L'Énigme de Jésus-Christ

 

Tome premier

INTRODUCTION : L’HUMBLE VÉRITÉ

 

 

Je dédie, en toute simplicité et confiance, à l’opinion du monde, comme à un jury de bonne foi dont je ne redoute pas le verdict, quel qu’il puisse être, aujourd’hui ou demain, — demain, surtout — le fruit de plus de vingt-cinq années de recherches et d’études, purement historiques, sur les Origines du Christianisme en général, et par suite, mais plus particulièrement, sur l’identité, la vie, la carrière du vrai personnage ayant eu chair qui, dans les Évangiles et autres Écritures, a été dissimulé sous le pseudonyme de Jésus-Christ, et transfiguré en Dieu, fils de Dieu, auteur et fondateur de la religion chrétienne et Rédempteur de l’humanité. Comme le lecteur aime savoir où on le mène, et, aussi, pour la clarté et la franchise, surtout en une matière où, depuis qu’elle l’explore, la critique des savants et érudits, aussi aveugle que la foi qu’elle inquiète, sans satisfaire la raison, n’a frayé jusqu’à ce jour que des chemins sans issues, je crois utile de projeter en pleine lumière, au seuil même de cet ouvrage, les conclusions auxquelles j’ai abouti, dont je fournirai les preuves, appréhendant plus de n’être pas bref et concis que d’en manquer, et qui opposent la loyauté de l’Histoire et de la vérité à la légende pleine d’onction, mais frauduleuse[1]. Voici :

 

A — CE QU’EST JÉSUS-CHRIST

I. — L’homme-dieu.

Le personnage que les Évangiles et autres Écritures chrétiennes, canoniques ou non, appellent tantôt Jésus, tantôt Christ ou le Christ, tantôt Jésus-Christ, comme si les deux mots étaient un nom de personnes[2], constitue un être double, mi-réel, mi-fictif, fabrication littéraire de scribes juifs qui se sont efforcés, pendant deux siècles successifs, à partir du troisième, d’assembler et de fondre en une individualité unique deux éléments essentiels, qui ne sont même pas contemporains, comme date de naissance d’apparition :

1° Un homme de chair et d’os, qui a vécu réellement en Palestine au temps d’Auguste et de Tibère, c’est-à-dire aux premiers siècles de l’ère vulgaire ; qui a joué un rôle de premier plan en ce temps, le rôle d’un chef de secte politico-religieuse, en guerre ouverte, armes à la main, contre les Romains et la dynastie hérodienne qui régnait alors Judée, race d’origine iduméenne, non davidique, dont les princes n’avait pas été Oints, et, s’il détenait le pouvoir politique, grâce à l’appui et la protection de Rome, n’était pas en même temps, pontifes religieux ; considérés comme usurpateur du trône de David par les juifs fanatiques, ils furent l’objet de leur haine féroce. Juif fanatique lui-même, l’homme de chair et d’os qui est en Jésus-Christ, rebelle aux autorités, fut capturés après sédition, trouble, émeutes et meurtres, fût jugé, condamné à mort et crucifié par ordre de Ponce Pilate, procurateur de Judée au nom de Rome.

On peut l’appeler Christ, et nous l’appellerons souvent ainsi, Messie-Christ, en le distinguant bien de Jésus-Christ, dont il n’est que la moitié historique, mais en donnant au mot Christ son sens hébraïque étroit de Meschiah[3].

Car il voulut bien être le Messie juif, Oint par excellence, en tant que celui des descendants de David, qui, d’après d’anciennes prophéties des Jacob, des MoÏse, des Nabis, devait restaurer le royaume d’Israël et venger le peuple juif des injures des nations, mais qui n’y réussit pas[4].

Durant tout le premier siècle, et jusqu’à la destruction de la nation juive par Hadrien au second (en 135), aucun auteur grec ou romain, aucun scribe d’Église non plus, quoi qu’on dise, n’a connu le Jésus-Christ des Évangiles et des Écritures chrétiennes ; nul n’a connu les Évangiles ni les Écritures chrétiennes qui n’existaient pas, à l’exception de l’Apocalypse, d’ailleurs retouchée depuis, et des Commentaires, à dessein supprimés par l’Église, que, dans le premier quart du second siècle, en fit le Juif que les scribes ecclésiastiques ont caché sous le pseudonyme de Papias, et qui fût, d’après eux, Évêque d’Hiérapolis en Phrygie, en un temps où il n’y avait pas d’Évêques. Tous les historiens latins, tels Tacite, Suétone, et juifs, tels Flavius Josèphe et Juste de Tibériade, des auteurs latins, tels Quintilien et Apulée, grecs, tel Lucien de Samosate, ont connu le Messie Christ, crucifié par Ponce Pilate en 788 de Rome, 35 de l’ère vulgaire. Ils ont connu l’Apocalypse. Ils ont dit, — rendus muets ou presque, depuis, par la censure de l’Église, — ce que furent le Christ et les christiens en Judée, ce qu’ils ont fait[5]. Ils n’ont jamais su, ni dit que le Fils unique de Dieu, Jésus Christ, conçu du Saint-Esprit, né de la vierge juive Marie, était apparu sur la Terre pour révéler aux hommes le vrai Dieu, prêcher l’amour, la paix, la repentance, la résurrection des morts, la vie éternelle, et, crucifié, mort, était ressuscité lui-même. En revanche, ils ont su et dit qu’un Juif, dont le nom de circoncision a disparu, mais qu’ils nommaient, se donnant pour le Messie, roi des Juifs, avait fomenté dans son pays des révoltes messianistes (christiennes, en grec), sous le règne de Tibère, et que c’est bien à son corps défendant que, poursuivi pendant sept ans par Hérode Antipas et Ponce Pilate, procurateur de Judée au nom de Rome, et capturé, Hérode Antipas et Ponce Pilate avaient mis fin à sa carrière en le clouant au bois d’une croix, le 14 nisan 788 = 35, veille de la Pâques. Ils n’ont jamais su que ce Juif se fut, Fils de Dieu, offert volontairement en holocauste, pour sauver, l’humanité soi-disant condamnée à la géhenne pour ses péchés, et avide de rédemption.

