NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME II. — 1802-1805

 

XII. — MARIAGES.

 

 

FRIMAIRE AN XI. — PLUVIÔSE AN XII

I. - LES SECONDES NOCES DE PAULETTE. — II. - LUCIEN ET MME JOUBERTHOU. — III. - JERÔME ET MME PATTERSON.

 

I

Le 11 nivôse an XI (1er janvier 1803) à la première heure, les vigies du cap Brun signalent un grand navire de guerre, portant le pavillon de poupe en berne. A mesure qu'il approche et fait ses signaux, on reconnaît le Swiftsure, ce vaisseau de 71 auquel le Premier Consul s'était plu à conserver sous les couleurs tricolores le nom dont l'avaient baptisé les lords de l'Amirauté, afin, semble-t-il, de rendre plus présent et plus sensible le souvenir de la victoire à qui on le devait, le premier fait d'armes auquel Jérôme eût pris part. A présent, après un an de navigation sous toutes les latitudes, le Swiftsure rentre à Toulon, son port d'attache, ramenant avec Paulette les restes de Leclerc, mort à Saint-Domingue.

Un an juste s'est écoulé depuis le jour (23 frimaire an X, 14 décembre 1801), où pleine d'enthousiasme et de confiance, l'armée expéditionnaire a fait voile de Brest et, durant cette année, que d'événements ! D'abord, ç'a été les retards apportés au départ de la flotte, la lutte engagée dès le début de la traversée entre l'amiral et le général en chef, les résistances de Villaret aux objurgations de Leclerc pressant le voyage et le débarquement, tous les effets d'une rivalité qui, par malheur, s'est trouvée pareille dans la plupart des grandes expéditions maritimes que la France a entreprises : d'immenses malheurs en sont résultés, massacre des blancs, incendie du Cap, destruction des plantations ; mais, si tût Leclerc mis à terre, des succès décisifs ont plus que compensé ces désastres : en quarante jours, avec quinze mille hommes employés à la guerre active, Leclerc a conquis et pacifié la colonie entière ; Toussaint lui-même a, en apparence au moins, fait sa soumission, puis, sur la preuve qu'il conspire, a été arrêté et envoyé en France. L'administration s'organise ; les principaux généraux noirs ont, selon les ordres du Premier Consul, été embarqués pour le continent ; la culture se l'établit, les ateliers se reforment, le commerce a repris au point qu'il y a dans les ports pléthore de marchandises françaises. Bonaparte, satisfait du zèle et de l'activité de son beau-frère, lui écrit : De grandes récompenses nationales vont vous être décernées ainsi qu'à vos principaux généraux et aux officiers et soldats qui se sont distingués... Vous êtes en train d'acquérir une grande gloire ; la République vous mettra à même de jouir dune fortune convenable et l'amitié que j'ai pour vous est inaltérable.

Certes, toutes les difficultés n'étaient pas résolues ; la question principale de l'esclavage restait en suspens, mais la solution n'en était pas impossible, à condition que l'on eût pour soi la force et le temps, que l'on ne jetât point d'inquiétudes parmi les noirs, et que, avant de prendre aucune mesure. on eût embarqué, après les généraux noirs et mulâtres, les demi-brigades nègres que Toussaint avait organisées et que Leclerc avait dû mettre à la solde de la République.

Mais le Premier Consul était pressé : il prétendait avoir rétabli les choses dans la colonie avant que la guerre, qu'il sentait inévitable, ne fût de nouveau déclarée par l'Angleterre, et, s'attendant à des hostilités prochaines, il ne voulait point, d'autre part, démunir, pour une expédition qui commençait à devenir impopulaire, l'armée continentale, singulièrement restreinte après la paix d'Amiens. Leclerc ne reçut donc point les renforts qu'on lui avait promis : sa base de ravitaillement, la Louisiane, lui manqua ; il se trouva sans argent, sans vivres, sans soldats ; par contre, les mesures prises par la métropole — d'abord le rétablissement intégral de l'esclavage aux petites Antilles, puis la discussion au Tribunat sur le régime des colonies (floréal an X, mai 1802) — ne laissèrent aux nègres aucun doute sur le sort qui les attendait. On discourait en France comme si nul écho ne dût porter, par delà l'Océan, les paroles qu'on y prononçait, comme si Saint-Domingue eût été isolé du monde entier. Or, si les nègres avaient une armée et des trésors, ils ne manquaient pas, en France et ailleurs, de correspondants bénévoles ou salariés qui les tenaient au courant de tout ce qui les intéressait. D'ailleurs, leurs fidèles alliés, les Anglais, pour qui c'était double profit de détruire une colonie française et d'abolir la richesse de Saint Domingue, étaient trop intéressés à les renseigner pour qu'ils s'en abstinssent.

La fièvre jaune éclata. Jamais telle épidémie, si imprévue, si brutale, si dévorante : tout meurt, généraux, administrateurs, officiers et soldats ; quinze cents officiers, sept cent cinquante officiers de santé, vingt-cinq mille soldats, huit mille marins militaires, trois mille marins du commerce, deux mille employés civils : Leclerc qui, avec sa femme et son enfant, est venu, à l'île de la Tortue, prendre des forces et réparer sa santé déjà ébranlée, accourt, avec les siens, dès la première nouvelle et se place au foyer même de la contagion. Il lutte contre la maladie, mais les médicaments, ceux qu'on a envoyés de France, sont avariés et on a dit les jeter à la mer ; ceux qu'on demande des colonies espagnoles arrivent tardivement et l'on n'a point d'argent pour les payer. Plus de médecins et ceux qui survivent, ignorant tout de la maladie qu'ils ont à traiter, s'en font comme les auxiliaires. Et le 26 fructidor (13 septembre), les demi-brigades noires, seules restées indemnes sous le fléau, désertent toutes sur un mot d'ordre de leurs anciens chefs, et, trois jours après, elles se ruent sur le Cap.

Devant la fièvre jaune, Paulette a refusé de fuir. Elle se souvient des paroles dont son grand frère l'a saluée au départ, elle veut aussi un peu de gloire. Devant la mort qui frappe tout autour d'elle, elle a gardé son joli sourire, cette sorte de moue coquette dont elle s'embellit et ces façons par qui elle prend et rend fous d'elle les hommes de toute couleur. Elle n'a rien changé de l'existence qu'elle comptait mener et elle donne ainsi — sans peut-être avoir pleine conscience qu'elle ne soit pas intangible — le seul exemple qui puisse autour d'elle réconforter les cœurs et diminuer les inquiétudes. Chaque soir, ses salons sont ouverts ; on y danse ; on y fait de la musique ; il y a des concerts où jouent les quelques instrumentistes survivant de la musique du capitaine général, en cet étrange uniforme que Paulette elle-même leur a composé : habit de dragon, galonné largement sur toutes les coutures, pantalon de drap cramoisi retroussé du bas comme celui des mamelouks et casque à crinière blanche.

Ce sont les rendez-vous du cercueil, a dit un malavisé, mais pour en donner de tels, il faut ou une étrange folie ou une âme peu commune. Ce n'est point folie chez Paulette, car, dans ses courses et ses promenades, bien souvent, elle a rencontré de simples soldats gisant sur une terre brûlante et près de succomber à la soif ou d'être frappés d'aliénation par suite d'un coup de soleil, et elle les a recueillis dans sa voilure. C'est un de ceux qu'elle a sauvés qui le raconte. Devant la maladie, elle donne ce qu'elle peut : sa présence et son sourire ; devant la mort, elle offre ce qu'elle a : sa vie.

Toute distraction lui est bonne ; elle s'amuse à une collection de plantes et surtout à une petite ménagerie. Elle expédie à tous ses parents de France des barils de confitures et des caisses de ces liqueurs des Iles dont alors on est si friand : baume humain, mirobolanty, créole, anis, absinthe et fine orange. On les emballe en sa présence, elle en dresse les listes et elle parait aussi inquiète de leur transport que du voyage des animaux étranges qu'elle envoie à Malmaison et au Jardin des Plantes. Si son mari la presse de partir, elle lui répond qu'elle doit suivre ses chances mauvaises après les bonnes et comme, avec elle, l'enfantillage ne perd jamais ses droits, elle ajoute : Ici, je règne comme Joséphine ; je suis la première.

Pour résister aux 10.000 soldats des demi-brigades nègres qui attaquent le Cap, Leclerc a réuni à peine 2.000 hommes, dont 500 soldats français ; il marche à leur tête et Paulette lui fait ses adieux sans montrer nulle faiblesse : Son visage si charmant s'embellit au contraire tout à coup d'une beauté surnaturelle où la dignité et le courage se peignaient à la fois. Aux dames de la colonie et de l'armée qui, réfugiées au palais du gouvernement, la supplient de s'embarquer et de les emmener, elle répond avec une énergie dans le geste et dans la voix que rend plus frappante encore la douceur de ses traits : Vous avez peur, vous autres ! Mais moi, je suis la sœur de Bonaparte, je n'ai peur de rien !

L'ennemi se rapproche ; il semble qu'il ait forcé la ville ; on se fusille tout près ; arrive un aide de camp de Leclerc ordonnant d'embarquer même par force Paulette et son fils. Paulette refuse de quitter son fauteuil. Quatre grenadiers la prennent, l'enlèvent, l'emportent : C'est égal, dit-elle en faisant la moue, je ne m'embarquerai pas. On marche : des femmes en toilette, des employés, une épée sous le bras, un parasol en main ; Dermide, porté par un grenadier et jouant avec le plumet du bonnet à poil ; des costumes bizarres, des tètes étranges que la peur convulse. Paulette regarde et éclate d'un fou rire : Voyez donc, dit-elle au secrétaire de son mari, nous ressemblons à une mascarade du bal de l'Opéra. Et elle rit à belles dents blanches, égrenant les notes claires de son rire sur la basse formidable des coups de canon, sur le pétillement continu de la fusillade, sur le chœur ininterrompu des lamentations féminines. On est au port ; on va placer le fauteuil d'où elle n'a point bougé dans l'embarcation, quand un nouvel aide de camp accourt, annonce la victoire, l'ordre de Leclerc de rentrer au palais. Paulette alors, tranquillement : Je savais bien que je ne m'embarquerais pas.

Quand Bonaparte reçut le rapport de celle affaire, il écrivit à Leclerc : Je suis très content de la conduite qu'a tenue Paulette ; elle ne doit pas craindre la mort puisqu'elle mourrait avec gloire en mourant dans une armée et en étant utile à son mari : tout passe promptement sur la terre hormis l'opinion que nous laissons empreinte dans l'histoire.

Avec 3.000 hommes restant des 34.000 débarqués, Leclerc ne pouvait plus tenir que quelques villes du littoral où débarquassent les renforts épuisé d'inquiétude, de fatigue et de travail, las surtout de cette lutte continuelle contre les noirs, contre les blancs, contre la misère et la pénurie d'argent, contre son armée découragée, même contre certains de ses généraux, qui non contents de voler leurs soldats allaient jusqu'à pactiser avec l'ennemi, il avait, comme il dit, l'âme flétrie, et la mort le guettait. Il sentait que, loin de lui être reconnaissante de ses efforts, la France qui ne sait ni comprendre, ni pardonner l'insuccès, le tiendrait convaincu d'incapacité, d'ineptie et peut-être de trahison, et que ce serait sur de tels renseignements que l'histoire le jugerait. L'œuvre à laquelle il s'était consacré allait périr ; cet échec, occasionné par des causes accidentelles et non par une infériorité militaire, qui dit déterminé toute autre nation à poursuivre plus vigoureusement sa revanche, à affirmer plus hautement ses droits, aurait pour conséquence que la France abandonnerait, presque sans regrets, la colonie la plus intéressante qu'elle eût jamais possédée ; et celte colonie, la France ne la remettrait point même, comme elle avait jadis fait d'autres — monnaie d'appoint pour les paix continentales — à des adversaires civilisés ; elle la livrerait à des tribus hideuses de nègres fétichistes et anthropophages ! Au lieu de suivre, avec une passion généreuse, ou du moins avec une patriotique sympathie, ses succès et ses désastres, les Français semblaient considérer cette guerre coloniale comme une entreprise particulière sans intérêt pour la nation, à moins encore qu'ils n'accusassent le Premier Consul de l'avoir imaginée pour détruire les soldats de l'Armée du Rhin et les généraux à opinions républicaines ; qu'ils ne l'accusassent, lui, Leclerc, d'avoir sciemment et volontairement mené à une mort inévitable et inglorieuse ses compagnons d'armes et ses amis ! Tout se réunissait pour l'accabler, comme SI sa fortune eût fait envie au destin.

Le 30 vendémiaire an XI (22 octobre 1802), il fut pris par la fièvre ; dix jours, il se débattit, gardant son intelligence intacte, la forçant au travail et expédiant les affaires. Le 9 brumaire (31 octobre), comprenant que la fin approchait, il appela son chef d'état-major, lui donna ses instructions, ordonna que Paulette fût, avec Dermide, conduite à l'île de la Tortue et, avant qu'elle partît, il lui adressa ses recommandations et ses adieux. Le même jour, comme il arrive aux mourants, il voulut qu'on préparât son propre départ et parla de longs avenirs. Dans la nuit du 10 au 11 (1er au 2 novembre) il expira.

On plaça dans un cercueil de plomb son corps embaumé à la façon égyptienne, serré de bandelettes jusqu'au sommet de la tête où le bandage était terminé par une capeline recouvrant les cheveux de Mme Leclerc qu'elle avait désiré qu'on lui mît sur la figure comme un gage de l'amour conjugal, en échange de ceux de son mari qu'elle avait demandés. On enferma son cœur dans un vase de plomb et celui-ci dans une urne d'or qui reçut cette inscription : PAULETTE BONAPARTE, mariée au général Leclerc le 20 prairial an V, a enfermé dans cette urne son amour auprès du cœur de son époux dont elle avait partagé les dangers et la gloire. Son fils ne recueillera pas ce triste et cher héritage de son père sans recueillir celui de ses vertus.

Paulette, en effet, avait résolu de ramener en France les restes de Leclerc et tandis que l'amiral La Touche-Tréville pressait les travaux d'installation à bord du Swiftsure, elle-même, malgré son extrême douleur, s'occupait des moindres préparatifs du funèbre voyage : sept jours après la mort du capitaine général, le Swiftsure quitta la rade du Cap.

On a raconté beaucoup d'histoires sur cette traversée : on a dit que, au Cap, du vivant de Leclerc, Paulette avait écouté sans ennui les galanteries du général Humbert, qu'elle l'avait retrouvé sur le vaisseau et qu'alors la cour qu'il lui avait faite s'était tournée en intimité il est inutile d'examiner si cet Humbert, dont on a fait un Lion amoureux, avait, comme ancien domestique, ouvrier en chapeaux et marchand de peaux de lapin, les qualités de l'emploi qu'on lui prête ; ceci suffit : Humbert, suspect d'intelligence avec les noirs, convaincu de dilapidations, accusé de lâcheté par Leclerc lui-même, avait été renvoyé de la colonie et était rentré en France le 8 brumaire (17 octobre) trois jours avant que Leclerc ne mourût au Cap. Après une enquête approfondie, il fut destitué de son grade et rayé des cadres de l'armée le 22 nivôse an XI (13 janvier 1803) pour avoir détourné des magasins de l'armée des rations en les vendant à son profit et pour avoir eu des relations coupables avec les chefs de brigands. A cette date, les passagers du Swiftsure étaient encore en quarantaine aux Nozarettes de Toulon.

A ce moment — peut-être le seul dans sa vie Paulette, la pauvre Paulette à la tête rase, veuve à vingt-deux ans d'un homme qu'elle aimait, le seul qui soit parvenu à se faire un peu craindre d'elle, ne pensait point à se faire adorer. Elle avait été, elle aussi, très éprouvée par le climat : depuis le mois de juillet (thermidor an X), elle était malade et, bien qu'il n'y eût point danger de mort, Leclerc en avait informé le Consul. Elle portait à la main une plaie profonde et de mauvais caractère qu'on ne fit disparaître à Paris qu'après un traitement énergique et très suivi et qui reparut à diverses reprises. Ne s'étant jamais bien remise de ses premières couches, elle était atteinte d'un mal, en ce temps incurable, qui l'obligea, par la suite, à vivre presque toujours étendue, qui lui rendit la marche et les voyages en voiture extrêmement pénibles et qui, à ce moment, était plus aigu qu'il ne fut jamais. Enfin, elle souffrait du mal de mer au point que, par la suite, pour éviter un embarquement de quelques heures, elle faisait d'étranges tours. Voilà de belles conditions pour une amoureuse !

Durant la traversée, elle sortit si peu de ses cabines pour se mêler au monde étrange qui encombrait le vaisseau — officiers mulâtres et nègres, veuves d'officiers blancs, créoles, prisonniers, soldats rapatriés, employés démissionnaires — qu'une des passagères, sollicitant, un an plus tard, sa protection, disait ne l'avoir aperçue qu'au Cap et à Toulon. La seule personne que par obligation elle dut fréquenter était le commandant du Swiftsure : le capitaine de vaisseau Huber. N'est-ce pas de cette quasi-homonymie que les pamphlétaires ont tiré leur anecdote sur Humbert ?

 

Dès que Paulette eut débarqué, elle écrivit à son frère : J'arrive à Toulon après une traversée affreuse et une sauté abîmée, et c'est encore le moindre de mes chagrins. J'ai ramené avec moi les restes de mon pauvre Leclerc ; plaignez la pauvre Paulette qui est bien malheureuse.

Le Premier Consul savait déjà la mort de Leclerc, qu'il avait apprise par un brick entré à Brest avec des dépêches : J'ai perdu mon bras droit, s'était-il écrié. Dès que le Swiftsure fut signalé, il expédia son aide de camp Lauriston à Toulon pour y chercher Paulette, et, après qu'elle aurait purgé sa quarantaine, la ramener à Paris. Un même temps, il donna des ordres précis pour que des honneurs inusités fussent rendus au général en chef mort à son poste. Le 19 nivôse (9 janvier), le Moniteur annonça que le Premier Consul prendrait le deuil le lendemain et le porterait pendant dix jours, et, le jour suivant, en effet, les grands corps de l'État et le corps diplomatique furent admis à lui présenter leurs condoléances, tandis que les femmes des principaux fonctionnaires venaient, en deuil, faire leurs compliments à Mme Bonaparte.

Si c'était de son beau-frère ou du capitaine général qu'on portait ainsi le deuil, Napoléon le laissa dans le doute ; peut-être pensait-il que l'espèce de deuil de cour qu'il avait commandé, allait, par une impulsion soudaine du cœur du peuple, se transformer en un deuil national, qu'il provoquerait un courant d'opinion, qu'il éveillerait dans la nation et l'armée une indignation contre ces misérables nègres...

