NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME II. — 1802-1805

 

XIII. — LA LUTTE POUR L'HÉRÉDITÉ.

 

 

FRUCTIDOR AN XI. - FLORÉAL AN XII (Août 1803. - Mai 1804.)

Mobiles de Napoléon pour affecter l'Empire. — Le successeur. — Les Bourbons. — L'Europe. — La Nation. — La conspiration anglaise. — Enlèvement du duc d'Enghien. — Sa mort. — Impulsion donnée par la conspiration. — L'adresse du Sénat. — Conversation avec Lecouteulx. — Idées de Napoléon. — La République impériale. — La succession telle qu'il la comprend. — Ses motifs — Impossibilité d'appliquer ses idées. — Obligation de revenir à la forme monarchique traditionnelle. — Difficultés qu'il rencontre. — Nécessité d'obtenir la renonciation de ses frères. — Joseph. — Offre de la Cisalpine, de la Suisse, de la Chancellerie du Sénat. — Joseph refuse. — Ce qu'il dit au Consul. — Ce qu'il dit à ses amis. — Napoléon joué par ses frères. — Rapprochement à l'affaire de Georges. — Position prise par Joseph. — Lucien. — Question préalable. — Impressions rapportées d'Italie par Lucien. — Son voyage. — Retour. — Mme Bonaparte s'entremet. Elle va partir en Italie. — Elle obtient que Lucien soit annoncé au Pape. — Lucien et Robert Patterson. — Lucien reste à Paris pour réclamer ses droits. — Louis. — Sa vie en l'an XI. — Idées. — Santé. — Projet de voyage en Dalle. — Départ pour Montpellier. — Séjour de six mois. — Retour. — Jalousie accrue. — Nouveau traitement.  — Départ à Compiègne. Grossesse d'Hortense. — Napoléon-Charles. — Tendresse du père et de la mère. — Affection de Napoléon. — L'adoption. — Idées du Premier Consul. — La première et la seconde génération. — Sentiments de Joséphine. — Entrevues avec Joseph. — Démarche près de Louis. — Louis refuse. — Napoléon cède. — Dernière conférence avec Lucien. — Son départ. — Exaltation de Joseph et de Louis. — Joseph colonel envoyé à Boulogne. — Napoléon prend sa revanche. — Sénatus-consulte. — Détails de l'hérédité. — Joseph se soumet.

 

Tel qu'il était organisé par le Sénatus-consulte de thermidor, le Consulat à vie était encore une république, quoiqu'il fût entouré d'institutions monarchiques. Mais si ces institutions, de forme nouvelle en Europe, ayant pour objet de concilier l'ancien régime avec le nouveau et de fondre en une seule les deux Frances ennemies, ne pouvaient s'adapter qu'à un gouvernement personnel — et en cela, par la prépotence unique de Bonaparte, la monarchie au sens propre existait — c'était assez que le pouvoir entre ses mains fût viager, et qu'il eût conservé un simulacre d'élection pour qu'il se trouvât un abîme entre la monarchie consulaire d'ordre démocratique et les monarchies royales d'ordre divin. C'était à l'homme de génie, à lui seul, au héros, que la France s'était offerte et donnée. Ailleurs, c'était à une race, quel qu'en fût le représentant, que les peuples appartenaient. Le droit de désigner son successeur dévolu au Premier Consul n'avait en rien modifié cette situation au point de vue strict des principes. Pour qu'ils fussent sauvegardés, il suffisait qu'il y eût élection, l'électeur fût-il unique ; cet électeur unique n'agissait d'ailleurs qu'au second degré ; il avait été investi de son mandat par l'unanimité nationale ; il en était donc le représentant. Il avait le droit de choisir ; donc, il avait la liberté et le devoir de donner son suffrage au plus digne. Mais ce plus digne — où qu'il le prit, dans sa famille ou en dehors d'elle — devait être apte à recevoir immédiatement la succession qui lui était déférée. Donc, il fallait de nécessité qu'il fût un grand de l'État, un homme fait, et sinon un égal pour le Premier Consul, au moins quelqu'un qui se rapprochât assez de lui pour qu'il pût son être son remplaçant.

Par suite, Napoléon consul n'avait nul intérêt à désigner un successeur, car c'eût été habiliter un rival. Aussi, après avoir vaincu l'opposition qu'il avait rencontrée dans les différents corps de l'État, après avoir obtenu, à la paix générale, le complément de pouvoir qu'il souhaitait et les institutions qui, à son avis, devaient l'entourer, ne se mon nullement pressé d'exercer le droit suprême qui lui avait été conféré.

Pour qu'il voulût prendre un successeur, il fallait qu'en même temps, il reçut un titre et une dignité qui supprimassent cette sorte de parité gênante entre son héritier et lui ; qu'il fût assuré de ne rencontrer chez ce successeur aucun des inconvénients qu'il pouvait redouter d'un homme d'État, en concurrence avec lui ; que, ni par l'Age, ni par l'intelligence, ni par les talents, ce successeur ne lui pût être un émule : par suite, c'était un enfant qu'il devait choisir ; mais en république, dans la forme consulaire, une telle désignation était impossible ; elle devenait naturelle et normale dans une monarchie.

Donc, pour cette cause seule, la Constitution consulaire, déjà modifiée quatre fois depuis le 18 brumaire, devait recevoir une suprême modification qui achevât de transformer en autocratie transmissible l'espèce d'aristocratie parlementaire imaginée par Sieyès.

Il était sans doute d'autres causes : en affectant un titre nouveau et un grade supérieur, Napoléon ne recevrait, à vrai dire, ni un pouvoir plus ample, ni une autorité mieux définie ; mais ce titre usité en Europe le classerait dans la famille des rois, l'égalerait aux souverains d'ancien régime pour l'appellation, pour les insignes, pour ces ornements extérieurs qui sont la parure du trône et qui en font la vanité. L'on ne saurait dire qu'il y fût insensible : il avait le goût de la représentation ; il lui plaisait dès lors de figurer dans des cortèges, et la richesse des uniformes l'éclat des costumes, la splendeur des décors lui paraissaient inséparables de la majesté et de l'étendue du pouvoir. Était-il, par le temps, trop près de la royauté pour en dédaigner les pompes ? Croyait-il ce faste nécessaire pour frapper l'imagination des peuples et alimenter l'industrie nationale ? Était-ce, chez lui, survivance d'un atavisme italien, épris des formes et des couleurs, des nobles théories et des cérémonies somptueuses ? Faut-il penser que, à un siècle d'intervalle, on juge mal, en étant tenté d'attribuer des mobiles mesquins à ce qui pouvait être alors une nécessité politique ? Faut-il croire que, séparée par quatorze années à peine de la monarchie bourbonienne, la nation ne pouvait imaginer qu'elle eût un chef définitif si ce chef ne lui apparaissait vêtu, entouré, gardé, titré, comme l'avaient été ses chefs durant huit cents ans ? Cela est possible : niais, que la solution à donner au problème d'hérédité fût, un des facteurs les plus importants de cette évolution, nul doute.

Sans pénétrer les mobiles du Premier Consul, tout le monde, en France et en Europe, sentait confusément qu'il allait faire ce dernier pas. On peut, se demander si ce fut de son assentiment ou pour s'en faire près de lui un mérite, que le gouvernement prussien chargea le président de Meyer de négocier avec Louis XVIII, l'abandon, moyennant une indemnité pécuniaire, des droits des Bourbons sur le trône de France (pluviôse an XI, février 1803). Napoléon a nié de la façon la plus formelle qu'il v eût été pour quelque chose : Comment cela aurait-il pu être ? a-t-il dit. Moi qui ne pouvais régner précisément que par le principe qui les faisait exclure, celui de la souveraineté du peuple, comment aurais-je cherché à tenir d'eux des droits que l'on proscrivait dans leurs personnes ? C'eût été me proscrire moi-même ; le contre-sens eût été trop lourd, l'absurdité trop criante ; elle m'eut noyé pour toujours dans l'opinion. Ainsi, directement ni indirectement, de près ni de loin, je n'ai rien fait qui pût se rapporter à cela.

Suggérées ou non, les démarches furent faites, ce qui montre à quel point Haugwitz croyait la solution prochaine — et elles amenèrent, de la part de Louis XVIII et des princes de sa famille, des protestations qui eurent un résultat nettement, contraire à celui qu'ils en attendaient. Dès qu'ils s'affirmaient davantage en prétendants, la nation reflua de plus en plus vers le chef élu que son choix rendait légitime. Plus le manifeste royal était de belle forme et de noble allure, moins il alla à son but, mieux il sembla composé pour justifier les prétentions que l'on supposait à Bonaparte.

Si tel était l'état des esprits à l'étranger, en France il n'était point très différent : les émigrés rentrés et les prêtres aspiraient à ce que Napoléon se conformât au système social qu'ils avaient dans l'esprit et qui résultait de leurs traditions ; quant aux soldats et aux peuples, leur hostilité n'était point à craindre : s'il leur garantissait ce qu'ils tenaient pour les principales et définitives conquêtes de la Révolution, la terre d'abord, puis les grades et la possibilité d'y accéder, l'égalité civile et, si l'on peut dire, l'égalité militaire, c'était assez ; il les mènerait où il voudrait et, tout chemin qu'il leur indiquerait comme le sien, ils le suivraient sans hésiter, pourvu toutefois qu'au poteau indicateur il eût écrit l'affirmation de leurs droits et la malédiction contre leurs adversaires.

Néanmoins, cela ne pouvait se faire de soi et sans cause apparente : il y avait une transition à ménager, les choses de la Révolution étant si près, les hommes si nécessaires, certaines institutions encore si criantes : il fallait qu'un courant populaire se prononçât, emportât tous les scrupules, pût au moins donner l'illusion qu'il fût irrésistible. Les circonstances allaient s'en charger.

Si, en effet de l'an IX à l'an XII, Napoléon avait pu ajourner la question de la succession et en écarter la solution républicaine, c'est que, grâce aux mesures énergiques prises à la suite de l'attentat de nivôse, grâce aussi et surtout au traité d'Amiens, durant près de trois années, les assassins et les conspirateurs lui avaient accordé une sorte de trêve. Sans doute, l'affaire de Bretagne, les conciliabules de Bernadotte avaient donné des inquiétudes, mais, au moins, depuis nivôse an IX, il n'avait point éclaté de complot caractérisé, avant sa mort pour objet.

Par suite, dans les grands corps de l'État, chez ceux qui s'étaient montrés le plus ardents à constituer l'hérédité sous prétexte de stabiliser le gouvernement, un temps d'arrêt s'était naturellement produit. Le Sénatus-consulte de thermidor leur avait donné une satisfaction théorique et, le Premier Consul ne demandant rien de plus, l'agitation, d'ailleurs factice, s'était calmée d'elle-même, les frères, Joseph surtout, ne voyant point d'intérêt à précipiter les événements.

Mais voici qu'à présent l'oligarchie britannique est l'entrée en guerre, et, pour des œuvres d'assassinat qu'elle sollicite et qu'elle soudoie, elle a groupé les mécontents de tous les anciens partis ; elle a mobilisé la réserve de sicaires soigneusement entretenus par elle durant une paix où elle n'a jamais été de bonne foi. Son or, ses navires, ses capitaines, ses ambassadeurs, tout est employé pour les servir. Rien de trop beau, ni de trop bon pour eux. On les engraisse et on les entraîne comme des boxeurs, des coqs de combat ou des chevaux de course. On ne compte pas avec leurs fantaisies ; on ne discute pas leurs caprices ; il faut tuer Bonaparte, et tuer un tyran n'est pas un crime, comme l'affirme le pamphlet d'Allen qu'on réimprime : car l'on se prépare des justifications et des apologies ; on se prépare même des alibis : mais ici c'est en vain.

Des princes, des dévaliseurs de diligences, des gentilshommes aux noms illustres, des chouans à tournure de bêtes fauves, des généraux dont les exploits furent glorieux et des campagnes immortelles, des cabaretiers tenanciers de mauvais lieux, des grandes dames de l'ancienne cour, des filles de la rue inscrites au bureau des mœurs, c'est l'étrange coalition que les Anglais ont préparée et dont ils tiennent les fils.

A Paris, l'attentat se prépare : des chouans feront le coup, sans hésiter ni se reprendre, car c'est leur état, et, en attendant, au travers des rues et des ruelles de Paris, muets et impénétrables, ils glissent comme des ombres farouches, tels que tout à l'heure au milieu des genêts de Bretagne ; puis, de ces larves confuses, pareilles dans l'échelle sociale aux informes essais d'un organisme rudimentaire, qui par leur infamie même rampent ignorées, on s'élève par des gradations infinies aux hommes qui tiennent le plus grand état, à des princes de la maison de France, à des généraux en chef que la victoire couronnait hier. Ceux-là attendent et veillent sur la frontière, guettant la nouvelle de mort ; ceux-ci, se croyant couverts par la gloire dont on les a comblés, se tiennent prêts aux successions qu'on va leur ouvrir. Jusqu'où va-t-elle, qui ne lie-t-elle pas, cette conspiration ? Si Moreau en est, pourquoi pas Bernadotte, Macdonald, Lecourbe, Souham, et, à côté des généraux, pourquoi pas les sénateurs, et, dans la famille même du Consul qui sait si des mots n'ont point été prononcés, si des promesses n'ont point trouvé des oreilles complaisantes et pour quelles nouvelles attend le courrier que Lucien a laissé aux ordres de Joseph ?

