NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME I. — 1769-1802

 

APPENDICE AUX CHAPITRES IV ET V.

 

 

LES BONAPARTE ET LA CORSE.

AN V - AN VII.

 

En décrétant, le 12 messidor an II, que la Corse serait désormais divisée en deux départements, correspondant aux traditionnelles provinces de l'île, l'En-deçà et l'Au-delà des Vents, la Convention n'avait obéi qu'à des exigences locales et à des influences personnelles. Méconnaissant les principes qui avaient prévalu dans la Constituante, elle avait laissé subsister, au détriment de l'unité nationale, les habitudes de l'ancien régime et presque ses anciennes formules. Sans doute, n'avait-elle point maintenu les cinq évêchés de Mariana, Nebbio, Aleria, Sagone, et Ajaccio, mais deux administrations pour une population de 100.000 âmes inférieure à celle du moindre département de la France continentale, offraient déjà une noble sportule aux insulaires qui seraient du bon parti.

Si l'on prend que, d'après l'Acte constitutionnel du fructidor an III, il fallait cinq membres pour chaque Administration centrale, plus un commissaire du Directoire, un suppléant et un secrétaire en chef ; que, près de chaque Administration cantonale municipale, formée d'autant d'agents municipaux qu'il y avait de communes dans le canton, il y avait encore un commissaire du Directoire ; que quatorze sièges étaient préparés au Tribunal criminel, bien plus dans les Tribunaux de première instaure et les justices de paix : que les conservations, inspections, directions s'accroissaient en proportion de la situation maritime, de l'état de guerre, des lois surannées, des règlements nouveaux, quelle proie à offrir et quelle curée à sonner !

Casabianca et Buonaroti s'y sont employés avec l'activité qui convient et, selon les clans, les parts sont faites : Saliceti et les Aréna auront le Golo : Casabianca, Arrighi, Moltedo et les Bonaparte auront le Liamone. Si aucun des Bonaparte ne siège à la Convention, leur puissance est déjà établie : Joseph est commissaire de la République en Corse avec Buonaroti, et Napoléon, qui vient de prendre Toulon, est un des chefs de l'Expédition machine. On compte avec eux comme avec les Aréna qui ne sont pas davantage députés, bien plus qu'avec Andréi mis en accusation comme les Girondins, qu'avec Bozzi et Chiappe qui ont épargné Louis XVI.

Combien plus en l'an V lorsque Napoléon, l'Italie conquise, détache de son armée Gentili pour reprendre la Corse ! Alors, Miot, chargé de l'organisation du Liamone, utopie toutes les propositions de Joseph, devenu son associé pour la pèche du corail. Les trois ressorts principaux étant l'Administration centrale, le Tribunal criminel qui est en même temps tribunal d'appel pour les tribunaux correctionnels, et le Commandement militaire à l'Administration centrale, Joseph met comme commissaire du Directoire, François-Marie Costa, de Bastelica, médecin à Ajaccio, puis juge de paix à Bastelica, ami intime des Bonaparte, qui a sauvé Mme Bonaparte en 1793, et qui, réfugié à Aix, y a exercé la médecine jusqu'à la reprise de File. Il compose l'administration de Pietri, Pandolfi, Leca, Conti, Ceccaldi, nommés par Miel, le 27 pluviôse an V, en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires et élus par l'assemblée électorale de la même année ; il y adjoint, comme secrétaire en chef, ce Campi, qui, dès lors, est le plus fervent ami des Bonaparte. Dans cette administration, on a lé admettre des gens de Vico, car la rivalité entre Vico et Ajaccio exige des ménagements : Moltedo est de Vico, et aussi, et, surtout, Cittadella, commissaire près le Tribunal, tout à l'heure député aux Anciens ; de même. A-t-on réservé quelque chose à Sartène dans le Tribunal criminel. Mais, là aussi, par Peraldi, l'accusateur public, et Leca Oudelta, directeur du jury, les Bonaparte sont les maîtres. Ils ont répandu dans tous les services leurs amis, les Braccini, les Ternano, les Tortoroli, les Taglialico, les Bertora, les Barberi. Ils ont mis leur vieil ami Levie à la mairie d'Ajaccio, Baciocchi à la citadelle, et Lucien va arriver qui, par son emploi de commissaire ordonnateur de la division, dirigera los troupes et les généraux. Vaubois, qui a succédé à Gentili dans le commandement, est d'ailleurs un fidèle de l'armée d'Italie et n'opposera nulle résistance au frère de son général.

Rien de mieux organisé et, clans le Liamone, le règne du clan dure ainsi deux pleines années, du 27 pluviôse an V au 20 pluviôse an VII. Le premier effet qu'il produit est l'élection de Joseph aux Cinq-Cents par l'unanimité des votants. Mais bien que, dans les assemblées électorales, le clan se soit assuré de la majorité par une série de mesures d'exclusion qui, sous prétexte de fonctions acceptées des Anglais durant l'occupation de l'île, frappent intelligemment les adversaires, il n'en a pas moins à compter avec le sentiment populaire. Campi qui, sous un titre médiocre, est le maître de l'Administration centrale, a été employé par les Anglais dans leur commissariat où il a été connu de Hudson Lowe, mais il n'en est que plus désireux de signaler son zèle républicain et surtout, comme on dirait, anticlérical. En vendémiaire an VI, à la suite d'une application inopinée et violente qu'il a faite de la loi sur la police des Cultes, une révolte éclate ; trois cents paysans marchent sur Ajaccio ; ils sont dispersés par la troupe. Quelques chefs, écrit Campi, ont perdu lâchement la vie ; d'autres ne l'ont conservée que par une fuite précipitée hors de l'île.

Ce premier mouvement n'est qu'un indice précurseur : bien que Vaubois ait, l'intention d'aller très doucement sur cet article, il est obligé de suivre, dans le Golo, l'exemple du Liamone, d'interdire les sonneries de cloches et de sommer le commissaire du Directoire de mettre en vente les biens d'Eglise. Ces mesures, et d'autres semblables où se mêlent les factions locales, amènent une insurrection dont le chef est Augustin Giafferi, fils de Louis Giafferi, l'ancien lieutenant de Paoli, ci-devant maréchal de camp au service de Naples et président du Parlement formé dans l'Ile par le vice-roi britannique. Les insurgés qui portent, sur leur chapeau ou leur béret, une petite croix blanche — d'où le nom de révolte de la Crocetta — ont de sérieux avantages sur les troupes françaises au pont du Golo, à Lento, à Santo Pietro, au Borgo, à la Porta, ils cernent Corte et l'assiègent. Les troupes sont obligées de se concentrer à Bastia et à Saint-Florent et leur position n'est pas sans donner des inquiétudes : par bonheur, à ce moment même (pluviôse VI), débarquent, envoyés de Gènes par le ministre Faipoult, un bataillon de la 86e et un de la 28e demi-brigade, en tout 2.000 hommes. Vaubois reprend aussitôt l'offensive. Une de ses colonnes entre dans le Nebbio, s'empare de Lento sans coup férir et pousse jusqu'à Corte qu'elle ravitaille ; une autre enlève Borgo ; Vaubois lui-même force le passage du Golo, pénètre dans la Casinca, occupe Vescovato qui n'a point suivi l'insurrection, et, à la Porta, après avoir brûlé la maison de Vittini, un des premiers rebelles, s'empare, dans un combat assez vif, de Giafferi et de ses principaux adhérents.

Lucien, qui est resté à Bastia, se fait le narrateur officieux de ces exploits des braves de l'armée d'Italie, et ne manque point de communiquer ses rapports à ses amis d'Ajaccio. Veillez, leur écrit-il, à ce que l'épidémie politique du Golo ne se communique dans le Liamone. En un mot, continuez de bien servir la République. Pour achever la leçon, il ajoute un mois plus lard : Dans quelques jours, on fusillera une vingtaine de ces messieurs, à commencer par le généralissime Giafferi.

