui donnera un million, deux même, le laissera acheter une terre près de Turin, voyager en Allemagne, en Russie ; il fera déclarer successeur le fils de Louis avec une régence dont Louis sera le chef, Cambacérès et Lebrun les membres. Le système a des inconvénients, mais il est complet et ce qui est complet est toujours bon.

Le second parti, celui où vous avez marché jusqu'ici, reprend Napoléon, ne peut plus au contraire se tolérer. Si vous refusez de venir au Sacre, d'y remplir les fonctions attribuées à votre qualité de grand électeur et de prince, et que vous vouliez néanmoins en conserver les titres et les prérogatives, vous êtes, dès lors. mon ennemi. Et où sont vos moyens d'attaque ? Où est l'armée que vous avez à faire marcher contre moi ? Avec quel secours, avec quelles forces, me disputerez-vous l'Empire ? Tout vous manque et alors je vous anéantirai...

Le troisième parti est le plus simple, celui qui vous convient le mieux et auquel vous devez enfin vous arrêter : placez-vous dans une monarchie héréditaire et soyez mon premier sujet. C'est un assez beau rôle à jouer que d'être le second homme de la France et peut-être de l'Europe Tout se justifie alors par l'importance du résultat et ce résultat, vous ne le connaissez pas encore tout entier. Je suis appelé à changer la face du monde ; je le crois du moins. Tenez-vous donc dans un système monarchique héréditaire où tant d'avantages vous sont promis... faites mes volontés, suivez les mêmes idées que moi ; ne flattez pas les patriotes quand je les repousse ; n'éloignez pas les nobles quand je les attire... Soyez prince enfin, et ne vous effrayez pas des conséquences de ce titre. Quand vous me succéderez, vous reviendrez, si vous voulez, à vos idées favorites. Je ne serai plus.

A ces conditions, conclue-t-il, nous vivrons bien ensemble et je veux bien vous dire encore que le troisième parti est celui que je désire que vous adoptiez, quoique, à la rigueur, je puisse m'accommoder du premier ; mais je ne vous laisserai pas suivre le second. Vous m'avez entendu.

Joseph n'avait nulle intention d'abandonner ce qu'il tenait et de prouver, par sa retraite, son absence d'ambition et ses goûts champêtres. Mis au pied du mur, il se déclara prêt à se conformer entièrement aux vues de l'Empereur, et faisant bonne mine à mauvais jeu, il parut se soumettre.

Dans la famille, Louis était resté hors de cette discussion ; mais les sœurs, surtout Caroline, enragées du manteau à porter, avaient de leur mieux excité Joseph, l'avaient poussé en avant et comptaient sur sa bravoure. A la suite, elles se replièrent, même Mme Murat qui à ce moment avait agacé l'Empereur au point qu'il disait : Avec elle, il faut que je me mette toujours en bataille rangée ; pour faire entendre mes vues à une petite femme de ma famille, il faudrait que je lui fasse des discours aussi longs qu'au Sénat ou au Conseil d'État. Battue sur la question du manteau, ne voyant plus jour à obtenir par Joseph ce qu'elle souhaitait, elle chercha d'autres protecteurs plus puissants ou mieux écoutés, et, se retournant délibérément, elle employa des moyens auxquels les hommes résistent peu.

 

De tous côtés, on se prépara donc pour le Sacre : et ce n'étaient pas seulement les costumes à décider, à tailler, à broder pour les princesses, c'étaient leurs Maisons d'honneur à nommer, les charges de toute sorte à remplir, tous les détails de cette cérémonie la plus fastueuse qu'on dût voir dans un siècle à régler et à exécuter ; un monde d'ouvriers à mettre en branle ; un monde de domestiques, de valets de tous ordres à recruter, à dresser, à habiller ; un monde de chambellans et de dames à faire répéter ; toute la vie du passé à rapprendre en quelques jours, et, pour cette étonnante représentation où la France et l'Europe étaient conviées, tous les rôles, toutes les attitudes et tous les gestes à retrouver.