Ce qu’on lit sur Jésus-Christ, les passages des Écritures chrétiennes que l’on trouve dans les ouvrages mis sous le nom des Ignace, des Polycarpe, des Irénée, des Justin, des Origène et tous autres auteurs, véritables ou inventés, et antérieurs au IIIe siècle au moins, sont autant de fraudes et d’impostures, glissées dans les œuvres refaites des auteurs réels, ou perpétrées dans des œuvres supposées, fabriquées à dessein. Aussi formidable que le fait paraisse de prime abord, en face du préjugé vulgaire, il en est ainsi.

Bref avant 135 de notre ère, et au delà, Jésus-Christ n’est pas inventé. Personne non plus n’a entendu parler de l’apôtre Paul qui convertit le monde ; nul ne sait que Pierre a été pape à Rome pendant vingt-cinq ans, et y a eu des successeurs : Lin, Anaclet, Clément, etc. Le Nouveau Testament, à part l’Apocalypse, n’est pas commencé.

Pour faire Jésus-Christ, il a fallu, à l’homme de chair, Messie-Christ historique, qui, premièrement, le compose, ajouter :

2° Un dieu supposé, pur esprit, né littérairement plus de cent ans après la crucifixion du Messie-Christ sous Ponce Pilate, soit vers le milieu du IIe siècle, des spéculations idéologiques de cerveaux orientaux, de la théologie métaphysique et abstraite de scribes juifs tels que Cérinthe, Valentin et les gnostiques, travaillant sur les conceptions de l’Apocalypse et les Commentaires qu’en fit Papias, intitulés : Exégèse des Prophéties (ou Révélations) du Rabbi (ou du Mâran), — qu’Eusèbe désigne sous le titre de Paroles du Seigneur, qui est un change[6].

Ce dieu imaginaire, Æon chez Cérinthe, Jésus dans Valentin, si le terme n’y a pas été substitué, devient le Logos (Verbe ou Parole) dans le selon Jean, quatrième Évangile canonique[7]. Il n’est ni le Messie-Christ, ni Jésus-Christ. Il a été amalgamé au Messie-Christ pour former Jésus-Christ.

Et l’opération s’est faite en deux mouvements à cinquante ans de distance.

Les scribes juifs, cérinthiens, valentiniens, gnostiques, pendant toute la deuxième moitié du IIe siècle et jusque dans le IIIe ont produit des ouvrages où ils développaient leurs fables, faisant descendre du ciel sur la terre cet Æon-Jésus, Logos ou Verbe divin, le revêtant, pendant son séjour ici-bas, de l’enveloppe, de l’apparence du Crucifié de Ponce Pilate, choisi pour sa sainteté et sa justice (selon la Thora, bien entendu, interprétée messianiquement). C’est le premier mouvement de l’opération. Nous ne connaissons plus les doctrines cérinthiennes et gnostiques que par l’Église, qui a détruit les œuvres de leurs auteurs[8] ; je ne m’attarde pas aux calomnies infâmes qu’elle a fait écrire contre eux : de la boue. Ces doctrines n’apparaissent plus aujourd’hui qu’en arrière-plan, reléguées dans l’ombre discrète de traités tardifs d’apologétique ou de polémique de son crû où, sous prétexte de les discuter, les traitant a priori d’hérétiques, à l’époque où le christianisme est fait, elle les expose à sa manière, les dénaturant le plus qu’elle peut dans les Irénée, les Epiphane, les Tertullien, pour se faciliter la réplique, et surtout pour effacer cette vérité fondamentale, que Jésus-Christ, Verbe incarné, — ce sera le deuxième mouvement de l’opération, — est le dernier avatar de l’Æon cérinthien et du Jésus de Valentin[9].

Le IIe siècle n’a été qu’une série de controverses tournant autour de l’Apocalypse, des fables cérinthiennes gnostiques, et issues des scribes de synagogues ou de communautés juives, avec des protagonistes tels que Justin, Irénée, Tatien, Origène, Basilide, Marcion, Hippolyte, tous Juifs, Syriens, Assyriens ou Égyptiens, ou Judéo-hellènes. Ils différaient d’avis sur quelques points. Notamment, les uns rejetaient la prédestination d’Israël comme peuple élu, ayant le privilège de la révélation divine, tel Marcion du Pont, — et c’est pourquoi les scribes l’ont diffamé à l’envi ; les autres la prônant et la défendant. Une secte, les Aloges, n’admet même pas les fables sur le Verbe, le Logos. Mais tous étaient d’accord sur cette vérité : que le Christ-Messie, Crucifié de Ponce Pilate, n’est pas Jésus, dieu fictif, — ni Jésus-Christ, qui n’est pas inventé[10].

La doctrine gnostique déborde sur le IIIe siècle et apparaît dans des auteurs comme Tertullien, malgré toutes les adultérations qu’on lui a fait subir. Jésus-Christ inventé, elle subsistera chez tous ceux qui ne cesseront pas de proclamer honnêtement qu’en Jésus-Christ il y a un homme et un Dieu : tels Arius, Nestorius, etc. jusqu’au VIe siècle.

II. — L’incarnation-Transfiguration

Donc, dans le système de Cérinthe et des gnostiques, distinction et séparation très nette entre l’Æon ou Jésus Sauveur, Verbe-Logos, et le Messie-Christ qui sert de support à sa substance hyalline, — l’épithète est dans Valentin, — éthérée, impondérable. Chez ces auteurs, tous Juifs, pas d’incarnation, qui serait en leur âme et conscience un blasphème et un scandale. Ils ne cessent pas de proclamer que Jésus ne s’est pas incarné. Pour eux, ils n’ont pas même l’idée que le Verbe ou Logos se soit fait chair comme les scribes l’ont écrit, et comme on le lit aujourd’hui dans le quatrième Évangile, pour cacher que le contraire ressort en fait de la substance du texte[11].

L’incarnation a été le grand travail des scribes du IIIe et du IVe siècles, — deuxième mouvement de l’opération d’où est sorti Jésus-Christ., — construisant une histoire à eux, une histoire ecclésiastique, en marge de l’histoire[12]. L’Incarnation, c’est, bien plus que cette scène des trois Évangiles (Matthieu, Marc, Luc) sur une haute montagne, où le lecteur assiste à un lever de soleil qui illumine la nuée, tandis qu’une voix proclame sur Jésus, le Verbe : Celui-ci est mon Bar, mon Fils bien-aimé..., l’incarnation, c’est, dis-je, la vraie Transfiguration, — tout de la mystification, et rien du mystère.