Piquée d'honneur, pour prévenir de nouvelles manœuvres et obliger les habitants des communes les moins soumis à reconnaître les lois de la République, l'administration départementale du Liamone fait marcher, vers la fin de ventôse, une commission — composée uniquement du secrétaire général Campi — qui parcourt, avec une force imposante, la plupart des cantons, éclaire le peuple, désarme les villages suspects où déchirés par les inimitiés de famille, fait rentrer les contributions, découvre les biens nationaux, abat et brise les cloches, replante les arbres de la liberté, poursuit les émigrés, les chefs de la rébellion et les réfractaires et démontre que le gouvernement républicain sait atteindre le méchant dans ses retraites les plus obscures. L'autorité militaire s'émeut de cette dictature assumée par un individu sans pouvoirs, sans fonction légale, sans autre règle que son bon plaisir. Campi n'en a cure. Le récit qu'il fait des mesures qu'il a prises contre les réfractaires et les émigrés, des amendes qu'il a imposées aux villes et aux villages qui lui paraissent suspects de froideur, de la forme dans laquelle il a établi et recouvré les contributions directes, montre assez qu'il se croit ou se sent le maître et qu'il entend en user. Ainsi dresse-t-il des listes de chefs rebelles, sur lesquelles, à son gré, et selon les opportunités, il ajoute ou retranche des noms ; c'est sa façon de réviser la liste électorale et il importe que celle-ci soit bien composée, car Lucien va se présenter aux élections annoncées pour le 21 germinal an VI. Y aura-t-il des concurrents ou serai-je seul ? écrit Lucien avec inquiétude. Il faut d'abord qu'il y ait des élections. Les Conseils ont décidé qu'il n'y en aurait point, mais l'Administration départementale s'arrange de façon à n'avoir pas reçu, à la date du 23 germinal, la lui rendue le 12 pluviôse, soixante-huit jours auparavant, et elle l'ignore. Elle ignore bien d'autres choses : entre autres, que l'âge légal pour la députation est de vingt-cinq ans et que Lucien n'en a que vingt-trois. Cela importe peu en effet, dès qu'un a pour soi les Conseils épurés ; le Tribunal criminel et, comme on dit encore en Corse, le Sigillo, le cachet qui authentique les plus audacieuses affirmations. En effet Lucien, ainsi élu, est validé et installé par le Conseil des Cinq-Cents. Il est député parce qu'il est de la faction ou qu'ou le croit tel.

Mais d'autant le clan se trouve affaibli. Napoléon est loin, perdu dans les déserts. Joseph et Lucien sont installés à Paris et ne peuvent plus veiller sur les affaires, donner des conseils de prudence un couvrir les illégalités : Vaubois, qui était de l'Armée d'Italie et sur qui les Bonaparte pouvaient compter, est remplacé par le général Ambert, qui est de l'Armée du Rhin, nettement, hostile et formellement adverse ; Baciocchi a quitté Ajaccio pour Marseille partout, le clan se repose sur sa conquête, et, n'admettant point qu'on puisse la lui contester. ne se garde plus. Or, par combien de celés il donne prise !

En matière de finances, il a eu des facilités qui n'étaient qu'à lui ; au début, pour pourvoir aux dépenses des divers services intérieurs, Miot, par un arrêté du 30 pluviôse an V, avait mis à la disposition du département une somme de 10.000 francs à prendre sur les biens nationaux et sur la totalité du produit des contributions indirectes ; mais c'était là une avance exceptionnelle et sans doute pensait-il que les contributions directes une fois établies, le département, en échange des fonds reçus de France pour les services publics nationaux, reverserait quelques sommes au receveur général. Il s'est trouvé loin de compte : de la contribution foncière fixée pour l'an V (principal et centimes additionnels) à 80.010 francs, il n'a été recouvré en l'an VII que 41.036 fr. 30 ; à la fin de l'an VII il n'a rien été recouvré pour l'an VI ; mais le département a absorbé pour son service les 41.036 francs de l'an V. Rien n'a été recouvré à la fin de l'an VII de la cote personnelle, fixée à 23.875 francs pour l'an V et à 10.895 francs pour l'an VI. La perception des contributions indirectes a été opérée de façon que, n'ayant rien rapporté pour l'an V, le produit, en l'an VI, a été de 12 fr. 57 pour le timbre, 350 fr. 50 pour l'enregistrement, 4.958 fr. 71 pour les patentes : au total, 5.321 fr. 78 ; mais on a cessé de les percevoir en l'an VII. Le produit net des douanes pour l'an V et l'an VI s'est élevé à 15.320 fr. 02, sur quoi l'Administration départementale a requis pour ses besoins 1.905 fr. 70 Elle a vendu, arbitrairement et sans observer aucune forme, des domaines nationaux pour une somme de 45.996 francs, sur laquelle 12.025 francs sont impayés en l'an VII, et elle a appliqué ce produit à ses dépenses, ainsi que 6000 francs provenant de la vente de 34.000 pieds d'arbres dans la forêt de Libio, à raison de 25 centimes l'arbre.

Elle s'est appliqué bien d'autres fonds obtenus d'une façon aussi légale : Emprunt forcé sur les villes, contributions de guerre à payer par les villages déclarés rebelles, changement de destination des fonds affectés par l'État pour des dépenses d'ordre public ; réquisitions sur la caisse du receveur général ; emprunts à la caisse de l'Armée d'Italie ; et, non contente de ces étranges procédés, elle réclame à l'Etat, comme lui étant due, une somme de 313.220 francs pour supplément applicable aux dépenses municipales et départementales.

Le Compte rendu par l'Administration centrale du Liamone (ans V, VI et VII) imprime à l'imprimerie de la République en l'an IX, ne révèle pas seulement, des faits et des chiffres, il permet de constater un état d'esprit : c'est que la France doit au département du Liamone de l'entretenir : en 1791, Monestier, un des commissaires civils envoyés en Corse, constatait que la Corse qui, sous l'ancien régime, coûtait annuellement à la France de 7 à 800.000 livres, ne pourrait pas, sous le nouveau, coûter annuellement moins de 3 millions, alors que la totalité des contributions foncière et mobilière ne s'élevait qu'a 284.800 livres. Sur ces contributions il était plus sage à présent de ne point compter : mais. mises à part les dépenses du culte portées jadis pour 1.200.900 livres et désormais supprimées, les évaluations données par Monestier se trouvaient encore dépassées, puisque, en dehors de l'armée, de la gendarmerie et de tous les services de l'État, elles montaient, pour le seul département du Liamone, selon l'évaluation des administrateurs, rien que pour la justice et l'administration à plus de 150.000 francs pour les dépenses départementales et à 218.000 francs pour les dépenses municipales et communales.

Cette exploitation eût pu sembler aux vainqueurs de l'an V une suffisante occupation, mais ils n'eussent point été de leur race si, entre eux, ils ne se fussent point querellés. Autant qu'on le démêle des lettres de Lucien, les Ajacciens, après avoir écarté les gens de Sartène et donné une bonne leçon à ceux de Vico, devaient, de ceux-ci, rallier ceux qui pouvaient leur être utiles. Chiappe, Abbatucci, voilà les intrigants contre lesquels tu dois être naturellement en garde, écrivait Lucien à Costa le 8 messidor an VI. Si notre éloignement les enhardit, que ta présence et ton art de réunir les patriotes les réduise à leur élément naturel ; l'impuissance... Moltedo et Cittadella et toi, vous êtes nos amis naturels... Il ne faut donc pas vous diviser, sans quoi vous deviendrez faibles et dupes... Maintiens donc l'équilibre, réunis les Vicolaï, défends-les, éloigne et délie-toi de l'ardeur toute nouvelle avec laquelle t'entourent les méchants, joyeux de pouvoir détruire Moltedo aujourd'hui, plus heureux s'ils pouvaient te détruire demain et qui, malgré l'immensité qui nous sépare, ne seraient heureux qu'en pouvant nous donner le coup de pied de l'âne.