Hortense, plus que toutes ses belles-sœurs en devait prendre de l'inquiétude : grosse comme elle était de neuf mois, serait-elle délivrée et rétablie pour le Sacre fixé d'abord au 48 brumaire (9 novembre). Pourtant, elle ne se pressait point de rentrer à Paris et elle avait compté prolonger jusqu'au 20 vendémiaire (12 octobre) son séjour à Saint-Leu où elle se trouvait plus en repos, puisqu'elle n'y voyait presque personne et que la jalousie de son mari n'y rencontrait point d'aliments. Elle avait renoncé à écrire à d'autres qu'à sa mère : encore, les lettres étant ouvertes, se restreignait-elle à lui parler de sa santé et de celle de son fils. Elle ne pouvait même écrire à l'Empereur qui, dans son voyage d'Aix-la-Chapelle, se plaignit diverses fois de ne point avoir directement de ses nouvelles et lui en fit faire des reproches par sa mère.

Sur un premier avertissement de la nature, elle rentra à Paris le 18 (10 octobre), et, le 19 (11), à deux heures de l'après-midi, elle commença à éprouver les grandes douleurs. Napoléon n'était pas encore revenu des bords du Rhin (il n'arriva que le lendemain matin) ; on courut à Saint-Cloud chercher Joséphine qui l'avait précédé de cinq jours et l'on fit diligence pour amener l'Archichancelier qui, aux termes de l'article XL des Constitutions de l'Empire devait être présent à la naissance de l'enfant dont S. A. I. Madame la princesse Louis allait être délivrée. Déférant à la susdite invitation, dit Cambacérès au procès-verbal qu'il rédige sur l'heure, nous nous sommes transporté au palais de Son Altesse Impériale où, ayant été reçu par les premiers officiers de sa Maison, nous avons été introduit dans la chambre même où la princesse était couchée et, dans le moment même de sa délivrance, le sieur Baudelocque, chirurgien accoucheur, nous a présenté un enfant du sexe masculin qu'il nous a déclaré être celui dont Son Altesse Impériale venait d'être délivrée et qu'il avait reçu.

Cambacérès lui-même, vu la surprise, avait rédigé le procès-verbal en place du secrétaire d'État et il n'y eut au pied que les signatures de l'Impératrice, de Louis, de Corvisart et de Baudelocque ; mais l'on se rattrapa dans l'acte de naissance : il fut dressé le 2 brumaire (24 octobre) par le maire du 2e arrondissement et Napoléon y intervint avec Joséphine, Louis, Joseph, Julie et Eugène. L'Empereur était parrain de l'enfant dont S. A. I. Madame Bonaparte, mère de Sa Majesté, devait être la marraine et qui reçut les noms de Napoléon-Louis Bonaparte. Les princes en effet portaient, à ce moment, pour quelques jours encore, le nom de la famille.

Il n'y eut point de réjouissance officielle, Joséphine fit seulement distribuer des secours à deux cents mères de famille sortant de faire leurs couches à la Maternité. L'on fit de gentils présents à la jeune mère : l'Impératrice lui envoya de chez Gratien un oreiller et un couvre-pieds de tulle brodé de 948 francs, et Napoléon, de chez Vandessel, de Bruxelles, une parure de lit en dentelles de 12.000 francs. Il pouvait se restreindre à cela, car, s'il avait supprimé le traitement particulier de Louis (60.000 francs) et celui d'Hortense (60.000), il avait attribué annuellement les 120.000 francs à Napoléon-Charles. Quant à Louis, il marqua ses sentiments en fondant à Saint-Leu un hospice desservi par les sœurs de la Charité.