Pendant trois cents ans, des scribes juifs, de mauvais Juifs et des judéo-hellènes, tous christiens, éliminant peu à peu l’Apocalypse et les Commentaires de Papias, en ce qu’ils contiennent d’histoire, transformant les doctrines froides et abstraites des cérinthiens et le dogmatisme hiératique de Valentin aux allégories hybrides, en réalités supposées mais concrètes, plus accessibles aux foules, en un temps d’ailleurs où la superstition et la magie, l’astrologie règnent partout, vont s’efforcer, dans des libelles sans nombre, de combiner littérairement, le Christ de chair crucifié par Ponce Pilate et le dieu Jésus, imaginaire, de les réunir en un être unique qu’ils donneront comme appartenant à la biologie, au règne vivant et animal. Et tout d’abord, ils créent l’appellation de Jésus-Christ, unissant les deux éléments du composé mi-humain, mi-divin, qu’ils sont en train de fabriquer. Puis, pour achever une fusion qui n’est vraiment que confusion, ils l’appelleront tantôt Jésus ; tout court, tantôt Christ, mais étant bien entendu, dans leur dessein, qu’il s’agit bien de Jésus-Christ. Le Christ, crucifié par Ponce Pilate, ne peut et n’a pu être dit Jésus et devenir Jésus-Christ, d’une façon décisive et habituelle, qu’après le travail littéraire d’incarnation et de transfiguration dû aux scribes et que dans la mesure où, par exception, la fusion est réalisée. Car le double vocable reste l’aveu qui attestera toujours et contiendra à jamais tout le mystère de la mystification[13].

III. — L’apôtre Paul et les Actes.

L’imposture par laquelle on a lancé Jésus-Christ comme une individualité vivante, biologique et indivisible, en combinant l’homme de chair et le dieu fictif, est liée à un coup d’audace, autre imposture, qui a consisté dans l’invention de l’apôtre Paul. L’Épître aux Galates est la première étape, par voie indirecte, de cette double invention que les Actes des Apôtres ont consacrée : on fabrique une lettre ; on la dit de Paul. Qui ça, Paul ? Attendez un peu. Les Actes vont vous l’apprendre. Et l’on fabrique les Actes. Entre temps, les scribes ont eu le loisir de confectionner toutes les autres Épîtres mises sous le nom de saint Paul, sur l’authenticité de la plupart desquelles les critiques déraisonnent à l’envi, sans s’apercevoir qu’elles sont toutes aussi frauduleuses.

L’invention de l’apôtre Paul, par la voie sournoise et qui biaise de ses Lettres, puis par la fabrication des Actes, est l’œuvre au début du IIIe siècle, à Rome, de scribes à tout faire, aux gages des mauvais Juifs, qui abritent leurs impostures derrière le Saint-Esprit, et camouflés en Calliste et Zéphyrin, dont l’Église, qui n’est pas dégoûtée, a fait des papes. Lettres et Actes, surtout les Actes, ont subi par la suite d’importantes retouches, suivant les besoins de la cause et les humeurs de l’Esprit. Les imposteurs savent qu’il ne protestera pas, non plus que Dieu, — ce qui juge leur moralité et leur foi, voire leur bonne foi. L’invention de l’apôtre Paul, ses Lettres, les Actes, œuvres de littérature, sans plus, sauf que la fraude, comme la grâce, y a surabondé, n’ont pas d’autre but essentiel que de créer Jésus-Christ, le Verbe incarné, le mystère de l’Incarnation. Toutes les impostures des Actes faussant l’histoire, de propos délibéré, servent à couvrir l’imposture première de l’Homme-dieu[14].

M. Charles Guignebert, dont je ne partage aucune des conclusions sur le christianisme historique, qui croit à l’apôtre Paul, et qui déclare que l’apôtre a ouvert la porte à toutes les autres gnoses, alors qu’il n’a été inventé que pour la fermer par la combinaison de Jésus-Christ[15] a écrit des pages bien remarquables comme analyse, sur la doctrine de Paul[16]. Elles n’expliquent rien, cependant.

Pourquoi ? Parce que, fidèle à la critique conventionnelle et surannée, il n’a pas vu qu’il n’a pas existé au Ier siècle, sous Claude et Néron, d’apôtre Paul christien et, moins encore chrétien, quoi qu’on l’y achemine, converti du prince hérodien Saül de Tarse ou de Giscala, lequel n’a jamais cessé, depuis son âge adulte jusqu’à sa mort, de persécuter, c’est-à-dire de combattre et de poursuivre, non comme des victimes ou martyrs sans armes, mais comme des ennemis de Rome et de la dynastie régnante, en Judée, les troupes des messianistes-christiens. La chasse qu’il leur a donnée, dès les jours qui ont précédé la capture du Christ jusqu’à la défaite de Ménahem sous Vespasien, reste inscrite, vivace et profonde, sous les édulcorations des Actes et des Épîtres, mises sous le nom de Paul. Tout ce qu’on y lit sur les querelles dogmatiques entre Simon-Pierre et Paul n’est que l’écho, transformé en disputes ou discussions de conciles, pour donner le change, d’épisodes de guerre où se sont affrontés les deux hommes, les armes à la main, Simon-Pierre comme chef de la secte christienne après la mort du Christ, et Paul, alors Saül, ne respirant toujours que menaces et que carnage contre les disciples du Seigneur (les partisans du Christ), ainsi que disent les Actes, avant de convertir Saül au IIIe siècle[17]. Il est mort. Il n’en saura rien. Pas de rectification à redouter.

La conversion de Saül en Paul est contredite par la chronologie même de l’Église. Le Christ mort, Saül est converti en Paul, pas même une année après. A quel moment placer, alors que Saül n’apparaît pas dans les Évangiles, une persécution qui, pour avoir été celle qu’impliquent les Actes, féroce, ardente, a duré plus d’un jour ? Elle n’est pas commencée à la mort du Christ, sans quoi les Évangiles le diraient et nommeraient Saül, et au témoignage des Actes. elle se termine à la conversion évidemment. Oui, où la placer ? Dans l’imagination des scribes[18].