N'est-ce pas pour cela qu'il ordonne la pompe la plus imposante lorsque, le 7 pluviôse (27 janvier), le cercueil de Leclerc est, en rade de Toulon, transporté du Swiftsure sur la Cornélie, qui doit le conduire à Marseille ; que, à Marseille, où Leclerc a commandé jadis, les funérailles sont telles qu'on les croirait décernées à un souverain ; que, par toute la France, les évêques sont invités à célébrer dans leurs cathédrales des services solennels et à prononcer des oraisons funèbres ?... Par ordre, le convoi, escorté par la gendarmerie et par la garde du capitaine général, dirigé par le chef de brigade Bruyère, accueilli à l'entrée de chaque ville par les autorités en grand costume, reçu par les garnisons sous les armes, salué de coups de canon et de feux de salve, traverse, à petites journées, la France entière, de Marseille à Montgobert où Leclerc a voulu être enterré ; mais, nulle part, les peuples ne s'émeuvent ; nulle part, le passage de ce cercueil, la pensée de cette autre Agrippine ramenant les cendres d'un autre Germanicus ne provoque un mouvement de colère, ni même de pitié. Nulle part l'on ne comprend que cet homme est mort pour reconquérir à la France sa colonie la plus précieuse et que ces funérailles qu'on mène au milieu de l'indifférence générale, uniquement dans le glacial de l'officiel, sont bien moins celles d'un capitaine général que de la domination française à Saint-Domingue.

Tout ce qu'on dit, c'est que le cercueil qui pèse neuf cents livres est bien lourd pour ne contenir qu'un cadavre et que Paulette y a caché sans doute les trésors qu'elle rapporte d'outre-mer. Le Premier Consul comprend que l'effet est manqué ; lorsqu'il règle les derniers détails, lui-même prescrit que le convoi contourne Paris, où d'abord l'on a pensé à déposer quelques jours le cercueil à l'église des Invalides ; le cortège gagnera Villers-Cotterêts, où l'on célèbrera seulement un dernier service : des draperies assez humbles dont la location coûte 2.587 francs 60 centimes, sont apportées de Soissons ; on ne réunit, en fait de troupes, que quelques détachements du 16e Dragons et de l'artillerie de la Garde des Consuls, dont la garnison est La gère ; on ne convoque que les autorités du second ordre, et, après ce service, le cercueil est déposé dans l'église de Villers-Cotterêts d'où, douze jours plus tard, il est, sans autre cérémonie, transporté à Montgobert, dans le tombeau provisoire préparé par Fontaine.

Si, devant  cette apathie qu'il avait constatée dans la nation, devant le renouvellement probable de la guerre avec l'Angleterre qui rendait impossible toute expédition coloniale, le Premier Consul avait dû renoncer, en même temps qu'à poursuivre une revendication nécessaire, à rendre à ce brave homme, à ce bon soldat, son beau-frère et son ami, des honneurs égalés à ses regrets, son cœur n'était point oublieux et, par la suite, en toute occasion, il se plut à le montrer. Il ne lui suffit point qu'à Fontainebleau, dans la galerie des Grands dignitaires, Leclerc eût son portrait en pied peint par Kinson ; il voulut son buste par Chinard, dans la salle des Maréchaux aux Tuileries ; il voulut, à l'église Sainte-Geneviève, un monument avec sa statue en pied, un monument qui fût très beau et fit pendant à celui de Voltaire. Si la statue que Dupaty fit nue pour la rendre héroïque ne fut point meilleure que celle que Lemot fit habillée pour la rendre officielle, ce ne fut point sa faute ; mieux que par l'airain ou le marbre, il a assuré à Leclerc l'immortalité lorsqu'il a écrit : Le capitaine général Leclerc était un officier du premier mérite, propre à la fois au travail du cabinet et aux manœuvres du champ de bataille. Le jour de la justice, ce sera là le jugement de l'histoire.

 

Après avoir subi aux Nozarettes quinze jours de quarantaine, Paulette qui avait reçu par Lauriston les instructions de son frère, avait encore été, près d'une semaine retenue à Toulon par sa santé. Ce n'avait été qu'au commencement de pluviôse (fin janvier) qu'elle avait pu se mettre en route, et, le 12 (1er février), elle était arrivée à Lyon où elle s'était arrêtée trois jours chez l'oncle Fesch, installé depuis un mois tans son archevêché. Le palais dont il habitait une partie était encore si pauvrement meublé qu'il dut céder son propre appartement à Paulette qui, épuisée par le voyage, consentit à grand'peine à recevoir le préfet et quelques hauts fonctionnaires. Elle employa sept jours encore pour venir de Lyon à Paris où elle descendit chez Joseph le 22 pluviôse (11 février).

Bien que le bruit fût partout accrédité qu'elle rapportait des trésors et qu'elle se trouvait à présent la plus riche de la famille, en réalité, par rapport à ses frères et sœurs, elle était dans une position de fortune médiocre. La succession de Leclerc, à partager entre sa femme et son fils, s'élevait à 571.979 francs dont, en mobilier et argent comptant, 246.000 et, en immeubles, 325.000 : à cela, il fallait ajouter 494.000 francs de créances dont beaucoup étaient irrécouvrables et les biens de la Novellara sur lesquels on manquait de données. Au mieux, c'est-à-dire l'actif entièrement réalisé, Paulette pouvait prétendre à 700.000 francs, Leclerc lui ayant assuré la moitié de sa fortune en toute propriété et le quart en usufruit[1] ; — une somme à coup sûr, si l'on se souvient du contrat de mariage passé à Milan, mais telle, sinon un peu inférieure à ce que Leclerc possédait en l'an IX ; car, avant de partir à Saint-Domingue, il avait fait à sa famille de grandes libéralités et, en particulier, il avait doté de 160.000 francs sa sœur cadette en la mariant au général Davout. A Saint-Domingue, il eût fait sans doute une immense fortune, rien que s'il avait pu mettre en valeur l'île de Gonave dont la propriété lui avait été attribuée par le Consul comme récompense nationale ; mais la Gonave était restée inhabitée et sans eau potable, et, de ce chef, rien à tirer. Avec des débiteurs récalcitrants, des créanciers singulièrement pressés, Montgobert à achever de payer et à entretenir, Paulette eût été fort embarrassée si son frère ne lui avait alloué sur sa Grande cassette un traitement annuel de 60.000 francs.

Il lui fallut quelque temps pour se reconnaître : sa santé était précaire et cette plaie à la main exigeait des soins continuels. Bien qu'elle trouvât tous les appuis désirables el qu'on s'ingéniât à lui aplanir les difficultés, il n'en fallut pas moins qu'elle parût devant les gens de loi pour régler la tutelle de Dermide, arrêter des comptes avec ses beaux-frères et sa belle-mère et prendre connaissance du passif et de l'actif. En pluviôse et ventôse (février et mars) elle ne bouge donc de l'hôtel Marbeuf que pour passer quelques jours à Mortefontaine où elle s'imagine que l'air lui fera du bien. Elle n'assiste à aucun des grands dîners que le Premier Consul donne, chaque décadi, jusqu'à son départ pour la Belgique.

En germinal (avril) elle se lasse d'habiter l'hôtel Marbeuf, où, si légère qu'elle soit, la tutelle de Joseph lui paraît encore trop pesante, où surtout l'on ne prend point pour lois tous ses caprices, et elle songe à s'installer chez elle. Elle jette son dévolu sur un hôtel tout voisin, séparé seulement par le double hôtel Montchenu (hôtels de Guébriant et d'Egmont), ouvrant aussi son portail sur la rue du Faubourg Saint-Honoré et poussant aussi les grands arbres de son jardin jusqu'aux Champs-Elysées : c'est l'hôtel que Bazin a construit en 1720 pour le duc de Charost, gouverneur de Louis XV, et qui, depuis, n'est point sorti de la famille, le dernier duc, celui qu'on a appelé le père de l'humanité souffrante, n'ayant point émigré et ayant conservé tous ses biens ; mais il a préféré à cet hôtel l'hôtel de Béthune, rue de Lille, et c'est là qu'il est mort le 5 brumaire an IX (27 octobre 1800), rallié du premier jour au Consulat et devenu, comme citoyen Béthune-Charost, maire du Xe arrondissement.

Sa veuve, née de Martel de Fontaine-Bolbec, qui a hérité une partie de son immense fortune, n'a point davantage voulu traverser l'eau et s'est installée avec la parenté de son mari dans le second hôtel de Béthune, rue Saint-Guillaume.

Épargné aussi bien par la Révolution que par ses propriétaires, l'hôtel Charost, depuis les remaniements de Patte, n'a pour ainsi dire pas été touché. Il a conservé intacte cette disposition singulièrement noble, commode et simple où se sont plu les architectes du siècle passé : les services des besoins rejetés sur la cour et, pour la vie mondaine, trois grands salons taillés dans la façade sur le jardin ; nulle afféterie dans la décoration, point d'autre recherche dans les distributions que l'abondance de la lumière et la richesse de l'espace. Dans cette suite de palais qui, du Garde-meuble et de la rue des Champs-Élysées, viennent jusqu'à l'hôtel d'Evreux, point de discordance alors dans les architectures, point d'entassement grotesque de pierres, point de profusion de banquier, rien que la noblesse d'un style qui, inspiré des purs modèles antiques, sans glisser jamais dans l'abjection de la mode, s'est peu à peu adapté au ciel de France, aux usages de Paris et ne s'est rendu moderne que par les ornements délicats et les sobres sculptures.

Bien que ne résidant point en son hôtel, Mme de Charost n'a point envie de le vendre ; mais comment tenir contre le siège que Paulette établit autour d'elle ? À la fin, elle se rend, et pour 400.000 francs ; il est passé acte sous seing privé ; tout de suite les ouvriers, et, si tôt un appartement prêt ; Paulette s'y transporte laissant trente louis de gratification aux domestiques de M. Joseph.

22.000 francs qu'elle aura à payer pour le contrat, 400.000 francs de principal ; ce n'est rien, elle y pensera lorsqu'elle aura le temps, mais il faut tout de suite 12.000 francs pour les grosses réparations et il faut le meubler à la moderne, cet hôtel où Mme de Charosf a laissé ses vieilleries. Cela emploie 33.586 francs 42, mais l'argent de la succession est sous la main et fait un tas qui semble inépuisable, et qu'est-ce d'en distraire 50.000 francs ? Pour Paulette, tenue d'assez court par son mari, n'est-ce pas un vrai bonheur de courir les marchands dans sa voiture, la première qu'elle ait à Paris, la voiture si désirée pour laquelle elle a tout de suite d'ailleurs querelle avec Bonnet son sellier, la voiture qu'elle attelle de petits chevaux vifs et mignons, en dépit de l'étiquette qui déjà pour une dame, commande les lourds carrossiers. Et quel bonheur d'ordonner à son goût les meubles chez Jacob ; de choisir les lustres, les pendules, les galeries, d'imaginer des dessins pour les étoffes de tentures, surtout d'être sa maîtresse, de jouir de sa liberté, de marcher à sa fantaisie et, si amoureux que soit le mari, de n'avoir point de compte à lui rendre, point de reproches à subir de sa part, comme il fut jadis avec Leclerc pour un certain boudoir.

Pourtant, à la longue, ce jeu de l'installation si amusant au début, finit par paraître fastidieux. C'est agréable de posséder des salons, mais non pour y promener indéfiniment, dans la solitude, une douleur déjà singulièrement amortie, ou pour n'y voir que des visages déjà connus et, par suite, décrétés ennuyeux !

Paulette s'ennuie, et non pas comme font discrètement les femmes endeuillées privées pour un temps de leurs divertissements ordinaires, mais à grands cris, à haute plainte, disant qu'elle en va mourir. Une seule chose l'a un temps adoucie : c'est que, quoique brune, le noir lui sied à miracle. S'il ne la fait pas plus jolie, c'est qu'il est un degré de perfection où la femme, tout en continuant à chercher dans les parures un moyen de se renouveler, ne saurait y trouver un moyen de s'embellir. Ainsi peut-on prêter diverses montures au même diamant. Malheureusement, comme tous les siens, presque autant que son grand frère le Consul, Paulette déteste le noir. — Puis, à quoi bon se rendre si plaisante pour ne plaire à personne, pour n'être vue de personne et ne recevoir de personne un compliment ? — Mieux vaut être morte !

Il faut donc bien que la porte s'entrebâille pour des admirateurs autres que le petit chien dont Paulette a eu la fantaisie et qu'elle vient de payer trois louis. D'ailleurs il lui suffit, pour lors, de tourner des tètes et des meilleures qui soient avec deux ou trois mots. Ce sera toujours presque indifférent pour elle qu'elle prenne goût au jeu ou que seulement elle s'y laisse aller pour la plus grande gloire de sa beauté — tout dépend de l'importance qu'on met aux choses et, à celles-ci, elle n'en met aucune — ; mais, à ce moment, c'est encore tout de philosophie et rien de pratique. A défaut d'autres, de plus jolie espèce, elle a affolé le gros Decrès, au point qu'il faillit en maigrir : mais comme avec ses brutalités affectées, son langage médiocrement châtié et ses déclarations à l'abordage, ce marin est en même tempe plein d'esprit, de combinaisons et de calculs, Paulette peut se demander si c'est à la sœur du Premier Consul ou réellement à la jeune femme qu'elle est que s'adressent ces hommages. D'ailleurs, que ferait-elle de Decrès, surtout pour le bon motif ? Veuve d'un général en chef, presque reine à Saint-Domingue, ayant Napoléon pour frère, que lui servirait d'épouser un contre-amiral, ministre de la Marine il est vrai, mais par ses goûts, ses habitudes et sa portée d'esprit, destiné à rester toujours subalterne ?

Le Premier Consul suit pourtant avec quelque inquiétude cette sorte d'intrigue, et, persuadé que, à force de s'ennuyer, Paulette finira par des sottises, il songe dès lors à lui trouver un grand parti hors de France et il imagine son mariage avec Melzi d'Eril, Melzi, du droit de sa naissance, est comte à Milan, marquis à Turin, prince à Naples, grand de première classe à Madrid ; du fait de Napoléon, il est vice-président de la République italienne, et de son chef, l'homme le plus éminent et le plus considéré de la Péninsule. Napoléon lui l'ait écrire par son aide de camp italien, Fontanelle : mais Melzi, célibataire avec délices, a passé la cinquantaine, il a pris des habitudes, souffre de rhumatisme et se soucie peu d'une femme, surtout aussi jeune et aussi jolie ; il décline donc formellement l'invitation.

Tout cela a été fort pressé et l'on est encore en ce même mois de germinal (avril 1803) lorsque arrive à Paris un voyageur de marque : il signor principe don Carrillo Borghèse.

C'est l'héritier et, à présent, le chef de cette maison Borghèse qui sans être une des plus nobles, ni une des plus anciennes de Rome — car son entrée dans l'aristocratie ne date que du XVIIe siècle — passe pour une des phis illustres et est à coup sûr entre les plus riches. Le pape Paul V, le fils de l'avocat consistorial de Sienne, en appelant près de lui ses frères et ses neveux, les a comblés de palais, (le villas, d'objets d'art, de. terres et de possessions : la principauté de Sulmona dans le royaume de Naples, trois terres et neuf châteaux en Sabine, trente et un dans les autres diocèses suburbicaires, onze maisons à Rome, le palais qui est grand comme une ville, la villa hors Porta Pinciana qui a 6 kilomètres de tour, dix domaines encore dans la banlieue... et cette fortune, accrue à chaque génération : par la dot de 150.000 écus de Camilla Orsini qui épousa Marc-Antoine ; par l'hérédité entière des Aldobrandini-Rossano échue à Olympe Aldobrandini, femme de Paul ; par les alliances de Jean-Baptiste avec une Boncompagni, de Marc-Antoine III avec une Spinola, de Camille avec une Colonna, surtout de Marc-Antoine IV avec une Salviati, seule héritière (le sa maison, la plus illustre de Toscane...

Sans doute, depuis cinq ans, les guerres et les révolutions ont coûté cher aux Borghèse. Pour les armements, en une fois, Pie VI leur a demandé 60.000 écus, et les Français en ont exigé 36.000 pour emprunt forcé : ils ont, sous la République, été taxés à des contributions dont une seule a été de 100.000 sequins, si bien que, par besoin réel, ou pour donner le change, le prince Marc-Antoine a mis publiquement en vente son magnifique service de vermeil et a fait courir que, de la main à la main, il a dû se défaire de son immense et célèbre argenterie.

A sa mort pourtant, Camille, l'aîné de ses fils a encore trouvé la plus grande fortune de Rome et vraisemblablement d'Italie. C'est, lui, un fort joli garçon de vingt-huit ans, de taille un peu courte, mais pour le moment fort élégante et bien prise, avec des traits d'une régularité parfaite, de g-rands yeux charbonnés, très vifs, très brillants, des cheveux noirs comme du jais, l'air et l'apparence d'un homme à tempérament. D'instruction, aucune. Il est incapable d'écrire correctement sa propre langue et, quant au français, il en sait à peine quelques mots. Il a pourtant les idées françaises, et à la Révolution, il s'est signalé. A la fête nationale du 17 juillet 1798, on l'a vu jeter son propre écusson au bûcher, où, sur la place d'Espagne, on brûlait le Livre d'or, les chapeaux cardinalices et les procédures du Saint-Office, puis, avec le jeune prince Santa Croce, mener autour du bûcher une farandole joyeuse. Il s'est mieux distingué dans la garde nationale où il est entré des premiers avec son frère et, lorsque Championnet a été momentanément obligé d'évacuer Rome devant les troupes napolitaines ; Camille qui l'a suivi, s'est battu bravement : le Moniteur a même annoncé qu'il avait été blessé. Après le départ des Français et la chute de la République, il est rentré en grâce d'autant plus facilement que son oncle, Jean-Baptiste Borghèse-Aldobrandini, chargé d'une partie du gouvernement durant l'occupation napolitaine, était plus signalé par ses opinions réactionnaires : d'ailleurs, à ce moment son père, le prince Marc-Antoine, est venu à mourir, Camille s'est trouvé le chef de sa maison et elle est trop puissante et trop bien alliée pour qu'on lui tienne rigueur.

Toutefois, malgré l'officielle réconciliation qui lui a fait restituer ses biens napolitains confisqués, peut-être se sent-il médiocrement apprécié à Rome ; peut-être a-t-il eu des difficultés avec la princesse douairière ; aussi réside-t-il de préférence en Toscane où, des Salviati, il possède un beau palais, d'incomparables villas et des biens immenses. C'est de Florence qu'il est parti le 20 vendémiaire an XI (12 octobre 1802) avec un passeport du nonce, monsignor Morosini, pour faire son tour d'Italie. Escorté de son secrétaire, il signer Posi, d'un courrier et de deux domestiques, il est venu d'abord à Bologne, puis à "Venise où il s'est arrêté tout un mois. De Venise, il est allé à Milan où il a séjourné deux mois et demi. Puis, pour compléter son voyage, peut-être pour saluer le Président de la République italienne, surtout sans doute en vue de se divertir, il a pris par Turin et Lyon sa route sur Paris. Parti de Lyon le 2 germinal (23 mars 1803), il ne fut point à Paris avant le 7 (27). Il ne perdit point un instant pour faire ses visites au Cardinal légat, remettre les lettres de Cacault dont il était porteur, se faire introduire chez le ministre des Relations extérieures, se faire inscrire par le préfet du palais sur la liste des présentations : il fut en effet présenté au Premier Consul par le cardinal Caprara, à l'audience diplomatique du 13 germinal (3 avril), la première qui suivit son arrivée.