Aussitôt qu'Hortense fut convalescente, — et cela marcha vite, car, douze jours après ses couches elle recevait des visites et faisait des caricatures, et, vint et un jours après, les journaux annonçaient officiellement son rétablissement — elle s'occupa de composer sa Maison : cette Maison devait comprendre, comme celle déjà formée du prince et de la princesse Joseph, un aumônier évêque, deux chapelains, une dame d'honneur, six dames pour accompagner, un premier chambellan, un chambellan, trois écuyers dont un premier, un secrétaire des commandements, un intendant, un bibliothécaire et un médecin. Un seul médecin ne pouvant suffire à Louis, il en prit trois, plus un pharmacien ; il eut (le plus une maison militaire ou tout le moins six aides de camp, et ces cadres furent encore élargis par la suite pour les trois gouvernantes des enfants, la lectrice et le chambellan de la princesse ; mais au début on marcha plus petitement.

Comment Louis, avec son caractère et sa tournure d'esprit, permit-il que l'on présentât à l'Empereur et que l'Empereur nommât dans sa Maison presque uniquement des parents et des amis de sa femme et de sa belle-mère, c'est une étrangeté de plus à signaler. Peut-être n'avait-il personne qu'il pût désigner, car les gens qu'il connaissait et avec qui il était lié, n'étaient point pour figurer dans une cour et, certes, l'Empereur n'eût accepté ni Fleury, ni Mésangère. Néanmoins, on a droit d'être surpris en constatant que tout ici, ou presque tout, vient d'Hortense et lui appartient : d'abord l'aumônier, M. d'Osmond, apparenté par sa, mère, Élisabeth Cavelier de la Garenne, à Joséphine et aux Tascher un vrai d'Osmond, d'une branche cadette, établie à Saint-Domingue, où il est né en 1754. Il a été, à l'âge de quatre ans, amené en France, confié à son oncle l'évêque de Comminges auquel il a succédé en 1785, après avoir été quelque temps grand vicaire de M. de Brienne, à Toulouse ; émigré en 1791, démissionnaire en 1801, il a été, au Concordat, nommé à l'évêché de Nancy. En ce temps il se recommandait fort de sa cousine qui était pour lui pleine de grâces et de bonté et il courait les toutes, jour et nuit, pour aller lui présenter ses hommages à Plombières ; à la Restauration, il s'appuiera de ses deux frères, l'un ambassadeur, l'autre lieutenant général, et de sa sœur Mme d'Argout : c'est un homme à principes.

Au reste, quoique parent, il n'est point en intimité avec Hortense qui réserve toute sa confiance pour son premier chapelain, l'abbé Bertrand ; elle l'a connu maître de la grande classe chez Mme Campan et elle le fera par la suite précepteur de ses fils. Elle ne dédaigne point le second, l'abbé de Lamblardie, curé à la Roche-Guyon, où il connut Alexandre de Beauharnais, et, avant, précepteur chez les Lareintv, cousins des Tascher. L'abbé de Lamblardie qui, en émigration à Brunswick, a publié divers ouvrages, a eu le bonheur de plaire à Louis, qui le trouve un digne et respectable ecclésiastique, portant une figure vénérable et patriarcale que son âme ne dénient pas, instruit, zélé, mais bon et indulgent. Il fut plus tard un des plus actifs collaborateurs de Mme Lezeau dans l'Œuvre des orphelines et mourut en 1809.

Pour la dame d'honneur, Hortense a dû faire exception et la prendre, comme l'a voulu l'Empereur, dans la haute noblesse des pays nouvellement annexés. A ce point de vue, rien de mieux choisi que Mme de Viry, née de Mareste de Rochefort, femme du sénateur, chambellan de l'Empereur ; rien de mieux en Savoie que les Viry qui, en 1266 et 1281, avaient pleine, entière et pure domination dans toute l'étendue de la terre et du mandement de leur nom, et qui avaient formé quantité d'alliances avec les ducs de Savoie et les comtes de Genève ; mais, à Paris, Mme de Viry, grosse personne, aussi ennuyeuse qu'on peut l'être, avait peu réussi et elle se lassa vite d'être d'une Maison où l'intimité lui était fermée.