Et il ajoutait avec cette robuste confiance en soi qui ne l'abandonna jamais : Cittadella que j'ai rallié et qui est un bon enfant, lorsqu'on le serre de près, se réunira à moi. Nous t'écrirons de concert ainsi qu'à l'Administration répondez-nous collectivement et sans aigreur. S'il y a des plaintes à porter, qu'elles soient tranquilles comme la justice. Écrivez avec confiance, parue que je veille...

Costa eût encore suivi ces conseils, mais Pietri et Campi avaient engagé la lutte avec les Vicolaï ils avaient été suivis par Leca et Pandolfi, et Costa se laissa entrainer. Ils n'avaient pas besoin d'un ennemi tel que Cittadella qui, fort avant dans l'intimité de Merlin, passait pour donner des leçons d'italien à la tille du directeur et qui, sachant à merveille tout ce qui s'était passé en Corse durant l'occupation anglaise, connaissait le faible de chacun. Les façons dont l'Administration du Liamone gérait les deniers publics avaient attiré l'attention du ministre des Finances ; les plaintes que faisaient les juges de n'être point payés, trouvaient des échos au ministère de la Justice et le ministre de l'Intérieur prenait ombrage, non pas tant de la désinvolture avec laquelle on traitait les lois que les dénonciations portées contre certains administrateurs, soupçonnés d'avoir exercé les fonctions publiques au temps des Anglais.

Les Bonaparte firent tête violemment : au ministre des Finances, ils écrivaient le 8 thermidor : Nous vous observons, citoyen ministre : 1° que si le travail des contributions n'est pas fait, la faute n'en est pas aux administrateurs dont la conduite politique et administrative ne laisse rien à désirer, mais que ce retard a été causé par les révoltes salis cesse renaissantes et vous sentez que, lorsqu'un département est troublé par des rebelles, il est impossible d'asseoir le service des contributions. Les administrateurs y travaillent à présent avec ardeur ; 2° quant aux fonds qu'on les accuse de détourner pour s'en servir, ils ne se sont servis que des fonds mis à leur disposition par le commissaire du Gouvernement Miot et de ceux que vous-même leur avez accordés par votre dépêche du 27 fructidor an V, en les autorisant à imposer sur les personnes les plus aisées les sommes nécessaires à leurs dépenses urgentes. Au reste, citoyen ministre, le commissaire du Directoire exécutif près le département du Liamone nous annonce qu'il vous a écrit à ce sujet une longue lettre en date du 19 prairial dernier. Nous vous prions de vous la faire représenter et de juger avec indulgence les opérations de notre administration centrale dont le zèle égale le civisme. Au ministre de la Justice, ils écrivaient : L'on doit attribuer le retard dont se plaignent les juges à la pénurie de fonds dans laquelle se trouve continuellement ce département et non à l'Administration centrale. Le civisme des membres qui la composent est assez connu. Je prie le ministre de la Justice de ne pas s'arrêter à ce que pourraient lui suggérer contre eux quelques intrigants qui, depuis la dernière assemblée électorale, voyant d'un œil jaloux le vœu du peuple prononcé en faveur de l'Administration, se sont déclarés ouvertement contre elle et emploient toute sorte de moyens pour la desservir auprès du gouvernement... La cause de la pénurie où languit le département du Liamone provient eu grande partie, ajoutait Lucien, de ce que, pendant que je me trouvais à la tête de l'administration militaire dans cette division, les administrateurs du département fournirent plus de 60.000 francs pour la solde des troupes et pour lesquels ils ont même engagé leur crédit personnel[1]. Voilà la seule réponse que l'on peut faire aux juges qui ont l'injustice de se plaindre d'une manière si peu convenable à des républicains.

Ces arguments eussent porté sans doute, quelques bizarres qu'ils dussent paraître, si Lucien avait imité la conduite de Joseph et qu'il fût resté en bon accord avec le Directoire ; mais il ne perdait, aucune occasion de l'attaquer ; le 19 thermidor, il avait prononcé un discours pour repousser comme mesure inquisitoriale et, tyrannique la proposition d'ordonner la fermeture des boutiques le dimanche ; le :ri, il s'était élevé violemment contre la proposition d'un impôt sur le sel ; le 29, il avait flétri la faction des dilapidateurs et fait arrêter par le Conseil qu'il se formerait toujours en comité général lorsqu'il s'agirait de discuter sur les finances ; le 3 fructidor, il avait, avec une extrême violence, dénoncé les innovations que le Directoire préparait dans la Cisalpine et déclaré que les atteintes portées à sa constitution ne seraient qu'un essai pour renverser la Constitution en France ; le 8 fructidor, il s'était opposé, pour plus de trois mois, à la prorogation de la loi qui niellait les presses sous la surveillance du Gouvernement. Il se posait en adversaire : an Conseil, il prenait une importance, puisque le 2 fructidor. il avait été élu le premier l'un des quatre secrétaires et il ne se faisait pas faute de s'en donner, témoin les manifestations auxquelles il se livrait le 1er vendémiaire an VII, lorsqu'il invitait ses collègues à renouveler le serinent de mourir pour la Constitution de l'an III. Ces démonstrations n'avançaient point les affaires de Costa et des administrateurs, de plus en plus menacés. Par Barras, on parviendrait peut-être à parer le coup : Joseph et Lucien lui écrivent le '6 vendémiaire : sous sommes ici, les défenseurs naturels des citoyens inculpés. Leur patriotisme est au-dessus des soupçons. Ils ont constamment combattu les Anglais, durant le temps qu'ils ont été les maîtres de lite, on les ennemis de la République clans le Continent et n'ont pas plié un front soumis sous les ennemis du nom français.

Cela fait, Lucien, à son ordinaire, se rassure : Sans doute il conseille à Costa une certaine modération. Il ne faut pas, lui écrit-il, que l'Administration centrale pousse à bout ceux qui se sont montrés contre elle : faites-leur connaitre, sans les aigrir, les lois et la rigueur qu'elles exigent que Ion emploie contre les ennemis de l'ordre et du gouvernement et soyez persuadés qu'ils ne s'écarteront jamais de leur devoir. Il le met en garde contre des demandes qui, par leur exagération ou leur illégalité, donneraient prise aux ennemis, mais il continue à porter beau : De la fermeté et de la vigueur, s'écrie-t-il, mais pas de l'outrance ! Il ne met pas en question qu'il ne lasse nommer par le Directoire les commissaires près les administrations municipales que le clac aura désignés, alors que, déjà une contre-liste a été dressée par Cittadella qui a exclus, sous prétexte qu'ils sont parents d'émigrés ou qu'ils ont servi les Anglais, les meilleurs amis des Bonaparte.