Plus tard, on s'amusa à raconter que, lors de ce premier séjour à Paris, Camille n'avait trouvé à fréquenter que le concierge de l'hôtel meublé où il était descendu rue de la Grange-Batelière. On prétendit que lui-même se plaisait à dire que ce qui l'avait le plus surpris à Paris, ç'avait été l'éducation et l'amabilité de cette famille. Qui sait quel était, en l'an XI, le concierge, de la maison garnie tenue par le citoyen Billon dans l'ancien et magnifique hôtel Pinon, quel état et quelle fortune il avait douze ans auparavant ? Sans doute il parlait italien et était capable d'instruire Borghèse de toutes choses. Peut-être, comme tant d'autres, avait-il pris ce métier après la Révolution pour gagner son pain. Aussi bien, à quoi bon des romans ? N'est-ce pas avec un pareil étonnement que tout voyageur note cette politesse et ces façons gracieuses des petites gens de Paris ? Ceux-ci trouvent sans peine les mots qui conviennent, savent les attentions qui plaisent, s'arrêtent dans la familiarité juste au point qu'il faut et fournissent à chaque instant des preuves de tact, d'intelligence et de naturelle éducation qui surprennent les étrangers et dont seuls les Parisiens ne s'aperçoivent qu'aux jours où un péril commun, un désastre public ou une fête nationale les met en contact.

S'il fréquenta le concierge de son hôtel, Borghèse eut pourtant, dès son arrivée, des liaisons plus illustres. Il était familier à l'hôtel Montmorin qu'habitait le Cardinal légat et les monsignors de la mission lui faisaient leur cour. Il avait retrouvé ses amis Santa Croce établis depuis longtemps à Paris, où même ton venait de voler les diamants de la princesse. Il avait à ses ordres tous les Italiens diplomates et lis étaient en nombre — qui se seraient fait scrupule de le négliger : Marescalchi, de la République Italienne : Serra, de la Ligurienne ; Serristori, d'Etrurie ; Azara, ambassadeur d'Espagne, qui si longtemps avait résidé à Rome, et surtout Angiolini di Serravera, celui-ci plus intime que tous autres, à ce moment représentant officieux du ci-devant grand-duc de Toscane que le traité de Lunéville avait transféré à Saltzbourg en attendant qu'un autre traité le transportât à Wurtzbourg. Angiolini avait été de longues années dans l'intimité subalterne du palais Borghèse et il se retrouvait à Paris juste à propos polo y piloter le plus renommé des princes romains.

D'ailleurs, peu de gens : la société des hommes de sport et des hommes de plaisir : le prince de Fuentés Pignatelli, M. Demidoff, M. de l'Aigle et avec eux des parties, mais obscures ; surtout le monde diplomatique et le monde officiel où sa présentation an Premier Consul lui a ouvert toutes les portes. Angiolini, en liaison intime avec tous les Bonaparte et surtout avec Joseph chez qui il passe sa vie, lui est partout un guide précieux et sûr.

C'est Angiolini qui, le premier, a l'idée qu'un tel parti pourrait convenir à Paulette[2] et qu'il serait intéressant à divers égards que Borghèse épousât la sœur du Premier Consul. Il fait à Mme Bonaparte la mère et à Joseph des insinuations qui sont si bien accueillies que, le 17 prairial (6 juin), Borghèse est invité à venir passer une journée à Mortefontaine. Il s'Y trouve avec une partie des Bonaparte, le marquis et la marquise de Gallo et quelques-uns des habitués. Caprara qui est dans la confidence et qui, probablement même, a mis en mouvement. Angiolini, est venu la veille.

Camille ne déplut point à Paulette : depuis cinq mois qu'elle était en France, elle était blasée sur les agréments que le noir prêtait à sa beauté ; sa douleur, très sincère au premier moment, s'était d'autant plus rapidement atténuée qu'elle s'était produite sous d'autres cieux, dans un monde différent et que la distance éloigne les impressions comme le temps. Hormis ce cercueil, maintenant déposé à Montgobert, aucun des êtres et rien des objets qui l'entouraient n'était pour la lui rappeler. Tout cela, les incendies, les massacres, les batailles, la fièvre jaune, lui étaient comme un mauvais rêve, et la réalité de ce passage à travers l'enfer — cet enfer dont seule, pour ainsi dire, elle était sortie saine et sauve, — s'était estompée d'autant plus vite en sa mémoire que les angoisses avaient été plus accumulées, plus violentes et plus brèves. Elle n'était point femme d'ailleurs à se plaire longtemps dans la même idée, surtout si l'idée était triste. Le propre de son esprit, hormis en ce qui touchait le sentiment de famille et l'admiration d'elle-même, était la mobilité et, plus elle était vive en ses désirs, ses tendresses, ses passions, moins elle y portait de constance. Susceptible, en face d'événements majeurs, des plus beaux et des plus généreux mouvements, trouvant alors dans son âme frivole une énergie qui galvanisait son corps débile et montrait qu'elle avait eu sa part d'un sang de héros, dans le cours ordinaire de la vie, elle retombait à un enfantillage qui bondissait constamment d'un caprice à l'autre. Elle s'éprenait d'amitié, comme d'amour ou d'estime, à l'improviste et par éclair, et se déprenait de même : aussi mobile et fugitive pour les choses que pour les êtres, s'engouant et se dégoûtant tour à tour avec une sincérité pareille, aussi instable en ses demeures qu'en ses pensées, elle était d'autant plus la femme que chez elle les défauts communs aux femmes touchaient au superlatif, de même que sa baoulé atteignait une perfection qu'on peut bien dire sans exemple.

Le souvenir de Leclerc était loin de son esprit et de son cœur — aussi loin que Saint-Domingue — et, à présent, n'était-il pas joli d'être princesse, une vraie princesse, une princesse par la grâce du Pape, sinon par la grâce de Dieu ; de faire enrager d'une principauté les bonnes sœurs, Mme Bacciochi et Mme Murat, et les excellentes belles-sœurs, Joséphine el Hortense ; de promener, seule de son espèce, de vraies armoiries sur ses voitures et de sommer d'une couronne fermée le dragon ailé et l'aigle Borghèse ? L'inconnu de Rome, la grande vie à mener là-bas dans un palais royal, dans des villas enchantées ; une société nouvelle à étonner de sa beauté et de ses toilettes ; un changement total d'horizon ; la joie de voir, de sentir, d'éprouver une existence nouvelle, n'était-ce pas de quoi la tenter ? — et, par surcroit, l'homme était tout à son goût et semblait fait exprès pour lui plaire : guère plus grand qu'elle-même, joli à peindre et tout vif de ce feu du midi qui brille parfois d'autant plus qu'il est moins ardent et moins durable.

Tout était donc au gré de Paulette et quelques jours après l'entrevue de Mortefontaine, Angiolini reçut de Joseph mission de voir le prince et de lui faire une ouverture en règle. Caprara avait préalablement dit un mot au Premier Consul, mais sans désigner expressément son candidat. Napoléon avait répondu qu'il préférerait voir sa sœur remariée à Rome plutôt qu'ailleurs pourvu que son époux eût une position sociale tant soit peu digne de lui. L'autorisation était donc implicite : mais d'ailleurs Napoléon ne paraissait point ; quoiqu'il fût au courant de tout et. qu'il eût tout approuvé, il laissait Joseph agir en sa qualité de chef de famille.

Le 30 prairial (19 juin), Angiolini, après avoir vainement cherché Borghèse tout le jour, le rencontre enfin le soir fort tard, et, dès le lendemain matin, il écrit à Joseph : Borghèse a été plus effrayé qu'étonné du projet, tant il lui a paru grand. Il ne lui parait pas possible qu'on puisse l'exécuter. J'ai voulu qu'il le croie de ma tête, mais appuyé de circonstances qui m'autorisent à espérer une issue favorable. Notre conférence à été longue, mais elle n'a pas suffi à le déterminer. Je ne quitte pas prise pour cela, car j'ai découvert qu'il y a l'objet essentiel : la personne plaît.

L'hésitation, en effet, fut courte, car, dès le surlendemain (2 messidor, 21 juin), nouveau billet d'Angiolini : L'affaire est faite. Le prince Borghèse se croira trop heureux si le Premier Consul veut bien lui accorder l'honneur d'avoir en épouse votre très aimable sœur, Mme Paulette. Borghèse demande seulement qu'on garde le secret jusqu'au moment où il aura reçu le consentement de sa mère, déférence d'autant plus nécessaire qu'il est en ce moment moins bien vu par elle, qu'il redoute qu'elle accueille mal la nouvelle et que, pour se rassurer sur ses intentions, il a besoin des encouragements d'Angiolini et de ceux de Caprara.

La lettre d'Angiolini, visée et approuvée par le Cardinal légat qui déclare se faire une véritable obligation d'assister le prince dans toutes les occasions, est reçue avec satisfaction par Joseph qui acquiesce naturellement à la communication préalable à la princesse douairière. Cette réponse est, le 3 messidor (22 juin), communiquée par Angiolini à Borghèse et à l'excellent cardinal. Tous trois, aussitôt, ouvrent une conférence pour discuter les termes de la lettre à la princesse, la façon de l'expédier et de la soustraire aux indiscrétions de la poste. On y met du temps, car c'est seulement le 9 (28 juin) que Posi, secrétaire de Borghèse, part à franc étrier pour Rome, porteur des lettres que Camille adresse aux siens et de la dépêche par laquelle Caprara annonce le mariage au secrétaire d'État et sollicite l'agrément du Saint-Père.

Presque en même temps, Paulette écrit à son frère pour lui demander son consentement. Le Premier Consul est à Lille au moment où il reçoit cette lettre qui ne lui apprend rien qu'il ne sache, mais qui apporte une nouvelle à Mme Bonaparte : Tu sais sans doute, écrit-elle à sa fille le 20 messidor (9 juillet), que Mme Leclerc se marie. Elle épouse le prince Borghèse. Elle a écrit il y a deux jours à Bonaparte pour lui dire qu'elle le désirait pour son mari et qu'elle sentait qu'elle serait très heureuse avec lui. Elle demande à Bonaparte la permission pour le prince Borghèse de lui écrire pour lui faire la demande de sa main. Il parait que c'est Joseph et M. Angelini (sic) qui ont fait le mariage. Dans le cas où la famille ne t'en aurait pas parlé, n'en dis rien. Avec toute la réserve commandée par les circonstances, cette lettre ne montre-t-elle pas l'hostilité de Joséphine, assurée de trouver une alliée chez Hortense et disposée, comme on le sait d'ailleurs, à embrasser la querelle des Davout et des Leclerc ? Par le secret commandé, il semble qu'elle veuille tenter encore une contre-mine, mais la nouvelle ne va pas tarder à être ébruitée

Angiolini n'a pas su se tenir de la garder ; mais, d'abord, c'est hors de Paris qu'il l'a répandue : Dans peu, écrit-il, dès le 6 messidor (25 juin), au prince Rospigliosi à Vienne, je pourrai vous informer d'une chose que je ne veux pas appeler grande, mais qui pourtant n'est pas petite et que, par volonté supérieure, je suis chargé de traiter... Quand elle sera connue, elle sera blâmée par certains, louée par d'autres... Mais, quant à moi, je suis persuadé que le Lien qui peut en sortir est grand et le mal petit ou nul. Le 11 (30 juin), dans une lettre à Giustiniani, bien plus intime : Voici un secret, dit-il, vous êtes le premier à qui je le confie : Borghèse épouse la Paulette, veuve de Leclerc, selon moi la plus belle et l'une des plus aimables dames de Paris. C'est moi qui, d'accord avec Joseph, ai fait l'affaire, je crois à la pleine satisfaction de tous. Déjà les fiancés sont amoureux l'un de l'autre et, par Dieu ! ils ont raison de l'être et je suis persuadé qu'ils seront heureux.

Quel était le grand bien que Angiolini attendait de ce mariage ? Quelle volonté supérieure l'en avait chargé ? Pourquoi Caprara s'y mêlait-il avec tant de zèle ? Etait-ce de Borghèse seulement qu'il s'agissait, de sa réconciliation avec sa famille, de son rétablissement à Rome ? sujet bien mince en vérité pour de tels efforts ! Passant par-dessus Borghèse, le cardinal ne pouvait-il considérer l'alliance d'un prince romain avec la sœur préférée du Premier Consul comme devant former une sorte de garantie pour le Saint-Père, faciliter une correspondance intime, ménager une action, créer une combinaison ? Et pourtant, Caprara se découvrait le moins possible ; il agissait par Angiolini qu'il poussait en avant : Pourquoi ? Je vous dirai quand je vous reverrai, écrit Angiolini au prince Rospigliosi, les raisons pour lesquelles j'ai dû faire moi-même tout ce que j'ai fait et vous verrez que, à aucun titre, je ne pouvais ni ne devais m'en dispenser. Il y avait donc là de la politique ; mais, de cette politique, le secret jusqu'ici a été bien gardé.

A Rome, l'annonce du mariage avait été accueillie avec enthousiasme. Le cardinal Fesch écrit au Premier Consul le 24 messidor (13 juillet) : Sa Sainteté a été enchantée ; la noblesse romaine a marqué de la satisfaction et la princesse Borghèse est extrêmement contente et elle ne soupire qu'après le moment d'embrasser votre sœur. Elle a envoyé à Paris le prince Aldobrandini, son second fils, en signe d'approbation. C'est une bonne femme qui rendra la vie heureuse à Paulette. C'est une maison qui a un revenu de cent mille piastres. Me voilà parent de la première famille de Rome, ajoute Fesch et, vu les frais où cette parenté ne peut manquer de l'entraîner, il demande qu'on augmente son traitement.

Lorsque Posi qu'accompagne le prince Aldobrandini arrive de Rome le 28 messidor (17 juillet), Caprara est à Bruxelles à la suite du Premier Consul. Angiolini s'empresse de lui écrire qu'il ne peut donner une idée de la consolation, du contentement et de la joie qu'expriment les réponses reçues aussi bien de la princesse Borghèse que du cardinal secrétaire d'État... Aldobrandini et le secrétaire disent que, sur la nouvelle, ils étaient tous fous de joie. Etait-ce vraiment, comme l'a dit Napoléon, qu'ils considérassent la famille Bonaparte comme une famille italienne qui, quoique tombée depuis longtemps dans l'obscurité, avait, au su de tous les Italiens, joué longtemps un grand rôle au milieu d'eux ? Faut-il croire, sur son dire, qu'il n'y eut alors qu'une voix, à Rome et en Toscane, dans cette famille et tous ses alliés : C'est bien ! C'est entre nous, c'est une de nos familles ! En vérité, si Paulette n'avait pas été la sœur du Premier Consul, qu'auraient pesé les Bonaparte pour les Borghèse ! Mais cette façon d'envisager les choses flattait en Napoléon la vanité familiale. On lui avait dit et il paraissait croire que la mère du pape Paul V était une Bonaparte, et, un instant, il trouvait comme un plaisir d'un genre particulier et délicat à se rabaisser lui-même pour exalter la race d'où il sortait.

A présent que le mariage était public, car, sur la foi de leurs correspondants de Rome, les journaux de Paris venaient de l'annoncer (13 thermidor, 1er août), il convenait de parler affaires. Dès le commencement d'août, Angiolini stipulant pour Borghèse et Joseph pour Paulette arrêtèrent les termes du contrat : le Premier Consul fournissait une dot de 500.000 francs ; la future y ajoutait une somme de 300.000 francs provenant d'un don manuel que Napoléon lui avait fait en l'an XI, mais énoncée comme apport en diamants pour qu'on pût en taire l'origine et sauver les droits de donation. Ces 800.000 francs liquides devaient seuls être remis à Borghèse, tous autres biens, présents et à venir de la future, notamment ses reprises sur la succession Leclerc, devant être paraphernaux. Donc point de communauté entre les époux, mais Borghèse, touchant les revenus de la dot, devait fournir annuellement à sa femme 20.000 francs pour sa toilette. S'il prémourait, Paulette reprendrait ses biens dotaux, recevrait en douaire une rente annuelle de 50.000 francs et jouirait, sa vie durant, de son appartement au palais Borghèse et de deux voitures entretenues.

Ces articles, passés en contrat par les notaires et légèrement aggravés encore, au profit de la future épouse, sur l'intervention de Lucien, furent signés, uniquement par Paulette et Borghèse, à l'hôtel Charost, le 5 fructidor (23 août).

Restait à fixer la date du mariage que les journaux les mieux informés, les Débats entre autres, annonçaient comme très prochain. Déjà les publications légales avaient été faites les 26 thermidor (14 août) et 3 fructidor (21 août) à Mortefontaine où Paulette, pour éviter la publicité de Paris, avait déclaré être domiciliée depuis son retour de Saint-Domingue. Tout le monde était d'accord et il semblait qu'on n'eût plus qu'à passer à la mairie et à l'église lorsqu'une difficulté se présenta : on avait oublié Leclerc. Il n'était mort que le 11 brumaire de cette même année (2 novembre 1802) et, si l'article 228 du Code civil qui venait d'être promulgué permettait à la veuve de contracter un nouveau mariage après dix mois révolus depuis la dissolution du mariage précédent ; si, par suite, légalement, Paulette pouvait se remarier le 12 ou le 15 fructidor (30 août ou 22 septembre), le Premier Consul n'admettait point que sa sœur fût la première à violer les règles sociales que lui-même venait de rétablir : Dans l'Almanach national de l'an XI, il avait officiellement rappelé, pour la première fois depuis la Révolution, les Usages suivis à Paris pour les deuils, usages naturellement désertés chaque fois que, du gouvernement, l'anarchie gagne la société et que l'infamie des mœurs publiques provoque et entraîne l'abaissement des mœurs privées — usages aussi que Napoléon tenait d'autant plus à restaurer qu'ils lui semblaient indivisibles de l'idée de famille, inséparables de la forme de gouvernement qu'il s'efforçait de constituer. Or, selon ces Usages, le deuil d'un mari dure un an et six semaines et, à chaque période, l'étiquette change : les trois premiers mois, vêtement de laine noire avec coiffure et fichu de crêpe noir les six premières semaines, de crêpe blanc les six autres ; les six mois qui suivent, vêtement de soie noire avec coiffure en crêpe blanc garnie d'effilé ; puis, pendant trois mois, vêtement noir et blanc ; enfin, pour les six dernières semailles, vêtement blanc uni. Paulette en était à l'étape du noir et blanc, et il ne convenait pas qu'elle marchât plus vite que l'almanach : tout au plus pouvait-on tricher des six dernières semaines, en lui comptant le temps de campagne ; mais tolérer son mariage après dix mois de viduité, t'eût été la vouer à cette sorte d'infamie dont les Romains flétrissaient la veuve remariée avant le temps, et qui, de leurs lois, malgré l'Église et le Code, s'est plus fortement établie dans les mœurs des Latins que s'ils y avaient attaché une sanction pénale.

Devant la volonté nettement exprimée du Consul, il fallut donc surseoir publiquement au mariage ; mais, dans le particulier, les choses prirent un autre tour. Presque aussitôt après le contrat, Mme Bonaparte la mère permit que le mariage eût ses effets. Dans les derniers jours d'août, vraisemblablement le 13 fructidor, Borghèse et Paulette reçurent à Mortefontaine, d'un prêtre italien, peut-être de Caprara lui-même, la bénédiction nuptiale, en présence de Lucien, de Joseph et d'Angiolini. On ne saurait rapporter la date précise, les registres paroissiaux de Mortefontaine, un, d'ailleurs, ce mariage illégal au regard des lois civiles n'eût vraisemblablement pas été inscrit, ne se retrouvant pas avant 4801 ; mais le fait est certain : il est attesté par un billet de Borghèse, malheureusement non daté, invitant Angiolini à l'accompagner avec Lucien à la campagne de Joseph où le même jour aura lieu le mariage ; par une suite de lettres authentiques où Angiolini parle du bonheur des deux époux, qui s'aiment autant qu'homme et femme peuvent s'aimer, et qui passeront deux mois à la campagne jusqu'à la fin de leur deuil.