Avec les dames pour accompagner, Hortense rentre en scène : c'est Mme de Boubers, née de Folard, avec qui elle a des sortes d'alliance et une extrême intimité, elle la fera plus tard gouvernante de ses fils ; c'est Mme Mollien, Mlle Dutilleul, fille d'un ancien premier commis des finances, femme depuis deux ans du directeur de la caisse d'amortissement, tout à fait aimable, de bon ton et de bonne renommée ; c'est Mme de Villeneuve, née Guibert, fille du fameux Guibert, lamant de Mme de Lespinasse, réformateur de la tactique et faiseur de tragédies : Bonaparte a eu pour aide de camp en Égypte un cousin germain de cette Mme de Villeneuve, Pluvié-Guibert, qui fut tué à Aboukir ; mais Joséphine la connaissait d'ailleurs ; ces Villeneuve, gens de finance, Vallet en leur nom, sont alliés aux Dupin de Francueil si célèbres clans la Ferme et à l'Opéra, et alliés aussi aux Ségur. C'est encore Mme d'Estienne de Chaussegros de Léry, Mlle Kellermann, fille du maréchal ; son mari, inspecteur général du Génie, a fort connu Joséphine à la Martinique où il a servi treize ans et elle-même est tout à fait de l'intimité des Tuileries.

Le premier chambellan, M. Darjuzon, Hortense le connaît depuis toujours : fils d'un receveur général, mais d'ancienne noblesse, paraît-il, ce M. Darjuzon a, en effet, épousé en l'an III une demoiselle Hosten, nièce d'une Mme Hosten de Sainte-Lucie, amie intime de Joséphine. Avec toute cette famille et ses alliés, les Hosten, les Croiseul, les Darjuzon, Hortense a formé, à Croissy et à Paris, des liens inoubliables : ils sont toute sa jeunesse.

De même est-elle, d'enfance, en relation avec M. de Caulaincourt, nommé premier écuyer. C'est le frère cadet du Grand écuyer de France, le fils de M. de Caulaincourt, sénateur, ancien et fidèle ami de Joséphine, dont la femme, née de Barandier de la Chaussée d'Eu, succédera à Mme de Viry, M. Desprez, le secrétaire des commandements est l'ami intime et le collaborateur de Deschamps, le secrétaire des commandements de l'Impératrice que Joséphine a connu à Fontainebleau où il était employé près de M. de Montmorin. Enfin, sauf Dalichoux Senegra, l'intendant, lié avec Louis dès Valence et ayant quitté pour cette place un grand commerce qu'il avait à Toulouse, tout est à Hortense et, lorsqu'elle a, par surcroit, appelé près d'elle comme lectrice son amie de pension, Mlle Cochelet, qu'elle a de plus, comme dames pour accompagner, Mme Darjuzon, la femme du premier chambellan et Mme de Broc, née Auguié, sœur de la maréchale Ney et nièce de Mme Campan, sa maison prend un air d'intimité familière qui manque sans doute un peu de dignité et qui parfois n'est point du meilleur ton princier, mais où Hortense se trouve à l'aise et où elle se sent en confiance. Ce n'est point d'ailleurs chez elle une médiocre qualité que cette absence de vanité qui lui fait préférer, pour ses compagnons de vie, des hommes et des femmes qui l'ont connue fort pauvre, fort abandonnée, qui, alors, lui ont rendu des services ou seulement témoigné de l'intérêt et dont la société, par suite, serait insupportable à un cœur ingrat.