Jamais complot mieux organisé, jamais péril plus grand pour Bonaparte. Car nul, cette fois, ne peut dire à quelle bande on a affaire ; nul ne peut affirmer que, à un tel point ; la contagion s'est arrêtée. Quelles complicités les assassins ont-ils rencontrées dans les assemblées, quelles dans les tribunaux, quelles dans les salons ? Combien de mailles a ce réseau invisible qui enveloppe Bonaparte et sous lequel il se débat ? Voici de ses préfets, comme Beugnot ; des femmes comme Mme Récamier et Mme de Staël, de ses aides de camp comme Lacuée. Il est instruit que la trahison est dans son propre palais, dans sa propre garde : il faut que, aux Tuileries, on monte le service comme en présence de l'ennemi, car les mots d'ordre et de ralliement ont été livrés par un officier supérieur d'intelligence avec les conjurés. Une perquisition fait trouver un homme caché chez un des employés du bureau de l'architecte ; une visite dans les égouts fait découvrir qu'un crochet avec arc-boutant intérieur du grand égout à la sortie près du Pont-Royal a été rompu, que, la nuit, par les ouvertures des traiteurs sur la terrasse des Feuillants, on pousse des reconnaissances sous le palais. En Bretagne et en Normandie, on attend la nouvelle qu'il est mort pour reprendre les armes ; à Londres et sur le Rhin, les émigrés sont prêts à accourir ; partout, l'assassinat est prédit, donné comme certain, annoncé à jour fixe, et, à la fois, la nouvelle en revient par tous les agents que la France entretient au dehors.

Le Premier Consul essaie-t-il de se défendre, fait-il arrêter les assassins ? Aussitôt, comme sur un mot d'ordre, les gens comme il faut, ce qui tient à la finance, hommes et femmes, ce qui tient à l'ancienne noblesse, ce qui fréquente au faubourg Saint-Germain ou à la Chaussée-d'Antin, prend des sourires de pitié incrédule : c'est une persécution, c'est une infamie, rien n'est vrai de cette conspiration ; Napoléon l'a inventée pour provoquer la faveur populacière, pour exploiter d'imaginaires dangers et se faire décerner de ridicules adresses. On plaint les victimes de Bonaparte ; on s'attendrit sur ces martyrs ; devant cette société, c'est lui l'accusé.

Mais cette société, qu'est-ce dans la France et dans Paris ? Sur la nation, sur la capitale, une terreur s'est répandue : dans cet opaque brouillard où il s'agite, invisible et muet, l'ennemi est là Portes fermées, barrières closes, des soldats surveillant toute l'enceinte, les patrouilles à cheval courant les rues, le peuple inquiet, agité, exaspéré, cherche, comme la police, les assassins de son Consul, prêt à tout risquer, sa peau comprise, pour aider les argousins. Il y est pour son compte, se sent menacé en Bonaparte ; toutes ses justes haines contre les Anglais, artisans de massacres et d'incendies, contre les émigrés, leurs complices, lui remontent, au cœur, et, de Paris à l'année entière, à toute la province, c'est un double courant, d'indignation et d'enthousiasme.

La situation est telle pour Napoléon qu'elle ne peut se prolonger. Il faut un coup qui apprenne le silence aux gens du monde, qui inspire quelque terreur aux assassins, qui fasse le pendant de la déportation de nivôse. Suis-je donc un chien qu'on peut assommer dans la rue, s'écrie-t-il... tandis que mes meurtriers seront des êtres sacrés ! On m'attaque air corps, je rendrai guerre pour guerre. Et, en territoire allemand, il ordonne l'enlèvement du duc d'Enghien, sa comparution devant une cour martiale. Il est temps d'apprendre aux Bourbons que ce n'est plus là un jeu d'enfants.

L'enlèvement accompli, il est impossible que l'exécution ne suive pas. Du duc d'Enghien, enlevé par un coup de force, par une violation incontestable du droit des gens, que ferait le Premier Consul ?

L'enfermer dans une prison d'État ? Mais toute l'Europe le réclamerait ; bien plus que contre sa mort elle protesterait contre sa captivité : tôt ou tard il faudrait le rendre, et quel échec ! — L'amener à servir dans les armées nationales ? Mais quel fou pourrait soutenir cette idée que tout dénient dans la vie du prince, son sang, ses actes, ses services, sa lettre à Louis XVIII du 23 avril précédent, qui est comme une déclaration de principes et un testament de mort ? c'est le déshonorer que l'en supposer capable.

Il est des conséquences mathématiques auxquelles nulle puissance ne saurait soustraire. Par suite, il est inutile de s'arrêter aux (lires postérieurs des divers membres des familles Bonaparte et Beauharnais, affirmant, les uns qu'ils ont prêché la clémence, les autres qu'ils ont sollicité la grâce. Joseph prétend avoir été consulté, avoir conseillé l'indulgence, avoir trouvé de l'écho chez le Premier Consul. Puis il allègue que c'est à l'insu de Napoléon, par la faute de Réal éveillé trop tard et arrivé tardivement, que la sentence a été exécutée. Il invoque une méprise, des circonstances atténuantes : Il faut, aurait dit Napoléon, supporter la responsabilité de l'événement. Le rejeter sur d'autres, même avec vérité, ressemblerait trop à une tacheté pour que je veuille m'en laisser soupçonner.

Il n'a point dit cela : son idée était arrêtée, ses ordres étaient donnés ; la seule personne qui peut-être avait demandé la vie du prince, Joséphine, était repoussée. L'enlèvement était accompli ; rien ne pouvait soustraire le duc d'Enghien à son sort.

Napoléon n'a jamais varié d'opinion ; il n'a jamais démenti ni regretté l'acte qu'il avait volontairement déterminé, voulu et accompli. Il a estimé que ceux-là qui avaient arrêté, jugé et exécuté le duc d'Enghien, l'avaient bien et loyalement servi ; la preuve, c'est cet extrait des comptes de la Grande cassette pour l'an XII, qui les concerne :

Gratification

Réal, conseiller d'État

100.000

fr.

Le colonel Ravier commandant le 18e de ligne

10.000

Le colonel Bazancourt commandant le 4e

10.000

Le colonel Guilon commandant le 1er cuirassier

10.000

Le colonel Dufour commandant le 58e de ligne

5.000

Le général de brigade Charlot

10.000

Le colonel Barrois, du 96e de ligne

10.000

Le général Murat gouverneur de Paris

100.000

Le général Savary, aide de camp

12.000

[1]

A Sainte-Hélène, dans les notes qu'il a dictées sur l'ouvrage de Fleury de Chaboulon, il dit : Le duc d'Enghien, traduit au château de Vincennes, fut juge et fusillé avant que personne sût à Paris qu'il avait été arrêté... Napoléon savait que si la commission militaire le trouvait coupable, elle le ferait exécuter dans les vingt-quatre heures... Si l'affaire du duc d'Enghien était à recommencer, l'Empereur ferait encore de même : l'intérêt de la France, la dignité de sa magistrature et la loi d'une juste représaille lui en ont fait une loi.

En face de la mort, presque à soir heure suprême, il ajoute à son testament. : J'ai fait arrêter et juger le duc d'Enghien parce que cela était nécessaire à la sûreté, à l'intérêt et à l'honneur du peuple français lorsque le comte d'Artois entretenait de son aveu soixante assassins dans Paris. Dans une semblable circonstance, j'agirais encore de même.

On peut déclarer l'acte bon ou mauvais ; mais qu'on ne cherche point à Napoléon des excuses. En un temps de guerre et de guerre au couteau comme celle qu'on lui faisait, il a envisagé moins la justice d'un châtiment que Futilité des représailles. Lui et les siens, a-t-il dit, n'avaient d'autre but journalier que de m'ôter la vie ; j'étais assailli de toutes parts et à chaque instant : c'étaient des fusils à vent, des machines infernales, des complots, des embûches de toute espèce. Je m'en lassai, je saisis l'occasion de leur renvoyer la terreur jusque dans Londres... Le sang appelle le sang : c'est la réaction naturelle, inévitable, infaillible. Malheur à qui la provoque... Mon sang, après tout, valait autant que le leur. Cela n'est-il point tout corse ? Il y a une vendetta déclarée entre lui et les Bourbons. On tire sur lui ; il tire sur eux tant pis pour qui se met à sa portée. Rien d'autre.

D'ailleurs cela me réussit, a-t-il dit : à dater de ce jour, les conspirations cessèrent. Plus d'assassins recrutés et expédiés par le comte d'Artois, payés et entretenus par l'Angleterre. L'exemple a profité : c'est peut-être un crime, ce n'est pas une faute.

L'affaire du duc d'Enghien est un épisode sans action sur le mouvement général des esprits : quelques personnes de la société, récemment ralliées, ont pu être frappées douloureusement par l'exécution ; la masse n'en a point été touchée, ou, si elle s'en est émue, ç'a été pour y applaudir. L'impulsion donnée à l'opinion par la découverte de la conspiration n'en est point ralentie, plutôt accélérée. On l'attaque encore, dit-on dans le peuple et dans l'armée ; eh bien ! nous l'élèverons plus haut encore, nous lui donnerons plus de pouvoir et plus d'honneurs ; nous affirmerons plus solennellement notre volonté qu'il reste le cher et qu'il demeure le maitre ! et, de tous les régiments, de tous les villages, adresses et députations. Sans doute, de ces adresses qu'enregistre le Moniteur, beaucoup sentent l'officiel, paraissent inspirées ; mais l'ensemble est d'une sincérité frappante Le courant existe, moins vif, moins profond, moins national qu'en l'an VIII, car ce n'est plus là question de vie ou de mort pour la nation ; ce n'est pas pour le titre quo prendra Bonaparte on pour le successeur qu'il désignera que le peuple sera profondément troublé : il l'a, son Bonaparte ; il le possède, et ce Bonaparte a réalisé ce qu'il attendait de lui. C'est assez ; mais on y veut toucher, on veut le lui prendre, je lui tuer, et c'est pour cela qu'il crie vers lui et qu'il lui offre tout ce qu'il peut lui donner.

Et ce courant se trouve secondé à la fois par les efforts anciens, par la campagne menée depuis trois ans en faveur de l'hérédité, par l'assentiment du Premier Consul, par l'ambition de ses frères, par le concours de certains hommes sincèrement tournés vers la forme monarchique, par l'ambition ou la servilité de plusieurs autres ; par la volonté enfin qu'ont de consolider leur fortune tous ceux qui, devant à Bonaparte ce qu'ils possèdent et ce qu'ils sont, se tiennent encore inséparables de sa cause.

Le 7 germinal (28 mars), la bombe éclate : le Sénat vient, en corps, réclamer par une adresse l'institution d'une sorte de haute cour, d'un jury national chargé de juger les crimes de haute trahison. Mais, ajoute le vice-président, Lecouteulx de Canteleu, ce n'est point assez de punir les crimes qu'il importe à la tranquillité de l'État de réprimer ; il faut encore ôter toute espérance à ceux qui seraient tentés d'imiter un si funeste exemple. Il faut rendre au moins le crime infructueux pour ceux qui oseraient le commettre. Nous avons besoin d'institutions qui assurent à nos enfants le bonheur dont nous jouissons actuellement, qui consolident votre ouvrage et le rendent immortel comme votre gloire. Enfin, il est indispensable que le vaisseau de l'État ne risque pas de perdre son pilote sans être assuré des ancres qui, dans un si grand malheur, pourraient l'empêcher de faire naufrage.

Quant à tout ce qui pourra consolider le système actuel, répond le Premier Consul, je m'empresserai toujours de profiter des lumières du Sénat et de me concerter avec lui.

Voilà donc la question posée : à en juger par paroles échangées, Bonaparte est mis en demeure de hâter la désignation de son successeur ; en réalité, le Sénat lui offre la monarchie héréditaire : sur cela l'on est d'accord. La veille de l'audience, Napoléon a fait en particulier ses déclarations à Lecouteulx : Il faut, lui a-t-il dit, un chef héréditaire à la nation française, et je sens si profondément la nécessité d'assurer ce bienfait à la France que ma raison considère cette mesure comme l'un de mes devoirs, n'importe sur quelle tête, dans quelle famille le vœu des Français place cette dignité ! Je conseillerais même de reprendre les Bourbons s'ils pouvaient aujourd'hui avoir en Europe une autre considération, une autre puissance que celle que leur donne le salaire mesquin de l'Angleterre, et si l'universalité des Français n'avait pas à craindre, avec leur retour, l'effet en Europe contre la France du discrédit de cette famille, de sa faiblesse et celui du renversement de toutes nos institutions actuelles, l'objet de la haine de tous ceux qu'ils rétabliraient avec eux.