Il y eut donc, de l'aveu de M Bonaparte mère, des deux frères de Paulette, Joseph et Lucien, de Caprara et d'Angiolini, un mariage de conscience ; mais, comme il fut tenu rigoureusement secret, il résulta, de l'intimité où Paulette vécut dès lors avec Borghèse, le bruit qu'il était son amant ; l'on cria au scandale ; l'on s'indigna que Napoléon tolérât de telles mœurs, et, lorsque le mariage fut publié, l'on affirma que c'était lui qui avait exigé cette réparation.

Napoléon ignorait si complètement ce qui s'était passé et ce qui se passait encore à Mortefontaine que, considérant que le deuil de Paulette touchait à sa fin, il la fit inviter au diner de deux cent cinq couverts qu'il donna aux Tuileries le 2 vendémiaire an XII (25 septembre) et qu'il emmena ensuite Paulette passer quelques jours à Saint-Cloud, peut-être pour lui faire prendre patience, peut-être pour la surveiller de plus près.

A la fin de vendémiaire, le 23 octobre, il donne un nouveau diner de cent quatre-vingt-treize couverts où assista encore Mme Leclerc et où, cette fois, Borghèse fut invité en même temps que le prince électoral de Wurtemberg, le prince Tufiakiu, Azara et Albert Litta : c'est ici, au compte de Napoléon, comme un diner de fiançailles ; car, dans quinze jours, le mariage doit être officiellement célébré, le Premier Consul en est averti et il y a donné son plein assentiment. Il ignore encore que, au mépris de ses lois, on a passé par l'église sans entrer à la mairie et tout concourt pour lui donner le change. C'est tout récemment, en effet, que Paulette a commencé à s'occuper des toilettes dont elle compte éblouir la ville de Rome.

Borghèse, fort neuf en telle matière et très embarrassé pour le choix de la corbeille qu'il veut offrir, s'en est naturellement rapporté au goût de sa femme et lui a remis en argent 45.000 francs pour acheter ce qui lui plairait. Paulette n'a pris chez Leroy qu'un cachemire de 100 louis et s'est, de préférence, attachée aux dentelles : elle a eu, chez Lesueur, une robe d'Angleterre de 12.000 francs, avec une tunique de 50 louis, une camisole de 60 et un bonnet, à rubans lilas — demi-deuil — de 20. Elle a eu une robe en dentelle noire de 1.152 francs, un fichu et des manches point rézeau de 1.200 et des aunages de point rézeau, de malines et d'Angleterre à 340 francs, 18 louis et demi et 10 louis l'aune. Le mémoire de Lesueur monte à 24.610 fr. 80. Chez Mlle Despaux, en schahs, en chapeaux et en robes 16.584 francs, rabais faits, car Paillette compte avec les fournisseurs et ne veut pas qu'on la vole. Elle a donc sabré la facture, bien que Mlle Despaux assurée que les prix qu'elle lui a dits sont les plus justes.

A côté des 45.000 francs, le prince a mis dans la corbeille les diamants Borghèse dont la réputation est européenne, et, pour compléter les parures, il a acheté pour 18.000 francs à Foncier et pour 40.000 à Margueritte. Mais quelle splendeur à présent cet écrin de Paulette ! La parure de diamants avec le peigne, le collier en chatons, les bracelets, un médaillon de cornaline entourée de brillants, les accrochoirs pour robe ronde et robe carrée, deux rangs de chatons encore, un papillon, un bandeau, une ceinture et un bouquet ; puis, une parure presque égale de saphirs, une d'émeraudes, une de rubis, c'est 4.425 carats de diamants, plus de 1.200.000 francs, 80 luirais de rubis d'Orient, 300 de saphirs. Et il y a les perles : six rangs de grosses perles, un autre rang de trois cent soixante-neuf perles, des boutons, des masses, des poires, sans parler des perles de collections ! Et il y a les pierres chatoyantes, les algues marines, les pierres antiques gravées ; c'est le trésor d'une couronne. Paulette s'est chargée des conférences avec les bijoutiers et la monture au goût nouveau lui a donné bien du mal. Elle ne se décide point au premier coup : il lui faut dessin sur dessin, avis sur avis ; les bijoutiers font des comptes à l'infini où ils se perdent ; les femmes de chambre interviennent ; on consulte des artistes qui ne savent que répondre ; un vent de folie passe sur la maison.

Et, voici Mme Germont avec ses robes : question plus compliquée que le mariage même. Les étoffes, sitôt levées, cessent de plaire ; les formes, sitôt les robes bâties, semblent démodées ; l'on change et l'on rechange les garnitures en dentelles et en broderies ; la couturière s'empresse, s'agite, se démène ; elle ne parvient pas à satisfaire : et pas plus heureuse la lingère, Mlle Lolive, si habituée qu'elle soit aux fantaisies de Paulette, qui lui redevait 100 louis à son départ pour Saint-Domingue et, qui, tout de suite à son retour, lui commandait pour 4.000 francs de joli linge.

Ce n'est pas assez que la toilette : pour paraître à Rome à son avantage, la princesse doit connaître les façons qui sont de rite en ce monde où elle va paraître, ce inonde dont la formule n'a point varié et qui attend la petite Française à son arrivée pour la passer au crible : marcher, saluer, danser, faire ces belles longues révérences où le corps se fond en une harmonieuse et délicate souplesse, c'est ce qu'il faut savoir d'abord ; et voici Paulette qui prend pour 300 fr. de leçons de danse au-devant d'un joueur de pochette qui reçoit tout juste 40 fr. pour sa peine.

On dansera donc à Rome ; mais y aura-t-on un coiffeur ? Cela se rencontre-t-il ailleurs qu'à Paris ? N'est-ce pas là seulement qu'on en trouve qui puissent mettre en sa valeur cette tête où les cheveux sacrifiés au mari défunt repoussent à peine, boucler à la fantaisie requise les cheveux courts, ou mieux, inventer cette coiffure à la juive qui, cachant la chevelure entière sous une sorte de serre-tête, semble une coquetterie inédite ? Débaucher un de ces artistes, il n'y faut pas songer ; mais ils peuvent dresser une fille intelligente, et, sur sa propre tête, Paulette fait donner pour 800 fr. de leçons à sa femme de chambre Adélaïde.

Tout se presse, s'embrouille, se complique ; car ce n'est pas assez des toilettes. il y a les affaires : dans son contrat de mariage, Paulette, en personne avisée, a, de son chef, introduit cette clause qui n'a point été débattue par Joseph et Angiolini : Dans le cas où la future épouse se trouvera avoir, par acquisition ou autrement, un hôtel à Paris, de quelque valeur qu'il fût, elle pourra vendre ou aliéner cet hôtel ou bien paraphernal... en vertu du présent contrat et sans avoir besoin d'autre consentement ou autorisation du prince, son époux. Or, elle a l'hôtel, et si, jusqu'ici, elle n'a rien payé du fonds, elle y a dépensé 45.000 fr. ; mais elle ne possède encore qu'en vertu d'un sous-seing privé et elle veut à présent procéder légalement et passer contrat ; ce sera ainsi chose incommutable ; il n'est point dit qu'elle se plaise à Rome et l'hôtel sera là pour la rappeler à Paris. Elle achète donc par-devant notaire le 11 brumaire (3 novembre), le jour anniversaire de la mort de Leclerc ; elle emprunte 100.000 fr. à Joseph pour payer les frais et donner un acompte et, de cette dette, comme des 350.000 francs qu'elle redoit à Mme de Charost, elle ne s'inquiète, comptant bien que, après avoir un peu crié, le grand frère Consul ouvrira sa bourse.

Reste à régler la tutelle de Dermide. Paulette remariée sera-t-elle maintenue comme tutrice, avec Borghèse pour cotuteur ? Suivant désormais la nationalité de son mari, elle va devenir étrangère et, outre les craintes qu'inspire légitimement le climat de Rome pour un si jeune enfant, les Leclerc ne doivent-ils pas désirer que l'unique représentant d'un général en chef français reste en France et reçoive une éducation française ? Certes, tel est l'avis raisonné et formel de Mme Davout, de Davout, de Mme Musquinet-Leclerc, de tous les frères et parents du général ; mais le conseil de famille, où les Bonaparte se trouvent, par hasard sans doute, convoqués et représentés en majorité — quatre contre deux — n'a point ces scrupules et décide affirmativement. Cela est fait le 13 brumaire (5 novembre) et, le lendemain, l'on doit se rendre pour le mariage à Mortefontaine où l'on est assuré de trouver des officiers municipaux complaisants.

Le Premier Consul n'y viendra pas : il est parti trois jours auparavant (le 11 brumaire, 3 novembre) pour Boulogne — voyage subit, dont rien, à trois jours près, ne motive l'urgence, hormis la volonté qu'il a de ne point consacrer par sa présence cette violation des lois ; hormis la colère qu'il éprouve d'avoir été trompé, trompé par cette sœur qu'il préfère, trompé par sa mère, par ses frères, par Caprara, par tout le monde ; d'avoir été joué, lui, et de ne pouvoir à présent défaire ce mariage qu'il a approuvé, qu'il a autorisé, dont il a payé la dot et qui, depuis deux mois, est consommé sans qu'il s'en doute. Il ne peut punir Paulette que par son absence ; il la lui inflige, mais, s'il s'abstient — et les affaires lui servent d'excuse — il ne veut point de scandale inutile ; il n'entend point que la famille paraisse désapprouver ni même connaître une situation qui l'offense seul et que seul il doit juger. A défaut de lui, il y aura donc à Mortefontaine : Mme Bonaparte la consulesse, Mme Bonaparte la mère, Mme Joseph, Mme Louis, Mme Murat, et, eu hommes, Joseph, Louis, Bacciochi et Ornano — pas Lucien, qui a assisté et présidé, peut-on croire, au mariage de conscience et qui lui-male, depuis onze jours, s'est mis par l'union qu'il vient de contracter, dans la pleine disgrâce de son frère. Les témoins sont, pour Borghèse, le tribun Stanislas Girardin, le voisin d'Ermenonville et M. Gosselin de Saint-Même, commissaire général des relations commerciales de Naples à Marseille ; pour Paulette, M. Bouchard, maire de Vémars, et le conseiller d'État Miot : impossible d'en rencontrer de plus intimes, qui portent aux choses une attention plus complaisante et avec qui l'on soit plus assuré du secret. Nul autre invité de marque, rien que des intimes : M'US Clary et Bernadotte, Mme Bouchard ; nulle pompe, nulle réjouissance. Pour se distraire, la société joue aux barres ; deux lignes dans le Journal officiel : Mme Leclerc s'est mariée avec le prince Borghèse ; le mariage a été célébré à Morfontaine.

Napoléon a refusé de paraître de sa personne à ce mariage qu'il tient pour une comédie, il refuse de paraître même en écriture pour accréditer Paulette à Rome. Paulette, écrit-il à Joseph, m'écrit, que son mariage a été publié (le mot publié ne dit-il pas tout ?) et qu'elle part demain pour Rome. Il parait convenable que toi ou maman écriviez à la mère des Borghèse pour la lui recommander. Il n'oublie point que c'est sa sœur et il veut que les convenances soient observées, mais il marque son mécontentement ; il affirme aussi, semble-t-il, que c'est une Bonaparte, non la sœur du Premier Consul, qui part chez les Borghèse, et, en ce qui le concerne, il s'efface. Au commencement de l'an XII, il a porté le traitement de sa sœur Elisa de 60 à 120.000 livres par an, il laisse celui de Paulette à 60.000.

Et il presse le départ, il ne veut, point d'adieux à faire et à recevoir, point de séjour à Paris, point d'occasion où il s'attendrisse : il est blessé et veut qu'on le sache. Avant que lui-même soit de retour de Boulogne, il faut que Paulette soit en route pour Rome : à la date de Paris le 22 brumaire (14 novembre), il fait annoncer officiellement que, le prince et la princesse Borghèse sont, partis l'avant-veille ; lui-même ne quitte Boulogne que le 25 (17 novembre).

 

II

Tel qu'il s'accomplit, le mariage de Paulette est pour Napoléon une contrariété très vive, mais une contrariété de cœur ; deux autres unions qui se forment presque au même moment, lui apportent de bien autres soucis, soucis politiques ceux-là ; ils troublent profondément et pour jamais l'harmonie de la famille et ils exercent sur l'avenir de certains de ses membres une influence décisive.

Vers la fin du printemps de l'an X, sans doute en prairial (mai-juin 1802), Lucien, en villégiature à Méréville, chez M. de Laborde, y a rencontré une jeune femme dont il s'est subitement épris : vingt-quatre ans, des traits d'une régularité parfaite, des yeux très grands, bien fendus, à fleur de tête ; le visage, du bas, un peu court et rond, du haut, un peu large ; mais un port, une taille, un corps de déesse. Peut-être, excès de grandeur, de puissance, de beauté même ; par suite, diminution d'agrément et de charme ; plutôt un admirable modèle à peindre qu'une maîtresse désirable à aimer ; un de ces êtres d'exception qui semblent créés à dessein pour démontrer la réalité des canons esthétiques.

Elle est d'une famille bourgeoise, tenant à la finance, et en passe, avant la Révolution. d'arriver à la fortune. Son père, Charles-Jacob de Bleschamp, qui prenait alors la qualité d'avocat au Parlement de Paris, avait à Calais une place d'entreposeur des tabacs qu'il devait aux parents de sa femme. Celle-ci, née Bouvet, et de la même famille, semble-t-il, que les illustres marins de ce nom, avait pour mère une Grimod de Verneuil et, par elle, était apparentée à ce qui était le plus puissant dans la Ferme, les Grimod de la Reynière, les Grimod d'Orsay, les Dufort, etc., comme, par eux, alliée à des gens de robe tels que les Moreau et les Lamoignon, et à des gens de cour tels que les Croy et les Lévis. L'argent donne de ces surprises, fait de ces alliances, établit de ces contrastes. Par un autre côté, elle se trouvait parente assez proche de Mme Desrois, sous-gouvernante des enfants d'Orléans, dont la fille fut mère de Lamartine.

Bleschamp, originaire, dit-on, de Saint-Malo, était venu à Calais où il avait succédé comme entreposeur à son beau-père Bouvet. A la Révolution, il retourna dans son pays natal où, vers la fin de l'an IX, il obtint un emploi dans le commissariat de la Marine.

Marie-Laurence-Charlotte-Louise-Alexandrine, sa fille, fut mariée à dix-neuf ans à un certain Jean-François-Hippolyte Jouberthou que quelques-uns appellent Jouberthou de Vauberty, certains Joubertot et d'autres Jauberthon, qui, dit-on, était originaire de Nantes, et qui, en ce temps d'agiotage à outrance, faisait l'agent de change à Paris : il y obtint une des charges créées en vertu de la loi du 28 ventôse an IX et paraissait jouir alors d'un bel état de fortune, car il habitait rue Neuve-du-Luxembourg n° 156, une fort grande maison, avait un train de financier et possédait en l'an VIII la terre de Molac, qui avait été aux Le Sénéchal de Kercado. De sa femme, il avait eu deux enfants : un fils, mort en bas âge et une fille, née le 6 brumaire an VIII (28 octobre 1799), qui avait reçu les prénoms de Anne-Hippolyte-Alexandrine[3].

Ruiné à plat en l'an X, Jouberthou partit pour Saint-Domingue, soit que, Nantais ou Malouin, il eût quelques droits à y exercer, soit qu'il y portât une pacotille et voulût faire du commerce, soit enfin qu'il eût promesse d'une place. Il laissa à Paris, sans grande ressource, sa femme et sa fille ; mais Alexandrine n'eut pas l'idée de se réfugier à Saint-Malo, où son père, commissaire principal de marine, jouissait pourtant d'une certaine aisance.

Le temps qu'elle lassa en épouse abandonnée, avant de rencontrer Lucien, fut assez court : sept mois dans une hypothèse, deux ou trois dans l'autre, selon que Jouberthon est parti avec l'expédition ou, plus vraisemblablement, qu'il ait attendu pour s'embarquer la nouvelle des premiers succès, nouvelle qui arriva à Paris dans la troisième décade de ventôse (11 au 20 mars).

Il convient donc de rabattre singulièrement de ce qu'on a raconté de la vie d'Alexandrine à ce moment : on a dit, entre autres choses, que Napoléon avait vivement désiré l'avoir pour maîtresse et qu'il lui en avait fait faire la proposition. Où et comment l'aurait-il vue ? Cette histoire a sans doute été inventée par la dame pour se donner du relief, et elle a été accréditée par Lucien qui, pour bien des raisons, ne pouvait manquer d'y croire.

Avec Lucien, les choses traînent peu : à l'été Mme Jouberthou est installée au Plessis. Cela explique l'espèce de solitude qui s'y est faite et pourquoi Elisa s'en est peu à peu écartée. Fontanes y vient encore, mais dans quel esprit, on va le voir par une curieuse lettre à Elisa : Vous savez d'avance, mon aimable et excellente amie, lui écrit-il le 12 vendémiaire (4 octobre), tout ce que je peux vous dire, car un coup d'œil suffit pour juger les masques ; la daine est belle, aussi coquette que belle, aussi avide que coquette. Ce règne-là peut ôtée long et cher.

Tous les symptômes d'une passion vive se lisent dans les traits et les discours du patron. Il est discret, mystérieux ; il concentre son bonheur, mais ce n'est pas là le compte de la dame : elle veut du bruit, de l'éclat et tous les avantages productifs de l'affiche en règle. Son regard nous a bientôt appris que c'était elle qui tenait la cour et à qui on devait la faire. Cet orgueil est tout à fait plaisant. Du reste, je n'ai pas !l'op mal joué mon rôle, car je sais déjà de la dame qu'elle a été la plus infortunée des créatures ; il ne tenait qu'à moi de pleurer, mais, d'un autre côté, le patron m'a dit qu'elle était la plus vertueuse des femmes ; il ne tenait qu'à moi de rire. Je n'ai fait ni l'un ni l'autre ; mais je me moque bien des deux in petto.

On doit jouer Alzire. Il est difficile d'avoir moins de grâce avec plus de beauté. J'avais envie de lui crier que la grâce est plus belle encore que la beauté, mais, pendant qu'elle répétait son rôle, on a prononcé votre nom et ce nom exprimait ce que je voulais dire. Quelque envie que j'aie de vous voir, je vous félicite de votre refus. Vous ne devez point paraitre approuver, en vous montrant, ce choix qui fait bien regretter celui d'Espagne (la marquise de Santa-Cruz). Il parait qu'on va s'entourer de quelques autres dames d'honneur, amies de l'amie de la rue de Grenelle. Je vous avoue que j'ai d'abord eu grande envie d'abandonner la place à la favorite et aux favoris ; mais j'ai jugé qu'on me taxerait d'impolitesse et de mauvaise humeur. Vous savez d'ailleurs que j'aime ces lieux qui me parlent de vous ; j'y reste donc, malgré les inconvénients, pour les souvenirs qui me sont chers.