Mais il y a plus. Si le prince Saül s’était converti, pourquoi, ainsi qu’on le lit encore dans Épiphane (Contra Hœres., XXX, 18), les premières sectes christiennes, celles des Naziréens et des Ébionites, entre autres, n’ont-elles cessé de parler de Saül comme d’un ennemi maudit, d’un renégat traître à la Thora (interprétée messianiquement, bien entendu) ? Pourquoi, en raison de sa conversion, de sa prédication, et surtout de ses collectes, si fructueuses. dans l’Occident, au profit des saints de Jérusalem et des pauvres (les ebionim précisément), ne lui ont-elles pas pardonné ? C’est qu’elles n’ont jamais rien su de l’apôtre Paul, inventé plus tard.

Si Saül a été en réalité le converti qu’est l’apôtre Paul, à qui les Actes et les Épîtres attribuent un rôle si éminent, qu’il dépasse celui des apôtres et des disciples du Christ eux-mêmes, comment expliquer que les Épîtres de Jean, de Jacques, de Jude, ne nomment même pas cet ancien persécuteur, exemple inouï de la puissance de Jésus-Christ, recrue à nulle autre pareille en faveur de la foi nouvelle, dont la conversion eût entraîné celle de tous les Juifs du Temple ? Comment Papias qui, d’après Eusèbe, cite Matthieu et Marc, à propos des Paroles du Seigneur, est-il muet sur Paul, qui domine toute la génération apostolique, tel qu’on l’a fabriqué, et sur ces Épîtres ?

Pour trouver un mot sur Paul, il faut aller chercher une interpolation qui se dissimule dans une Épître dite de Pierre, fausse, mais antérieure aux Actes, contemporaine de Papias peut-être, dans sa substance première, car elle a été retouchée, et une interpolation, de même style, et aussi honteuse, Paul, notre frère bien-aimé, dans la Pistis-Sophia de Valentin[19].

Il n’y a jamais eu d’apôtre Paul que sur le papier.

IV. — Les deux hypostases.

Les deux éléments qui composent Jésus-Christ, l’Église, pour donner le change sur leur incompatibilité spécifique, les appelle, d’un mot qui veut les faire de même espèce : ses deux natures, ou, pour parler le jargon de curie : ses deux hypostases, l’hypostase divine et l’hypostase humaine. Les deux natures de Jésus-Christ sont, en lui, unies hypostatiquement, c’est-à-dire, parlant français, de manière à ne former, comme en chimie les corps simples, qu’une seule personne, homogène de substance, inséparable spécifiquement, indissoluble, synthétisant à la fois les attributs de l’homme et de Dieu. Du deuxième siècle à la fin du premier tiers du cinquième, soit pendant deux cent trente ans environ, les coryphées christiens se sont disputés à coups de livres, et, dans des manifestations publiques, allant jusqu’à la bataille où l’on se tue, sur les deux hypostases, sur cette imposture que les plus honnêtes ne voulaient pas admettre comme une vérité[20]. Les plus honnêtes ont été vaincus.

En 431, le concile d’Éphèse, présidé par saint Cyrille d’Alexandrie, un fanatique, digne fils des sicaires christiens du temps des Hérodes, a proclamé ceci, sous son inspiration pneumatique :

Si quelqu’un attribue à deux personnes ou à deux hypostases les choses que les Évangiles et les apôtres rapportent comme ayant été dites de Jésus-Christ, et appliquent les unes à l’homme considéré séparément du Logos (Verbe) de Dieu, et les autres, comme dignes de Dieu, au seul Logos (Verbe) qui procède de Dieu le Père, qu’il soit anathème ! [21]

Or, malgré l’anathème que j’encours, — mais il faudra qu’il retombe sur les Évangiles derrière lesquels je vais m’abriter, — cette union hypostatique des deux natures, elle n’est pas, Évangiles en mains, sans joints visibles ni bâillements, contrairement à la robe du Christ, dont on dit qu’elle était sans couture ; elle n’est pas sans éclater aux yeux. Quand saint Cyrille fulmine contre ceux qui séparent les deux hypostases, les Évangiles sont faits, ou à peu près, tels que nous les possédons aujourd’hui, tels absolument, si l’on y tient. Saint Jérôme, qui y a mis la dernière main, est mort en 420. Le concile d’Éphèse est de 431. Les Évangiles ne réussissent pas à fondre en Jésus-Christ les deux hypostases. Voici deux exemples[22] :

V. — Fils unique ou Fils premier-né ?

Les Évangiles parlent du Christ tantôt comme fils unique, tantôt comme fils premier-né, ayant eu donc des frères, dont ils donnent les noms. L’Église, elle, ne veut pas que le Christ ait eu des frères, contre l’évidence. Comme elle s’arroge tous les droits, elle traduit le mot grec adelphos, qui signifie proprement frère, par cousin. Elle invente pour Joseph, si inconsistant comme époux de Marie, une première femme, qui serait la mère des frères de Jésus. Et les exégètes indépendants discutent gravement sur ces facéties sans fondement et arbitraires.

La question de Jésus fils unique ou de Jésus premier-né, est d’une solution enfantine, quand on veut bien comprendre que la moitié du Jésus-Christ des Écritures sort de la métaphysique gnostique. Les gnostiques ont précédé les Évangiles actuels de trois cents ans. La question du Fils unique et du Fils non unique en est une preuve entre tant d’autres. Jésus-Christ est bien à la fois Fils unique et Fils premier-né ayant eu plusieurs frères. Mais, attention ! Il est le Fils unique en tant que Fils de Dieu, Verbe ou Logos ; et il est le fils premier-né en tant que né de Marie et de Joseph, Christ de chair. Il est Fils unique, quand les Évangiles le mettent en scène, quand ils le font discourir surtout, comme Æon, comme Logos, comme Verbe, dieu fictif, pur Esprit, même revêtant le corps charnel du fils de Joseph, qui lui sert de support. C’est parce qu’il est Fils de Dieu que Marie devient enceinte par la vertu de l’Esprit, et, ayant enfanté, reste vierge. D’où l’Immaculée-Conception, cet autre mystère. Mais, comme Christ, il est tout de même le fils premier-né de Marie (dans la crèche de Bethlehem). Joseph est-il le père ou non ? On flotte. Le travail des scribes, sur ce point, laisse beaucoup à désirer. J’avoue que vouloir réaliser l’unité de la combinaison Jésus-Christ passe le génie littéraire des scribes, même pneumatiquement, autrement dit avec l’aide du Saint-Esprit[23]. Mais quand il est le Crucifié de Ponce Pilate, Christ en chair, il a des frères ; il est le premier-né. Il a un père et une mère, comme tout le monde, et qui l’ont conçu et engendré d’après les lois les plus naturelles. Et il n’est pas seulement verbeux, il est avant tout homme d’action. Nous le verrons à l’œuvre, et quelle !