Mais il n'entend point recevoir du Sénat une telle augmentation de pouvoir : déjà l'émission de l'adresse sort de ses attributions ; que serait-ce du reste ? Ma conscience, dit Napoléon, doit commander à ma raison et elle me dit que je ne dois rien faire, rien accepter sans le vœu du peuple prononcé aussi solennellement qu'il l'a été pour mon consulat à vie. Convient-il dans l'état où nous sommes, lorsque le peuple français ne peut encore jouir du bonheur que lui promettaient la paix générale et nos nouvelles institutions, (le lui demander ce vœu ?

Donc, d'une part, une question de procédure, facile à résoudre ; d'autre part, une question d'opportunité sur laquelle il ne paraît point que Napoléon livre ici le fonds de sa pensée, mais que l'on ne manque point d'éléments pour apprécier. D'abord, entre lui et ses interlocuteurs, il y a vraisemblablement un malentendu. Ceux-ci vont au simple : ils entendent, par le rétablissement d'une monarchie héréditaire, la restauration d'une forme successorale semblable à celle adoptée par les rois de la troisième race et par les souverains de l'Europe entière.

Napoléon n'est point entièrement de cet avis : il ne considère pas l'évolution qui va s'accomplir comme destructrice de la République, dont il entend conserver le nom, mais comme complémentaire de la constitution consulaire. Cette évolution restreindra aux membres de la famille Bonaparte la faculté d'être désignés ; elle établira parmi eux une ligne successorale ; la qualité d'héritier sera une qualité requise, mais elle n'ouvrira pas, soi seule, un droit absolu. Ce sera sans doute une monarchie héréditaire, mais où l'hérédité ne sera qu'un accessoire de la nomination. C'est le mode successoral adopté dans l'Empire romain dont il a fait la grandeur. Il apparaît à Napoléon comme le seul justifiable et le seul applicable.

En effet, dans l'autre système, tout est difficulté, impossibilité, contradiction, absurdité ; pour instituer une monarchie héréditaire dans la forme usitée jusqu'ici en France et en Europe, il ne suffit plus ici d'un mot inscrit dans la constitution : il ne va point comme du Consulat qui, de décennal, a pu devenir viager sans aucune modification de personnel : il faut à Napoléon des héritiers désignés, nommés et certains ; il faut, au-dessous de lui, une suite d'agnats qui, à des degrés divers et étagés, rehaussent la splendeur du trône et en assurent la transmission. D'agnats, Napoléon n'en a point ; et, pour s'en créer, il faudrait qu'il renouvelât une fiction en usage sous l'ancien régime où des financiers parvenus, pour Mn, nobles, achetaient une charge de secrétaire du roi à leur père ou leur grand-père et se trouvaient ainsi à la troisième génération d'anoblis ; il faudrait que, selon une tradition byzantine, il créât pour son père mort un titre à part ; qu'il fit de lui une sorte d'empereur posthume, pour simuler qu'il a régné et que c'est de lui que lui-même et ses frères ont reçu leurs droits. Une telle comédie, sa raison, son bon sens et son orgueil, sans parler de son intérêt, se refusent à l'admettre. Outre qu'elle lui semble indigne de lui, il a trop la notion de ce qu'il vaut, de ce qu'il est, pour consentir, même par une fiction, à devoir à un autre qu'à lui-même le trône où il va monter. Lorsque, à Montpellier, l'on a voulu élever un monument à Charles Bonaparte et lui rendre de particuliers honneurs — ce qui eût acheminé à un tel système — il a refusé hautement, et c'est à son insu, contre sa volonté, que Louis a fait exhumer le corps de leur père et qu'il va le porter à Saint-Leu.

Donc, point d'agnats, point de collatéraux descendants par mâles de la souche masculine originairement pourvue, puisque c'est lui le fondateur de la dynastie et qu'il n'a point d'enfants. Mais ici apparaît une difficulté insurmontable : pour représenter un monarque héréditaire, Napoléon, selon les usages répandus en Europe, doit être entouré d'une famille souveraine et cette famille ne peut être composée au hasard, recrutée par son choix unique. Il faut à cette famille un trait commun d'origine et, à défaut d'être issue du fondateur de la dynastie, de tenir de lui son sang et sa chair, elle doit au moins se rapprocher de lui par la race, par le sang pareil et par les traits analogues. Situation sans précédents, dans l'histoire ! Napoléon, à défaut d'héritiers directs, à défaut d'agnats, sera donc obligé de conférer des droits à ses frères, uniquement parce qu'ils sont ses frères, sans que lui-même v trouve un avantage, sans que ceux-ci aient justifié d'aucune façon une telle élévation.

S'il pouvait tenir fortement à son système, si ce système était accessible aux politiques de son temps, si la nécessité d'une famille souveraine ne paraissait démontrée, tout serait simplifié ; mais s'il a conçu le projet, il est trop faible pour l'exécuter : ses frères sont certains, depuis l'an VIII, qu'ils ont des droits ; il leur en a donné, il leur en a laissé prendre, il leur en a peu à peu reconnu. A présent qu'il arrive au sommet, il ne peut nier ces droits ; il est donc obligé de chercher ici comme ailleurs une conciliation entre les idées de l'ancien régime et celles du nouveau. L'ancien régime, ses frères le représentent ; lui-même incarne le nouveau, niais, avec ses frères, est toute la tradition monarchique ; avec lui, seulement l'idée romaine, vieille de quinze siècles, oubliée dans l'Occident malgré ses continuelles applications à Byzance. Si Napoléon déclarait que, étant libre de choisir son successeur, il désigne tel des siens et l'associe à l'Empire, plus de difficultés : élu par l'Empereur, acclamé par les légions et le peuple, proclamé par le Sénat, l'héritier recevrait une investiture qui. à coup sir vaudrait toute hérédité du sang. Mais, il ne veut point, il ne peut point rompre avec ses frères : il leur a conféré des droits dans la famille consulaire, il leur doit des droits dans la famille impériale et, ces droits. il est alors d'autant plus obligé de les affirmer qu'il se propose davantage ensuite d'obtenir que ses frères y renoncent.

En effet, pour que, suivant le droit monarchique, sa succession puisse être régulièrement dévolue à la deuxième génération, il faut que la première tout entière ait été appelée, qu'elle ait reçu le droit, quitte à l'avoir transmis immédiatement. Pour glue le fils de Louis et d'Hortense puisse être désigné comme successeur, il faut que cet enfant tienne un droit, non seulement de Napoléon, mais de lui-même ; qu'il ait été reconnu apte à être appelé ; et il ne possédera cette aptitude que si son père, Louis, a eu le droit en puissance ; et Louis, cadet, ne peut l'avoir reçu que si ses aînés l'ont possédé.

Si donc Napoléon veut, en respectant les règles monarchiques, prendre son neveu pour successeur, il faut qu'il ait obtenu d'abord la renonciation à la succession de tous ceux qui le précèdent dans l'ordre de successibilité : car sa descendance ne lui établit un droit que si son ascendant a possédé ce droit, et cet ascendant ne peut l'avoir possédé que s'il l'a reçu intact de ceux qui le priment dans l'institution familiale. Donc, même pour pouvoir éliminer ensuite, au profit de la seconde génération, soit quelques-uns, soit tous ceux de la première, il faut que tous aient été d'abord présentés et acceptés ; que la famille, unie, compacte, sans l'apparence d'une tare ou d'une déchéance, ait été d'abord investie. Si, du fait de Napoléon, tel ou tel se trouve exclus, il en résultera pour l'ensemble une diminution évidente de considération, pour lui-même une diminution d'autorité, pour la dynastie une diminution de stabilité et, au point de vue monarchique, un défaut originel de nature à vicier tout l'avenir et à provoquer des rivalités sans fin.

Ce n'est point assez d'embarras et une difficulté nouvelle résulte pour Napoléon de la constitution de sa famille : si ses frères étaient tous ses cadets et que l'on admit que la consanguinité ait pu leur créer un droit à lui succéder, ils se présenteraient dans un ordre logique de succession monarchique ; mais Joseph est l'aîné de Napoléon : donc, selon les lois monarchiques, il le prime ; or, il n'a de droit que par lui : il lui succède et ne le précède pas ; il est l'aîné, ce qui, selon l'ancienne règle, l'établit le chef, et c'est de son cadet qu'il tient un droit qui ne se trouve plus descendre, mais remonter.

Tout est singulier et étrange ; tout est illogique et illégal ; tout, dans cette constitution d'hérédité, serait contraire aux lois monarchiques et l'est plus encore aux règles du bon sens. Cela, uniquement parce que Napoléon n'a point suivi son premier projet, le seul juste et raisonnable ; qu'il a voulu ménager ses frères et respecter l'idée de famille. En droit ce n'est rien encore, car il semble qu'il fasse le droit ; mais, en fait, les choses ne vont pas mieux.

 

Dès pluviôse an XI (janvier 1803), Napoléon, pour préparer les voies à la renonciation de Joseph, a repris vis-à-vis de lui la campagne où il avait échoué une première fois avec l'affaire de la Cisalpine. A la suite de l'acte de médiation entre les partis qui divisaient la Suisse, il lui a offert, en quelque sorte comme un premier degré, la charge de colonel général des Suisses au service de France. Joseph ne s'est point laissé tenter. Je déclinai cet honneur, a-t-il écrit, en lui proposant un choix plus convenable, celui du général Lannes, ce qui eut lieu.

Repoussé sur la Suisse, Napoléon ne s'est point découragé. Après avoir donné au sénateur Joseph la sénatorerie de Bruxelles, avec ses 21.727 francs de revenu et le palais où la Belgique entière s'imagine que le frère du Consul va tenir sa cour, il lui offre la place de chancelier du Sénat : J'estime, lui écrit-il en fructidor (septembre 1803), qu'il est utile à l'État et à moi que vous acceptiez la place de chancelier si le Sénat vous y présente. Je jugerai le cas que je dois faire de votre attachement et de vous par la conduite que vous tiendrez.

En même temps il attribuera à Lucien la charge de trésorier.

Ce sont de belles sinécures : le chancelier, outre des appointements considérables, a son palais au Petit-Luxembourg ; il a l'administration générale de la dotation du Sénat et des Sénatoreries, la surveillance de la bibliothèque, de la galerie des tableaux et du cabinet des médailles ; il reçoit les honneurs d'un des premiers de l'État et nulle place n'est plus susceptible de développements. Mais, l'accepter, n'est-ce pas recevoir d'avance une sorte de compensation, se retirer de la ligne d'hérédité, se contenter à peu de frais ? Joseph ne s'y laisse pas prendre : de Beauvais, où il préside le collège électoral de l'Oise, le 23 fructidor (12 septembre), il répond avec des habiletés infinies. Il y a plus de six mois, dit-il, qu'il a fait part à ses collègues de sa volonté décidée de ne pas être présenté. Depuis, ajoute-t-il, j'ai supplié le Premier Consul de ne pas penser it moi. J'ai exposé à un frère dont l'affection pour moi ne s'est jamais démentie, que cette place de chancelier ne nie convenait pas ; qu'elle détruirait tout mon bonheur par les devoirs qu'elle m'imposerait ; devoirs qui sont en opposition avec ma manière d'être et mon caractère ; qu'il m'était difficile de changer à mon âge sans des efforts de tous les instants ; que l'utilité dont je pourrais être ne méritait pas le sacrifice que l'on m'imposerait... J'apprends dans ce moment qu'il est encore question de moi ; je supplie le Premier Consul, j'exige de l'amitié d'un frère tendrement aimé pour lui-même, de ne pas insister pour me donner une charge qui est pour moi une chaîne, que ma raison me dit de ne pas m'imposer à porter. Il importe peu au gouvernement que cette place soit occupée par moi ou par un autre ; il y va pour un homme qui n'a nulle ambition, du bonheur de sa vie. Ma santé, d'ailleurs, ne me permet pas absolument d'accepter une place que mon honneur m'obligerait à remplir tout entière.

Le même jour, sans attendre réponse du Premier Consul, Joseph, dans les termes les plus pressants, écrit au président du Sénat et aux sénateurs Jacqueminot et Lefebvre pour décliner toute candidature et présenter des excuses tirées de sa santé et de ses habitudes d'indépendance et d'oisiveté.