Grâce aux relations qu'elle a dans le monde et à sa réputation bien établie d'amabilité, Hortense n'a eu nulle peine à former sa maison. Julie est dans le même cas, mais pour d'autres causes. Quant aux autres princesses, elles devront avoir recours à Joséphine et, chez elles, elles n'auront presque personne qui soit à elles. Ainsi Elisa recevra pour aumônier M. de Pansémont, évêque de Vannes, que Joséphine a connu à Croissy, pendant la Terreur ; elle aura pour chambellan M. d'Esterno qui a épousé une Caulaincourt et, pallia, est entré en relations avec la vicomtesse de Beauharnais ; elle aura pour dame d'honneur Mme Laplace, née Courty de Romange, la femme de l'auteur de la Mécanique céleste et du Système du monde, ministre de l'Intérieur quelques jours, et, au refus de Joseph, chancelier du Sénat ; cette Mme Laplace ne bougeait point de chez Joséphine depuis l'an VIII, toujours empesée, cérémonieuse, et, quoique fort honnête femme et bonne épouse, peu faite pour une cour. De dames pour accompagner, Élisa n'en trouvera que deux : Mme Rolland de Chambaudoin, née Servat, femme d'un ancien conseiller au Parlement de Paris dont on a fait un député et si avant dans l'intimité de Joséphine que celle-ci s'empressera à la placer, et Mme de Bréhan de Plélo, née de Crécy, toute nouvelle mariée, ralliée pour rentrer dans ses biens, et avec qui la princesse n'a d'autre rapport que d'habiter un palais qui a été l'hôtel d'une Bréhan.

Telle quelle, cette maison représentera encore et avec ses 240.000 francs de traitement, ses 120.000 de gratification annuelle, les 24.000 francs que Bacciochi a de la Cassette et les 25.000 francs qu'il touche comme sénateur depuis le 8 frimaire (29 novembre), Elisa pourra faire figure.

Mais, trop tard venue, à ce qu'il semble, Paulette n'aura pour ainsi dire personne pour l'escorter et point de premier officier pour soutenir la queue de son manteau tandis qu'elle-même rendra, sans enthousiasme, un pareil service à sa belle-sœur. Elle a visé trop au grand et a eu l'imprudence de faire proposer la place de son premier chambellan à M. de la Rochefoucauld-Doudeauville. Elle l'a rencontré à Rome ; il a été plein de grâces pour la femme, plein d'égards pour la princesse, mais c'était alors la princesse Borghèse et, d'être poli pour une égale à entrer au service d'une Altesse Impériale, il y a loin. Paulette éprouva donc un refus dont d'ailleurs elle ne tint point rancune. A défaut d'un grand nom, elle se rabattit plus tard sur un habile homme, M. Louis Marquet de Montbreton, qu'elle avait connu, étant Mme Leclerc, parce qu'il habitait, aux environs de Montgobert, sa terre de Corcy, près de Villers-Cotterêts. Ces Marquet étaient gens de finance qui, pour leur argent, avaient eu d'assez belles alliances et s'étaient même apparentés aux Brienne. Marquet de Montbreton, frère de Marquet de Norvins qui, comme secrétaire intime, avait accompagné Leclerc à Saint-Domingue, était aimable, facile à vivre, plein de vivacité et de gaîté joyeuse, et possédait tous ces genres de talents qui font l'homme agréable dans une petite cour ; il fit le premier écuyer, et après avoir bien attendu pour un chambellan, Paulette, juste, mit la main sur l'oiseau rare : un nom aussi beau que la Rochefoucauld et auquel nul n'avait pensé jusque-là ; rien moins qu'un Clermont-Tonnerre, et le chef de la maison, et un ci-devant duc, et si pauvre, après ses campagnes comme volontaire noble à l'Armée de Condé, qu'il dut louer à la friperie son premier habit de cour et qu'il continua fort longtemps à emprunter de tels habits aux petites gens qui en avaient plusieurs. Point attristé, d'ailleurs, par ses revers, excellant dans le calembour, faisant le jeu de mots avec un rare talent et disposé à se prêter à tout pourvu qu'on lui rendit ses biens.

Ce ne fut au reste qu'en thermidor et fructidor an XIII (juillet et août 1805) que ces nominations furent faites.