Faut-il croire que, le 22 vendémiaire, en s'avisant de porter la parole au nom du Conseil, qui ne lui a donné aucun mandat, pour féliciter Jourdan quittant son siège de député pour le commandement de l'armée, Lucien achève sa brouille avec le Directoire, ou la mesure qui va frapper ses amis est-elle déjà prise ? Quoi qu'il en soit, le 27, le Directoire destitue Costa et le remplace par un nommé de Franchi, ci-devant prêtre et depuis commissaire près une administration de canton. En même temps, les administrateurs Leca, Pandolfi et Pietri sont déclarés provisoirement atteints par les luis des 19 fructidor an V, 9 frimaire et 5 ventôse an VI, sur les ex-nobles et les partisans des Anglais, et ils sont remplacés par trois ennemis des Bonaparte, Maestroni, Rusterucci et Philippi. Le coup est rude. N'ayant pu le prévenir, Lucien s'efforce d'abord de faire rapporter l'arrêté. Ses instances et celles de Joseph sont vaines. Le Directoire persiste en majorité pour la destitution. Alors, tant bien que mal, il cherche une explication qui, s'il est possible, augmente son prestige et il assigne, à cette diminution de son crédit, de ces causes majeures qui intéressent la politique entière de l'Europe. Le Directoire, écrit-il à Costa, a voulu changer la constitution de la Cisalpine. Tu sais que je m'y suis opposé. — Le citoyen Merlin, dont le secrétaire rédige un journal, s'est avisé de faire insérer une diatribe à ce sujet contre moi. Je lui ai répondu, dans le Journal des Représentants du Peuple, d'une manière à imposer silence aux calomniateurs. Ne pouvant pas répondre, il a songé à se venger et, se ressouvenant que Cittadella demandait la destitution des administrateurs que nous défendons, il a appuyé sa demande rejetée jusqu'alors, et il a induit ses collègues à signer l'arrêté. Ainsi, les causes de votre destitution sont votre attachement à nous, la bassesse de Cittadella qui va donner des leçons d'italien à la fille de Merlin et joint la lâcheté à l'audace, l'amour-propre blessé d'un directeur et la faiblesse des autres. — Des raisons aussi coupables ne peuvent pas longtemps résister et j'espère que bientôt vous démasquerez vos accusateurs et que le Directoire réparera son injustice.

Vis-à-vis du Directoire et des ministres, l'attitude que Joseph et Lucien ont adoptée est celle du dédain. Ils se désintéressent et, de haut, ils ont signifié la rupture : Comme je ne veux point entrer en lutte avec le citoyen Cittadella, écrit Lucien au ministre de la Justice, et que nous ne pouvons plus répondre de la tranquillité du département depuis que la religion du Directoire a été surprise au point d'en destituer contre notre avis les administrateurs et le commissaire dont le patriotisme nous en était un garant certain, nous vous prévenons, citoyen ministre, que nous nous déclarons absolument étrangers à tout ce qui pourrait arriver de factieux dans Liamone. les hommes qui seuls avaient droit à la confiance du gouvernement et à la nôtre. surtout dans ces moments on les Anglais menacent toute la Corse, venant d'être destitués et ne pouvant partant plus inspirer au peuple la haine qu'ils ont tant de fuis fait paraitre centre les ennemis de la République. Et au ministre de l'Intérieur qui, d'après les avis antérieurs de l'Administration départementale et les sollicitations des Bonaparte eux-mêmes, a prononcé le désarmement des habitants, Lucien répond en élevant cette distinction subtile. Cette mesure n'aurait pu que tourner à l'avantage de tout le département si l'Administration était toujours composée des membres qui l'ont sollicitée et qui avaient su mériter la confiance de leurs administrés ; mais nous croyons que, depuis qu'un a surpris la religion du Directoire et qu'on l'a porté à destituer les administrateurs, ainsi que le commissaire, elle ne peut qu'y mettre le feu et encourager les ennemis de la République rentrés dans l'ordre par l'exécution sévère des lois. Au reste, citoyen ministre, comme le gouvernement a pris cette détermination contre notre avis nous nous déchirons étrangers à tout ce qui pourrait y arriver de fâcheux.

Cette passivité dans l'attitude ne va pas toutefois, de la part de Lucien, jusqu'à lui faire négliger ses intérêts. A défaut de l'Administration départementale qui semble bien lui échapper, le clan tient encore les tribunaux et, par là une portion importante du pouvoir. Cittadella, continuant son travail, a remontré que certains des juges sont d'ex-nobles, et, par suite, qu'ils ne peuvent siéger. Ils sont dans l'exception portée par les lois, réplique Lucien ; le tribunal leur a en conséquence ordonné de reprendre leurs fonctions. Ces juges, ajoute-t-il, sont très républicains et très estimables, mais ils sont le jouet de l'intrigue et nous n'aurons peut-être pas plus la force de les défendre que nous n'avons en celle de défendre les braves administrateurs du Liamone... Cependant, nous vous déclarons encore que la justice, l'intérêt public et notre suffrage sont également en faveur des juges que l'on avait faussement dénoncés et dont nous vous demandons la réintégration. — Au reste, si leur attachement pour nous est un crime aux yeux de certaines personnes, nous sommes assurés qu'ils seront fiers de ce crime-là et que notre estime les dédommagera de l'acte qui les destituerait injustement.

L'utilité qu'il y a pour le clan à conserver la main sur les tribunaux est démontrée à Ajaccio, presque au moment où Lucien en témoigne. Aussitôt que les administrateurs du département ont appris la destitution de Costa et son remplacement par de Franchi, avant que la nouvelle ne fût publique, ils se sont concertés avec les juges du Tribunal criminel, ont fait arrêter de Franchi comme prêtre réfractaire et ont ordonné qu'il fût incarcéré à la citadelle. Cela est bon, mais ils ont compté sans Lafon, le général commandant la subdivision qui, s'il n'a point reçu d'expédition officielle de l'arpète du Directoire, en tonnait l'existence ; comme la citadelle dépend de lui et du chef de brigade Ramand qui commande la place, il en assigne l'enceinte pour prison à de Franchi (11 frimaire) ; il avise le général Ambert, commandant en chef dans le Liamone, qui, en proclamant l'état de siège dans le Liamone, place l'Administration départementale et les administrations de cantons sous la main des autorités militaires : dès le même jour, en vertu de ses nouveaux pouvoirs. Lafon met de Franchi en liberté et, le 14 nivôse, déférant à la réquisition des administrateurs nommés en remplacement de Pietri. Leva Pandolfi, il les fait installer par le commandant de place. De Franchi prend possession de ses fonctions de commissaire du Directoire. L'Administration départementale est régénérée.

Mais les choses ne peuvent en rester là : le Directoire, averti de cotte étrange rébellion, a pris, le 7 nivôse ; un arrêté ordonnant l'annulation des procédures ouvertes contre de Franchi et l'arrestation de Pietri, Leca, Pandolfi et Costa prévenus de conspiration contre la sûreté de l'Etat et d'usurpation de pouvoirs. Les prévenus devraient être traduits devant le Tribunal criminel du Liamone et leur acquittement dès lors ne serait pas douteux : mais Cittadella veille : il remontre au Directoire qu'il est à craindre que le directeur du jury et les tribunaux de l'ile de Corse ne puissent procéder dans cette affaire avec la liberté et l'impartialité que demande la justice. Le Directoire saisit donc le Tribunal de cassation d'une demande de renvoi devant un autre tribunal pour cause de suspicion légitime et, dès le 13 nivôse, le Tribunal de cassation, faisant droit. renvoie les inculpés devant le directeur du jury de Brignoles (Var).

Après cinq semaines, l'arrêté parvient en Corse — cela nous montre la poste deux fois plus rapide et les employés deux fois plus empressés que lors de l'élection de Lucien — et il est mis à exécution le 21 pluviôse, sur l'ordre du général Lafon, par les soins du chef de brigade Ramand, sauf en ce qui concerne Antoine-Jean Pietri qui, muni d'un passeport régulier, se trouve sur le continent, près des Bonaparte, auxquels il est venu porter les nouvelles et exposer les faits. Au dire des nouveaux administrateurs, sur ces arrestations, le clan manifeste et s'insurge.