Il rentre à Paris et, aussitôt, il reçoit la visite de Talleyrand, chargé par Napoléon de le décider. Alors (le 1er complémentaire, 18 septembre), il écrit au Premier Consul : Il faut que ce que vous voulez soit impossible puisque je ne le fais pas. L'affection que vous me témoignez me rend vraiment malheureux, mais elle me trouve inébranlable : je m'abandonne à la conscience de mon devoir ; il ne m'est pas permis de délibérer.

Vous me reprochez de sacrifier votre intérêt, l'intérêt de l'État, à mes habitudes et à la modération de mon caractère. Si le malheur de la France veut que vous quittiez le continent, je prends ici rengagement d'occuper les postes les plus périlleux qu'il vous plaira de me confier. Je serai ce que vous voudrez, membre du gouvernement, successeur désigné ; rien ne m'épouvantera quoique je ne désire rien. J'espère par ma résolution et mon intégrité, du moins, être digne de vous.

Joseph s'est laissé aller à tracer cette phrase, soit qu'elle lui soit échappée dans ce moment de colère, soit qu'il ait voulu faire connaître à Napoléon à quel prix il met ses services. Plus d'amour de l'obscurité, de santé mauvaise et de délices champêtres : membre du gouvernement ou successeur désigné, cela lui revient du droit de son aînesse, ce droit d'aînesse que son frère lui a si joliment escamoté, dit Lucien, se servant, affirme-t-il, de la propre expression de Joseph — et cette expression l'a si fort frappé que, dans ses notes, il la reproduit deux fois au moins en termes identiques : Ce que Joseph appelait l'héroïque escamotage de son droit d'aînesse, dit-il ailleurs.

Aussi bien à ses confidents, Joseph découvre sa pensée entière et elle se retrouve telle, quoique avec des déductions qu'on n'oserait point y joindre : Il ne me trompera plus, dit-il à l'un d'eux ; je suis las de sa tyrannie et de ses vaines promesses, tant de fois répétées et jamais remplies. Je veux tout ou rien ; qu'il me laisse simple particulier ou qu'il m'offre un poste qui m'assure la puissance après lui ! Alors je me livrerai, je m'engagerai. Mais s'il s'y refuse, qu'il n'attende rien de moi... Qu'a-t-il fait jusqu'ici pour nous ? ajoute-t-il, quel pouvoir nous a-t-il donné ? Un préfet de mon département se joue de moi et je n'exerce pas dans le pays of, mes possessions sont situées, la plus légère influence. Mais je suis homme, et je veux qu'il s'aperçoive qu'on peut oser ne pas céder à ses caprices... Je me réunirai à Sieyès, à Moreau même s'il le faut, à tout ce qui reste en France de patriotes et d'amis de la liberté pour me soustraire à tant de tyrannie.

Napoléon ne peut sans doute imaginer que tel soit l'état d'esprit de son frère ; malgré la lettre que Joseph lui a écrite, il persiste donc à désirer qu'il soit placé, ainsi que Lucien, sur la liste des présentations, en sorte que les sénateurs près de qui Joseph et Lucien ont agi de leur côté, fort embarrassés de leur conduite et espérant toujours une conciliation dans la famille consulaire, se déterminent, au jour marqué, à faire seulement les présentations pour la prêture, en renvoyant au lendemain celles pour la chancellerie et la trésorerie.

Le lendemain arrive sans qu'ils aient reçu de Joseph aucun avis sur son acceptation. Dès le matin, le Consul a fait venir ses frères à Saint-Cloud. Il les fait déjeuner avec lui et les retient autant qu'il le peut, espérant qu'ils n'arriveront à l'assemblée qu'après que la présentation aura été faite. Les frères qui ont leurs amis dans le corps, car, fait observer un des sénateurs les plus mêlés à cette affaire, la munificence d'un seul homme ne pouvant satisfaire à toutes les ambitions, ceux qui tiennent de si près au pouvoir ne manquent pas de clients qui attendent leur fortune d'eux aussi bien que du maitre — ont fait aussi jouer leurs ressorts et ont si bien lié leur partie qu'ils sont à peu près sûrs que la candidature ne les atteindra pas. Ils se laissent amuser tout aussi longtemps que le désire le Premier Consul. Joseph, qui l'a deviné, lui dit eu le quittant : Vous croyez être bien habile et que, pendant que nous sommes ici, on va nous mettre sur votre liste des candidats. Soyez sûr qu'il n'en sera rien. Napoléon vit bien que c'était lui qui était joué et les quitta de fort mauvaise humeur.

Cette affaire refroidit d'autant plus les relations des deux frères que, ici, l'opposition était sortie du huis clos, que Joseph avait employé à sa résistance des éléments étrangers, qu'il avait suscité un parti capable de tenir tête même au Consul, et qu'il s'était établi dans le Sénat chef de faction. Survint le mariage de Paulette, puis surtout le mariage de Lucien et la négociation malencontreuse où Joseph fut mêlé. Il en résulta une brouille qui, d'ailleurs, n'empêcha point le châtelain de Mortefontaine, d'accepter, en dehors de son traitement annuel de 120.000 francs, une gratification de 200.000 francs qui lui fut donnée par son frère le 10 brumaire an XII (2 novembre 1803).

La découverte de la conspiration de Georges, l'éminent danger où se trouvaient, à la fois, la vie du Consul et l'avenir de la famille, amenèrent, tout à fait à la fin de nivôse XII (vers le 13 janvier 1801), une sorte de rapprochement de la part de Joseph : mais le Premier Consul ne put se tenir d'entrer en explications : Dans un entretien qu'il eut avec son frère, dans la nuit du 30 nivôse (21 janvier), il se plaignit avec amertume de sa famille, dans laquelle il ne trouvait ni appui, ni moyens ; de ses frères particulièrement, qui se plaisaient à faire la satire de sa conduite, à le blâmer lorsqu'il affectait les formes monarchiques et qui, loin de le seconder dans ses projets, se faisaient en quelque sorte un jeu de les contrarier tous.

Joseph resta sur ses positions, mais, plus calme, ne parut cette fois rien exiger que son repos, si bien que, croyant l'amadouer et le prendre par son côté faible, Napoléon, le 12 ventôse (3 mars), lui fit remettre une nouvelle gratification de 300.000 francs.

Telle est donc la situation en ce qui touche Joseph au moment où se pose la question de l'hérédité monarchique : Joseph a affirmé avec une netteté absolue qu'il est le successeur obligé et qu'il n'acceptera nulle autre place. Napoléon a tout tenté pour découvrir une sinécure qui plût à Joseph et pour se libérer lui-même à l'égard de son aîné. Il ne veut point de lui pour successeur, mais il se tient pourtant obligé vis-à-vis de lui. Joseph seul peut le délier de ce qu'il considère comme son devoir et l'on voit comme Joseph y est disposé.

 

En ce qui concerne Lucien, la position est pins simple : d'abord, Napoléon, aîné de Lucien, n'éprouve point pour lui les sentiments qu'il porte à Joseph : nul devoir de sa part ; nul droit de la part de Lucien. Tout un passé, plein de brouilles, de querelles et de continuels pardons, est entre eux. Enfin, et surtout, le mariage de Lucien a posé une question préalable qui exige une solution : Lucien ne peut rentrer parmi les successibles que s'il consent à répudier Mme Jouberthou et à se prêter à l'annulation de son mariage.

Quelles impressions Lucien a-t-il rapportées à Ce sujet de son voyage en Italie ?

Il est parti, plein de fiel et de haine, le 12 frimaire an XII (4 décembre 1803) faisant, en même temps et par des journaux divers, annoncer, à dessein, semble-t-il, son passage ou sa prochaine venue dans les lieux les plus éloignés. Tantôt on le dit attendu à Genève, tantôt à Bonn où douze personnes de sa suite, dont un maître d'hôtel, un chef d'office et un tapissier, préparent pour le recevoir le château de Poppelsdorff. Puis, c'est à Florence qu'il est arrivé dans le plus grand incognito, et les nouvellistes prétendent que sa présence est liée à une affaire de la plus grande importance — allusion qui, sans doute, vise l'ancien projet de mariage avec la reine d'Étrurie, mais qui montre comme les nouvellistes sont en retard, car à Bonn et à Florence, comme à Rome et à Naples, Lucien qui voyage sous le nom du neveu de sa première femme, M. foyer, est accompagné de Mme Jouberthou et la montre partout. Sa suite se compose à l'ordinaire des complaisants en titre, peintres et gens de lettres : Chatillon et Arnauld, et de l'inévitable Paroisse.

A Rome, le sénateur conserve son incognito sauf pour sa sœur Borghèse, chez qui il se rend aussitôt et à laquelle il se fait annoncer sous un nom étranger afin de lui procurer le plaisir de la surprise ; il ne s'arrête qu'un jour et prend tout de suite la route de Naples.

A Naples, séjour. Là Lucien prend pour compagnon l'envoyé français, ce même Alquier, son prédécesseur à Madrid, dont il a écrit tant de mal et auquel il a tant cherché à nuire : maintenant, Lucien a besoin d'Alquier ; il lui pardonne les désagréments qu'il lui a causés. Le sénateur va donc partout, sauf à la Cour, et l'on ne s'y étonne point, car l'on est an courant de l'aventure ; l'on sait que contre les plans de son frère, il s'est amouraché de la belle femme d'un banquier et que depuis ce moment, il la mène avec lui. La reine Caroline, qui est connaisseuse, veut apercevoir le ménage, et Lucien ne lui plaît point : Sa figure est très mesquine, blême, vilaine, écrit-elle à sa fille l'impératrice Thérèse ; mais il acte très généreux et magnifique à l'hôtel, partout. Sa femme... est belle, mais une beauté ordinaire.

Lucien passe à Naples les premiers jours de 1801 ; puis, remontant toute l'Italie, il fait un tour à Venise et, au début de ventôse (fin février), il est revenu à Paris. On lui ménage avec le Premier Consul une entrevue qui, après une scène des plus vives, est suivie, dit-il, d'un raccommodement dû aux sollicitations de maman.

Raccommodement est ici singulièrement exagéré : il impliquerait que Napoléon a cédé sur l'article de Mme Jouberthou et qu'il passe à son frère son mariage. Ce n'est point exact et les dates suffisent pour rétablir les faits.

Mme Bonaparte a pris parti pour Lucien, comme elle l'a fait toujours. Elle accepte, il est vrai, de Napoléon un traitement de 120.000 francs ; en toute occasion, les travaux qu'elle commande dans l'hôtel de la rue du Mont-Blanc, sont payés par le trésorier du gouvernement ; le Premier Consul lui marque une déférence particulière et vient d'en donner une preuve en ordonnant à Gérard. pour 8.000 francs, un portrait en pied de sa mère pour orner le salon de Saint-Cloud ; mais ces égards ne la satisfont point, et elle souffre impatiemment la supériorité donnée à Joséphine : la disgrâce de son fils préféré a été entre elle et Napoléon l'occasion de discussions si vives que, elle aussi, préfère s'éloigner ; elle colore son départ pour l'Italie en disant qu'elle se promet d'y recouvrer la santé et de passer quelques mois agréablement à la faveur du beau climat et des agréments que lui fournira la présence d'un frère et d'une fille qu'elle aime ; mais, en réalité, elle ne veut point assister au triomphe d'une bru qu'elle hait, et elle entend affirmer pour lequel de ses fils elle prend parti. Elle sent fort bien, elle qui voit et qui reçoit Mme Jouberthou, que Lucien ne cédera point ; elle comprend que, à Paris, les chocs inévitables entre les deux frères amèneront une brouille sans remède. Elle se résigne donc, elle pousse même à ce que Lucien vienne en Italie ; elle l'y précédera afin de témoigner qu'elle le soutient et elle obtient que, par une démarche officielle, le Premier Consul donne l'apparence d'un voyage d'agrément à ce voyage imposé. Tel est le modus vivendi que Lucien appelle une réconciliation.

Donc, avant de partir dans la voiture de voyage que lui a offert le Premier Consul et pour laquelle il a payé 5.000 francs de réparations ; avant d'employer les 50.000 francs que le Premier Consul lui a donnés le 24 nivôse (15 janvier) pour son viatique ; avant de livrer aux écuries du Premier Consul qui les lui ont rachetés, ses huit chevaux de carrosse de tous les bais connus, qui valent en moyenne 855 francs chacun ; le jour même où elle se met en roule, le 22 ventôse (13 mars), Mme Bonaparte obtient que Napoléon écrive au Pape, en faveur de Lucien, cette lette de recommandation d'ailleurs fort sèche et fort brève : Très Saint Père, le sénateur Lucien, mon frère, désire séjourner à Rome pour se livrer à l'élude des antiques et de l'histoire. Je prie Votre Sainteté de l'accueillir avec cette bonté qui lui est toute particulière et de croire au désir que j'ai de lui être agréable.