C'est donc à présent autour de Mme Jouberthou, maîtresse déclarée, une société d'où naturellement se retirent les quelques femmes qui jadis y étaient attirées par Misa. Il n'y reste que les complaisantes en titre d'office, Mme Desportes, Mme Fréville, Mme Arnauld. Lucien n'avait point comme Joseph, des amis qu'il plaçât sur un pied d'égalité et de confidence ; le seul auquel, par reflet, il eût permis ce rôle, n'était plus retenu que par une sorte de respect humain ; ses conseils eussent été importuns, ses avis inutiles : Lucien, si roide avec les hommes et affectant une volonté qui ne pliait point, était, pour toute femme qui s'en donnait la peine, une proie assurée : ici il était sous le joug, bien plus encore que ne le pouvait penser Fontanes ; car, depuis deux mois (fructidor an X, août 1802). Alexandrine était enceinte.

À l'hiver, lorsque Lucien revint à Paris, il établit Mme Jouberthou dans une maison de la place du Palais-du-Corps-Législatif (Palais Bourbon) qu'il fit communiquer par un souterrain avec son hôtel de la rue Saint-Dominique afin de pouvoir constamment continuer la vie commune. Là naquit, le 4 prairial an XI (24 mai 1803), un enfant qui, le 5, fut déclaré à la municipalité du dixième arrondissement sous les noms de Jules-Laurence-Lucien. Le même jour, Lucien fit venir un prêtre nommé Périer qui, parait-il, lui avait été procuré par le curé du Plessis-Chamant.

Lucien lui fit baptiser l'enfant et tira de lui ce certificat :

Je soussigné, ministre du culte catholique, apostolique et romain, certifie que ce jour, à neuf heures du matin, a été baptisé par moi un enfant du sexe masculin, lequel a été nommé Jules-Laurent (sic)-Lucien, né le jour d'hier à dix heures du soir, place du Corps-Législatif, n° 67, provenant du légitime mariage béni par moi suivant les rites du culte catholique entre le sénateur Lucien Bonaparte et dame Marie-Alexandrine-Charlotte-Louise-Laurence de Bleschamp, veuve de François-Jean-Hippolyte Jouberthon de Vambertie lesquels époux m'ont fait serment de ne pouvoir déclarer de suite leur mariage devant la partie civile à cause d'une nécessité politique absolue, en promettant de le faire si tôt qu'ils le pourraient sans danger. En foi de quoi j'ai délivré sur papier mort le présent certificat.

Signé : FRANÇOIS PÉRIER.

Paris, le 5 prairial an XI de la République française. (25 mai 1803.)

Outre la nécessité politique absolue qu'alléguait Lucien, il avait une raison majeure pour ne pouvoir valablement contracter mariage, c'était l'absence de pièces établissant le décès de M. Jouberthou. L'on se procura à la vérité, par la suite, un certificat d'après lequel il serait décédé à Port-au-Prince le 26 prairial an X (15 juin 1802), mais, à ce moment, même cette pièce manquait ; si le délai d'ailleurs était suffisant pour qu'on procédât à de secondes noces, il pouvait sembler court pour une légitimation, bien que le cas ne se trouvât point prévu par le titre V du Code civil, promulgué le 6 germinal an XI (27 mars).

Mais rien n'avertit, rien n'arrête Lucien : à la domination que la femme exerce sur ses sens, sur son cœur et sur son esprit se joint à présent l'empire absolu que prend sur un homme tel que lui l'enfant, et plus encore le premier enfant male.

A deux jours près, ce mariage clandestin coïncide avec la mort du roi d'Étrurie, décédé à Florence le 7 prairial (27 mai). Louis Pr laissait une veuve, infante d'Espagne que Lucien avait connue durant son ambassade et qui, peu intelligente, assez mal entourée, fort accessible aux intrigants, allait se trouver régente durant la longue minorité de son fils, âgé de deux ans et demi. Il importait à la politique générale du Premier Consul, surtout au moment du renouvellement de la guerre avec l'Angleterre, que la Toscane — où était Livourne — suivît exactement son système. Une annexion immédiate à la République Italienne des territoires composant le royaume d'Étrurie qu'il venait lui-même de fonder, l'eût brouillé avec l'Espagne de laquelle il avait besoin. Un ministre accrédité à Florence serait impuissant contre certaines influences de cour, la reine d'Étrurie étant trop la fille de sa mère pour se passer d'un amant ou d'un mari. Ce serait donc l'amant qui serait le maitre ; Napoléon prétendit que ce fût le mari et que ce mari fût Lucien. A son compte, c'était double bénéfice : il écartait Lucien de la France et le rendait utile au dehors. Une telle union d'ailleurs n'était-elle pas pour satisfaire toutes les ambitions que Lucien pouvait former ? Le rendre l'allié des Bourbons avec qui il s'était compromis en Espagne au point qu'il avait semblé prêt à tout leur sacrifier ; l'approcher d'un trône de façon qu'il n'eût plus, pour ainsi dire, qu'à s'y asseoir ; le faire, dans la patrie des arts, le successeur des Médicis, et dans la ville d'où son dix-huitième ancêtre, Guillaume Bonaparte, avait été chassé et proscrit, renouer ainsi la chaine interrompue de la prédominance familiale, n'était-ce pas de quoi lui plaire ? Sans doute la femme était laide, contrefaite, bossue et boiteuse, presque naine, d'une figure qui prêtait à rire et d'un corps qui eût fait pleurer ; mais n'est-ce point assez de beauté à une femme si elle apporte une couronne, et Napoléon — qui n'épousait pas — avait-il à entrer dans ce détail ? Certes, il savait que Lucien avait une liaison, mais il n'avait pas la moindre idée qu'il eût contracté un mariage de conscience, et quant à la naissance de Jules-Laurence-Lucien, elle avait passé inaperçue.

Il fit donc la proposition à son frère sans soupçonner en rien qu'il pût le blesser : une telle offre lui paraissait, au contraire, pour flatter son amour-propre et exciter son ambition. Lucien, sans rien avouer du lien qu'il avait formé, se retrancha derrière les questions de convenance personnelle et d'agréments physiques, déclinant l'invite, la prenant en plaisanterie ; goguenardant, d'ailleurs ne rompant point en visière, ne refusant point formellement, laissant penser que quelque jour il céderait.

Le Premier Consul parut s'en contenter : s'il v eut de la part de Lucien une négation plus accentuée, Napoléon ne lui en garda pas plus rancune que de son opposition réelle ou prétendue à la cession de la Louisiane : car, au mois de messidor (juillet), lorsqu'il de déterminer l'étendue et l'importance des sénatoreries créées par le sénatus-consulte du 11 nivôse (4 janvier), Lucien fut désigné pour reconnaître celles auxquelles on devait s'attacher davantage, puisqu'elles comprenaient les pays nouvellement réunis.

Il part le 21 messidor (10 juillet) pour les bords du Rhin ; il marche accompagné d'une cour où ne figure point encore Alexandrine, mais où les peintres sont en nombre, car il se propose aussi dans ce voyage de compléter sa galerie par des achats de tableaux flamands : il a donc avec lui Chatillon, Thibault et Lethière, puis l'indispensable chirurgien Paroisse et, enfin, le législateur Sapey, l'homme qui avec Campi est le plus avant dans son intimité, son associé dès l'an VII pour des armements en course, son secrétaire particulier au ministère de l'Intérieur et à l'ambassade de Madrid, personnage énigmatique, qui, dès l'an IX, était en intimité d'affaires avec Jouberthou et qui, en tout ceci, a eu sans doute un rôle principal.

Ce voyage donne lieu à quantité de bruits tantôt c'est Bruxelles qui va devenir le siège de la sénatorerie dévolue au frère du Consul ; il aura sa résidence dans le superbe hôtel de ;a Préfecture où il remplacera les archiducs, gouverneurs des Pays-Bas ; mais Lucien ne fait que traverser la Belgique : il passe le 25 (14) à Gand, où il a une conférence avec Napoléon et poursuit presque aussitôt sa route sur Aix-la-Chapelle ; le voici visitant les chefs-lieux du Mont-Tonnerre, du Rhin-et-Moselle, de la Sarre, cherchant un palais digne de lui : il n'en manque point en ce pays de fastueux électeurs que n'arrêtait point la crainte d'endetter pour leurs successeurs leur souveraineté viagère : rien qu'autour de Cologne, les châteaux de Poppelsdorff, d'Enterfang, d'Hergogsfreude, d'Augustusburg, de Falkenlust ; autant de châteaux autour de Munster ; autant autour de Mayence, de Trêves et de Coblentz. Lucien n'a qu'à choisir : mais ce n'est pas assez qu'il parcoure les palais des princes dépossédés, il pousse ses découvertes à ceux des princes régnants, du seul prince d'église qui, en Allemagne, ait échappé à la sécularisation, qui y ait gagné, avec le titre d'archichancelier de l'Empire, un singulier accroissement de territoire : il vient, à Düsseldorf, inspecter la célèbre galerie de l'Électeur, mais incognito pour éviter toute cérémonie. Enfin il s'arrête à la sénatorerie de Trêves, qui, avec la bagatelle d'un revenu annuel de 25.044 francs, donne pour résidence le château de Poppelsdorff, — une des plus belles habitations d'Allemagne, avec, au-devant, des avenues d'arbres séculaires, autour, des jardins qui ne sont point encore tous mis au goût du jour et qui gardent quelque souvenir de leur créateur, ce Joseph-Clément, étrange personnage, qui, mieux encore que M. de Brunoy, jouait aux belles cérémonies ; salons d'audience et de cérémonie, bibliothèque, cabinet d'histoire naturelle, théâtre, maisons de chasse avec la suite des massacres des cerfs pris par l'Électeur, tout le luxe et l'agrément que ces sortes de princes mettaient en leurs demeures, mais point de meubles : ils ont été enlevés en 1792 à l'approche des Français, et c'est à peine si l'on en a rapporté quelques-uns lorsque l'Électeur a prêté le château à sa sœur, l'archiduchesse Marie-Christine, chassée de la résidence de Bruxelles : un plaisir de plus pour Lucien qui se plait au mobilier et qui, non content des magnificences qu'il possède, fait constamment travailler, au dire des journaux, les artistes les plus distingués de l'École française, la seule qui existe aujourd'hui.

Le don de la sénatorerie de Trêves ne peut certes passer pour une marque de défaveur, mais Napoléon fait plus : à peine son frère est-il revenu des bords du Rhin qu'il pense à lui conférer la charge de trésorier du Sénat en même temps qu'à Joseph celle de chancelier. Ce sont des plus grandes de l'État et des mieux rentées ; mais, à l'exemple de Joseph, pour les mêmes motifs, parce qu'il ne veut point compromettre en quoi que ce puisse être ses droits à l'hérédité, Lucien refuse. Le Premier Consul insiste ; ses frères s'obstinent et il en résulte entre lui et eux une extrême froideur. Joseph à son ordinaire se retire à Mortefontaine pour y bouder ; Lucien fait la navette entre le Plessis, Mortefontaine, Paris et une campagne en Normandie près de Thiberville où il paraît faire avec Alexandrine un voyage d'amoureux.

Un refroidissement s'est produit, nul doute ; mais, de là à une brouille, comme Lucien a voulu le faire croire, il y a loin ; de là à une hostilité remontant à l'époque de la rétrocession de la Louisiane et inspirée au Premier Consul par les opinions républicaines de son frère, il y a plus loin encore : Lucien a été le principal artisan du Consulat à vie et des institutions établies par le Sénatus-consulte de thermidor. Il a été récompensé de son intervention dans les discussions du Concordat et de la Légion d'honneur, par la dignité de membre du Grand conseil et par celle de sénateur. Depuis la rétrocession de la Louisiane, il a accepté la sénatorerie de Trêves, et, s'il a refusé la charge de trésorier du Sénat, c'est qu'il la trouvait médiocre et qu'il visait à mieux. Il n'est question là ni de scrupules républicains, ni de scrupules patriotiques ; et si la politique a refroidi Napoléon pour un moment, le passé démontre combien peu durent ses rancunes.

Ce qui devient sans remède, le voici : c'est en fructidor an XI (septembre 1803) que Lucien a refusé la trésorerie du Sénat ; c'est tout de suite après qu'il est intervenu avec Joseph dans le mariage clandestin de Paulette et il s'en est mêlé surtout pour affirmer son indépendance, pour susciter dans la famille une révolte de plus contre l'autorité du Consul, pour préparer les voies à la manifestation qu'il va faire. Vendémiaire (an XII) passe ainsi et, après deux publications faites à bas bruit, le 3 brumaire (26 octobre), Lucien épouse à Chaînant, par-devant l'adjoint Bloguet, Marie-Laurence-Charlotte-Louise-Alexandrine de Bleschamp, veuve Jouberton (sic). Les témoins sont Jean Noiret, sous-inspecteur des forêts nationales à Senlis ; Sambuc, agriculteur, demeurant à Chaulant ; Culonieux, se disant cultivateur, domicilié rue de l'Université, n° 299, et un médecin, le citoyen. Thibaut, habitant rue Mazarine.

Il n'est énoncé dans l'acte, ni que les publications aient été faites à Paris où, aux termes de l'article 407 du Code civil, est fixé le domicile de Lucien sénateur ; ni que les ascendants des époux majeurs aient donné leur consentement, ou qu'ils aient été consultés par acte respectueux aux termes de l'article XI, décrété le 26 ventôse an XI (17 mars 1803), promulgué le 6 germinal (27 mars).

Cet acte n'est point seulement acte de mariage, il est acte de légitimation : Lesdits époux, y est-il dit, ont à l'instant déclaré reconnaître pour leur légitime fils Jules-Laurence-Lucien Bonaparte, né à Paris le 4 prairial an XI, inscrit sous la date du 5 du même mois dans les registres de l'état-civil du dixième arrondissement[4].

Ce sont, là les faits, tout le reste est légende : à moins d'admettre, de la part de l'officier de l'état civil de Chamant, des faux en écriture publique qui l'eussent conduit aux galères, il est acquis, par le texte de l'acte, que les publications légales ont été faites à Chantant les 23 et 30 vendémiaire ; donc, Lucien avait bien l'attention de se marier à Chamant et non à Paris ; il n'a pu penser à ordonner au maire du dixième arrondissement de Paris de se transporter à son hôtel avec les registres de l'état civil afin de l'y marier : car ce maire, le citoyen Duquesnoy, bien qu'il eût été un des collaborateurs de Lucien au ministère de l'Intérieur, ne pouvait, si dévoué qu'il fût, célébrer un mariage, hors de la maison commune sans que les publications légales eussent été faites, sans que les parties eussent justifié du consentement des ascendants. A Chamant, Lucien put obtenir qu'un adjoint d'une commune rurale de deux cent soixante-quatre habitants passât, dans son ignorance, sur les formes prescrites : il ne l'aurait pu à Paris. Il n'est point davantage exact que Napoléon ait fait intimer au maire de ne point déplacer ses registres, de ne point recevoir un acte hors de la maison commune et sans que les formalités légales aient été remplies. L'eût-il fait, il eût simplement épargné à ce maire, par cet avertissement, les mois de prison et les grosses amendes qu'il eût encourus ; — mais il ne l'a point fait, car il a conservé ce maire en fonctions, lui a accordé des distinctions et des faveurs.

De même, l'anecdote que Lucien a rapportée et qu'il a fait répandre au sujet du maire-curé de Chamant, célébrant d'abord comme maire le mariage civil et donnant ensuite comme desservant la bénédiction nuptiale, est certainement controuvée, car ce n'est point le maire, mais l'adjoint qui a formé l'union civile — l'acte le prouve ; — et si, d'autre part, le certificat délivré le 5 prairial an XI par le prêtre Périer relate des faits véritables, Lucien et Alexandrine ont déjà reçu alors le sacrement de mariage ; ils n'ont donc pu, à peine de sacrilège, le recevoir une seconde fois le 3 brumaire an XII.

Au reste, l'inexactitude volontaire des souvenirs de Lucien se trouve démontrée par ce seul fait que, à dix reprises différentes, il affirme que son mariage religieux a précédé de plus d'une année son mariage civil, tandis que cinq mois seulement séparent l'un de l'autre. Il n'est point difficile de voir que c'est à dessein, avec un propos formel et dans un but certain, qu'il embrouille ainsi la chronologie. C'est le seul moyen de donner un semblant de base à son apologie, de passer sur ses actes un vernis républicain, d'attribuer à des dissentiments politiques une brouille qui est essentiellement d'ordre intime et familial, d'en dissimuler enfin le motif unique, mais capital et définitif et, par là c'est rejeter la responsabilité sur son frère alors qu'elle lui incombe tout entière.

Napoléon ne put manquer d'avoir presque aussitôt connaissance du fait accompli ; mais les détails que donne Lucien sur la manière dont son frère en prit la nouvelle se trouvent encore contredits par des dates formelles : ce ne peut être à Malmaison, dans un concert, où, à l'annonce du mariage, le Consul aurait fait scandale, imposé silence aux musiciens et se serait écrié à la fin : Sachez que Lucien a épousé sa coquine ; car, du 1er au 10 brumaire (24 octobre-2 novembre), Bonaparte n'était point à Malmaison, mais à Saint-Cloud.

De Malmaison, il n'a pu envoyer Murat chez Lucien pour lui proposer de rompre son mariage, d'abord parce qu'il n'était pas à Malmaison ; ensuite parce que Murat nommé le 15 vendémiaire (8 octobre) président du collège électoral du Lot, parti pour Cahors au commencement de brumaire (26 octobre), s'y trouvait encore le 18 (10 novembre) lorsque Napoléon était lui-même parti depuis sept jours pour Boulogne. Par suite, Murat n'a pu tenir à Lucien les discours que celui-ci rapporte en notant les attitudes, les gestes, les gasconnades, les hésitations et les affirmations de son beau-frère.

En réalité, les choses ont pris une tournure tout autre que celle que Lucien leur donne Napoléon, outré de la conduite de son frère, avait eu d'abord la pensée d'user de rigueur contre lui et contre la femme qu'il avait épousée ; mais il connaissait assez Lucien pour savoir qu'avec lui les moyens de contrainte ne réussiraient pas : ordonner, sur un fait privé, l'arrestation d'un sénateur, membre du Grand conseil de la Légion, eût été non seulement un acte d'arbitraire qui eût soulevé l'opinion, mais un attentat contre un des grands corps de l'État ; engager un procès en cassation de mariage eût été un scandale inutile, car Lucien se serait défendu, et, légalement, il ne pouvait être contraint qu'à réparer les omissions qui entachaient son mariage de nullité ; encore, rien ne prouvait que Mme Bonaparte la mère fût disposée à intervenir, et Napoléon était sans droit pour le faire en son propre nom. Lucien, dès ses premiers engagements avec Mlle Boyer, avait affirmé cet adage qu'il ne cessa de proclamer toute sa vie : Que tout homme d'honneur doit être et doit toujours rester l'unique régulateur, le pontife suprême du sanctuaire de sa vie privée. Il avait assez aimé Mme Jouberthou, surtout il avait assez aimé le fils qu'il avait eu d'elle pour vouloir un mariage qui rendit ce fils légitime : ce n'était point par des violences, qu'on le ferait revenir.