Dans la nuit du 22, des brigands armés, en troupes, au son du tambour et poussant des cris alarmants : Vivent les Terroristes ! Merde pour les Modérés ! parcourent toute la ville ; le 23, d'autres brigands entrent en ville, à cheval, armés et le sabre à la main et excitant par (ses ?) opérations le peuple a l'anarchie ; le 30, lorsque Ramand escorte les inculpés jusqu'au port où ils doivent être embarqués pour Brignoles sur l'aviso la Dorade, il est suivi a distance par un rassemblement qui jette des cris de. Vive la Liberté ! Vive Bonaparte ! Le cri de Merde pour les Modérés ! ayant aussi été proféré, Ramand se porte rapidement à l'endroit d'où il est parti et annonce, d'une façon vive, que ce cri est inconstitutionnel. Toutefois, il s'en tient à des harangues, tandis que l'Assemblée départementale, sur la réquisition de de Franchi, ordonne l'arrestation et la détention dans les prisons de la citadelle, jusqu'à ce que la paix publique suit assurée, de neuf individus insubordonnés qui tachent toujours de semer la discorde et jeter le trouble parmi le peuple. Ce sont tous parents ou amis des Bonaparte et non des moindres : Barberi, Ucciani, Suche, Gallinaccio, Donzella, Rocco Bastelica, Follacci, Rocco et Lorica ; la plupart occupent des fonctions publiques ou remplissent des charges municipales.

Tout aussitôt le Tribunal criminel riposte. Le directeur du jury inculpe, pour adresse et réunion séditieuse, un nommé Ponte qui a fait signer une adresse de remerciements au Directoire pour les changements opérés dans l'Administration centrale, et, sur la réquisition du directeur du jury, l'Administration municipale fait incarcérer, dans les prisons de la ville, Ponte et sept individus qui ont signé l'adresse. En même temps, l'accusateur public invite dans les termes les plus forts le commandant de place à relâcher les neuf insubordonnés.

L'Administration départementale, n'osant s'en prendre au Tribunal criminel, suspend trois membres de l'Administration municipale et les remplace immédiatement par des hommes de son choix. Ramand, an milieu de ces conflits auxquels un continental ne peut rien comprendre, perd la tête et lance des proclamations annonçant des mesures terribles, car, dit-il, mon caractère et mon état ne me permettent de faiblir devant aucune puissance et ma seule crainte pourrait être de manquer à la loi. Croyant voir dans l'administration départementale l'organe du gouvernement, il s'attache à elle et, d'accord en tout avec Lafon, son général, il suit son impulsion. L'autorité militaire ordonne donc la mise en liberté de Ponte et de ses amis, inculpés par le directeur du jury ; elle maintient en prison les neuf insubordonnés, amis et parents des Bonaparte ; elle déclare Paolo Follacci chef de révolte, et enjoint qu'il soit poursuivi comme tel, et elle expulse du département le citoyen Planche, ci-devant secrétaire de l'Administration centrale du département et actuellement employé du bureau de l'Administration municipale. Sous le régime de l'état de siège, l'arbitraire le plus brutal règne dans Ajaccio.

Ce qui pousse de Franchi, Maestroni et leurs amis à organiser à Ajaccio ce régime de terreur, c'est l'approche des assemblées primaires qui doivent être tenues le 1er germinal, pour désigner les électeurs par qui seront élus, le 21, trois membres de l'Administration départementale, un juré près la Haute-Cour nationale et trois juges. C'est là le coup de partie qu'il leur faut gagner pour renverser définitivement l'autorité du clan. Aussi, viennent-ils de suspendre, comme ex-nobles et inaptes aux fonctions publiques, six des juges civils et criminels, et comptent-ils s'emparer ainsi des tribunaux. Alors, ils tiendraient tous les ressorts : l'Administration départementale où, même s'ils sont acquittés à Brignoles, Costa, Pietri, Pandolfi et Leca ne peuvent être à temps à Ajaccio pour se présenter aux élections ; les administrations municipales que l'Administration départementale suspend à son gré ; l'autorité militaire où Lafon et flamand sont leurs hommes ; l'autorité judiciaire où les ex-nobles suspendus ne seront pas éligibles. Mais là ils ont compté sans les tribunaux, qui enjoignent aux juges suspendus de reprendre leurs fonctions et sans les Bonaparte, avec qui Lambrechts, le ministre de la Justice, ne se soucie pas de rompre.

D'ailleurs, s'ils travaillent en vue des élections, de leur côté, Joseph et Lucien ne restent pas inactifs. Au moment où ils ne connaissaient encore que la destitution de leurs amis de l'Administration départementale et ou ils ignoraient l'arrêté du Directoire et le jugement du Tribunal de cassation ordonnant leur arrestation et leur traduction devant le jury de Brignoles, les Bonaparte, dès le lb pluviôse, ont décidé d'envoyer à Ajaccio Ramolino et Fesch, pour conduire la manœuvre ; sur la nouvelle de l'arrestation et de l'embarquement des inculpés, Ramolino a reçu l'ordre de rester à leur portée, mais Fesch a dû continuer sa route. Lucien, courant au ministère de la Justice, a arraché de Lambrechts l'ordre d'élargir Costa, mais cet ordre est arrivé trop tard à Toulon ; il faudrait, pour que Costa fut relaxé, un jugement du Tribunal de cassation. Pour l'obtenir, écrit Lucien, il faudrait solliciter les lâches qui vous oppriment, et nous croyons plus honorable, et pour nous et pour toi, de ne devoir ta liberté qu'au jury. Mais la revanche est proche, Lucien l'atteste et il en tire occasion pour exercer son éloquence et rappeler, sans trop de souci d'une vaine exactitude, sa propre histoire ! Lorsqu'on est persécuté par l'intrigue et le pouvoir arbitraire, s'écrie-t-il, on doit redoubler de courage : à peu de distance de la prison qui vous renferme, on voit le fort Saint-Jean, où j'ai été enfermé pour la même cause que vous, dans des cachots teints du sang de ceux que l'on venait d'égorger depuis peu de jours... Je n'avais pour juges que des assassins et vous avez un jury qui sans doute vous rendra bientôt à la liberté. Malgré cette confiance qu'il affecte, il sait qu'il faut s'aider pour réussir et il n'y manque pas. D'abord, son beau-frère foyer qui, dans le Var. est devenu un personnage d'importance, sera mis en mouvement : les prisonniers pourront lui demander tout ce dont ils auront besoin, même les fonds nécessaires pour obtenir leur liberté sous caution. Un parent des Clary, Ricard, est commissaire du Directoire : Il ne négligera rien pour presser le jugement. Pietri partira dans quelques jours avec copie du contre-ordre pour Costa et d'autres lettres de recommandation pour Brignoles. Ramolino reviendra de Corse avec un jeune homme très instruit qui pressera la décision de l'affaire. Par les Clary, Joseph a quantité de parents et d'alliés dans le Var ; il les requiert tous — en particulier les administrateurs Pt les juges du Tribunal criminel — et c'est à eux, bien plus qu'aux prisonniers, qu'il s'adresse quand il écrit à ceux-ci : Citoyens, le citoyen Pietri, parti hier de Paris, arrivera auprès de vous en même temps que ma lettre. Il vous instruira des intrigues obscures auxquelles vous devez attribuer les vexations dont vous êtes les victimes Heureusement, elles s'approchent de leur terme, puisque vous êtes au moment d'être jugés par un jury qui sera sans doute composé de républicains intègres et vertueux. Je ne doute pas que leur conviction ne soit bientôt formée.

Il ne nous restera plus qu'à gémir d'actes aussi injustes qui se multiplient malheureusement beaucoup trop pour le régime de la liberté. Faut-il que des patriotes qui, comme vous, ont tout sacrifié à sa cause soient les premiers frappés. L'on dirait que le pouvoir arbitraire se venge en cherchant ses victimes dans les rangs de ses ardents ennemis. Il ne parviendra pas sans doute à vous taire dire : Vertu ! Liberté ! Patriotisme ! Seriez-vous des chimères ?... L'homme avili, l'ennemi du système représentatif saisit le premier trait que la malveillance lui envoie pour le diriger, avec ce blasphème, contre le système et les principes libéraux qui ne sont pas comptables de l'erreur de quelques individus, de l'injustice de quelques autres. — L'homme libre souffre et se tait. — Le moment de parler arrive enfin : tel est celui que vous offre le jury de Brignoles. Il se livre alors à toute la chaleur d'une furie, forte et passionnée pour la. Liberté et la République. L'innocence finit par triompher.