De réconciliation, il ne peut, être question et l'on a, par ailleurs, une preuve bien décisive des sentiments de Lucien à ce moment : M. Patterson a envoyé à Paris son fils Robert pour savoir à quoi s'en tenir sur le mariage de sa fille. Le lendemain du jour où Lucien a obtenu cette lettre au pape qui lui tient si fort au cœur, Robert, se présente chez lui. Lucien le reçoit tout de suite et voici le discours qu'il lui tient[2]. Dites à M. Patterson, que notre mère, moi-même et toute la feuille, d'une seule voix et du fond du cœur, comme je fais, nous approuvons hautement le mariage. Le Consul, il est vrai, n'est point d'accord avec nous pour le moment, mais il doit être considéré comme isolé de la famille. Placé sur le sommet élevé où il se tient comme le premier magistrat d'une grande et puissante nation, toutes ses actions et ses idées sont dirigées par une politique avec laquelle nous n'avons rien à voir. Nous restons de simples citoyens et, comme tels, d'après tout ce que nous avons appris du caractère de la jeune clame et de la respectabilité de ses amis, nous nous trouvons hautement heureux et fiers de celle union. Ils ne doivent pas se laisser heurter par le déplaisir du Consul. Moi-même, quoique d'âge à être mon maître, quoique occupant de hautes fonctions dans le gouvernement, j'ai aussi, par mon récent mariage, encouru son mécontentement. — Ainsi, Jérôme n'est pas le seul. Mais comme, en nous mariant, nous avons en vue notre bonheur et non celui d'un autre, c'est une matière sur laquelle personne n'a le droit d'être ou de n'être pas mécontent. Notre présente volonté commune est que Jérôme reste où il se trouve maintenant et prenne les mesures nécessaires pour devenir aussitôt que possible citoyen paisible des États-Unis. Un certain capitaine Bentalou, qui a accompagné Robert et lui sert d'interprète, interrompt pour faire observer que Jérôme aura à prêter serment de fidélité aux États-Unis et à renoncer à tout titre de noblesse : Très bien, réplique Lucien : Jérôme doit faire tout cela. Le très grand honneur de devenir citoyen des États-Unis en vaut bien la peine. Sa situation est bien préférable à la nôtre ; nous sommes encore sur nue mer orageuse et il est tranquillement mouillé dans un havre abrité et incomparable... Nous faisons maintenant des arrangements pour assurer agréablement son avenir. Et des louanges à n'en point finir sur les mœurs simples et pures de la nation incomparable, où lui-même, Lucien, compte rejoindre son frère.

Ainsi, non content de se maintenir en révolte contre le Premier Consul, Lucien, comme il l'a déjà fait pour Paulette, encourage son jeune frère dans sa rébellion : pour l'y enfoncer davantage, il lui affirme que sa con. duite a l'approbation générale. Il veut se faire un compagnon de disgrâce et s'assurer un complice d'opposition ; mais, en même temps, malgré ces déclarations si positives, malgré le départ de sa mère, quoique rien ne doive le retenir à Paris, quoiqu'il soit eu possession de la lettre pour le pape, quoiqu'il ait expédié ses gens à Poppelsdorff où on l'attend à la fin de ventôse (22 mars), il ne part point. Il est encore à Paris lors de l'exécution du duc d'Enghien ; il y est le 7 germinal (28 mars), le jour de la présentation de l'adresse du Sénat ; il reste, car quoi qu'il dise, quoi qu'il annonce, quoi qu'il proclame, il n'a renoncé à rien, il espère toujours être compris dans la ligne de succession et, habitué à tout attendre de la faiblesse de son frère, il est certain qu'on ne lui fera point l'injure de l'exclure et il est décidé à réclamer ses droits.

 

Ainsi, pour arriver à Louis, voilà les obstacles à franchir ; mais Louis lui-même ne peut-il point être aussi un obstacle ? On a vu quel rôle Napoléon lui avait d'abord destiné, mais l'étrange existence qu'il a menée en l'an X et la naissance de Napoléon-Charles ont forcément modifié les idées du Premier Consul. D'ailleurs, si l'expérience d'une année n'avait point été suffisante polir montrer le déséquilibre de Louis, sa vie, durant l'an XI, aurait convaincu les plus incrédules.

Revenu juste à temps pour les couches de sa femme, il a consenti à s'installer dans la charmante maison Dervieux, et une sorte de réconciliation très brève en est résultée : mais bientôt il a repris sa vie à part, à un étage différent, et n'est resté qu'a condition de voir sa femme le moins possible. Il fréquente les cours scientifiques et s'y propose aux expériences : à un cours d'électricité du citoyen Charles, il se précipite avant le président de la Société galvanique pour recevoir sans émotion une commotion qui faisait pâlir les meilleurs électriciens et étonne toute l'assemblée. Pour le métier militaire, il ne s'en occupe point : il ne vient pas un jour à Joigny, où est son régiment, durant ces mois de brumaire et frimaire (octobre-novembre-décembre 1802.) A la fin de frimaire et en nivôse (janvier 1803), il suit un traitement polir ses rhumatismes. Quel traitement ? Il en essaya d'étranges, comme les bains de tripes et le port de chemises salies par les galeux ; celui-ci est au moins sévère : Depuis un mois, écrit-il à Mésangère le 24 nivôse (11 janvier), je ne passe pas la porte de ma chambre par ordre de Corvisart... il faut que je fasse tous mes efforts pour me guérir et comme ce moyen est peut-être le véritable, je vais le pousser à bout. Il en aura jusqu'à la fin du mois. Il faudra ensuite, écrit-il, que j'aille dans les pays chauds jusqu'au commencement de l'été. Ensuite je ferai quelque séjour au régiment et j'irai ensuite aux eaux. Je reviendrai ensuite et, pendant les vacances, j'essaierai le marc de raisin de Joigny ; c'est bien le diable si, après tout cela, je ne guéris point, mais est-il sûr que je pourrai faire tout cela ? Depuis douze ans, c'est-à-dire depuis que je m'aperçois que je suis au monde, j'ai toujours appris à ne pas faire de chevaux en Espagne dans le lointain. Si, cependant, je puis faire tout cela, il y a tout lieu de penser que je nie trouverai beaucoup mieux et ce sera un grand bonheur pour moi de ne pas me voir les doigts à l'envers à la main droite.

On prépare donc le voyage dans les pays chauds et Hortense semble devoir y suivre son mari ; car le 4 janvier de l'an Ier (de la République italienne — 14 nivôse an XI-1803), Marescalchi écrit à Mme Lambertini, de Bologne, pour lui demander, de la part du Premier Consul et de M' Bonaparte, si elle consentirait à accompagner Mme Louis dans le voyage qu'elle fera d'ici un mois par Gènes, Lucques, Florence, Rome, pour revenir en France par Milan. À la vérité, dans le programme que trace Marescalchi, il n'est nullement question de Louis et l'on serait tenté de penser que ce voyage a pour but de donner le change sur une séparation, si l'on n'apprenait que, tout au début de ventôse (février), sur des ordres venus de Paris, le palais Grimaldi, à Gènes a été préparé pour l'arrivée prochaine de Louis et de son épouse.

Au reste, ce projet reste en l'air. Avant le printemps, Louis part seul pour Montpellier où il est en mars. Je suis ici depuis plusieurs jours, écrit-il à Mésangère le 11 germinal (1er avril), tu peux m'y écrire. Il s'est enfin débarrassé de Baillon en faveur du Premier Consul qui le lui a payé 90.000 livres métalliques et en a fait don le 1er pluviôse (21 janvier 1803) au général Moncey ; cet objet constant d'inquiétudes et d'écritures ne l'occupe donc plus et son séjour à Montpellier se prolonge jusqu'au 23 fructidor (10 septembre) : six mois pleins qu'il emploie à un traitement des plus compliqués et des plus étranges. Il n'est point tenté de l'interrompre, lorsque, le 24 germinal (13 avril), il apprend qu'il va être nommé général de brigade. Il refuse d'abord, déclarant qu'il veut conserver le commandement de son régiment de dragons. Que fait l'avancement, écrit-il à Mésangère, à celui qui a assez de bon sens pour se trouver bien au milieu de braves gens qu'il aime et dont il est bien vu. Je n'ai jamais redouté qu'une place, celle que je ne méritais pas ! On doit donc continuer à lui écrire en lui donnant du colonel, non du général. Un mois plus tard, il doute encore s'il acceptera : Mon affaire n'est pas encore finie, écrit-il. Du moins, j'ose espérer encore. Si la guerre avait lieu, j'accepterais quelque place que ce soit parce que je ne pourrais faire autrement. Huit jours après, le 1er prairial (21 mai) il se détermine enfin : Comme la guerre se déclare, dit-il, j'accepte le grade qu'on me donne. Et alors ce sont, sur le choix de ses aides de camp, des dissertations sans fin, l'examen successif de tous les officiers et même de divers sous-officiers du régiment, des promesses faites, puis brusquement retirées, des soupçons, des inquiétudes, des cachotteries à ne pas croire.

Il n'a, d'ailleurs, accepté le grade de général qu'à condition de conserver le commandement, de son régiment, en sorte que Privé, son successeur nommé, a dû repasser au 2e dragons ; mais le rétablissement en sa faveur d'une des anomalies les plus décriées sous l'ancien régime lui parait la chose au monde la plus simple : il entend rester colonel propriétaire, et il le reste.

De sa vie à Montpellier on ne sait rien, honnis ses relations habituelles avec le général Fregeville ; avec la famille Durand-Saint-Maurice, chez laquelle il est logé, avec l'abbé Coustou qui, vingt ans auparavant, a assisté Charles Bonaparte à son lit de mort. C'est sur les indications de l'abbé que Louis retrouve les restes de son père dans les caveaux de l'église des Cordeliers, désaffectée depuis la Révolution et devenue, au Concordat, un temple protestant. Il les fait exhumer : le squelette disloqué est mis dans du coton, enfermé dans une caisse doublée de plomb, expédié par la diligence, comme pendule, à destination de Paris. Plus tard, lorsqu'il possède une nouvelle campagne, Louis reprend le coffre, Fait construire un monument dans son pare et l'y enferme.

Ce sont là avec les vers, ses divertissements, car il n'eût point été lui-même s'il n'eût continué à rimer, et il date de Montpellier une certaine chanson languedocienne qui n'a du Languedoc que le titre et ne montre même point en lui un félibre ; mais le sérieux, le grave, c'est une suite de cures aux eaux de Balaruc singulièrement renommées pour leurs vertus curatives dans les paralysies partielles et les rhumatismes rebelles. Il en use tant qu'il en abuse.

Il revient à Paris à la fin de fructidor (septembre) ; mais là il apprend que durant son long séjour à Montpellier et surtout pendant le voyage du Premier Consul en Belgique, sa femme s'est quelque peu émancipée. Condamnée, l'hiver, à ne recevoir dans sa jolie maison que quelques amies de pension et quelques rares amateurs de musique, à ne prendre d'autres divertissements que les soins à donner à son fils, les séances de la Société maternelle et les œuvres de bienfaisance, n'ayant point même la liberté d'aller à Saint-Cloud, car son mari ordonne qu'elle s'attribue la volonté de n'y pas paraître souvent, de n'y demeurer jamais la nuit quelques instances que lui fasse sa mère, elle n'est soutenue que par un fond d'enfantillage subsistant, un reste de l'esprit pensionnaire qui lui permet de se distraire aux racontars de la pension, de s'égayer de niaiseries avec les camarades de la pension, de suivre mariée les arts d'agrément qu'elle cultivait à la pension, prenant toujours des leçons et restant bonne élève.

Plus elle est telle, plus elle cède à s'amuser et à voir du neuf. Profilant de l'absence des maris et du Consul, la jeune société de Malmaison s'est plus à jouir de sa liberté : dîners, parties de spectacles et de campagne, même plusieurs courses assez étourdies dans les bals et les lieux publics où d'aussi jeunes femmes si haut placées auraient pu être reconnues et compromises ; rien que de fort innocent, mais il suffisait qu'on eût parlé et il ne manqua point de bonnes langues pour faire des rapports. Louis, si ombrageux, en eut sa jalousie accrue dans des proportions inquiétantes : ce fut désormais dans une étroite captivité que sa femme passa sa vie ; la nuit même, elle fut gardée ; les domestiques qui la servaient et auxquels elle était habilitée, furent chassés et remplacés par des espèces de geôliers l'espionnant à toute heure ; une sorte de supplice commença pour elle, auquel elle se contenta d'opposer une douceur résignée et une silencieuse tristesse.

