NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME I. — 1769-1802

 

AVANT-PROPOS DE LA NEUVIÈME ÉDITION.

 

 

En réimprimant ce volume, je puis une fois de plus profiter de notions nouvelles. Des documents, que d'heureux hasards ont mis entre mes mains, ont rectifié, complété, — pourquoi ne pas le dire — révélé à mes yeux le rôle politique de Joseph et de Lucien Bonaparte, en l'an VI et l'an VII. Ce n'est encore qu'une partie de la vérité peut-être, mais combien étonnante ! Il s'agit de l'établissement, de l'exercice, de la chute et de la restauration de la domination du clan en Corse. Il s'agit de la répercussion que ces événements de Corse, demeurés inconnus jusqu'ici et dont nul historien insulaire rie semble avoir rendu compte, ont exercée sur la politique générale et non seulement sur le Coup d'État du 30 prairial, mais encore sur les événements de Brumaire.

Lorsque les premiers de ces documents sont venus entre mes mains, les faits qu'ils relataient m'ont paru à ce point étranges que j'étais près d'en douter, mais lorsque, au compte rendu de l'Administration centrale du Liamone, j'ai pu joindre certaines lettres du général l'aubois, commandant la division de Corse en l'an VI, les papiers du colonel flamand, commandant la place et la citadelle d'Ajaccio en l'an VI et l'an VII, le copie-lettres de la deuxième administration départementale en l'an vu, enfin la correspondance des Bonaparte avec le commissaire du Directoire Costa, de l'an VI à l'an xiv, il m'a été permis de penser que je tenais, sinon toute la vérité, au moins assez de vérité pour être obligé d'en faire part au public.

Un livre tel que celui-ci, qui se propose pour objet d'exposer sans réticence les actes de personnages dont les débuts furent obscurs et dont l'existence fut d'abord mystérieuse, ne saurait prétendre à serrer du premier coup les faits. C'est déjà beaucoup qu'il en indique la succession et qu'il pose justement un certain nombre de points d'interrogation. Sur des bribes de documents que j'avais recueillies, j'avais noté, dans le chapitre V, les inquiétudes qu'avait prises Joseph des persécutions dirigées contre les amis de sa famille j'avais soupçonné une sorte d'embarras dans la fougueuse éloquence de Lucien ; mais la raison ou le prétexte échappait et, les documents faisant défaut dans les Archives publiques, la liaison des faits ne pouvait être restituée que grâce à des bonnes fortunes surprenantes. Elles se sont rencontrées, et, venues de quatre sources différentes et mal tendues, des pièces authentiques m'ont permis d'établir ma conviction.

Sans doute, Napoléon ne parait point ici en personne. En l'an VI et l'an VII, il est en Égypte et l'on peut croire qu'à partir de l'an III, le théâtre de Corse l'a laissé assez indifférent. C'est ailleurs qu'il se proposait de jouer son rôle — et il l'y a joué. Mais peut-on ici le séparer de ses frères et peut-on séparer ceux-ci de la Corse ? A proportion qu'on pénètre davantage dans les origines du Consulat, l'on trouve que Joseph et Lucien ont pris à la préparation des événements une part majeure. Dès à présent, l'on est, d'accord pour reconnaître que, sans Lucien, les journées de Brumaire étaient impossibles. Peut-être sera-t-on amené à discerner mieux la part qu'y a prise Joseph : mais, en se tenant à ce qui est acquis, en admettant simplement ce qui appartient à Lucien, n'apparaît-il pas que si Lucien a fait Brumaire, si Brumaire eût échoué sans Lucien, Brumaire n'eût pu même être tenté si, neuf mois auparavant, Lucien avait été renversé de son piédestal, et ce piédestal, c'était la Corse.

Insurgée,  peut-on dire, contre la domination que, grâce aux victoires de Napoléon, les Bonaparte y avaient établie à leur profit et au profit de leur clan, la portion de Corse que les Bonaparte s'étaient réservée les avait violemment rejetés ; leurs amis, qui y étaient en minorité, étaient accusés et emprisonnés ; Lucien courait le risque d'être déshonoré, dénoncé, exclus des Conseils, destitué de son mandat. Il fut sauvé par le Coup d'État du 30 prairial ; en même temps, il sauva ses amis corses et raffermit son piédestal. Ainsi se trouva-t-il prêt à paraître en Brumaire.

Faut-il croire, dès lors, qu'au changement du Directoire il influa autant qu'il l'a dit dans ses mémoires — en donnant certes à sa conduite des mobiles différents ? Faut-il croire que cette affaire du Liamone, minuscule pour les Directeurs, capitale pour Lucien, devint la cause efficiente de la chute de Merlin et de Revellière ? Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas croire que Lucien rechercha, réunit, associa des intérêts lésés, comme les siens, par les Directeurs et qu'il se rendit, avec Joseph, demeuré dans la coulisse, l'instigateur de cette révolution dont il devait profiter le premier ? L'on ne saurait guère en douter et, par là même, l'histoire s'éclaire et une partie de vérité, demeurée inconnue, apparaît. Ce livre ne vaut que par la sincérité que j'y porte : aussi ai-je tenu, dès maintenant, à publier le récit qui forme l'appendice du présent volume. Plus tard, lorsque, du livre terminé, j'essaierai de donner une édition définitive, je refondrai sans doute ces éléments dans les chapitres iv et v, mais, pour atteindre un tel but et rédiger les quatre derniers volumes, il faut encore bien des jours. Ai-je le droit de les escompter ? Sauf les fautes que je corrige et les indications nouvelles que j'intercale, je prétends laisser à ces volumes leur physionomie première jusqu'au moment où je pourrai les reprendre d'une haleine, afin de faire profiter cette enquête de toutes les ressources que je me serai procurées ; cette fois pourtant, ce n'est point par une note ajoutée ou par le changement de quelques lignes que je pourrais donner satisfaction à ma conscience d'historien et, au risque de démentir dans l'appendice ce que j'ai écrit dans le texte, je livre au public ce que j'ai trouvé.

 

F. M.

Mai 1904.