Pour voir clair dans les Évangiles, il ne faut jamais oublier qu’ils réunissent le Verbe divin et le Crucifié de Ponce Pilate, l’Esprit et la Chair sous le même vocable : Jésus-Christ. Ils additionnent deux quantités de substance différente, contrairement à toutes les lois de l’arithmétique. Un haricot plus une fève, pour les scribes, donnent au total haricot-fève, fondus ensemble, malgré le trait d’union. Pour les gens de raison normale, la somme ne doit faire jamais qu’un haricot à côté d’une fève[24].

Ainsi, cette prétendue fusion de la chair et de l’esprit, qui n’est qu’une superposition, aboutit à des incohérences et à des contradictions comme celle du Fils unique et du Fils ayant plusieurs frères, que la critique n’expliquera que lorsqu’elle retrouvera ce sens spécial qui est sa raison d’être, et qu’elle perd, dès qu’elle s’occupe d’histoire du christianisme[25].

Après le dogme, des faits.

VI. — Femme ! femme, vois le fils de toi !

On connaît ces mots si cruels, et même de violence méprisante, lancés par Jésus contre ses frères selon la chair, qu’il renie, dirait-on, et contre sa mère, qu’il appelle Femme !

L’Église les explique en opinant d’un ton benoît que Jésus, venu pour sauver le monde, ne pouvait que considérer avec un grand détachement sa famille selon la chair. Ceux qui le suivent sont sa vraie famille, ses père, mère, frères (tiens ! tiens ! où sont les cousins, ici ?) et sœurs. Quoi de plus naturel ? L’Église tient toujours à justifier pour elle-même, le mot du Selon-Matthieu : Heureux les simples d’esprit ! Il ne faut pas se laisser endormir par l’exégèse pateline. Elle n’est que verbiage trompeur, piège d’autant plus certain qu’elle se fait plus doucereuse, Les explications de l’Église ne justifient pas, ni ne font pardonner la réponse d’un fils à sa mère aux Noces de Cana : Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? Mon heure n’est pas encore venue[26]. Femme ! En parlant à sa mère ! et la suite : Qu’y a-t-il entre toi et moi ? Ce Christ, dont on a fait un professeur de morale, n’est même pas digne de notre code civil qui, dans son article 371, pose comme principe que l’enfant à tout âge doit honneur et respect à ses père et mère. Ne saurait être divin ce qui n’est pas premièrement humain[27].

Il n’est pas impossible de retrouver encore, dans un autre épisode du Selon-Jean (XIX, 26-27), celui du Golgotha, la distinction entre le Verbe Jésus et le Crucifié en chair. Certes, le récit canonisé cherche bien, dans la forme, littéralement, à ne montrer sur la croix que Jésus-Christ, être unique, homme-dieu. Pas d’Æon, de Verbe, de Jésus-Esprit distinct du Crucifié Jésus Chair. Mais si l’on veut bien ne pas se fier aux apparences, on retrouve dans le fond, dans ce qui est la substance intime du morceau, révélant à l’analyse son origine gnostique, la distinction frappante entre le Dieu-Esprit et le Messie-homme crucifié. Il n’y a qu’à lire :

Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Cléopas, et Marie-Madeleine. Jésus, voyant sa mère, et, près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : Femme, vois le fils de toi ! Puis il dit au disciple : Vois la mère de toi ! A partir de ce moment, le disciple la prit chez lui.

Raisonnons sur ce texte. Il en vaut la peine. Il est un remarquable exemple de la manière dont s’y prennent les scribes pour fabriquer les Évangiles, en se servant d’écrits antérieurs, décrétés ensuite hérétiques.

Jésus-Christ est sur la croix. Le scribe veut donner l’idée au lecteur que c’est l’homme, le fils premier-né de Joseph ; il escamote l’Æon, Fils de Dieu, distinct du Christ. Par l’insistance avec laquelle le scribe répète sa mère, le lecteur ne peut, même s’il se méfie, prendre ce Jésus pour le métaphysique Esprit des gnostiques. Voilà pour l’apparence littérale. Venons au fond.

Au pied de la croix, la première phrase place les trois Maries évangéliques. Ne les discutons pas ici, bien que deux soient une même Marie. Remarquons que le scribe n’ajoute pas aux trois Maries qui se trouvent au pied de la Croix le disciple que Jésus aimait ; il n’y est donc pas, sans quoi le scribe l’aurait dit d’emblée. Jésus aperçoit alors sa mère ; et c’est par un détour que le scribe fait apparaître, auprès d’elle, le disciple. Nous avons tous compris qu’il s’agit de Jean. Or, Jean, le disciple bien-aimé, c’est le Iôannès, le Crucifié de Ponce Pilate ; je l’ai déjà indiqué, en attendant la preuve massive ; c’est le Iôannès, en qui le Verbe Jésus a élu domicile sur la terre.

Où est Jean dans cette scène ? Pas au pied de la croix, mais tout de même près de sa mère. En fait donc, il est sur la croix ; et son corps supporte le Jésus, pur Esprit. Le scribe le sait si bien que c’est pourquoi il ne l’a pas placé et signalé, en commençant son récit, au pied de la Croix où Marie se trouve ; et si le Iôannès est auprès d’elle, c’est qu’il est un peu au-dessus, voilà tout, sur la croix. Le Verbe Jésus qui, en tant qu’Esprit, ne peut être crucifié, va s’envoler, retourner au ciel, vers son Père[28]. Alors, il restitue à sa mère l’enveloppe de chair qui le logea Femme, vois le Fils de toi ! C’est le même Jésus, Esprit, des Noces de Cana. Femme, dit-il encore. Peut-on concevoir qu’un fils de chair, crucifié, près de mourir, confiant sa mère qu’il va laisser à jamais, ne trouve pas de mot et de phrase, dans un récit que l’on affirme historique, donc humain, de mot et de phrase partant du cœur, et qui attendrissent, qui soient une consolation, un élan de pitié pour cette malheureuse, cette mère, inconsolable[29] ?