Quel que soit le résultat des élections dans un département auquel nu virus a arrachés, vous devez vous convaincre que les habitants de nos montagnes, pour qui la justice n'est pas un ternie dérisoire ni un dogme obscur, vous tiendront compte des persécutions auxquelles on vous livre pour vous faire perdre leur confiance : les âmes avilies qui ont conçu cet infernal projet ne savent, pas que la persécution fortifie dans les finies fortes, ardentes et généreuses, telles que celles de nos insulaires, l'amitié, l'estime, la confiance et tous les sentiments affectueux. Croyez aux miens ; donnez-moi de vos nouvelles. La déclaration du jury de Brignoles est la seule réponse digne de votre cœur et de vous.

Une telle profession de foi, d'un ton qui no souffre point de réplique et qui, se parant du nom de Bonaparte, s'appuie aussi dans le Var de l'influence très réelle des Clary, ne peut manquer de produire son effet, mais, lorsque les administrateurs du Liamone et Costa ont été innocentés par le jury, c'est vers le 18 germinal, et les adversaires des Bonaparte ont gagné les élections.

Costa, Pandolfi, Leca et Pietri ont manqué à la bataille, mais leurs ennemis n'ont pourtant pas eu le champ libre et la lutte a été chaude.

Si, pour la soutenir, le clan n'a pu compter ni sur le général Lafon, ni sur le chef de brigade Flamand et encore moins sur le général Ambert, il s'est arrangé pour chercher des auxiliaires dans les rangs de la 86e. Il s'est dit que, dans les Bonaparte menacés, les soldats verraient d'abord le Général et qu'ils ne résisteraient pas à son nom. Le plan formé, restait à l'exécuter et à pratiquer la garnison. Sous prétexte d'exercer sa charge, l'accusateur public Peraldi s'est introduit dans la citadelle ; grâce à son titre, il est entré dans les prisons où un certain nombre de grenadiers étaient détenus par ordre de l'autorité militaire ; il a causé avec eux, il les a endoctrinés et les a séduits. Le commandant de place lui a bien interdit, au mépris de la loi, l'entrée de la citadelle où sont détenus, sur l'ordre de l'Administration départementale, les prétendus insubordonnés, il est trop tard, et les soldats savent ce qu'ils doivent savoir. En même temps. Fesch, arrivé du continent et rejoint bientôt par Ramolino, a apporté, avec les dernières instructions de Joseph et de Lucien, les munitions nécessaires pour la bataille électorale — ce qui n'a pas été sans rétablir la confiance et relever les espérances qui s'attestent chaque jour par des manifestations tumultueuses. Mais il faut compter avec Lafon et Ramand, que l'Administration départementale sait inspirer et diriger.

En vue des troubles pouvant résulter des Assemblées primaires, le général a ordonné des précautions inusitées. Le commandant de place a visité avec le plus grand soin les locaux où elles doivent se tenir ; la garnison tout entière est sur pied ; les postes de police sont doublés ; des sentinelles sont posées partout. Grâce à l'état de siège, de Franchi et Maestroni se bercent de l'idée que les bonapartistes intimidés n'oseront pas paraitre ou que, s'ils se présentent aux électeurs primaires, ceux-ci n'oseront pas leur donner de suffrages.

Pourtant il en faut si peu ! Sous le régime de la Constitution de l'an III, le procédé usité par les partis qui se trouvent en minorité dans les assemblées primaires Ou électorales, consiste à proclamer la scission. à tenir, parfois dans le même local où siège la majorité, une assemblée particulière et à procéder à des élections tout comme l'autre assemblée ; et ce sont les élections de la minorité qui se trouvent validées lorsqu'on a le gouvernement pour soi. Le procédé est trop judicieux pour n'avoir pas été aussitôt adopté par les Corses qui l'ont déjà mis en pratique dans le département du Golo : et les primaires d'Ajaccio ne manquent pas de proclamer la scission, aussi bien dans l'assemblée intra muros réunie aux Jésuites, que dans l'assemblée extra muros réunie à l'église Saint-François. Dans chacune, deux présidents sont nommés, et chacun de ces présidents, prétendant son élection seule légale, réquisitionne la force armée. Dans l'assemblée de Saint-François où Levie s'est établi président, comme dans l'assemblée des Jésuites où c'est Fesch, entrent sur cette réquisition, pour peu de temps d'ailleurs, des grenadiers de la 86e ; à leur apparition dans l'église des Jésuites, lus parents d'émigrés et les ex-nobles qui se sont emparés dune partie de la salle, s'empressent de fuir, et, è l'église Saint-François, où l'on se bat à coup de planches et de morceaux de bois, il suffit d'un lieutenant et de cinq à six militaires pour enlever aux combattants les armes qu'ils se sont faites.

Mais ces soldats de la 86e n'ont-ils pas favorisé les bonapartistes en obéissant aux réquisitions de Fesch et de Levie ? L'Administration départementale le soutient : elle allègue que vingt-cinq grenadiers, subornés par des bourgeois, se sont promenés tumultueusement par la ville en insultant les modérés et les administrateurs et en criant : Vive la République ! Vive Bonaparte ! Le lendemain, 2 germinal, les mêmes scènes se sont renouvelées. Les administrateurs protestent violemment près de l'autorité militaire qui se détermine à faire sortir d'Ajaccio la compagnie de grenadiers et à renvoyer à Bocognano. Mais il faut que les grenadiers obéissent, et Ramand leur adresse à cet effet une proclamation persuasive : Mes camarades, leur dit-il, la force armée est essentiellement obéissante ; c'est sur ce principe que repose la République ; la République repose sur le gouvernement ; le gouvernement sur les chefs militaires qu'il a nommés et qu'il surveille, et ceux-ci sur vous. Soyez donc obéissants, si vous êtes républicains, ou craignez d'encourir la disgrâce de votre patrie. Ces arguments puissants sont écoutés, la compagnie de grenadiers part pour Bocognano, et flamand se flatte qu'un tel exemple intimidera les mutins. La tenue de l'assemblée électorale est fixée au 20 germinal : Lafon ne néglige rien pour y faire triompher de Franchi et ses amis qu'il estime les protégés du Directoire. Sur leur réquisition, il ordonne l'arrestation de sept partisans des Bonaparte, qu'il fait conduire dans les prisons de la citadelle pour y être tenus au secret jusqu'à nouvel ordre, comme prévenus d'être fauteurs ou complices des troubles qui ont eu lieu dans la commune d'Ajaccio le 2 germinal. Cela porte à dix-huit le nombre des bonapartistes incarcérés ou expulsés en vertu de l'état de siège, hors de toutes formes légales, malgré les protestations des autorités judiciaires et sur la seule dénonciation des autorités administratives, et ces incarcérations sont si peu justifiées que, le 17 germinal, sans autre forme de procès, Lafon remit en liberté les individus qu'il a fait arrêter le 6 ventôse et qui, après quarante et un jour de secret, n'ont été inculpés d'aucun délit.