Caroline était enceinte de cinq mois, mais elle avait une façon à elle de conduire ses grossesses et les machines infernales, les passages du Mont-Cenis, les voyages de 400 lieues, la neige, la pluie et le vent, ne faisaient qu'y servir. Comme elle tenait, à ce moment, à se rétablir dans l'esprit de l'Impératrice, elle reçut d'elle toute sa maison : son aumônier, M. de Barral, évêque de Meaux, dont la mère était Beauharnais ; sa dame d'honneur, Mme Claude de Beauharnais, née Fortin-Duplessis, quasi belle-sœur de Joséphine ; une au moins de ses dames pour accompagner, Mme Carra-Saint-Cyr, née Pouchot, que Joséphine avait fort connue comme Mme Aubert-Dubayet ; et enfin son écuyer, M. de Cambis, fils de cette Mme de Cambis, née Bouret de Valleroche, qui avait été si avant dans la société du Directoire et dans l'intimité de Joséphine. Mais elle réserva une place de dame, à une personne qui joua, semble-t-il, le grand rôle dans sa vie, soit qu'elle se mêlât, comme on a dit, de diriger sa conduite, soit qu'elle se contente, comme il est probable, d'en recevoir la confidence et d'y porter ses conseils ; c'était Mme Adélaïde de la Grange, qu'on avait damée à son entrée dans la Maison. Son Frère aîné avait été longtemps aide de camp de Murat ; son second frère le restera jusqu'à la fin ; sa sœur épousera l'écuyer, M. de Cambis ; en fait, toute la maison est dans sa main ; elle est la seule qui compte et qui, au milieu de ces êtres médiocres effacés dont Joséphine avait des pannerées à fournir, garde un caractère et marque une volonté.

 

Tout cela s'est fait vite, sans assez de préparation, ni de connaissance ; on s'est trompé à des noms usurpés ; on a placé sur le même pied et à égalité — bien heureux encore si l'on n'a point inversé les rangs des gens titrés, de ceux qui étaient cousins du roi et des gens de finance, décrassés d'hier par l'achat d'une savonnette ; au-dessous de bourgeoises qui eussent servi de modèles à Picard et qui, avec leurs airs de pruderie guindée, semblent poissées encore de leurs confitures de ménage, ou a mis des dames à noms illustres et glorieux qui jadis eussent passé les premières dans la Maison de la Reine et qui se fussent assises devant le Roi. Quelque désir qu'on ait eu d'apprendre, l'on ne sait pas. Cela manque de goût, parce que cela manque de choix. Par suite, au moment du Sacre, impossible que les choses et les êtres n'aient point quelque air improvisé. Tout l'est : l'Empire et l'Empereur, les princes et les princesses ; et, à mesure que se multiplient les personnages, le défaut s'accuse davantage. Mais c'est déjà beaucoup, c'est tout même que, en travestissant ainsi tant de gens et en les donnant en spectacle à Paris, à la France et au monde, on ait évité le ridicule. Pour en trouver, pour donner à rire aux émigrés à l'intérieur, il faut que quelque rallié se plaisant aux menteries, fasse, comme Fontanes, les honneurs de sa personne aux dépens de la vérité ; qu'il se vante d'avoir lui, président du Corps législatif, monté en bas de soie et culotte courte un cheval fougueux qui a pensé le jeter vingt fois dans la boue, alors qu'il était assis dans un bon carrosse avec escorte devant et derrière. Les petites fautes contre l'étiquette, les sottises de la porte, les gamineries des estrades, les princesses léchant le manteau de Joséphine au moment où elle monte au grand trône de façon qu'elle manque tomber en arrière entraînée par le poids ; l'Empereur, dans le passage à l'église, frappant du sceptre dans le dos de Fesch pour l'appeler, tout ce qui est médiocre, mesquin et vil, s'efface devant la splendeur de cette fortune parvenue à l'apogée ; tout bruit discordant est étouffé dans l'immense acclamation ; tout se résume clans l'unique vision de l'être prédestiné. Il semble — et c'est ainsi — que chaque homme de France ait sa part au prodige et réclame son droit sur l'homme qui l'accomplit : l'Homme qui, en ce jour, incarne à la fois la victoire, la puissance des armes, la paix publique et la souveraineté de la nation. On est fier qu'il ait du génie ; l'on s'enorgueillit de l'avoir aidé en son œuvre ; de lui avoir donné, pour monter si haut, du sang ou un suffrage. On se sent éclairé de sa gloire, dessouillé du passé, assuré de l'avenir. Un immense courant de joie grandiose et superbe, d'espoir sans terme, d'ambition sans limite, gonfle les cœurs ; et les ors et les pourpres, les satins et les diamants, les vêtements de soie et de velours, les carrosses de contes de fées, les chevaux à panaches, la magnificence des êtres, on n'en regarde rien — on regarde ce visage impassible qu'eût taillé clans un marbre antique un statuaire de génie, ces yeux d'un bleu d'acier, cette bouche volontaire et puissante, ce front large où passent des vols de pensées, — Lui !