Contradictions et incohérences ? Oui, si Jésus-Christ n’est pas un être double. Non, — et c’est la vérité, — si le Jésus qui parle à cette mère écroulée au pied de la croix n’est pas son fils, le premier-né des morts, le Messie-homme ; non, — et c’est la vérité, — si c’est l’Æon gnostique, le métaphysique Jésus, par la plume de Cérinthe, trempée plus tard dans l’encre du pseudo-Jean. Et c’est le pseudo-Jean, un inconnu, plusieurs sûrement, qui ajoute, pour achever de nous dérouter, qu’à partir de ce moment, il (le disciple bien-aimé) prit sa mère chez lui. Sa mère, en effet ; la sienne, mais pas celle du Jésus qui a parlé dans cette scène. Et c’est cette certitude qui reste, précise, de l’analyse du texte au fond, malgré l’amphibologie de la lettre, et qui ne permet pas de croire à la possibilité du fait qu’annonce le scribe, Jean emmenant sa mère chez lui, puisque le vrai crucifié de chair, qui va mourir sur la croix, c’est lui Jean-Iôannès, tandis que l’Æon immortel, le Jésus, Fils unique de Dieu, va retourner vers son Père[30].

Cette scène du Selon-Jean, qui donne l’impression d’une mystification macabre, achève de prendre toute sa signification et sa vraie valeur, quand on la rapproche de la fin d’une phrase qu’on lit dans Épiphane (Hom., 24) et Théodoret (Hœret. fab., 1), pour résumer la doctrine christienne du gnostique Basilide, et où il est dit que « Jésus ne s’était point incarné, qu’il s’était seulement couvert de l’apparence d’un homme, et que dans le temps de la Passion... il se moquait des Juifs et du Crucifié sans qu’ils le vissent, et qu’il était ensuite remonté dans le ciel vers son père, sans avoir été connu des anges et des hommes[31].

 

VII. — Cérinthe et le Selon-Jean.

L’Église a toujours donné l’impression, bien qu’attribuant aujourd’hui le quatrième Évangile à l’apôtre Jean, qu’elle ne sait pas quel en est l’auteur. Il est de Cérinthe ; mais, bien entendu, après l’avoir mis au compte d’un autre, l’Église lui a fait subir toutes retouches propres à y effacer la doctrine cérinthienne. On vient de voir par quels procédés, et qu’elle y a mal réussi.

Que le quatrième Évangile, dénommé le Selon-Jean, est un écrit de Cérinthe, cela s’infère et résulte d’abord de la comparaison entre la doctrine de Cérinthe, ôtées les falsifications que les scribes d’Église, par qui seuls nous la connaissons, y ont glissées, et celle de l’actuel Selon-Jean, quand on sait le lire.

Cela résulte de l’opposition qui a été faite à cet Évangile quand il s’est agi de lui faire prendre place dans le Canon au Ve siècle. Il n’y est entré, par esprit de conciliation entre les sectes, mais qu’à la condition évidente de lui faire subir toutes les mises au point nécessaires.

Cela résulte de l’examen des textes christiens où l’on peut suivre à la piste le travail de fraude par lequel on a substitué Jean à Cérinthe, au moyen d’invraisemblances qui confinent au miracle.

C’est ainsi que, quand on analyse de près ce qui est raconté de Cérinthe, dans des ouvrages fabriqués par des faussaires au IIIe ou IVe siècles, tel l’Adversus Hœreses (I, XXXI, 1), mis sous le nom d’Irénée (du IIe siècle), sans parler d’Épiphane et d’Hippolyte de Thèbes, on y touche la fraude en train de se faire, et par quels procédés ! Cérinthe, dit en gros Irénée, Cérinthe, contemporain de Jean, disait qu’un Æon, nommé Christos, s’était uni par le baptême à l’homme nommé Jésus, et l’avait quitté sur la croix[32].

En faisant de Cérinthe le contemporain de Jean, qui est le Christ mort plus de cent ans auparavant, le scribe Irénée ou Irénéen veut établir une confusion entre Jean qui, comme disciple et apôtre est déjà une invention, et Cérinthe. Pour ce résultat, on n’a aucun respect de la chronologie. Jean et Cérinthe sont d’abord contemporains ; de là à substituer Jean à Cérinthe, il n’y a qu’un pas que l’Église a franchi avec allégresse. Jean devient l’auteur de l’Évangile de Cérinthe. Même, Eusèbe (Hist. eccl.) déclarera avec indignation, d’après Denys d’Alexandrie, que Cérinthe voulut mettre son œuvre sous un nom digne de lui attirer du crédit. Ainsi, c’est Cérinthe désormais qui a dérobé à Jean sa signature[33].

Mais, voici les Aloges. Adversaires des Cérinthiens, ils niaient, comme leur nom l’indique, le Verbe ou Logos, à la fois comme Æon ou émanation de Dieu, et comme s’étant incarné dans le Christ, crucifié de Ponce Pilate. Ils rejetaient avec mépris les fables cérinthiennes, les traitant d’œuvre de mensonge. Et ils affirmaient que l’Évangile dit aujourd’hui Selon-Jean était l’évangile de Cérinthe.

Que l’Évangile Selon-Jean est de Cérinthe, cela résulte donc du témoignage formel des Aloges.

Pardon ! dit l’Église, au VIe ou au VIIe siècle, mais le Jean ou Iôannès des Aloges, ce n’est pas le nôtre, qui s’appelait Iohanan (ou Iochanan). D’ailleurs, à quoi bon discuter ? Vous dites que Papias, mort en 130, n’a pas connu l’Évangile de Jean, ni Iochanan ? Qu’Eusèbe ne sait rien de Iochanan ? Qu’importe ! Aujourd’hui, tous ces faux qui cascadent les uns sur les autres, s’épaulant mutuellement, sont un casse-tête chinois dans lequel les critiques laïques perdent leur raison. Ils ne s’y risquent plus. Ces faux, enfin, je les ai réduits à un seul : le quatrième Évangile est de Jean. J’ai dit. C’est acte de foi. Si le faux est devenu le vrai, il y a prescription. Enfin, je suis souveraine. Et les pouvoirs publics sont mes champions[34].