D'ailleurs, à peine arrivé, Louis avait recommencé un nouveau traitement. Quoique, à son propre aven, il se portât mieux, il avait essayé de se faire appliquer le moxa (5e complémentaire an XI, 22 septembre 1803) et, s'en étant bien trouvé il s'en faisait appliquer d'autres. Il ne put donc présenter son régiment à la revue du Premier Consul, lorsque le 5e dragons, partant de Joigny, vint prendre la garnison de Compiègne ; mais on ne lui en donna pas moins une brigade composée des 6e, 9e, 12e et 21e dragons, — commandement de divisionnaire, auquel il ajouta encore son propre régiment. Sans doute, il méritait aussi cette place puisqu'il ne la redoutait point et, le 9 frimaire (1er décembre), il consentit à venir à Compiègne se faire reconnaître.

Hortense l'accompagna, heureuse, semble-t-il, de pouvoir se montrer aimable à son gré et de faire aux officiers de la brigade les honneurs de sa maison. Comme elle ne sortait pas de Compiègne, et que sa demeure y était fort médiocre, il résulta de cette intimité forcée et de diverses circonstances étranges un rapprochement fortuit dans le ménage et, au mois de pluviôse (février 1804), elle devint pour la seconde fois enceinte.

C'était un bonheur pour elle : car, entre ces époux désunis le seul lien véritable avait été leur fils aîné, Napoléon-Charles. C'est avec orgueil que, dans ses lettres, Louis, matériellement, écrit : MON FILS. Il grossit les signes, semble, en les traçant, comme exalté de sa paternité. A la façon dont il est capable d'aimer, avec cet esprit de tatillonnage, de médiocre domination, d'inquisition perpétuelle ; avec ces règles de vie affichées et rendues exécutoires, cette façon d'ennuyer les gens à proportion qu'il les affectionne, il prouve la tendresse qu'il porte au petit Napoléon en lui consacrant presque tout le temps que ne lui prend point le soin de sa santé : heureusement, ce temps est court, à peine trois mois en cette première année ; autrement, l'enfant en serait déjà mort.

Bien plus intelligent, actif et zélé, l'amour d'Hortense. Elle se consacre à son fils ; elle le suit partout ; elle s'inquiète à tout instant de sa santé, se familiarise avec lui et, outre le plaisir qu'elle y trouve, elle y rencontre à la fois de quoi s'occuper et se consoler. Ce n'est ici rien de factice ni d'appris. Mme Campan n'en a rien enseigné et n'a point ici prodigué ses principes : Hortense est donc mère de la meilleure façon, comme la nature l'enseigne : elle l'est par tout son cœur et par tous ses nerfs, brusquement éveillée comme par un choc électrique si son enfant est malade, vivant de sa vie, s'égayant à ses jeux et trouvant sa joie dans ses sourires.

Et elle rencontre chez sa mère et son beau-père des complicités touchantes : à sa façon gâtante et prodigue, Joséphine est comme attendrie devant son petit-fils, mais le plus faible à son égard, c'est sans doute Napoléon : tout ce qu'il cache en lui de paternité comprimée déborde sur ce petit être : point de calcul, point de raisonnement ; il n'aime point cet enfant, l'unique rejeton des Bonaparte, l'unique descendant sur qui repose l'avenir, parce qu'il lui ressemble, parce qu'il est beau, parce qu'il porte le nom de son père, parce qu'il est ensemble le fils de Louis et d'Hortense. Il l'aime parce qu'il l'aime et qu'enfin il lui est permis de croire, lorsque ce petit être lui tend les bras et lui sourit, qu'il y a quelque part une affection désintéressée et des sentiments naturels. Le côté joueur, le côté enfant qui est en lui, et qui, chez cet homme de trente-quatre ans, obligé sans cesse à couvrir ses impressions de la dignité consulaire, est resté singulièrement vif, inutilisé, immontrable, s'exerce avec le neveu, presque le petit-lits, en qui il se retrouve et se reconnaît. Il le porte, il le promène, il joue avec lui, il l'emmène donner du tabac aux gazelles sur le dos desquelles il le fait chevaucher ; il le couche après dîner sur la table et rit à le voir, de ses coups de pied, renverser les compotiers et les bouteilles ; il s'amuse à ses bégaiements de paroles et c'est son nom ; à lui, qui sort presque le premier de celle petite bouche. Il fait faire son portrait par Isabey, tient et garde ce portrait qu'il aime à montrer, en commande des copies qu'il donne. Sur cet enfant qu'il s'approprie, qu'il fait sien, il étend sa main comme, d'autres fois, sur des royaumes.

Si, dès le mois de brumaire an X (novembre-décembre 1801), avant môme le mariage d'Hortense, il a, dans les premières discussions engagées au Conseil d'État sur l'Adoption, insisté pour donner aux formes dont l'Adoption serait accompagnée une exceptionnelle solennité, qui peut dire s'il ne pensait point à son avenir et s'il ne l'attachait point à cette institution qui avait peu de partisans, des vues de haute politique ? Il soutenait que ce n'était pas assez que l'Adoption fût prononcée par un notaire ou par les tribunaux ordinaires ; il y voulait l'intervention de l'État. L'Adoption, disait-il, n'est ni un contrat civil, ni un acte judiciaire. Qu'est-ce donc ?Une imitation par laquelle la société veut singer la nature. C'est une espèce de nouveau sacrement, car je ne peux pas trouver, dans la langue, de mot qui puisse bien définir cet acte. Le fils des os et du sang passe, par la volonté de la société, dans les os et le sang d'un autre. C'est le plus grand acte que l'on puisse imaginer. Il donne les sentiments de fils à celui qui ne les avait pas et réciproquement ceux de père. D'où doit donc partir cet acte ? D'en haut, comme la foudre !... Il faut frapper fortement l'imagination, disait-il encore. S'il y a des discussions entre le père naturel et le père adoptif ; si, montés sur le même bateau, ils sont menacés de périr, le fils doit se déclarer pour le père adoptif. Il n'y a que la volonté du souverain qui puisse imprimer ce sentiment. Le Corps législatif ne prononcera pas en ce cas comme il fait en matière de propriétés, de contributions, mais comme pontife de morale et d'une institution sacrée. Le vice de nos législations modernes est de n'avoir rien qui parle à l'imagination. On ne peut gouverner l'homme que par elle ; sans imagination, c'est une brute. Si les prêtres établissaient l'Adoption, ils en feraient une cérémonie auguste.

Ses idées n'avaient point prévalu lorsque le titre était revenu à la discussion en brumaire et frimaire an XI (novembre-décembre 1802), et, soit qu'il se fût rendu à l'opinion des juristes, soit qu'il prétendit se réserver à lui même ce mode solennel d'adoption où la nation interviendrait, il n'avait plus insisté pour que, la question soustraite aux tribunaux et portée devant le souverain, l'Adoption revêtit en France, pour tous les citoyens, le caractère majestueux et définitif qu'y avaient attaché les Romains. Mais moins, à ces dernières discussions, il paraissait y apporter d'importance, plus sans doute il était prêt à se déterminer lui-même. Ce n'était point au hasard et pour faire parade d'éloquence qu'il avait jadis prononcé son opinion devant le Conseil d'État : elle avait jailli de son imagination et de sa conscience — et si telle était sa conviction alors qu'il n'avait encore nul sujet — hormis Louis — sur qui fixer et reposer sa pensée, combien serait-elle mieux affermie à présent que l'être existait pour qui il éprouvait en vérité tous les sentiments d'un père, qui de son côté semblait lui rendre des sensations filiales et à qui il ne manquait, pour devenir réellement son fils, que cette investiture, que ce sacrement tombant sur lui comme la foudre, des mains du peuple souverain ?

 

Telle était donc au 7 germinal (28 mars), au moment où le Sénat décernait son adresse, la situation de la famille : Joseph, presque inacceptable selon les doctrines monarchiques, dénué de prestige personnel, impossible à éliminer sans éclat et sans scandale ; Lucien, en opposition ouverte, mais pourtant candidat, aussi admissible que Joseph, même recommandé davantage par certains services — mais sous la condition expresse qu'il se soumette d'abord à la discipline familiale ; Louis, se réservant, semblant n'avoir ni opinions ni projets en matière politique, paraissant désintéressé de toute chose ; Jérôme, éloigné de deux mille lieues, signalé uniquement par des frasques de jeunesse, en révolte contre la famille, en révolte contre l'armée, s'étant mis lui-même hors la loi : une première génération ayant marqué tous les sentiments, sinon les actes, de rébellion : Joseph, le mieux équilibré, réclamant comme un droit absolu la plus inouïe des faveurs ; Lucien, artisan perpétuel de trouble et de désordre, prêt à nouer toutes les conspirations contre son frère dans l'espoir de prendre sa place ; Louis, ayant, surtout depuis deux ans, donné des preuves certaines de désordre mental, convaincu, sous des dehors de modestie, de son importance unique et très semblable dans le fond — sauf l'exubérance — à Lucien...

A la seconde génération, un enfant. indemne, ressemblant physiquement à Napoléon d'une façon singulière, plein de vivacité, d'entrain, d'une gaîté rieuse et riante, sain de corps et, il semble, sain d'esprit ; un enfant que Napoléon élèverait selon ses idées, qu'il dresserait suivant ses goûts, auquel il inculquerait les formules de sa politique et les secrets de son gouvernement, qui, grandi pour le trône, y porterait les espérances de la nation ; qui, séparé par trente-deux années de son père adoptif, ne lui serait jamais un rival et pourrait lui devenir un appui ; dont la reconnaissance comme héritier et la solennelle adoption, non seulement mettraient fin à toutes les compétitions, mais concilieraient les intérêts rivaux des Bonaparte et des Beauharnais et assureraient le repos de Joséphine.

Comment celle-ci n'envisagerait-elle pas comme le salut définitif, comme la garantie la plus formelle contre le divorce, l'adoption de son petit-fils par le Premier Consul ? Sans doute elle s'était lourdement trompée le jour où, croyant trouver un appui en Louis elle s'était si vivement employée à le marier. A présent, il ne pouvait lui échapper que l'hostilité de Louis, hautement déclarée, rendrait l'avenir plein de périls pour elle si Louis était désigné héritier. Elle ne pouvait garder d'illusions sur ses sentiments et elle savait que, d'indifférent ou tout au plus d'ennemi secret, il s'était fait le plus cruel de ses détracteurs. Si elle se contentait de taxer son caractère de bizarre et d'étrange, si sa psychologie n'allait point jusqu'à déterminer à quelle maladie se rattachait cet ensemble de délires dont son gendre était atteint, du moins elle n'avait point d'illusion sur sa santé physique et sur son incapacité à être un souverain : mais toute considération cédait devant son propre intérêt et celui-ci était trop évident pour qu'elle eût même à y réfléchir.

 

La démarche faite par le Sénat rendait la solution d'autant plus urgente que Napoléon ne voulait, ni ne pouvait laisser à ses frères — qui tous sauf Jérôme, se trouvaient à Paris — le temps de se concerter avec leurs amis et de le mettre en échec, comme ils avaient fait dans l'affaire de la chancellerie. Il était en cela d'autant mieux inspiré que, le 11 germinal (1er avril), Lecouteulx de Canteleu était venu communiquer à Joseph le texte même, rédigé par lui, de l'entretien confidentiel qu'il avait eu avec le Premier Consul. Ce texte avait été immédiatement soumis par Joseph à un conseil secret composé de ses plus affidés : Miot, Rœderer et Girardin, qui avaient été d'avis de la nécessité d'établir le plus tôt possible le nouveau système et qui, sans se prononcer sur le titre que devrait prendre le Consul, n'avaient point mis un instant en doute que l'hérédité ne fût nécessairement dévolue à Joseph.

Joseph avait donc sur son frère cet avantage qu'il connaissait ses idées et qu'il en avait raisonné avec ses conseillers, lorsque, le lendemain (12 germinal, 2 avril), Napoléon l'appela et lui fit la première ouverture de ses projets : J'avais toujours, commença-t-il par dire, été dans l'intention de finir la Révolution par l'établissement de l'hérédité : je pensais seulement qu'un tel pas ne pouvait se faire que dans cinq ou six ans ; mais je vois maintenant... que je m'étais trompé et que la chose était possible plus tôt que je ne l'avais cru. Néanmoins, avant de tue décider, je veux être sûr qu'elle est désirée par ceux qui ont pris une grande part à la Révolution... tels que Treilhard, Berlier, Lacuée, Réal, etc. Il faut que la démarche soit proposée et appuyée par les Minimes de cette classe. Passant ensuite au point délicat, il indiqua que, tout en adoptant le principe d'hérédité, il n'entendait point reconnaître aux siens un droit personnel en dehors de celui qu'il lui plairait de leur accorder ; par suite, il se réservait d'exclure ceux qui refuseraient d'accepter sa loi de famille : Lucien et Jérôme. Joseph, parait-il, déclara que, dans ce cas, il se refuserait à entrer lui-même dans l'ordre de l'hérédité, et le Premier Consul sembla se rabattre à l'exclusion des enfants nés de mariages qui n'auraient pas eu l'approbation du chef de l'État.