Et Lui, dans la tempête d'orgueil qui se déchaîne sous son crâne, alors que revêtu déjà des habits impériaux, couronne en tête et sceptre en main, il va se mettre en marche vers le pape qui l'attend, Lui, se tournant vers son frère, simplement : Joseph, si notre père nous voyait !

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Il existe de la même date, frimaire an XIII, deux éditions de la section IV de l'Extrait du cérémonial relatif au Sacre et au Couronnement de Leurs Majestés Impériales : dans la première, la communion est officiellement marquée aux articles XLVI et XLVII ; dans la seconde, où quantité de modifications seraient à relever, la communion est supprimée.

[2] RÉPARATIONS URGENTES

1° Meubler entièrement le château.

2° Réparer les appartements du comble, ceux des remises et ceux du théâtre et l'appartement doré.

3° Réparer l'abreuvoir.

4° Paver les cours.

5° Faire faire des bibliothèques pour le petit salon du midi et pour l'appartement doré.

6° Faire réparer la pharmacie et le billard des domestiques.

7° Faire achever le billard du rez-de-chaussée.

8° Cuber du papier à la pièce qui le précède, placer une glace et une causeuse.

9. Faire réparer toutes les serrures et toutes les clefs quelles qu'elles soient.

10° Faire faire l'estimation du prix des réparations à faire au chemin de Saint-Leu à Saint-Prix.

11° Faire faire le plan de Saint-Leu et des environs.

12° Faire faire l'estimation des ouvrages à l'aire aux murs de clôture du parc, l'état des portes à conserver et celles à murer.

13° Faire condamner les portes de communication des appartements du premier. Paire condamner ces portes le plus solidement possible.

14° Faire abattre les nuis de clôture et tous les bâtiments dépendant du vieux château, celui-ci excepté ; faire faire un glacis gazonne à leur place ainsi que sur le vieux chemin supprimé ; faire abattre de même les murs de terrasse du vieux parc et établir le glacis de manière à conserver les arbres et à n'en pas abattre un seul.

15° Faire élaguer toutes, les allées du vieux pare jusqu'à la hauteur de six pieds et faire pratiquer une allée de six pieds de large le long et intérieurement du mur du vieux parc, de manière à pouvoir le suivre entièrement.

16° Faire saper de nouvelles allées dans le plus épais du bois.

17° Faire raccommoder le conduit de l'eau de la pépinière.

18° Faire plomber la fontaine de la deuxième cour.

19° Faire faire la tente devant la porte.

20° Faire faire la porte du milieu du grand salon.

21° Faire faire un dessus de porte qui manque.

22° Faire restaurer la chapelle.

23° Faire un projet d'arrangement avec le jardinier au moyen duquel il serait chargé d'entretenir les allées des trois parcs et de le maintenir propre et eu état ainsi que le bateau et les eaux des cours et basses-cours.