En attendant, au IVe siècle, après Constantin, après l’édit de Milan et le Concile de Nicée, si la chrétienté a adopté Jésus-Christ, la fusion n’est pas faite encore entre le dieu et l’homme. Nestorius n’en veut pas, vous l’avez vu (en 428). Saint Cyrille de Jérusalem avait écrit, à la fin du IVe siècle, dans ses Catéchèses (IV, 9) : Le Christ était double, homme en tant que visible, Dieu en tant qu’invisible. Sous Constantin (IVe siècle), tous les christiens sont de l’avis d’Arius, et Arius, prêtre d’Alexandrie, est un gnostique impénitent[35].

Au surplus, l’Évangile Selon-Jean est resté, canonique, orthodoxe, par conséquent. Les critiques ont beau en fausser la signification et la portée, avec une absence de bon sens qui n’a d’égale que l’enthousiasme théologique qu’ils lui vouent, le quatrième Évangile, tout revu et corrigé qu’il soit pour lui enlever son caractère gnostique et le plier à l’orthodoxie du IVe siècle, ne cesse pas de présenter un Jésus-Christ dont les deux hypostases ne se rejoignent jamais, depuis le moment où, dès le prologue, le Verbe côtoie Jean, puis s’unit à lui, Christ au baptême du Jourdain, par l’intermédiaire de la Colombe[36], jusqu’à la crucifixion au Golgotha, quand l’Æon quitte sa demeure de chair[37].

VIII. — Les Évangiles.

Au Ve siècle, le Christianisme est fait, et, grâce au pape Damase, tenant la main de saint Jérôme, les Évangiles aussi. Ils sont le résultat, en marge de l’histoire, de la chronologie et de la géographie, — de la linguistique ordinaire aussi, — d’un travail littéraire de cinq siècles, combinant toutes les données d’ouvrages antérieurs : Apocalypse, Commentaires de Papias, affabulations gnostiques, Actes des Apôtres et Lettres apostoliques, y choisissant, y élaguant, y mettant de l’ordre, bref, en faisant sortir les récits qui ont la prétention de faire accepter comme vécue, arrivée, l’histoire qu’ils donnent de Jésus-Christ.

C’est parce qu’ils n’ont pas voulu voir cet assemblage factice de l’homme et du dieu, en Jésus-Christ, si éclatant encore, bien ou mal fait, et dans lequel, — travail de cinq siècles, — ou a voulu concilier, en plus, les conceptions juives sur le Messie, farouche quand il est celui des Psaumes, souffrant quand il est celui du prophète Ésaïe, et, pour donner au personnage qui en résulte un certain air de grandeur et de majesté, en y mêlant les mythes solaires venus des religions et cultes mithriatiques ou isiaques, que les exégètes et critiques, malgré la peine qu’ils y prennent, ne réussissent pas à accorder les contrastes, contradictions, incohérences, de même origine et explicables pareillement, qu’en apparence présente tout ensemble et tour à tour, dans une désunion intime, ce Jésus-Christ des Évangiles. En voici au hasard : intelligence humaine parée d’un esprit divin, qui ne dépasse pas d’ailleurs le meilleur de la sagesse antique[38] être grand et abaissé, maître et serviteur, roi et sujet, sacrificateur et victime, mortel et vainqueur de la mort, riche et pauvre ; conquérant glorieux dont le règne n’aura pas de fin, qui soumet la nature par ses prodiges, et cependant homme de douleur ; n’ayant pas, dans cette vie où il se dit roi, de lieu pour reposer sa tête (comme le soleil, il tourne autour de la terre et marche sur les eaux) ; fanatique de la Thora ou Loi juive (dont pas un iod ou iota ne passera, qu’il est venu accomplir) et se mettant au-dessus d’elle (il est le maître du sabbat ; il fonde par son sang une nouvelle alliance) ; prédicateur de la paix et de l’amour (voir les Béatitudes) et proférateur d’anathèmes, de cris de guerre et de haine, éclatant en invectives, apportant non la paix mais le glaive ; digne de la faveur des Romains et des Hérodes, comme agent de pacification en un temps où la Judée est à feu et à sang, et condamné par eux, comme soulevant le peuple, au supplice le plus cruel et le plus honteux.

Mais de ce que le Christianisme est fait, il ne s’ensuit pas que le monde y est converti, est chrétien. Certes, il a des adeptes. Ils ont fait tant de bruit, causé tant de troubles, ils sont assez nombreux pour que les pouvoirs politiques comptent avec eux, reconnaissent la religion nouvelle ; des empereurs mêmes passent au christianisme.

IX. — Destruction de l’Empire romain.

A partir du IIIe siècle, l’Empire romain entre en décadence. Il ne m’appartient pas d’en rechercher les causes hors de mon sujet. Mais l’une d’elles, qui s’y rattache, c’est la propagande christienne, qui, par son caractère de violence haineuse contre Rome, d’abord haine politique attestée par l’Apocalypse, ensuite haine tout court, vengeance de vaincus, après la destruction et la dispersion de la nation juive sous Hadrien (135), a contribué à précipiter la dislocation de l’Empire et la ruine de la civilisation antique. Jusqu’à la fin du Ier siècle, la propagande christienne est restée messianiste, apocalyptique, prêchant la prochaine destruction du monde en faveur de la nation juive. A partir du IIIe siècle, sans cesser de spéculer sur la même sinistre espérance, les christiens, ayant perdu la foi dans une revanche par les armes, ont continué leur propagande de haine contre le monde occidental, en transposant leurs doctrines du plan politique sur le plan social.

Sous couleur de morale et de justice sociale, en même temps qu’ils fabriquent les fables évangéliques, donnant à Jésus-Christ l’allure de la réalité vécue, sans scrupule pour l’histoire, que l’on fausse, que l’on truque, que l’on supprime, ils foncent contre les autres religions, contre les cultes grecs et romains avec une violence inouïe. Un fanatisme d’espèce inconnue jusqu’alors, venu de l’esprit des races sémitiques, et qui est un trait d’union de plus entre le christianisme messianiste et le christianisme chrétien, gangrène les civilisations occidentales[39].

Par les christiens, la liberté de conscience, qui avait été l’honneur de la civilisation antique, est battue en brèche. Et leurs héritiers, les chrétiens, la supprimeront toutes les fois qu’ils seront les plus forts.