De plus, il était dans le caractère de Lucien d'aimer à étonner : il était dans sa nature d'affirmer, en toute occasion, son indépendance et, si le Consul aimait à taquiner Lucien par des paroles, Lucien se plaisait à taquiner le Consul par des actes. Plus Napoléon se montrait contrarié par ce mariage, plus Lucien était disposé à l'afficher. N'était-ce point ce qu'il faisait, lorsque, non content de montrer sa femme aux grandes représentations des théâtres, il la promenait les jours de fête dans les endroits où s'assemblait le petit peuple, et que, loin de repousser les ovations, il paraissait les provoquer ? Engager directement la lutte avec un homme qui manquait autant de mesure ; qui, lorsqu'il s'était égaré dans une fausse voie prenait comme un plaisir à s'y enfoncer davantage, s'il y trouvait une occasion de braver et un prétexte pour se mettre en avant, t'eût été non seulement dangereux, mais maladroit. Napoléon donc, après avoir, au premier coup, sous l'influence de sa colère, pensé aux violences, se modéra et adopta une tactique toute différente. Il estima que, après un temps passé où il aurait satisfait son esprit de taquinerie, Lucien mettrait en balance ce qu'il perdrait en s'obstinant et ce qu'il gagnerait en cédant, et que, ramené adroitement, il consentirait a des concessions suffisantes pour permettre un semblant d'accord.

Un seul homme pouvait — dans une mesure exercer quelque influence sur lui : c'était Joseph en sa qualité de chef de famille. A la vérité l'on peut se demander si Lucien, en se plaisant à lui reconnaître cette supériorité en quelque sorte physique, ne se donnait point un moyen de faire céder son frère à sa supériorité intellectuelle et de quel côté dès lors se tournait l'influence ; mais, puisque la mère n'avait aucune action sur lui, que, depuis les jours lointains d'Ajaccio, elle était disposée à trouver bien tout ce qu'il faisait, à le regarder en toute occasion comme le sacrifié, à prendre parti pour lui envers et contre tous ; puisque l'autorité de Napoléon était nulle et que, plus il tenterait de l'exercer, moins Lucien serait disposé à céder, il n'y avait qu'à essayer de Joseph. Joseph était convaincu de la sottise qu'avait faite Lucien et des conséquences graves qu'elle pouvait avoir pour la famille et pour lui-même. C'était tout le système d'hérédité compromis. Car, disait-il, comment prétendre assurer des droits sur la France, présenter à ses respects, y faire régner peut-être un jour le fruit d'une union qu'un mariage tardif a seul légitimé !Il semble, s'écriait-il encore, que le destin nous aveugle et veuille, par nos propres fautes, rendre la France à ses anciens maîtres !

Nul intermédiaire ne pouvait clone être mieux choisi. Il reçut mandat de déterminer Lucien à écrire au Consul une lettre dans laquelle il s'engagerait à ne pas laisser porter son nom à sa femme, à ne pas la présenter dans sa famille et à attendre que le temps et les événements lui permissent, à l'égard de son mariage, une publicité légale qu'il promettrait d'ailleurs de ne jamais lui donner qu'avec l'autorisation du Premier Consul. De son côté, Napoléon consentirait à recevoir son frère Lucien comme si rien d'extraordinaire n'était arrivé, l'inviterait après cette entrevue à un spectacle à Saint-Cloud et trouverait bon que la femme de Lucien vécût chez son mari.

Les instructions ainsi données, Joseph entama la négociation et réussit à obtenir la lettre que le Premier Consul avait exigée. Mais, d'une part, cette lettre ne répondit point à ce que Napoléon en attendait ; d'autre part, dès le jour même qu'il l'avait écrite, Lucien eut une façon d'en tenir les engagements qui ne laissa au Consul aucun doute sur ses intentions. Voici d'ailleurs comment lui-même les expose dans une lettre qu'il écrit à Joseph : Je reçois votre billet d'invitation pour aller dîner chez (vous) à Paris. Je ne conçois pas que vous puissiez désirer que je m'avilisse au point de supporter une fête de famille dont ma femme et mou fils sont exclus. Le mariage de votre frère a fait un tel éclat, grâce au scandale du Consul, que j'ai cru devoir en avertir Elisa, Caroline et Louis. Voici les réponses des deux derniers. Bacciochi vient de me dire de la part de la première qu'elle attendait votre exemple... Si vous aviez été à ma place et moi à la vôtre, croyez-vous que j'aurais voulu servir de prétexte à l'humiliante indifférence de la famille envers vous ? Dans la position forcée où je suis, rejeté par une famille que j'ai servie et honorée, je n'aime point les fêtes et je vous prie de croire à mon regret de ne pouvoir répondre à votre invitation ; au reste, je ne regrette que la lâcheté que j'ai eue d'écrire au Consul que ma femme ne porterait pas son nom de famille ; tout le monde s'empresse de l'appeler de ce nom et ma promesse est illusoire ; puissent toutes les femmes qui s'appellent ainsi l'honorer autant que (Christine) et Alexandra ! Mais ma femme, mon fils, mes filles et moi, nous ne sommes qu'un et je crois que le public qui nous observe nous juge tous dans cette occasion.

L'aveu est formel : non seulement Lucien faisait porter à sa femme le nom de Bonaparte mais il réclamait pour elle, et avec quelle hauteur, sa place dans la famille. Ce n'était donc point Napoléon qui avait rompu le pacte, mais Lucien. Néanmoins, l'on peut penser qu'en agissant sur l'amour-propre et sur la faiblesse de Joseph, Lucien parvint à lui démontrer que c'était Napoléon qui avait failli aux promesses dont lui, Joseph, avait été le dépositaire ; qu'il l'amena à recevoir sa belle-sœur, à la faire recevoir par Julie, et qu'une partie de la famille suivit cet exemple. Bernadotte et sa femme s'y empressèrent. Une telle discorde dans la maison consulaire était en effet pleine de promesses pour eux.

Tel qu'était le Consul, il devait se lasser fort promptement d'une opposition directe qui, de familiale, devenait politique et, soit qu'il l'eût fait signifier à Lucien, soit que celui-ci eût compris de lui-même que les choses ne pouvaient durer sur ce pied, un mois au plus après son mariage, son départ fut décidé. Avant de s'éloigner, il fit des dispositions qu'on peut appeler matrimoniales et qui devaient suppléer au contrat de mariage : Par une donation en date du 6 frimaire (28 novembre), il assura à Alexandrine de Bleschamp, son épouse, une rente viagère de 50.000 francs, payable du jour de son propre décès jusqu'au jour du décès de ladite dame, et par une autre donation du même jour il constitua à Anne-Hippolyte-Alexandrine Jouberthou, fille de sa femme, une dot de 150.000 francs, payable à son mariage ou à sa majorité. Il partit six jours après (le 12 frimaire, 4 décembre). Je vais à Florence, Rome et Naples, écrivit-il à Joseph. J'ai écrit à Méchin (alors préfet de la Roër qui était de sa sénatorerie) de faire présenter Bernadotte comme candidat au Sénat. Ne faites rien pendant mon absence pour me rapprocher du Premier Consul. Je pars la haine dans le cœur. Je laisse à Paris un courrier à vos ordres que vous pourrez m'envoyer en cas d'événement.

 

Ainsi se trouvait posée pour Lucien, presque telle qu'il l'avait décrite jadis, la situation dont, cinq années auparavant, il avait fait l'objet d'un roman. A lire Id Tribu indienne, sans en regarder la date d'impression, on serait tenté de penser que Lucien a voulu y donner, sous couleur d'histoire romanesque, des déclarations de principes et des allusions à sa propre aventure ; mais non ! Par une sorte de prescience dont il n'est guère d'exemple, c'est cinq ans avant ces événements, c'est en l'an VII de la République qu'il a écrit et qu'il a fait imprimer chez Honnet, rue du Vieux-Colombier, n° 1160, ce livre où il fournit la clef de son caractère et où il affirme les règles qu'il a imposées à sa vie. Pour se convaincre qu'il n'y a point eu supercherie, ce n'est point assez de la date de l'an VII imprimée au titre, on veut être assuré que mention en fut faite alors dans les journaux spéciaux d'ailleurs la dédicace à ÉLÉONORE B.... marque d'une façon certaine l'époque où il a été composé. Éléonore est un des noms que Lucien se plaisait à donner à sa première femme, qu'il appelle d'ordinaire Christine et qui en réalité se nommait Catherine. B.... ne peut être que BOYER. C'est donc à sa femme, morte l'année suivante, que le citoyen L. B. a dédié son premier essai littéraire en souhaitant qu'il pût quelquefois occuper agréablement ses loisirs.

Aucune incertitude sur la date de publication ; aucune sur l'époque où le livre a été écrit, et pourtant voici, telle qu'il est nécessaire de la présenter, car peu de gens ont lu la Tribu indienne, l'analyse de cette histoire confuse où abondent les épisodes bizarres, et où l'auteur, copiant le style et quelques-uns des effets de Bernardin de Saint-Pierre, lui emprunte un vocabulaire découpé dans cette Chaumière indienne où déjà Napoléon, au temps d'Auxonne, avait puisé tant de locutions pour son discours à l'Académie de Lyon.

Le vieux Milford, riche négociant de Plymouth, dévoré du désir d'accroître ses biens, déjà immenses, a élevé son unique dans un esprit purement mercantile. Il ne lui a fait apprendre que les quatre règles, la géographie de l'Archipel indien et la langue orientale des Malais. Il voit avec ravissement ce fils répondre à ses espérances : il sourit à sa stupidité. Edouard Milford est en même temps d'une beauté rare : il est revêtu d'un corps de Ganymède.

Son père se détermine à l'envoyer à Java sur un de ses navires qui, par un singulier hasard de plume, se nomme le Bellérophon[5]. Le Bellérophon relâche à Ceylan. Le jeune Edouard va se promener dans une forêt où il pense trouver de la cannelle et, des pierres précieuses ; il s'y égare et, lorsqu'il revient au bord de la mer, le navire a disparu. Il sait que le point de l'île où il se trouve est habité par les Ténadares, peuplade extrêmement féroce, qui fait aux Portugais et à tous les Européans une guerre acharnée. Tout prisonnier European, est sacrifié aux Dieux par les Brames toujours altérés de sang. Éperdu, Edouard s'enfonce dans la forêt où soudain il se heurte à une femme endormie. Couchée sur une peau d'éléphant, sa tête repose sur un carquois ; ses cheveux aussi noirs et plus polis que l'ébène sont noués en tresses irrégulières ; un vêtement de toile des Indes, fixé sur son épaule gauche par un nœud de perles, dessine la forme d'un demi-globe, s'échappe sous la pente de l'autre qu'il n'ose pas couvrir et, se réunissant en écharpe au milieu du corps, descend jusqu'aux genoux en replis ondoyants. Edouard pousse un cri d'admiration. La belle Indienne se réveille saisit son arc, s'éloigne, ajuste la flèche et présente la mort à l'audacieux. Edouard la supplie de le sauver ; elle s'attendrit et le conduit à une grotte : Etranger, dit Stellina, voici la Frotte  de l'hospitalité ; jamais mortel n'osa pénétrer dans ces lieux... Je te donne jusqu'à demain pour réparer tes forces. Les cocos nourrissants, les albâtres aux fruits rouges ciselés, les sagous farineux t'environnent et l'eau désaltérante est près de toi... Adieu, bon étranger, je désobéis à mes dieux pour te sauver la vie... Au delà des mers, souviens-toi quelquefois de la fille de Ceylan. Elle s'éloigne tout occupée du jeune homme blond et quand elle arrive près du palais de son père, l'Itobar, c'est-à-dire le chef des Ténadares, elle voit trois Anglais qui, comme Edouard, se sont égarés et n'ont pu rejoindre le navire. On va les sacrifier : Amis, s'écrie-t-elle, ce ne sont point des Portugais. Mais les prêtres ne lâchent pas leur proie. Alors, terrible comme la tempête, Rianir s'élance au milieu de la place, suivi des cyclopes de Fétan. Il arrête les victimes soulevées, brise leurs liens, les pousse auprès de l'Itobar, et l'œil plein de rage : Fût-ce le grand Brama, dit-il... ces trois hommes m'appartiennent et je les donne à Stellina. Et il agite dans les airs sa redoutable mas-mue, et les prêtres, tremblant devant lui comme devant le génie de la mort, fuient et se précipitent dans le temple qu'ils ferment à la multitude. Rianir, comme on pense, est amoureux de Stellina, laquelle, après avoir sauvé les Anglais, retourne à la grotte pour voir le jeune Edouard et sent bientôt qu'elle l'aime furieusement. La mère de Stellina, très inquiète qu'elle soit ainsi, va trouver le Grand brame, lequel prétend marier Stellina à un sien neveu et s'empresse de profiter des confidences qu'il a reçues. Il faut, dit-il, que Stellina consulte l'oracle, le Génie du mal : seule, la nuit, elle entrera dans le temple et, prosternée, elle sollicitera l'arrêt du dieu Vedra... Le colosse est placé au milieu de l'enceinte ; sa tête se cache dans la voûte ; un roc stérile lui sert de base, habité par l'image du tigre, du serpent et de toutes les bêtes féroces et venimeuses que l'attouchement de ses pieds avec la terre semble faire éclore. Le colosse est de bois de cyprès ; un de ses bras repose sur la Discorde et l'autre lance la Tempête. La Discorde accroupie sur le roc, enorgueillie de son ministère, prépare à l'envi le feu, l'or et le fer, éléments de son empire... La fille de l'Itobar a besoin de tout son courage. Prosternée au pied du roc, tous ses efforts pour chasser le jeune homme de sa mémoire sont inutiles.

Tout à coup le colosse s'ébranle, et ces paroles retentissent : Fuis Rianir, l'ennemi des dieux. Avant trois jours, choisis un époux et je te rends à Brama. Stellina choisit en effet un époux, mais ce n'est pas celui que le Grand brame a cru lui désigner. Elle va promener ses inquiétudes dans la forêt, espérant trouver dans les eaux cristallines un délassement agréable ; mais c'est auprès de la grotte de l'Hospitalité ! Au moment où elle sort de l'eau, un bruit léger la surprend ; c'est Milford : Un cri lui échappe... Le jeune homme craintif recule... Elle se resserre en elle-même, reprend le lin propice et court se réfugier dans le bain qu'elle vient de quitter. Édouard l'a reconnue. Plus prompt que le trait qui fend les airs, il se jette entre elle et la fontaine, l'arrête, embrasse trois fois ses genoux chancelants et s'écrie :Ô Stellina, tu m'appartiens.

Il faut passer la scène qui suit. L'auteur en décrit amplement tous les incidents, et ne néglige aucun détail.

A partir de ce point, on peut marcher plus rapidement. Rianir, qui aspirait à la main de Stellina, est assassiné par les affidés du Grand brame. Les amis de Rianir accusent les Portugais de ce meurtre, leur déclarent la guerre et s'embusquent autour de Colombo. Milford, qui s'est hasardé hors de sa grotte, est blessé par une flèche qu'on croit décocher à un Européan : heureusement, Stellina survient ; elle panse son amant, fuit avec lui vers le Pic d'Adam, et ils finissent par se réfugier à Colombo. Là autre intrigue : Fuentes, vice-roi de Ceylan, a pour confident un certain courte Arpos qui l'aide à mener une vie joyeuse. Arpos s'imagine que Stellina doit titre an goût de son maitre ; il pense de plus que la fille de l'Itobar est un otage précieux. Qu'a-t-il à faire ? A se débarrasser du jeune Édouard. Il ignore que Stellina est enceinte ; mais il ignore aussi que Milford, déjà las de la jeune Julienne, n'est demeuré son amant que dans l'intention d'enlever les trésors des Ténadares. Il fait venir Milford et désignant au jeune homme une table et Stellina — Mon ami, votre choix est libre... prononcez ?

Le tapis était caché sous les guinées el les portugaises... l'Anglais regarde et n'hésite plus...

Seigneur, elle est à vous, s'écrie-t-il, et je m'abandonne à vos soins.

Le marché à peine conclu, arrive à Colombo un Ténadare qui vient offrir une rançon immense pour la liberté de Stellina et qui, d'un coup de poignard bien appliqué, tue Milford. Là-dessus, bataille entre les Ténadares et les Portugais et, au moment où le vice-roi vainqueur rentre dans Colombo, mort de Stellina : L'enfant qui déchirait son sein rendit ses derniers moments affreux. Quant au Grand brame, il vécut longtemps encore ; mais, au lieu du sceptre, il n'obtint que le mépris et l'impuissance... Dans tous les pays de la terre, les prêtres sont des artisans du crime et de l'erreur.

Et le livre se termine ainsi : Voilà mon Eléonore, le récit que je t'avais promis. — L'amour, aux fruits délicieux qu'il nous donne, mêle quelquefois des fruits empoisonnés... — La soif immodérée des richesses étouffe la nature, et l'or appelle tous les maux sur la terre qui le renferme.

Heureux les pays sauvages inconnus aux nations policées de l'Europe et qui ne possèdent rien qui puisse attirer ses avides spéculateurs !

Ainsi, tout ce roman, si l'on eu supprime les efforts vers la couleur locale, les épisodes galants, les combats à la hache, des déclamations contre les prêtres, n'a que cet objet : flétrir, avec la dernière énergie, l'homme assez lâche pour abandonner une femme qu'il a rendue mère.

En l'an VII, la Tribu indienne a paru sans gravures, sans aucun luxe d'art ni de typographie ; mais, en l'an XI, Lucien prépare une édition nouvelle et illustrée : il commande à P.-P. Prudhon une suite de compositions, dont certaines sont entre les plus gracieuses et les plus rares du maître. De ces dessins dont cinq sur dix paraissent avoir été exécutées entièrement[6] ; ces dessins qu'ont gravés, avec quel art et quelle justesse, Roger et Godefroy, il en est un qui présente la synthèse du roman, qui en élève au sublime l'idée maîtresse, qui, d'une façon inoubliable et sacrée, lui prêta un jour la vie et lui assure l'immortalité : c'est celui qui, dans l'œuvre de peintre, est généralement désigné sous le titre : la Soif de l'or. Marchant sur les corps prostrés de sa femme et de son petit enfant, un homme à la face terrible, aux yeux hagards, aux cheveux hérissés, court à l'autel du dieu qui donne l'or et qui fait riche. Pour s'emparer de cet or, il écrase ces êtres d'amour, d'innocence et de joie ; pour s'en emplir, il les piétine ; pour remporter, il les broiera et, s'il craint que ces douces voix qui rappellent dénoncent son rapt, il les étouffera à jamais. Égal, sinon supérieur en intensité d'expression, en hardiesse et en grâce, au dessin de la Thémis, la Soif de l'or présente cette particularité que, dans l'illustration, toutes les autres compositions étant explicatives et se rapportant nettement à un texte, celle-ci est purement allégorique ne se rattache à aucun épisode, contredit même le roman : il est l'expression complète non plus même du livre publié en l'an VII, mais de la situation posée en l'an XII.

Ces dessins et ces gravures ont été exécutés : donc, Lucien a préparé une édition nouvelle de la Tribu indienne. L'amour-propre d'auteur ne pouvait l'aveugler au point qu'il ne vît point la naïveté de la fable et le démodé du style ; les déclamations contre les prêtres étaient de nature à le gêner, lui, l'orateur soutien du Concordat ; mais ce qui emportait tout, à ce moment, c'était l'idée d'affirmer ses sentiments intimes, de prouver sa volonté de ne point céder, même pour un trône, la femme de son choix et l'enfant qu'il tenait d'elle[7].

 

III

L'affaire de Lucien était grave : mais pour qui a suivi les querelles engagées entre les deux frères depuis leur extrême jeunesse et surtout depuis 1792, il n'y a point à s'étonner de la rupture. Napoléon conserve quelque espoir que les choses finiront par s'arranger ; mais, de Lucien, il pourrait prendre son parti, tandis que, par la conduite du dernier de ses frères, il est profondément atteint et mortifié.