On se sépara sans conclure, et Joseph se hâta de reporter l'entretien à ses conseillers et de leur demander le secours de leurs lumières, surtout en ce qui concernait la question de la régence en cas de minorité.

Deux jours après (14 germinal, 4 avril), dans une nouvelle conférence, Napoléon, s'ouvrant un peu plus, laissa voir à Joseph son intention de se faire déclarer empereur et en même temps d'adopter pour son successeur Napoléon-Charles, en nommant, au cas de minorité, Joseph tuteur de l'enfant et régent conjointement avec les deux autres consuls. Joseph répondit qu'il n'avait point mérité d'être dépossédé des droits qu'il allait acquérir, comme frère aîné, à la couronne, et il les soutint comme s'ils étaient réellement avérés depuis longtemps. Napoléon que la contradiction avait irrité, s'emporta et ne parut que plus décidé dans son plan.

Rentré chez lui, Joseph fit appel à ses amis ; les rôles furent distribués : le Conseil d'État avait séance le lendemain pour discuter la question à l'ordre du jour ; Miot devait y parler en faveur de l'hérédité. Joseph le pria de n'en rien faire. Rœderer, l'oracle de Mortefontaine, prit charge de rédiger une consultation où il démontra que Joseph était de droit le successeur du Premier Consul et que le Premier Consul n'avait point le droit d'adopter. Néanmoins, Rœderer conseilla à Joseph de souscrire, s'il le fallait, à cette hérédité défectueuse qui introduirait un héritier adoptif, au lieu d'un héritier du sang, donnerait la régence à Joseph si cet enfant adoptif était appelé au trône avant sa majorité et, s'il mourait, appellerait Joseph lui-même à l'hérédité. Ce n'était que par une concession singulière que Rœderer s'écartait de l'hérédité pure et simple, la seule chose qui convînt réellement à la France, la seule qui s'accommodât à nos mœurs, à nos usages ; la seule qui n'excédât point la mesure du pouvoir qu'avaient autrefois les rois. Il négligeait, à la vérité, d'établir sur quels principes, d'après quel code monarchique, au moyen de quelle sophistication du droit électif, il préconisait cette hérédité collatérale remontante.

Toutefois, où il était bien inspiré, c'était lorsqu'il conseillait à Joseph d'accepter l'hérédité sous quelque forme qu'elle se présentât et de ne point recourir personnellement à l'élection — non pas que, si l'élection avait lieu sans brigue, Joseph ne dût être assuré du résultat, mais comme il aurait méconnu les volontés de Napoléon, l'influence de la vie entière du Premier Consul serait tournée, disait-il, contre une espérance qui vous aurait rendu contraire à ses désirs. Prenez sans délai, concluait-il, toute place, toute fonction, toute autorité qui fait voir en vous le suppléant du Premier Consul s'il nous était enlevé par un événement malheureux, voilà le point capital.

La discussion, qui s'engagea au Conseil d'État le 15 (5 avril) et les jours suivants, fut purement théorique et n'aborda point les personnalités : il semblait que, d'un commun accord, on évitât de mettre des noms en avant et qu'on voulût laisser à Napoléon la liberté de désigner ses successeurs. Sur le principe, le Premier Consul rencontra plus d'opposition qu'il n'en attendait : Berlier surtout, se retranchant derrière le Sénatus-consulte de thermidor, rappelant les mots même de Napoléon, que l'hérédité était absurde, inconciliable avec les principes de la souveraineté du peuple, et impossible en France, eut souvent l'avantage et trouva pour appuyer sa thèse des auxiliaires tels que Réal, Boulay, Bérenger, Thibaudeau, Treilhard et Dauchy. Au total, il se montra sept opposants sinon pour repousser ouvertement la mesure, au moins pour l'ajourner comme inopportune. C'étaient justement les voix auxquelles le Premier Consul eût tenu davantage ; ne pouvant les obtenir, il trouva, pour éviter l'éclat de leur vote négatif, un procédé fort simple : n'ayant point demandé l'avis du Conseil d'État en corps, il fit prier chacun des membres individuellement de rédiger et de signer son opinion. Les présidents de sections recueilleraient ces feuilles de consultation et les lui remettraient.

Sans attendre d'ailleurs ces avis des conseillers, dès le 17 (7 avril), il se rendit chez Louis, en grand apparat, accompagné de sa femme et escorté de son piquet. Louis ne se trouva point à son hôtel quand son frère y arriva et ne rentra qu'au moment où Napoléon se préparait à partir. Il fut étonné de cette visite extraordinaire et de l'éclat qu'on paraissait y mettre. Le Premier Consul avait l'air froid et embarrassé ; mais sa femme, ayant pris Louis à part, lui fit entendre par une série de demi-mots qu'on était venu pour lui communiquer un grand projet et qu'il s'agissait d'être homme dans de telles circonstances après cet exorde préparatoire, elle lui annonça d'abord qu'on avait rédigé une loi sur l'hérédité ; elle ajouta ensuite que, lorsqu'une loi était faite, il fallait bien s'y conformer et que lui, plus que tout autre, y trouverait de grands avantages ; que, suivant les dispositions de cette loi, le droit de succession ne serait conféré qu'aux membres de la famille dont rage serait au moins de seize ans au-dessous de celui du Premier Consul ; enfin, qu'on avait calculé que son fils (le fils de Louis) était le seul qui remplit cette condition ; que c'était donc à cet enfant que la succession serait dévolue puisqu'elle-même (Mme Bonaparte) ne pouvait plus donner des héritiers à son mari ; que, d'ailleurs, cette combinaison offrait au père une assez belle perspective pour le consoler de n'être pas appelé à l'hérédité.

Bien qu'ayant repoussé assez vivement les insinuations de sa belle-mère, Louis, au premier aspect, ne sembla point irréductible et Napoléon put se flatter que son frère sur lequel il s'imaginait avoir conservé son ancien ascendant, finirait par se rendre. D'ailleurs le consentement de Louis était-il nécessaire ? Joséphine avait-elle commis la faute de le lui dire ou de le lui laisser entendre ? En tout cas, lorsque le 18 (8 avril), au matin, Louis se rendit chez Joseph pour lui faire part de la démarche qui avait été tentée faite auprès de lui, ce fut de ce thème que. Joseph s'empara. Il rappela à son frère les bruits qui avaient couru sur la naissance de son fils ; il lui représenta qu'il ne devait point sacrifier les intérêts des siens à celui d'un enfant qui d'ailleurs appartenait à moitié aux Beauharnais ; il lui montra son fils enlevé à son autorité, entièrement dirigé par sa mère, élevé au palais, loin de ses yeux : s'échauffant par degrés, Louis, dans l'épanchement de sa douleur, s'emporta violemment contre sa belle-mère, disant d'elle tout ce que la haine la plus prononcée aurait à peine osé en penser.

Joseph, qui l'avait amené sans grand'peine au point où il le souhaitait, n'éprouvait pas moins de dépit ; mais ce n'était point pour les mêmes causes : se hâtant de rapporter à ses confidents ordinaires l'entretien qu'il venait d'avoir avec son frère, il ne leur dissimula point toute l'indignation que lui faisait éprouver le projet du Premier Consul. Il y voyait le renversement de tout son avenir : plus de succession, plus de pouvoir pour lui, ni pour ses enfants ; par la plus perfide des combinaisons, il était trompé dans toutes ses espérances, écarté pour toujours des affaires et, de plus, privé des droits qu'il aurait eus par lui-même, et par la seule affection qu'on lui portait au Sénat, de succéder à son frère, si le choix du successeur avait été laissé au cours naturel des événements. A. mesure qu'il parlait, son ressentiment s'enflammait et bientôt ses passions, excitées au plus haut degré, s'exhalèrent dans les plus violentes expressions qu'une aine profondément blessée peut suggérer à la parole. Il maudit l'ambition du Premier Consul et souhaita sa mort comme un bonheur pour sa famille et pour la France.

Ces colères où Joseph était incapable de se dominer, ces fureurs d'autant plus expansives, dit Lucien, qu'elles avaient été plus longtemps contenues ; ces emportements dont on a déjà vu une scène, et qui, un autre jour, au dire de Lucien encore, l'amenèrent à prendre un pistolet et à tirer sur le portrait en pied de Napoléon, étaient célèbres dans la famille, et l'on savait que le Premier Consul les redoutait, soit par politique, soit par un excès de déférence fraternelle.

Quittant ses amis dans cet état d'irritation, Joseph se rendit chez Lucien, qui ne manqua point de l'exciter encore et, venant de là prendre Louis, il l'emmena aux Tuileries : Pourquoi faut-il donc, dit Louis à Napoléon, que je cède à mon fils ma part de votre succession ? Par où ai-je mérité d'être déshérité ? Quelle sera mon attitude, quand cet enfant, devenu le vôtre, se trouvera dans une dignité très supérieure à la mienne, indépendant de moi, marchant immédiatement après vous, ne me regardant qu'avec inquiétude ou peut-être même avec mépris ? Non, je n'y consentirai jamais et, plutôt que de renoncer à la royauté qui va entrer dans notre héritage, plutôt que de consentir à courber la tête devant mon fils, je quitterai la France, j'emmènerai Napoléon et nous verrons si, tout, publiquement, vous oserez ravir un fils à son père.

Joseph n'a rien à ajouter ; il a jugé les jeux lorsqu'il a pris Louis dans le sien ; il sait qu'entêté comme il est de vanité et de puissance paternelle, Louis ne cédera pas ; d'ailleurs, il est là pour le soutenir des yeux et du geste. Pris par le tendre, par quelque idée supérieure et philosophique du devoir, Louis aurait pu s'effacer. Cabré, il était indomptable ; le Premier Consul s'emporta inutilement, il lui fallut céder. de peur d'un éclat fâcheux et presque ridicule, et revenir, au moins en apparence, aux termes qu'il avait indiqués dans sa première conversation avec Joseph.

Restait à régler le sort de Lucien. Il y eut entre les deux frères, à Saint-Cloud où le Premier Consul venait d'arriver[3], une dernière entrevue. Lucien a posé son ultimatum et il s'y tient : Ma femme, mon fils, mes filles et moi, nous ne sommes qu'un. La suprême concession que Joseph a arrachée à Napoléon, c'est Lucien maintenu dans l'ordre de l'hérédité, mais son fils et les fils qu'il pourra avoir de son second mariage, perpétuellement exclus. Napoléon ne se dédit point, mais il ne consentira point à aller plus loin. Dans ces conditions, il est impossible qu'on s'entende : Vers minuit, Napoléon entra dans le salon où Joséphine l'attendait avec inquiétude ; son air était abattu ; il se laissa tomber sur un fauteuil et s'écria d'un ton fort pénétré : C'en est donc fait ! Je viens de rompre avec Lucien et de le chasser de ma présence. Mme Bonaparte lui faisant quelques représentations : Tu es une bonne femme, lui dit-il, de plaider pour lui, et, se levant en même temps, il prit sa femme dans ses bras, lui posa doucement sa tête sur son épaule, et, tout en parlant, conservant la main appuyée sur cette tète dont l'élégante coiffure contrastait avec le visage terne et triste dont elle était rapprochée, il raconta que Lucien avait résisté à toutes ses sollicitations, qu'il avait fait en vain parler les menaces et l'amitié : Il est dur pourtant, ajouta-t-il, de trouver une pareille résistance à de si grands intérêts. Il faudra donc que je m'isole de tout le monde, que je ne compte que sur moi seul. Eh bien ! je nie suffirai à moi-même, et toi, Joséphine, tu me consoleras de tout !

Deux jours après, malgré les excitations de Bernadotte, lui répétant : Résistez ! résistez ! ne partez pas ! qui quitte la partie la perd ! Lucien, avec ses quatre berlines et son train de prince, femme, fils, filles, gouvernantes, peintres et gens d'affaires, roulait sur la route d'Italie. Le 24 germinal (11 avril), les journaux annonçaient son passage à Lyon.

 

Napoléon n'avait donc plus affaire qu'à Joseph et à Louis. Ils lui avaient forcé la main ; ils l'avaient joué ; il avait une revanche à prendre. Joseph écarté, Louis, sans amis et sans moyens, ne pouvait être un surveillant incommode. Il s'agissait donc de mettre Joseph dans l'impossibilité de rester à Paris et de contrarier ses projets. Il s'y employa en paraissant s'exécuter à son égard. Ne fallait-il point habiliter ses frères au point de vue civil, comme au point de vue militaire, à devenir capables d'être considérés comme ses successeurs ? Était-il admissible qu'un chef d'État, successeur de Napoléon, n'eût point porté l'uniforme, ne fût point capable de commander à des soldats, fût exclusivement un magistrat civil ? De même, devait-il être exclusivement un militaire, sans nulle connaissance, nulle notion même, de politique ni d'administration ? D'où, nécessité de militariser Joseph et de civiliser Louis. Pour Louis, cela alla tout seul : promu le 20 germinal (10 avril), général de division, il fut, le 21 (14), nommé conseiller d'État dans la section de législation et, le même jour, il prêta serment et prit séance.