Ce n'est point là pour l'arrêter ou changer ses opinions. Il propose au général Ambert, en vue de l'Assemblée électorale, des mesures de terreur qui sont immédiatement adoptées : Considérant, décrète Ambert le 11 germinal, que l'époque de l'Assemblée électorale. en amenant dans celte commune un grand nombre de citoyens, pourrait entraîner de grands inconvénients pour la sûreté publique ; qu'il y aurait tout à craindre que les partis qui se sont déclarés dans cette commune n'emploient tous les moyens pour y attirer tous ceux qui seraient assez faibles pour se laisser gagner : l'entrée dans la commune d'Ajaccio est interdite a quiconque n'est pas électeur ou n'est pas muni d'un passeport délivré par l'administration municipale de son canton et approuvé par le commandant militaire de l'arrondissement ; toute réunion au-dessus de trois personnes sera dissipée par la force et les contrevenants seront traduits devant le conseil de guerre ; tous les postes seront doublés ; des patrouilles nombreuses et fréquentes parcourront les rues pour protéger la liberté des électeurs ; deux brigades de gendarmerie veilleront aux portes des salles ; deux compagnies de la 80e, avec deux de la 23e légère, appelées de l'intérieur, occuperont les abords de l'église des Jésuites et de l'église Saint-François ; nulle troupe armée ne pourra pénétrer dans le lieu de réunion des électeurs sans une réquisition écrite du président. Mais quel président ? A peine, le 21, l'assemblée électorale est-elle réunie aux ci-devant Jésuites que la scission est déclarée et qu'il se trouve deux présidents d'âge, qui protestent l'un contre l'autre. La majorité des électeurs nomme, pour président définitif. Grimaldi, avec Maestroni et de Franchi pour assesseurs, et Grimaldi s'empresse de réquisitionner la force armée pour expulser la minorité, composée, dit-il, de sept électeurs véritables et d'une quarantaine de faux électeurs : cette minorité se met en défense. Le premier soin des électeurs en entrant dans l'église a d'ailleurs été de briser les chaises, les bancs, les planches qui s'y trouvaient et de s'armer des débris : les deux partis, rangés en face l'un de l'autre, s'observent et s'injurient, sans pourtant se porter des coups. Le capitaine commandant le piquet, sur une nouvelle réquisition de Grimaldi, revêtue de toutes les formes légales, et sur l'ordre du commandant de place, entre dans l'église avec trente hommes. Il est accueilli par les cris de : Vive la République ! Vive Bonaparte ! poussés par la minorité. Il interpose, entre les deux partis, une haie de grenadiers, et exige que d'abord les électeurs déposent les morceaux de bois dont ils se sont armés. Les cris continuent : d'un côté : Vive Bonaparte ! Vive la République ! de l'autre : A bas Bonaparte ! Vive le Roi ! Les grenadiers attestent que le cri a été proféré ; les officiers disent ne l'avoir pas entendu. Les soldats obéissent pourtant, lorsque Grimaldi ordonne que l'on jette dehors les scissionnaires ; mais c'est d'une telle humeur que leur commandant juge à propos de leur faire quitter l'église. Au dehors, les scissionnaires, qui ont élu pour président provisoire Santucci, entourent les soldats, que Fesch et Pô haranguent et déterminent. Ils rentrent dans l'église baïonnette en avant et fusil chargé, pour disperser les royalistes, les émigrés et les ennemis de leur général. Les officiers s'interposent, parviennent à les ramener à la citadelle, et, sous la protection des gendarmes, l'assemblée électorale que préside Grimaldi continue sa séance. Mais il a fallu que Ramand et Lafon cédassent quelque chose aux soldats ; eux-mêmes se sont effrayés de prêter les mains if une mesure sur laquelle ils ont des doutes et ils laissent, après l'assemblée Grimaldi, l'assemblée Santucci dont Bacciolo Conti, gendarme en activité, a été élu président définitif, tenir ses séances. Et alors, successivement, dans le même local, les deux assemblées fonctionnent, pour élire chacune un juré près la haute-Cour nationale, trois membres de l'Administration départementale et trois juges. Grimaldi multiplie en vain ses réquisitions au général Lafon pour qu'il fasse arrêter Santucci, Fesch et les électeurs qui les ont suivis. Lafon recule devant un acte qui achèverait d'exaspérer la troupe contient à si grand'peine et il laisse s'opérer en paix les opérations de l'assemblée scissionnaire. A peine celle-ci est-elle terminée que, le 27 germinal, le commissaire du Directoire et l'Administration départemental dénoncent, pour être poursuivis selon la rigueur des lois : 1° les autorités judiciaires du département comme étant généralement vendues à l'anarchie, livrées depuis longtemps à la vénalité et aux passions diverses et ne pouvant que contribuer au malheur du peuple ; 2° le nommé Joseph Fesch, résidant à Ajaccio, comme chef de la faction anarchique qui se couvre du nom de Bonaparte dont il est l'oncle maternel, retiré en Italie depuis l'an IV, où il a ramassé d'immenses richesses qui ont contribué à la réussite de ses projets : Fesch est accusé d'avoir accepté, contrairement à la loi du 9 frimaire an VI, la présidence d'une scission d'une section de l'assemblée primaire du canton d'Ajaccio et, par suite, les fonctions d'électeur : d'avoir, dans le lieu des séances de l'assemblée électorale, tenu des discours incendiaires tendant à révolter les troupes sous les armes contre l'assemblée électorale et contre les chefs militaires et à compromettre ainsi la sûreté intérieure et extérieure de la République.

L'administration départementale dénonce encore Pô, commissaire du Directoire exécutif près l'administration municipale du canton d'Ajaccio. Peraldi, accusateur public, Luchini, président du Tribunal criminel, Poggi, juge, Etienne Conti, membre de l'Administration centrale, Boiron, substitut du commissaire du Directoire près les tribunaux, sans parler de Ramolino, qui n'est point directement inculpé, mais accusé d'avoir été l'émissaire depuis longtemps attendu et venant de Paris même, ce Ramolino, né pour l'intrigue et la fraude.

Devant l'arrestation de l'oncle du général Bonaparte, sa mise en accusation sous l'inculpation d'un crime capital, les folies de persécution que l'Administration départementale propose, Lafon hésite et recule. Ambert a cru donner satisfaction à de Franchi en ordonnant l'arrestation de Normand, chef de la 86e demi-brigade qui va être transféré en France pour rendre compte de sa conduite au gouvernement. Mais les officiers de la 86e partagent tous les opinions de leur chef : à l'exception de Lafon, de sou aide de camp et du commandant de place, nul militaire ne consent à fréquenter les ci-devant prêtres et les émigrés qui foraient l'Administration départementale et celle-ci multiplie les dénonciations. La troupe insubordonnée et en révolte nous a remplis d'effroi, écrit Maestroni au général Ambert, mais nous sommes au désespoir maintenant de voir ses chefs se mêler des mêmes désordres ; outre une fréquentation impolitique des chefs militaires avec les anarchistes, les ribotes qu'ils font ensemble chaque jour partiellement, les promenades, etc. ; hier nous avons vu avec surprise une quarantaine de personnes se rassembler dans une maison de campagne où un repas était préparé et nous les avons vues venir attroupées jusqu'à la place, flans le café on ils ont fait la seconde réunion. Parmi les assemblés, étaient tous les chefs militaires, les neuf que vous avez fait sortir de prison dernièrement et d'antres chefs d'anarchistes. Maestroni conclut en demandant l'arrestation de trente-deux citoyens, amis ou parents de Bonaparte : Si ces scélérats sont punis et arrêtés, dit-il, la paix se rétablira dans ce département. Mais ce n'est pas assez de les arrêter, ajoute-t-il, car les dernières mesures seront dangereuses, comme nous en avons eu des exemples, il faut opposer des mesures fortes à une intrigue effrontée qui menace une révolte capable de compromettre avec les citoyens paisibles ce malheureux département.