Jérôme, on l'a vu, avait été, en qualité d'aspirant, embarqué sur le Foudroyant de la division La Touche-Tréville et il avait ainsi le 16 pluviôse an X (5 février 1802), assisté, de la rade, à la reprise de Port-au-Prince. Dès qu'il eut rejoint, au Cap, Leclerc et Paulette, ce fait d'armes lui valut le grade d'enseigne de vaisseau conféré provisoirement par Villaret. J'ai cru, écrit l'amiral, devoir l'élever à ce grade d'après les talents qu'il a constamment développés depuis qu'il est près de moi. C'était moins de huit jours et Jérôme les avait passés à terre. Mais de cette terre il se lassa vite et, le séjour du Cap lui déplaisant. il obtint le 13 ventôse (4 mars) de retourner en France pour porter au Premier Consul des dépêches de Leclerc expédiées par le Cisalpin, le meilleur voilier de l'escadre. Le général en chef, écrit Villaret, a témoigné le désir que ses paquets fussent confiés à un officier actif, intelligent et qui pût ajouter aux nouvelles qu'il apportait les détails qui lui avaient échappé.

Après une traversée de trente-sept jours seulement, Jérôme entra à Brest ; il arriva à Paris le 24 germinal (14 avril) et descendit chez sa mère, rue du Mont-Blanc. Il eut tout de suite la confirmation de sa nomination d'enseigne ; mais il fêta si bruyamment son grade que, en quelques jours, le Premier Consul en fut assourdi et qu'il invita son jeune frère à aller attendre à Nantes que la corvette l'Epervier, sur laquelle il devait embarquer, fut terminée à la Basse-Indre, lancée et gréée. A Nantes, ville de plaisir et de commerce, habituée aux frasques des marins, à la vie opulente et dépensière des armateurs et des créoles, les fredaines de Jérôme feraient moins scandale qu'à Paris. Ce fut une joie que ce séjour : bals, dîners, fêtes de tous genres, chacun et chacune s'empressant à recevoir et à bien traiter le frère du Premier Consul. Jérôme ne voulut point être en reste et, l'Epervier lancé, le départ passant pour prochain, il donna le 21 messidor (10 juillet) une fête superbe à ceux des habitants de cette ville chez qui il avait été accueilli. Près de deux mois s'écoulent ensuite sans qu'il se décide à prendre la mer ; vainement le Premier Consul lui écrit, le 18 thermidor (6 août), cette belle lettre : Nommé enseigne de vaisseau, il me tarde de vous savoir sur votre corvette, en pleine mer, étudiant un métier qui doit être le chemin de votre gloire. Mourez jeune, j'en serai consolé ; mais non pas si vous viviez soixante ans sans gloire, sans utilité pour la patrie, sans avoir laissé de traces de votre existence. C'est n'avoir jamais existé ; il faut encore vingt-trois jours à Jérôme, et, à peine en mer, sous prétexte d'avaries, il relâche à Lorient d'où il revient encore passer quinze jours à Nantes : ce n'est que le ter complémentaire (18 septembre) qu'il se détermine enfin à faire voile.

L'Epervier, avec son état-major, tel qu'on l'avait laissé composer à Jérôme uniquement de ses amis et de ses complaisants, avait plus les allures d'un yacht de plaisance que d'un navire de guerre où l'on apprend à servir. Halgan, excellent officier ayant déjà fait brillamment ses preuves, avait le commandement nominal ; mais il était loin d'être un chef sévère, et Meyronnet, Vincent et Gay, enseignes ou aspirants, n'étaient pour le frère du Premier Consul que des courtisans et des compagnons de plaisir. Meyronnet, qu'il connaissait du Formidable, remplissait les fonctions de confident intime et prenait déjà des airs d'aide de camp.

Après quarante-deux jours de traversée, Jérôme qui, peu satisfait de l'uniforme sévère de la marine, naviguait, parait-il, en costume de capitaine des Hussards de Berchiny — culotte, dolman et pelisse bleu céleste avec gilet écarlate — arriva à Saint-Pierre de la Martinique. Halgan y tomba fort opportunément malade, en sorte que le Capitaine-général qui semblait avoir des ordres à cet effet ou dont le zèle devançait les instructions du ministre, l'autorisa à remettre son commandement au citoyen Bonaparte et comme le grade de lieutenant de vaisseau devait être conféré à Jérôme en même temps que le commandement, l'amiral Villeneuve lui en donna la commission provisoire (6 frimaire an XI, 27 novembre).

Puis, selon les intentions du Premier Consul, il lui prescrivit un voyage d'agrément dans les Antilles, et d'abord une visite à Tabago et à Sainte-Lucie. Quoique l'amiral le déclarât pénétré de la noble émulation de rendre son nom aussi célèbre dans la marine qu'il était déjà fameux dans les fastes de la guerre et de la politique, il avait été trop étonné par sa façon de servir pour ne point lui adresser une semonce, mais avec quelles précautions ! En lui témoignant le désir de le voir un peu plus assidu à son bord, écrit Villeneuve à Decrès, je lui ai demandé s'il voulait être amiral comme M. de Penthièvre ou comme M. de Tourville. Son choix n'a pas été douteux.

Le 8 frimaire (29 novembre), l'Epervier mit à la voile pour Sainte-Lucie ; mais, deux jours après, il rentra, ramenant Jérôme fort souffrant. En allant, dans le fort de la chaleur, visiter le cratère de la soufrière de Sainte-Lucie ; Jérôme avait pris une sorte de courbature qui avait été suivie d'un accès de fièvre. Ce ne fut point grave, car, le 12, la fièvre avait cessé. Néanmoins, l'amiral, soucieux de sa responsabilité, estima qu'il fallait rendre à Jérôme des forces avant de l'expédier de nouveau et il l'envoya respirer l'air des habitations. Selon les souvenirs qu'on en a gardé à la Martinique, le remède fut souverain et la convalescence se passa gaiement : ce fut à ce moment que Jérôme contracta une étroite liaison avec la famille Lecamus, et s'attacha particulièrement le jeune Auguste Lecamus qui devint, avec Meyronnet, son compagnon inséparable.

Il se trouvait si bien de l'air des habitations qu'il n'éprouvait nul désir de reprendre la mer ; mais les ordres du Premier Consul étaient formels : il fallait au moins une apparence de ravi ration pour l'habiliter à recevoir l'avancement qu'on lui destinait : il partit donc au milieu de nivôse (12 janvier 1803) pour la Guadeloupe, où il passa une dizaine de jours. Au retour, il jugea à propos de s'arrêter à la Dominique, colonie anglaise ; il descendit à terre et reçut avec dignité et convenance des honneurs presque royaux. Estimant ensuite sa campagne suffisamment remplie, il prit ses mesures pour n'être plus dérangé de quelque temps : il fit entrer l'Épervier dans le Cul-de-sac, où il donna l'ordre qu'on en changât l'arrimage et qu'on repeignît à l'huile l'intérieur el les logements : c'était le rendre inhabitable pour un mois.

La pension de 30.000 francs par an que Napoléon lui faisait, ne pouvait, même en y ajoutant les appointements de lieutenant de vaisseau, suffire à Une vie aussi dispendieuse ; aussi trouve-t-on, de ce dernier séjour à Saint-Pierre, une suite de lettres de change, de 30.000 francs chacune, que Jérôme tire sur l'Ester, intendant de la maison du Premier Consul, à l'ordre de M. Rancé, trésorier général de la Martinique, dans la caisse duquel il puisait largement. Cela aide à comprendre que l'amiral Villeneuve estimât que le commandant de l'Épervier avait rempli l'objet de sa mission en visitant toutes et chacune de nos colonies sur la même route et qu'il aspirât à son départ. En revenant, passerait-il à Saint-Domingue ? L'amiral l'eût désiré : mais, dit-il, le souvenir trop récent de la perte qu'il y a faite (Leclerc) lui a fait montrer quelque répugnance et je n'ai pas insisté. (14 germinal, 4 avril.) Il comptait donc le renvoyer directement en France et le pressait de s'embarquer.

Mais Jérôme avait sur son retour des idées toutes différentes, qu'il ne jugeait point à propos de communiquer à son chef. Je vais appareiller pour Saint-Domingue sous quinze jours, écrit-il le 25 germinal (15 avril) à son frère Joseph. Je compte y passer trois fois vingt-quatre heures et faire route pour la Nouvelle-Angleterre. Je remonterai la Delaware et mouillerai à Philadelphie ; de là je me rendrai par terre à New-York et à Boston, d'où je ferai route pour France. Ma campagne aura été longue, très pénible et surtout très instructive pour moi. A mon retour, je commanderai une belle frégate, et si la guerre, que je ne désire nullement, se déclare, je serai en position de pouvoir en deux ans commander une belle escadre ou me faire tuer avec honneur. Si, comme je le crois, le bonheur de la famille ne me quitte point, je réussirai et vous aurez le plaisir de voir votre plus jeune frère digne du nom qu'il porte.

Le Premier Consul n'avait nullement autorisé cette fugue aux États-Unis ; il avait, au contraire, prescrit le retour direct en France, et la reprise imminente des hostilités avec l'Angleterre pouvant rendre le voyage dangereux, le rendait urgent. Villaret-Joyeuse, qui, comme capitaine général de la Martinique, avait nominalement autorité sur Jérôme et qui, depuis le commencement de germinal (fin mars), le suppliait en vain de partir, se détermina enfin à lui en donner l'ordre formel. Jérôme fit semblant d'obéir. Le 11 prairial (31 mai), il met à la voile ; mais, le lendemain, il rentre à Saint-Pierre. Dans le canal de la Dominique, il a rencontré un gros navire. Sa position et sa route me faisant préjuger, écrit-il, que c'était un de nos bâtiments de commerce, je mis en panne en assurant mon pavillon et ma flamme. Ce vaisseau couvert de voiles me passant en poupe sans en diminuer, je lui ordonnai de mettre en travers et de m'envoyer son canot ; mais, continuant sa route sans avoir égard à ma manœuvre et à mon invitation, je pris ses eaux en lui faisant tirer un coup de fusil dans ses voiles pour lui annoncer le désir que j'avais de lui parler. Il se mit dès lors en panne et, dès que je fus à portée de la voix, il m'annonça qu'il était anglais et bâtiment du Roi. Il m'a assuré que les affaires allaient au mieux et que tout était à la paix. Je me suis décidé, citoyen général, à rentrer à la Martinique pour vous annoncer cette bonne nouvelle.

C'était un cas de guerre ; le bâtiment anglais portait flamme ; Jérôme l'avait vu, comme tout l'équipage, cl il ne pouvait ignorer que faire mettre en panne un navire de guerre est l'insulte la plus grave qu'on puisse faire à un pavillon. Villaret, affolé, lui écrit pour le supplier de partir : Vous avez fait un coup de tête, lui dit-il... il faut que vous ne soyez plus à la Martinique lorsque les réclamations me parviendront. Ainsi, appareillez aussitôt ma lettre reçue, pour vous rendre auprès du Premier Consul, à qui il est indispensable que vous rendiez compte de cette affaire. Mettez à la voile, je vous en supplie, aussitôt ma lettre reçue, et si l'invitation ne suffisait pas, je vous enverrai demain l'ordre formel. Et le malheureux amiral, s'efforçant de justifier devant son subordonné cet ordre qu'il a l'audace de lui adresser, énumère tous les motifs qui rendent son départ nécessaire, toutes les conséquences qu'aurait un retard si la guerre venait à éclater et que le passage se trouvât, sinon impossible, au moins assez difficile pour qu'on n'y risquât point sans crainte une personne aussi précieuse. Votre séjour aux Antilles, sans gloire et sans utilité quelconques aurait, lui dit-il, le très grand inconvénient de tromper les vues du Premier Consul à votre égard, de vous arrêter dans votre carrière et d'étouffer les espérances que vous avez déjà données.

Jérôme ne résiste plus : il part, mais c'est pour la Guadeloupe, où il s'arrête quinze jours. L'amiral lui écrit lettre sur lettre pour que, sans perdre une minute, il fasse voile pour France ; Jérôme ne s'y refuse point absolument, mais voici de quel ton : Je reçois votre lettre, mon cher amiral ; nos avis diffèrent, mais je soumets volontiers ma manière de voir à la vôtre. Néanmoins, il se doit d'exposer ses raisons : la guerre va être déclarée d'un jour à l'autre ; les Anglais voudront s'emparer de lui comme d'un otage. Il ne voit qu'un moyen d'opérer son retour sans danger, c'est de faire naturaliser danois un bâtiment de commerce français et de s'y embarquer comme passager. Il ne refuse point de partir sur l'Épervier, mais s'il est pris, l'amiral en supportera la responsabilité entière. Cette lettre prouvera que je l'avais prévu.

De fait, la détermination de Jérôme n'a point varié et malgré l'amiral, malgré le Premier Consul, malgré la guerre déclarée, il n'a point perdu de vue le projet qu'il avait exposé à Joseph deux mois auparavant. Tout à la fin de messidor (milieu de juillet), il juge le moment opportun pour le réaliser. De son chef, il expédie sur France l'Epervier pour lequel il ne parait point redouter les mêmes périls que pour lui-même et qui, parti trois mois après le moment fixé par l'amiral, cinquante-deux jours après l'ordre formel, ne manque point d'être pris par les croiseurs anglais ; puis, débarrassé de son navire, il s'embarque en personne sur un bateau-pilote américain et vient aborder à Portsmouth, d'où il gagne Norfolk en Virginie. Sa suite se compose de l'enseigne de vaisseau Meyronnet, son lieutenant sur l'Epervier qui a déserté son bord pour l'accompagner ; de Rewbell, fils de l'ancien Directeur — celui dont en l'an VII il a été question pour épouser Hortense, qui, officier de l'armée de terre, se place aussi dans une position peu régulière ; du jeune Lecamus, d'un médecin et de plusieurs domestiques.

Débarqué à Norfolk le 1er thermidor (20 juillet), Jérôme arrive le 8 à Washington et, aussitôt, il dépêche Lecamus auquel il a conféré les fonctions de secrétaire intime, à la Légation de France, avec ordre au chargé d'affaires, le citoyen Pichon, de venir incontinent à son hôtel.

Pichon, quoiqu'il fût des nouvelles couches, avait près de dix ans de carrière, ayant été employé aux États-Unis de 1793 à l'an III et de l'an IX à l'an XI. Il ne manqua point d'éprouver quelque surprise en recevant d'un personnage dont il ignorait l'existence une sommation aussi impérative ; néanmoins, comme il savait par expérience que tout arrive, il s'empressa de se rendre près du personnage qui s'annonçait comme frère du Premier Consul, lui offrit les soins qui pouvaient lui être immédiatement nécessaires dans un pays étranger, et le conduisit dans une maison meublée meilleure que l'auberge où il était descendu. Cette maison, par malheur, était tenue par un nommé Barney qui, ayant, disait-il, servi quelque temps dans la marine française[8], s'était de lui-même promu au grade de commodore, compatible déjà aux États-Unis avec la profession d'hôtelier, et qui jouait autour de la politique toutes sortes de rôles. Barney ne manqua point de se rendre, par des prévenances de tous genres, le guide, le complaisant et l'inséparable de Jérôme, et Pichon eut à en gémir.

A peine établi chez Barney, Jérôme fit savoir à Pichon qu'il avait envoyé son lieutenant Meyronnet à Philadelphie pour y noliser un navire et qu'il comptait sur la caisse du consul en cette place pour payer les frais : le même soir, en effet, Pichon était avisé par le consul à Philadelphie que Meyronnet avait, moyennant 10.000 dollars, arrêté le navire le Clothier et qu'il s'occupait d'y faire les aménagements nécessaires. Le consul priait en même temps son chef de lui faire tenir les fonds.

Pichon n'avait aucune instruction relativement à Jérôme ; il n'avait aucune preuve certaine que le personnage qui se donnait pour le frère du Consul fût bien tel qu'il se disait ; néanmoins, il prit les engagements qu'on lui demandait ; mais déjà Jérôme avait changé d'avis : il ne voulait plus du Clothier. Ayant appris que le gouvernement américain armait des frégates pour la Méditerranée, il prétendait que le chargé d'affaires demandât qu'on lui en prêtât une ou, au pis, qu'on le reçut comme passager sur la première qu'on expédierait en Europe. Pichon, quoiqu'il estimât l'une des demandes aussi indiscrète et aussi inutile que l'autre, ne crut pourtant pas, vu l'insistance de Jérôme, devoir se refuser à présenter la seconde, et, comme il l'avait prévu, il éprouva, de la part du ministre des Affaires étrangères. un refus formel et motivé dont Jérôme se montra fort mécontent et qu'il lui imputa.

Tout cela n'avait pris que trois jours. Le quatrième, Jérôme partit pour Philadelphie, puis pour Baltimore où Joshua Barney, qui y avait son principal établissement, proposait de l'introduire dans la société.

Pichon était sur les épines : chaque jour perdu ajoutait des dangers nouveaux à la traversée de Jérôme et rendait plus difficile la situation du chargé d'affaires ; mais les observations qu'il essaya de présenter furent reçues de telle façon que le mieux qu'il eut à faire fut de garder le silence. S'étonnait-il que Jérôme se fût permis d'ouvrir les paquets adressés à la Légation et s'en plaignait-il, Jérôme lui répondait que ces paquets contenant une lettre à son adresse il lui avait paru tout naturel de la prendre. Exposait-il la nécessité d'un départ et indiquait-il les moyens d'échapper à la croisière anglaise : Mon opinion diffère absolument de la vôtre sur les événements de mon départ, répondait Jérôme ; je me décide à attendre les ordres du Premier Consul... et j'expédie vers lui mon lieutenant qui me rapportera ses ordres et ceux du ministre de la Marine. Enfin Pichon croyait-il de son devoir d'avertir Jérôme que M. Barney avec qui il s'était si intimement lié qu'il avait accepté son hospitalité à Baltimore, était également mal vu par tous les partis, non point pour des raisons politiques, mais pour des raisons qui sont faites partout pour produire le même effet, il s'attirait cette réponse : Je vous remercie bien, citoyen, de l'intérêt particulier que vous voulez bien prendre à tout ce qui me concerne, surtout dans le choix de ma société ; mais j'ai un principe dont je ne m'écarterai jamais, c'est de ne juger les hommes que d'après leur conduite, et tant que le citoyen Barney sera à mon égard ce qu'il a été jusqu'ici, je ne changerai pas d'opinion sur son compte. J'ai assez de discernement, je crois, pour choisir la société qui me convient et quoique je sois peu instruit dans la langue de ce pays-ci, j'en connais parfaitement les mœurs et les usages, je saurai par moi-même comme je l'ai toujours fait, diriger ma conduite.

Il ne restait plus à Pichon qu'à se taire et, pour éviter d'être obligé de se mêler désormais de Jérôme, il prétexta la santé de sa femme et alla voyager dans l'Ouest. Le Clothier, cependant, avait, conformément au contrat arrêté par Meyronnet, mis à la voile sur l'est, quoique nul passager n'y fût embarqué. Coût : 10.000 dollars, dont les traites couraient sur France avec engagement personnel de la part de Pichon de les acquitter au retour, si elles revenaient impayées.

Cela se passait le 23 thermidor (10 août) et, jusqu'au 30 vendémiaire an XII (23 octobre), Pichon reste sans nouvelles directes de Jérôme. Les journaux lui apprennent que, à Baltimore, il a dépouillé entièrement l'incognito, qu'il y mène la vie la plus fastueuse et la plus dépensière ; ce ne sont que récits des fêtes auxquelles il prend part et des amusements auxquels il se livre. Nul indice de départ.