Pour Joseph, Napoléon le fit consentir à accepter le commandement du 4e régiment de ligne dont le colonel fut nominé général de brigade. Dès le 24 germinal (14 avril), Napoléon en informa Soult, commandant le camp d'Outreau, en ajoutant, à la lettre de service et à des recommandations spéciales, des éloges que l'armée eût pu trouver prématurés : Il a à cœur comme moi de devenir militaire, disait-il, car, dans les temps où nous vivons, ce n'est pas assez de servir l'État par ses conseils, dans les négociations les plus importantes ; il faut encore, si les circonstances le veulent, le servir par son épée.

Cela n'était rien près du message que le Premier Consul adressa quatre jours plus tard au Sénat (28 germinal), (18 avril) : Citoyens sénateurs, disait-il, le sénateur Joseph Bonaparte, grand-officier de la Légion d'honneur, m'a témoigné le désir de partager les périls de l'armée campée sur les côtes de Boulogne, afin d'avoir part à sa gloire. Il rappelait ensuite ses importants services, la solidité de ses conseils, le savoir, l'habileté et la sagesse qu'il avait déployés dans ses négociations ; il ajoutait qu'il était du bien de l'État que le sénateur Joseph Bonaparte fût mis en mesure de contribuer à la vengeance du peuple français et se trouvât dans le cas d'acquérir de plus en plus des titres à l'estime de la nation.

Ayant déjà, disait enfin Napoléon, servi sous mes yeux dans les premières campagnes de la guerre et donné des preuves de son courage et de ses bonnes dispositions dans le métier des armes dans le grade de chef de bataillon, je l'ai nommé colonel commandant le 4e régiment de ligne, l'un des corps les plus estimés de l'armée, et que l'on compte parmi ceux qui, toujours placés au poste le plus périlleux, n'ont jamais perdu leurs étendards et ont très souvent ramené ou décidé la victoire.

Pour donner quelque apparence à cette carrière militaire qu'il improvisait à Joseph, Napoléon lui avait, en effet, dressé des états de service : on y voyait qu'il avait été élève d'artillerie en 1783, officier de l'état-major en 1792, adjudant général chef de bataillon en 1793 ; qu'il avait fait les campagnes de 1793 et de 1794, et même qu'il avait été blessé légèrement au siège de Toulon.

Rien de cela n'était exact, quoique pourtant Joseph eût nominalement au moins porté le titre de chef de bataillon : il figurait comme tel en l'an IX, dans la première brigade de la garde nationale de Paris, laquelle, il est vrai, ne fut jamais ni réunie ni même organisée : mais on ne l'appela point cet emploi.

Ce n'était pas encore assez d'agréments : pour effacer le souvenir des mots aigres qui avaient pu lui échapper au sujet de Mme Joseph qui ne faisait que des filles, Napoléon, par ordre du 21 germinal (11 avril), lui accorda pour ses dépenses une somme de 301.875 francs, ce qui porta les sommes que Joseph avait reçues de son frère, depuis le commencement de l'année et en dehors de son traitement annuel de 120.000 francs, à 801.875 francs.

Couvert de ces flots d'eau bénite, lesté de ce million, Joseph, singulièrement pressé par Napoléon de se rendre à son poste, partit pour Boulogne le 5 floréal (25 avril). Il descendit à Pont-de-Brique, au quartier général du Premier Consul ; y reçut les honneurs supérieurs dus à son rang connue frère du Premier Consul, sénateur et grand-officier de la Légion ; et, le 10 (30), il fut reconnu colonel en tète de son régiment, mais toutes ces gloires ne lui obscurcissaient point le jugement au point qu'il ne finit par comprendre qu'il avait été joué. Il ne pouvait revenir à Paris ; il était obligé par la discipline et le respect humain de rester à Boulogne, et, durant ce temps, sa destinée se décidait : aussi, tout en ayant l'air de s'occuper à faire tourner du matin au soir de pauvres soldats sur la droite et sur la gauche, il pensait en réalité à toute autre chose et il avait d'autant plus le droit d'être inquiet qu'aucune nouvelle ne parvenait jusqu'à lui. Il savait seulement que, selon le plan arrêté, l'impulsion devait venir du Tribunat, que le tribun Curée allait y proposer une motion d'ordre sur l'émission d'un vœu tendant à ce que Napoléon Bonaparte actuellement premier Consul fût déclaré empereur ; il savait qu'il s'échangeait des adresses entre le Sénat et le Premier Consul, mais l'intéressant, le fond, le dessous des choses lui échappait ; le 21 floréal (14 mai), perdant patience il écrit par la poste, à sa femme : Si mon frère pouvait avoir la moindre défiance, s'il ne fait pas pour moi ce que l'on attend, ce qu'il m'a dit lorsque j'ai consenti à partir pour l'armée, ce que méritent ma confiance et mon affection pour lui ; s'il y a des concessions, des restrictions, je pense, ma chère amie, que nous ne devons pas sacrifier notre bonheur et celui de nos enfants et qu'il est tout simple que nous nous relirions à Mortefontaine avec nos amis et, si cela même devenait impossible, nous vivrions ailleurs. Sacrifier ses goûts, ses ambitions, contre rien, contre un pouvoir éventuel et l'ennui résultant d'une espérance déçue, c'est l'acte d'un fou ou d'un intrigant.

C'est écrit pour le cabinet noir, et Joseph a pris ses précautions pour que son écriture passe sous les yeux du Consul ; mais il est trop tard : tout est décidé, tout est arrêté, tout est terminé même, lorsque cette lettre arrive, et d'ailleurs qu'eût-elle empêché ?

Au début, les amis de Joseph ont fait de leur mieux en sa faveur : dans la motion de Curée, telle qu'elle était revenue approuvée du cabinet du Consul, le mot descendants avait, dans le vœu sur l'hérédité, était substitué au mot famille. Fabre de l'Aude, président du Tribunat et fort ami de Joseph, a pris sur lui d'effacer le mot descendants qui ouvrait le champ au moins à des suppositions, et de rétablir le mot famille. Au conseil privé tenu à Saint-Cloud, où assistaient entre autres amis de Joseph, Lecouteulx, Rœderer et Regnauld, ceux-ci ont vivement bataillé sur la régence, sur la préférence que le Premier Consul pensait donner aux deuxième et troisième consuls sur les membres de sa famille ; mais tout cela était bien médiocre et est demeuré fort inutile, car, les lignes générales arrêtées, le Premier Consul a annoncé que le principe d'hérédité admis, il désire qu'on le laisse maître de régler ce qui conviendra pour l'intérieur de sa famille, qu'il la connaît, que lui seul peut bien juger ce qu'il sera à propos de faire et qu'enfin lui-même a besoin de garanties.

Et c'est dans le cabinet même du Consul, c'est par lui-même, sans que rien en transpire, qu'est rédigé le projet du sénatus-consulte qui propose aux suffrages de la nation le gouvernement impérial héréditaire.

Les 21 et 22 floréal (11 et 12 mai), ce projet est soumis au Conseil d'Étui qui n'y fait que des modifications insignifiantes de style et de rédaction ; le 23 (13), il est lu à un conseil privé et adopté sans aucun changement ; le 24 (14), il est communiqué par le secrétaire d'État à la famille assemblée ; le 26 (16) il est porté par trois conseillers d'État au Sénat qui, sur le rapport de Lacépède, l'adopte le 28 (18), à l'unanimité moins trois voix.

Or, d'après le titre II, articles 5 et 6, Joseph Bonaparte et ses descendants, puis Louis Bonaparte et ses descendants, sont bien appelés à recueillir la dignité impériale qui leur est dévolue et déférée par ordre de primogéniture et de mède en mâle, à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance, mais ce n'est pas seulement après la descendance directe, naturelle et légitime de Napoléon, c'est aussi après sa descendance adoptive. Aux termes de l'article 4, Napoléon Bonaparte peut adopter les enfants ou petits-enfants de ses frères pourvu qu'ils aient atteint de dix-huit ans accomplis et que lui-même n'ait pas d'enfants mâles au moment de l'adoption. Ses fils adoptifs entrent dans la ligne de sa descendance directe. Si, postérieurement à l'adoption, il lui survient (les enfants mâles, ses fils adoptifs ne peuvent être appelés qu'après les descendants naturels et légitimes. L'adoption est interdite aux successeurs de Napoléon Bonaparte et à leurs descendants.

Là est le gros point et la revanche de Napoléon, la preuve qu'il n'a point cédé en son dessein : Repoussé par Louis que menait Joseph, il a dû ajourner l'adoption ; mais il ne veut point, il n'admet point ses frères sur la ligne de succession. Il est rentré dans ses positions, s'il a permis à Joseph de garder les siennes ; il a affirmé son droit de désignation supérieur au droit héréditaire, et il n'a concédé à ses frères qu'une capacité que sa volonté peut toujours et à chaque instant infirmer.

Sur les autres points, Joseph n'a point eu plus d'avantages. Selon l'article 19, l'Empereur désigne le régent parmi les princes français âgés au moins de vingt-cinq ans accomplis et, à leur défaut, parmi les titulaires des grandes dignités de l'Empire : donc point de droit réservé pour Joseph ; de même n'a-t-il point, gain de cause en ce qui touche Lucien et Jérôme. Aux termes de l'article 12, les princes français ne peuvent se marier sans l'autorisation de l'Empereur Le mariage d'un prince français fait sans l'autorisation de l'Empereur, emporte privation de tout droit à l'hérédité, tant pour celui qui l'a contracté, que pour ses descendants. Néanmoins, s'il n'existe point d'enfants de ce mariage et qu'il vienne à se dissoudre, le prince qui l'avait contracté recouvre les droits à l'hérédité.

Un article vise directement Louis, l'article 10 : Un sénatus-consulte règle le mode de l'éducation des princes français, mais Louis ne compte guère en ce moment, et c'est Joseph qui seul a mené la campagne. Que va-t-il faire à présent, après ses déclarations anciennes et ses apologies récentes ? Joseph n'est pas très content, écrit d'Outreau son confident le plus intime : il ne peut ni ne doit l'être. La faculté d'adopter dans seize ans laisse entrevoir la possibilité d'en faire usage beaucoup plus tôt : c'est s'écarter d'un système favori en se réservant la faculté d'y revenir. L'exclusion donnée à deux de ses frères diminue considérablement les avantages de l'hérédité. Ce mode qui doit assurer la tranquillité publique commencera par introduire la discorde dans la famille impériale. Cette division doit être un jour la cause de grands troubles. La nation a demandé l'hérédité pure et simple, et non la désignation de deux successeurs, et l'adoption d'un neveu. Mais la toute-puissance consiste à faire tout ce qu'on veut. Le Premier Consul, en cherchant à consolider la sienne, en commence l'exercice par un acte qui doit tendre à l'ébranler. Si Joseph est consulté, il fera de respectueuses remontrances, parlera de l'intérêt national, se conduira en bon citoyen et en bon frère ; il finira néanmoins par accepter, car il est aujourd'hui intimement convaincu que le pouvoir seul peut lui offrir une garantie devenue nécessaire pour lui et ses amis.

On ne lui demanda point son avis et il accepta ; il accepta la dignité de prince français et le traitement d'un million qui y était attaché aux termes du décret du 21 décembre 1790 ; — il accepta la dignité de grand électeur avec un traitement de 333.333 francs 33 centimes et le palais du Luxembourg pour habitation ; — il accepta même deux gratifications sur la Grande cassette, l'une de 300.000 francs le 16 thermidor (4 août), l'autre de 50.000 francs le 27 fructidor (14 septembre), ce qui porta à 1.151.875 francs, ce qu'il avait reçu de ce chef en l'an XII.

Il n'en fut pas moins convaincu qu'il avait été sacrifié et il n'en continua pas moins à écrire à l'occasion : La nature m'a fait sans ambition ; accepter la grandeur est une grande vertu dans moi.

 

 

 



[1] Il m'a été rapporté que Hullin figurait pour 100.000 francs sur un autre compte, mais je n'ai point eu ce compte entre les mains.

[2] On traduit ici littéralement la lettre de Robert Patterson.

[3] Le lieu Saint-Cloud fixe d'une façon précise la date de cette scène qui ne saurait être antérieure au 20 germinal (10 avril), où Napoléon s'y est installé. Par suite, Lucien se trompe lorsqu'il dit être parti de Paris le 11 germinal (1er avril) ; il se trompe lorsqu'il dit que sa mère a assisté à son départ, puisqu'elle a quitté Paris le 22 ventôse et qu'elle est arrivée à Rome le 10 germinal ; il se trompe — ou il trompe — en tout ce qui est de cette affaire, parce qu'il lui est utile de se tromper.