Ainsi, avec l'appui d'Ambert, de Lafon et de Ramand, les ennemis des Bonaparte préparent on ne sait quel régime de terreur contre quiconque tient au clan, et, avec une âpreté souvent maladroite, ils retournent contre lui les mesures arbitraires que lui-même a exercées contre eux. Le clan comprend à présent tous les réfugiés, c'est-à-dire les Corses proscrits par Paoli qui ont dû fuir sur le continent et qui ont ainsi marqué leur attachement à la France. On les appelle, anarchistes ; ils se déclarent patriotes : peut-être, au parti qu'ils ont pris jadis, ont-ils été amenés par des intérêts personnels plutôt que par des passions généreuses ; néanmoins, en face de leurs ennemis, ces prêtres ou ces émigrés, partisans de Paoli ou serviteurs des Anglais, ils ont droit à quelques égards — tout au moins à la justice — et, grâce à l'état de siège, et à la façon dont il est appliqué par Ambert, ils sont sous le couteau.

Le clan dépossédé en Corse, la puissance des Bonaparte va s'écrouler, non seulement dans l'ile, mais à Paris. Déjà le 21 germinal, Joseph est sorti du Conseil des Cinq-Cents et, par suite de l'élection hors tour de Lucien, il n'a point à chercher un nouveau mandat que, d'ailleurs, les assemblées primaires et électorale, telles qu'elles sont à présent constituées et dirigées, ne lui conféreraient point. Lucien, quelle que soit sa fatuité habituelle, est inquiet, il se sent menacé, il sait qu'on prétend réveiller contre lui de mauvaises affaires : jadis, en l'an VI, il s'est associé à quelques amis pour armer un corsaire, le Patriote, et ce corsaire, plutôt pirate, a, dit-on, massacré l'équipage d'un navire marocain qui n'eût point été de bonne prise. Peu argenté comme il était alors, c'était pour lui une grosse question que l'argent qu'il en pouvait tirer. Je te recommande l'affaire de ma prise, écrivait-il à Costa, le 22 nivôse an VI. Ramolino va à Ajaccio exprès. Si elle est déclarée bonne, il me revient au moins 20.000 livres pour mon quart. Aussi je te prie de défendre mes intérêts avec le zèle qu'exige l'amitié. À chaque lettre qu'il écrivait de Bastia à Costa, il ajoutait en post-scriptum : Je te recommande mes prises. De Paris encore, il pressait Costa, et lorsque, à la fin, intervenait une solution conforme à ses désirs, il s'en déclarait très heureux : que ne donnerait-il à présent pour qu'elle eût été différente : et comment un homme tel que lui a-t-il pu se compromettre pour un si mince profit ? Il n'en est pas moins vrai qu'il se trouve tenu à des ménagements, de crainte qu'on ne lance contre lui ces brûlots. Il faut qu'il gagne du temps, qu'il tire en longueur, qu'il cherche d'utiles complicités, pour anéantir les preuves qui peuvent témoigner contre lui. Alors seulement il sera libre et relèvera le front. Ce n'est pas que, comprenant la gravité de la situation en Corse, il ne s'emploie à remporter à Paris une victoire qui, en changeant la marche du gouvernement, en écartant les ennemis qu'il s'est faits au Directoire et dans les ministères, lui assure, pour ses affaires insulaires, un appui dont il a d'autant plus besoin qu'elles sont moins régulières. S'il prend part, en pluviôse, aux débats sur le rétablissement de l'impôt du sel, on ne le voit presque point paraître à la tribune en germinal, floréal et prairial, mais, pour jouer son rôle dans la coulisse, il ne le tient pas moins utilement. Dès que Sieyès, élu au Directoire en remplacement de Rewbell, arrive à Paris de Berlin où il était ambassadeur, Lucien s'abouche avec lui, peut-être a-t-il contribué à sa nomination. On ne voit pas quel rôle il joue dans la destitution de Treilhard, mais lorsque le 28 prairial, s'engage la lutte contre les Conseils et les directeurs, Merlin et Revellière, Aréna, qui est alors un de ses amis et qui autant que lui est intéressé à la destitution de Merlin, protecteur de Cittadella, intervient avec la même énergie que Boulay (de la Meurthe). Le 30, Lucien est élu un des membres de la Commission des Onze, laquelle a, de fait, des pouvoirs dictatoriaux pour arracher à Merlin et à Revellière leur démission et qui s'en acquitte au mieux.

Faut-il croire, peut-on dire, que le coup d'État du 30 prairial a eu pour objet de sauver le clan et, par là même, les Bonaparte ? Ce serait aller un peu loin ; mais, dans la préparation et l'accomplissement du coup d'État, l'intérêt du clan a été du moins pour quelque chose. Avec les Directeurs tombent les ministres adverses. Quinette est ministre de l'Intérieur le 4 messidor au lieu de François de Neufchâteau, et son premier acte est de destituer de Franchi et de nommer commissaire du Directoire Ramolino lui-même. Bernadotte, beau-frère de Joseph, remplace le 14 messidor, Milet Mureau à la guerre et, dès le 23, il délivre à Costa, ainsi réhabilité, l'emploi de médecin de d'Ajaccio. Il fait mieux : le même jour, 23 messidor, neuf jours après sa nomination, combien de temps après sa prise de pouvoir ? deux, trois jours au plus — il octroie, au général Lafon, un congé qu'il n'a pas demandé, il met brutalement en reforme Ramand qui n'y comprend rien, et il ordonne à Normand, mis en liberté, de reprendre le commandement de sa demi-brigade. Le 17 thermidor, Lucien écrit à Costa : Ramolino te remettra, mon cher Costa, ta commission et ma lettre. Il te dira notre condition et la circonstance qui m'oblige à garder des ménagements avec nos ennemis... Il te dira ce qu'il faut faire. — Embrasse nos amis. Lafon part en congé, mais il ne retournera plus en Corse, nous y enverrons un patriote décidé. — Le coquin de Remand est réformé. — Normand est mis en liberté.

Ramolino porte l'ordre de mettre en activité Bonelli, Poggi, Coetoni, Ternano, etc., etc.

Nous nous portons tous bien : je te prie de ne rien épargner avec Ramolino pour détruire ce qui existe sur mon compte. — Alors tout ira plus rondement.

Ainsi, expédition à Lafon de son congé, à Ramand de sa mise en réforme, à Normand de l'ordre de reprendre le commandement de sa demi-brigade ; ainsi, les élus de l'assemblée scissionnaire sont mis en place des élus de la majorité et l'Administration centrale du Liamone retourne aux mains du clan ; ainsi, Costa et Ramolino ont toute facilité pour rechercher et détruire les papiers gênants. Que fut-il arrivé si le Journal des Hommes libres, au lien d'allégations sans preuves, avait publié, en thermidor, ce qui existait sur le compte de Lucien, Lucien eût-il résisté ? Eût-il été nommé président des Cinq-Cents ? Eût-il pu prendre aux événements de Brumaire cette part qui fut prépondérante ?

Par cette suite de faits médiocres qui ne semblent intéresser que le plus médiocre des départements de la République, il se peut que le cours des événements ait été changé et que sans eux, point de Consulat, ni d'Empire.

 

FIN DU VOLUME PREMIER

 

 

 



[1] Cette assertion est encore inexacte. Si, en germinal an V, le général commandant le département requit l'Administration de verser, dans le plus court délai, à la caisse militaire, la somme de 40.000 francs et ce par le moyen d'un emprunt, si, le 5 floréal, la perception de cet emprunt fut ordonnée, il ne fut perçu en réalité que 1.900 francs à Bonifacio et 11.400 francs à Ajaccio. Encore ces 11.400 francs furent-ils remboursés aux citoyens d'Ajaccio sur le produit d'une lettre de change de 40.000 francs expédiée par le général Bonaparte sur les fonds de l'armée d'Italie. Ces 40.000 francs diminués des 11.400 francs remboursés, furent employés par les administrateurs à acquitter les dettes qu'ils avaient d'ailleurs contractées.