Mais voici peut-être une occasion : la Poursuivante, frégate française, commandée par le chef de division Willaumez vient, en traversant la croisière anglaise, de mouiller devant Baltimore. Jérôme ne voudra-t-il pas en profiter pour retourner en France ? Pour l'attirer, Pichon lui remontre la nécessité qu'il soit présenté au président des États-Unis en même temps que l'état-major de la frégate, il lui écrit qu'une plus longue abstention peut inspirer des doutes sur sa personnalité, qu'il y a là une question de convenances d'alitant plus nécessaire à remplir qu'il s'est ouvertement laissé traiter partout comme le frère du Premier Consul.

Jérôme se décide donc à venir à Washington : il y arrive en compagnie du capitaine Barney et aussitôt fait appeler Pichon à son auberge. Pichon s'y rend, reçoit ses ordres, et, le lendemain, le présente au président. Jérôme se montre plein d'autorité et de condescendance, parle de la politique en homme qui la conduit et des bonnes relations qu'il désire que la France entretienne avec les Etats-Unis. Invité à dîner avec Pichon et Willaumez, il se conduit de manière à donner la meilleure opinion de lui.

Seulement, lorsque Pichon prétend lui insinuer que, la Poursuivante se trouvant au port, il est convenable qu'il s'y embarque et y prenne un emploi de son grade, Jérôme refuse nettement, alléguant que, ayant envoyé son lieutenant Meyronnet en France pour demander les ordres du Premier Consul, il est obligé de les attendre. Et lorsque Willaumez, ayant épuisé tontes les représentations, en vient à parler du droit de son commandement et d'un ordre formel d'embarquement, Jérôme oublie si complètement la subordination qu'il en résulte la scène la plus fielleuse.

La raison qu'il a de ne point partir, c'est qu'il va se marier et, le lendemain, il en fait part à Pichon.

A Baltimore, chez Samuel Chase, beau-père de Barney et politicien connu par ses malversations, il a rencontré une jeune fille, miss Élisabeth Patterson, — presque de son âge puisqu'elle est née le 6 février 1785 et lui le 9 novembre 1181 — dont il est devenu passionnément amoureux et qui, de flirt en flirt, l'a amené à l'épouser. Le père de cette jeune fille, William Patterson, de famille écossaise établie en Irlande, a émigré aux Etats-Unis en 1766, à l'âge de quatorze ans ; il y a fait le négoce, et, à la guerre de l'Indépendance, par de hardies spéculations sur les munitions et les armes, il a gagné une fortune de 100.000 dollars qu'il a ensuite augmentée considérablement par son industrie et ses placements : de miss Dorcas Spear, sa femme, il a eu plusieurs enfants, dont au moins un fils Robert, et cette fille la Belle de Baltimore. Belle, elle l'est eu effet et comme peu de femmes l'ont été : des traits d'une pureté, d'une grâce et d'une régularité parfaites, des veux d'un brun clair étincelant, des cheveux noirs, un cou et des épaules merveilleux, une taille et des extrémités d'une finesse exquise, rien de la race anglo-saxonne, tout de cette race d'Érin, qui éclôt parfois en une beauté étrange et suprême, victorieuse et irrésistible. Il reste de miss Patterson un portrait par Gilbert Stuart où la fantaisie du peintre montre son visage sous trois aspects. de profil, de face et de trois quarts : il est impossible d'y trouver un défaut, d'y noter une imperfection : c'est la beauté ! Et non point une beauté avec des lourdeurs, du gras, des rigidités de statue, mais une beauté pleine de vie, d'entrain, d'allure, brillante, éclatante, rieuse, la beauté fast, habituée à remporter tous les succès, à recevoir tous les hommages, à éveiller tous les désirs, experte, non point par la lecture des Nuits d'Young et des Maximes de La Rochefoucauld, mais par les déclarations partout recueillies et par la certitude de sa valeur. Épouser le frère du Premier Consul, cela n'était ni ordinaire ni commun et, en mariages transatlantiques, il était difficile de mieux débuter : les milliardaires le trouveraient encore acceptable. Élisabeth s'y employa. Lorsque Jérôme fit sa confidence à Pichon, les fiançailles étaient officielles : la demande avait été faite à M. Patterson par le ministre d'Espagne, le marquis d'Yrujo, et accueillie avec empressement ; le mariage était fixé au 11 brumaire (3 novembre), et Jérôme somma Pichon d'avoir par convenance à y assister.

En face, Pichon n'osa point résister et il se laissa presque arracher son consentement pour se rendre à la cérémonie, mais, rentré, après le départ de Jérôme, il réfléchit, comprit quelle responsabilité il encourrait, quelle sottise il commettrait, et prenant la plume, il écrivit à Jérôme, à M. Patterson et au commissaire des Relations commerciales à Baltimore : aux uns et aux autres, il déclara que tout mariage contracté sans le consentement formel de Mme Bonaparte actuellement vivante serait nul et de nul effet ; il énuméra les qualités et conditions requises pour contracter mariage, telles qu'elles se trouvent au titre V du Code civil, décrété, fit-il remarquer, le 6 germinal précédent (27 mars 1803).

A Jérôme, il fait observer qu'il ne peut, sans exposer la personne qui est l'objet de sa préférence, et la famille respectable à laquelle elle appartient, passer outre les obstacles légaux qui empêchent son alliance. A M. Patterson, il adresse l'extrait authentique du Code civil ; au commissaire des Relations commerciales, son subordonné, qu'il charge de remettre en mains propres la lettre destinée à M. Patterson, il enjoint, au cas où, malgré ces dispositions, on passerait outre à une célébration, de faire, en son nom, à l'ecclésiastique qui y procéderait, une notification signée, portant purement et simplement les dispositions des lois françaises qui s'opposent à la validité de ce mariage.

Le lendemain (6 brumaire, 29 octobre), Pichon reçoit cette lettre de Jérôme : J'ai eu, citoyen, hier au soir communication de la lettre que vous avez écrite à M. Patterson ; j'ai vu avec peine que vous preniez des détours pour nuire à mes projets. La manière dont j'avais déjà reçu vos représentations devait vous engager à vous adresser encore directement à moi sans chercher des moyens qui ne conviennent point à votre caractère ministériel et encore moins à celui d'un homme loyal.

Pichon s'attendait aux injures, mais avait-il atteint son Lut ? Il put le croire : à la vérité, le 21 brumaire (13 novembre), Jérôme, par bravade, lui annonce encore que son mariage sera célébré le 23 (15) et l'invite à y assister ; mais, dans la soirée du 22, Lecamus arrive, chargé par Jérôme de déclarer qu'après mûre réflexion, il a rompu son mariage, de réclamer toutes les lettres écrites à cette occasion et de prier le chargé d'affaires de ne point en écrire à son ministre.

D'où vient ce revirement ? D'abord, M. Patterson met obstacle à une affaire qui ne lui présente plus de garanties suffisantes et qui lui semble à présent une spéculation par trop risquée. Tant qu'il a cru que Jérôme avait atteint ses vingt et un ans, — ce qu'il s'était offert à prouver par sa commission d'officier, — que, par suite, il était libre de contracter mariage ; tant qu'il a ignoré la loi française et ses obligations, il s'est laissé éblouir par la perspective d'une telle union, et, avec les idées en cours dans son pays, il a envisagé que sa fille, belle et riche comme elle était, faisait un parti fort souhaitable pour un Français, fût-il le frère du Premier Consul ; mais encore fallait-il que ce Français prit sa fille pour épouse et non pour maîtresse ! Pour rompre le mariage, il invita Betzy à aller faire un tour en Virginie, tandis que, de son côté, Jérôme partirait pour New-York.

Quant à Jérôme, en annonçant ce changement radical dans ses intentions, peut-être était-il de bonne foi. Peut-être aussi, se trouvant fort démuni d'argent, comptait-il profiter de la joie de Pichon pour se faire ouvrir la caisse. Sans doute, depuis le commencement de l'an XII, sa pension avait été doublée par le Premier Consul et portée à 60.000 francs ; mais il l'ignorait encore et, d'ailleurs qu'était cela près de sa dépense ? En trois mois, il avait dépensé 16.000 dollars (80.000 francs) sans compter les 10.000 dollars (50.000 francs) de l'affrètement du Clothier et il avait contracté des dettes immenses. Il demanda à Pichon un nouveau prêt de 10.000 dollars et celui-ci, bien que sa caisse fût vide, s'épuisa en efforts pour le lui procurer.

Il paya donc ainsi le voyage à New-York de Jérôme qui y passa quinze jours et revint le 10 frimaire (1er décembre) à Baltimore, d'où il annonça son retour par une nouvelle demande de fonds. J'ai dans ce moment, dit-il avec une suprême désinvolture, quelques engagements à remplir. Pichon n'avait en caisse, compris ses fonds personnels, que 2.000 dollars ; il en envoya mille et en promit deux fois autant dès qu'il aurait touché l'argent qu'il attendait. Convaincu que la question du mariage était définitivement réglée et que ces sommes devaient servir à liquider des dettes courantes et à préparer ainsi le départ, il se reprenait à espérer le retour de Meyronnet qui ne pouvait tarder et qui ne manquerait pas de le délivrer.

Il vivait dans cette confiance lorsque le 3 nivôse (25 décembre) il reçut ce billet de Lecamus : Monsieur, j'ai l'honneur de vous annoncer, de la part de M. Jérôme Bonaparte que son mariage avec Mlle Patterson a été célébré hier soir. Il me charge aussi de vous mander qu'il attend avec impatience l'envoi de 4.000 dollars que vous devez lui faire. Ses engagements deviennent pressants et sa maison éprouvera bientôt des besoins. Il vous prie donc de vouloir bien lui faire passer cette somme le plus tôt possible.

La veille, en effet, après la signature d'un contrat où la famille Patterson avait employé toutes les précautions pour rendre le mariage inattaquable et prévu tous les cas où il serait contesté ; où Jérôme s'était engagé à donner à son union toute forme et validité d'un mariage parfait selon les lois régulières de l'État de Maryland et de la République de France, où il avait stipulé que, au cas où, malgré tout, une séparation interviendrait (ce qu'à Dieu ne plaise !) Élisabeth Patterson aurait la jouissance pleine et entière de tous ses biens à lui, réels, personnels et mixtes, présents et à venir, après ce contrat, et moyennant une licence obtenue, le 6 brumaire (29 octobre) précédent, de la cour du comté de Baltimore, il avait été procédé au mariage par l'évêque catholique de la ville, le révérend Caroll.

Avec Lecamus, un autre Français y avait assisté, et c'était l'agent consulaire de France, Sotin, l'ancien ministre de la Police du Directoire, ancien ambassadeur à Gènes, échoué à Savannah comme sous-commissaire des Relations commerciales. Sotin, requis par Jérôme, pris entre son devoir et son ambition, persuadé que son refus de paraître au mariage et d'en signer l'acte n'eût rien empêché, convaincu que le Premier Consul lui saurait peut-être plus de gré d'avoir témoigné à son frère des égards et de la considération que d'avoir fait à ce même frère une insulte grossière sans aucun bon résultat, s'était prêté à ce qu'on demandait de lui, quoique prévoyant très bien, dit-il, la disgrâce qui pourrait l'atteindre. Il ne s'y trompait pas : sa signature lui coûta sa place.

Ainsi, pour obtenir cette femme, Jérôme, avec ses vingt ans, n'avait reculé devant aucune promesse et aucun engagement. Il avait donné tout ce qu'il avait et promis tout ce qu'il n'avait pas, et l'entraînement, de sa part, avait été entier : mais on ne saurait penser que ce fût l'amour qui eût déterminé Mlle Patterson. Elle avait voulu ce mariage, malgré les avis de ses amis, malgré les remontrances de son père, malgré les déclarations de Pichon ; à tout elle avait opposé cette réponse voulait bien mieux être la femme de Jérôme Bonaparte pour une heure que la femme d'un autre pour toute la vie, mais, ce qu'elle était devenue, elle comptait bien le rester, elle avait trop de confiance en son esprit et en sa beauté pour douter de son pouvoir et, au pis aller, comme elle était femme d'affaires, elle avait pris ses précautions.

Quel était pourtant au moment où le mariage s'accomplissait l'état d'esprit du Premier Consul ? A la distance où l'on était alors des États-Unis, avec les incertitudes de la navigation, les difficultés centuplées par l'état de guerre avec les Anglais, l'absence de communications régulières, les retards que Meyronnet avait subis et peut-être apportés dans sa traversée, Napoléon savait à peine depuis quelques jours que Jérôme avait quitté la Martinique : Meyronnet, porteur de la lettre du 18 thermidor an XI (6 août 1803), était arrivé en France vers la fin de brumaire an XII (novembre 1803) ; il ignorait naturellement lui-même tout ce qui s'était passé à Baltimore depuis son départ et il ne fut réexpédié qu'en pluviôse (fin janvier 1804). Il était simplement chargé des lettres par lesquelles le Premier Consul et le ministre de la Marine signifiaient à Jérôme qu'il eût à embarquer sur une bonne frégate française où il remplirait le service de son grade et serait porté en cette qualité sur le rôle d'équipage. Decrès ajoutait : L'intention du Premier Consul est que, sous aucun prétexte, vous ne reveniez en France autrement que sur un bâtiment de guerre français, et, quelque occasion d'une autre espèce qui se présente pour votre retour, il vous est expressément défendu d'en profiter. C'était, évidemment une allusion au projet ancien de Jérôme de nationaliser danois un navire de commerce français, mais, sans que Decrès s'en doutât, cette phrase devait fournir à Jérôme de singuliers moyens dilatoires.

A peine Meyronnet, muni pour son voyage de 3.000 francs sur la caisse de la Marine et de 4.600 francs sur la Grande cassette, était-il parti pour chercher le neutre sur lequel il devait s'embarquer sous le nom d'Hippolyte d'Orvigny, négociant, que, par les journaux anglais, arriva la première nouvelle du mariage. On lit dans quelques papiers anglais, disent les Débats du 28 pluviôse (18 février), que Jérôme Bonaparte, frère du Premier Consul a épousé à Baltimore Mme Élisabeth Patterson, fille aînée de M. William Patterson, riche négociant de cette ville et que le mariage a été célébré par M. l'Évêque de... On a débité depuis un an tant de fausses nouvelles sur le compte de Jérôme Bonaparte qu'il est permis de révoquer celle-ci en doute.

Cette réserve prudente du rédacteur indiquait assez — étant donné surtout le précédent du mariage de Lucien — de quelle façon l'on s'attendait que le Premier Consul accueillerait le mariage de son jeune frère. Aussi bien la blessure n'était-elle pas cruelle et tout ne semblait-il pas combiné à dessein pour l'envenimer ? Ce n'était point assez que l'arrogance de Jérôme à l'égard de ses chefs et des représentants de la République au dehors, que son insubordination, que ses dépenses, que son sans-gêne vis-à-vis du trésor et de la cassette, que ses fréquentations, ses amitiés, ses allures de prince de sang ; — tout cela, Napoléon l'eût pardonné avec cette inépuisable complaisance qu'il gardait à l'enfant gâté, si Jérôme, comme il avait eu l'esprit de le faire jusque-là avait continué à se proclamer sous la dépendance unique du Consul, à se réclamer uniquement de lui, à déclarer qu'il était prêt à exécuter ses ordres, même au moment où il enfreignait le plus audacieusement ceux qu'il avait reçus. Napoléon eût mis ces nouvelles frasques comme il avait fait des autres, sur le compte de l'extrême jeunesse, de l'ardeur insatiable, du tempérament extrême, et se fût rassuré sur le futur en pensant que quelque jour, ces défauts d'enfance se tourneraient en belles qualités d'audace, de décision et de vaillance. Mais, à présent, Jérôme, lui aussi, engageait son avenir, cet avenir dont Napoléon avait besoin, sans le consulter et malgré lui ; il heurtait de front ses projets et mettait sa volonté à lui en obstacle à la volonté de son frère. Tant que ce n'avait été que la police, la discipline, la loi même qui avaient été violées, Napoléon avait haussé les épaules et paru sourire, mais, à présent, il ne riait plus et Jérôme allait l'apprendre à ses dépens.

 

 

 



[1] La liquidation finale n'eut lieu qu'au 1er novembre 1814. Elle donna sur les évaluations de 1803, un déficit d'environ 40.000 francs et les dettes payées et les frais de succession liquidés la part de Paulette s'éleva à 530.000 francs.

[2] On a affirmé que Murat avait, lui aussi, pensé à ce mariage et si l'on s'est trompé en disant que ce fut à Rome, en 1501, logé au palais Borghèse et ébloui par les splendeurs qu'il avait été admis à y contempler — puisque ce fut non au palais Borghèse, mais au palais Sciarra qu'il fut, à ses deux voyages, logé aux dépens de la Chambre apostolique — il ne serait pas impossible que l'idée lui en fût venue au grand diner qui lui fut offert par Borghèse à la Villa et que, à Milan, il en eût mûri le projet. Pourtant il n'est pas vraisemblable que Caroline eût désiré pour sa sœur ainée une telle alliance, et en tout cas, il semble bien que Borghèse n'en sut rien et qu'il arriva à Paris n'ayant jamais supposé que ce fût pour s'y marier.

[3] Mariée en 1818 au prince Alphonse Hercolani, remariée en 1833 au prince Maurice Jablonowski.

[4] Il est à remarquer que cet enfant a été constamment désigné par la suite sous les prénoms de Charles-Lucien-Jules-Laurent.

[5] C'est, on le sait, le nom du vaisseau anglais sur lequel seize années plus tard, Napoléon vint en souverain réclamer l'hospitalité du peuple britannique et d'où il sortit prisonnier.

[6] C'est pour les amateurs de gravures que j'ai donné ci-dessus les passages du roman qui les a inspirées : ces gravures sont : l'Hospitalité ou la Chasseresse ; le Sacrifice, ou Rianir délivrant les prisonniers anglais ; l'Oracle ou Stellina aux pieds de l'idole ; la Grotte ; l'Ingratitude ou la Soif de l'or.

[7] L'édition resta en projet et cela sans doute parce que Lucien ayant résolu de se retirer à Rome ne pouvait y venir précédé d'un tel livre. A défaut d'indications certaines, n'a-t-on pas le droit de penser que ces illustrations ont été commandées en brumaire en XII, qu'une partie en a été exécutée pendant le premier voyage de Lucien en Italie et qu'il a suspendu l'exécution des antres gravures lorsque, comme on le verra plus loin, il s'est déterminé à se fixer à Rome ?

[8] Joshua Barney avait, en effet, en l'an V — comment ? je n'en sais rien, — obtenu le grade de chef de division et il coin mandait les deux frégates la Méduse et l'Insurgente durant une croisière dans les Antilles et aux Etats-Unis. Comment ces frégates qui avaient fait partie de la division du capitaine de vaisseau Thomas avaient-elles reçu Barney pour commandant, je n'en sais rien, mais il résulte, d'une pièce authentique que, le 24 messidor an V, Joshua Barney, chef de division au service de la République, commandant les deus frégates la Méduse et l'Insurgente a tiré au Consulat général de la République française près les États-Unis d'Amérique, à Philadelphie, une traite de 5.500 livres tournois sur Perregaux et Cie pour les dépenses de ses deux frégates en relâche à Norfolk.