Avec les christiens-chrétiens, la religion devient agressive et persécutrice. La vieille conception libérale des philosophes exposant des théories, des doctrines, des systèmes qu’ils offrent au libre examen de la raison, cède la place à la propagande par l’anathème, par autorité, et, quand ou le peut, par la violence. Le christien ne prêche pas pour convaincre par la discussion, mais pour convertir par la foi. Il ne s’adresse pas à la raison ; abrité derrière le mystère, il force la conscience par effraction[40]. Si, au nom de la liberté, on s’oppose à ses empiètements, si on lui résiste, il crie à la persécution. On n’a la paix avec lui que par la soumission[41].

La propagande christienne a été d’autant plus âpre et corrosive contre l’ordre établi que, cessant d’être la révolte franche de l’âge héroïque par le glaive, sous Tibère, Vespasien, Claude, Trajan, Hadrien, l’insurrection par les armes, elle s’est placée sur le terrain de la justice sociale et de la morale. Traînant son relent de haine messianiste, gardant son caractère de fanatisme zélote, elle s’adresse aux masses dont elle remue les bas instincts, semant l’envie, opposant le riche au pauvre, l’esclave au maître, l’humble, le petit au puissant. C’est l’Évangile révélé aux petits (Math., XI, 25-26).

Exagérant les misères d’en bas, le luxe et l’orgueil d’en haut, faisant miroiter l’espoir d’une revanche dans ce monde encore peut-être, — le maintien de l’Apocalypse au Canon des Écritures permet de l’affirmer, ainsi que les discours apocalyptiques de Jésus sur son avènement dans les Évangiles, et la promesse du grand Jour dans les Épîtres, — et, plus tard, en tout cas, dans le ciel, après la mort et la résurrection dans la Jérusalem nouvelle, on ne sort pas des conceptions christiennes judaïques, et la parabole évangélique du pauvre et de Lazare est là pour attester le caractère de cette propagande. En résumé, détachant les peuples de leur affection pour l’Empire, de leur respect pour les pouvoirs politiques et religieux, émasculant les sentiments de fidélité aux institutions, sapant la cohésion, l’unité politique et morale de tout un monde, la propagande christienne et chrétienne est arrivée à ceci — que les peuples de l’Empire romain se sont désintéressés de son existence.

Quand les Barbares ont osé s’attaquer à l’Empire, ils sont entrés si facilement dans ce corps sans âme et l’ont vaincu si promptement, que l’on peut supposer que les christiens eux-mêmes, leur ont, ça et là, montré les routes et ouvert les chemins.

X. — Christianoï = Chrêstôi.

A ce moment déjà, si le Christianisme coudoie encore, tant bien que mal, plutôt mal que bien, dans un sentiment d’hostilité persécutrice et de prosélytisme iconoclaste, qui s’affiche de plus en plus audacieusement, les dieux de la Grèce et de Rome qui résistent à céder la place et conservent encore leurs fidèles, malgré d’injurieuses offenses, ce ne peut plus être pour longtemps.

Après avoir raillé dans des ouvrages qui sentent déjà le catéchisme, et mis sous le nom de Justin, la mythologie antique, pour défendre leurs propres fables judaïques assimilées à d’autres des cultes non chrétiens, les scribes ecclésiastiques font un pas en avant pour annexer la philosophie et la morale des Platon, des Socrate, des stoïciens. Le prétendu Justin déclare froidement que Platon a plagié Moïse. Est-ce Justin, Tertullien, saint Jérôme, — lequel, qu’importe ? — qui soutiendra que les philosophes et moralistes grecs et latins ont volé aux chrétiens leur morale ? que, dans ce qu’ils ont dit de bien en tout cas, ils ont été inspirés par l’esprit chrétien, — avant le christianisme[42].

Justin, c’est, environ, le temps de Marc-Aurèle, de Minucius Félix, de Fronton, de ces honestiores du monde latin, de ces vertueux d’Épictète, de ces bons, que le grec appelle les chréstoï, excellents, stoïciens et laïques, dirions-nous, dont la religion est un monothéisme rigoureux, sans dogme ni culte, prouvée par une bonne conscience. Religion de l’honnête homme, des Fronton, des Celse, des Lucien de Samosate, du véritable Justin, sans doute. Au Ve siècle, saint Augustin rendra à ces honestiores, à ces chréstoï le plus bel hommage, en avouant que c’est la lecture de l’Hortensius de Cicéron qui provoqua sa conversion au christianisme. Ce qui n’a pas persuadé l’Église de nous conserver ce bel ouvrage, — perdu naturellement.

On voit aussi que pour mieux réussir dans son jeu, pour ne pas effaroucher les Occidentaux, par son origine judaïque et son drapeau christien, l’Église n’a pas hésité à se draper dans le manteau de la philosophie antique. Les Apologies de Justin n’ont été faites, bien après lui, que dans ce but. Et pour achever la confusion, les scribes essaieront d’assimiler les chréstoï aux christiens, en faisant dire à Justin : Nous sommes accusés d’être christiens, et il est injuste de haïr... ce qui est chrêston, c’est-à-dire excellent. Le scribe joue sur les deux mots ; et il faut, pour en saisir le jeu et la portée aujourd’hui, savoir que l’é grec, l’éta de chréston, que nous prononçons comme un è, se prononçait très pointu, comme un i, chez les Hellènes. On entendait christon — on pouvait comprendre : Il est injuste de haïr Christ, pour ce qui est excellent[43].

XI. — L’Église.

La propagande christienne s’est, dans les premiers siècles, appuyée sur le noyau des communautés juives groupées autour des synagogues[44]. Ce que les scribes, dans les œuvres, appellent aujourd’hui l’assemblée, que l’ont traduit par Église, n’a dû être longtemps que la synagogue ou une association à côté, mais s’y rattachant. L’ekklésia ne s’est substituée, comme local distinct, à la synagogue, qu’au fur et à mesure que toute une partie du judaïsme résistait à la conversion, et ne s’est créée que dans les milieux où la propagande s’exerçait sur des non Juifs.

Quoi qu’il en soit, les christiens, pendant quatre siècles avant l’invasion des Barbares, avaient tissé à travers tout le territoire de l’Empire, comme une vaste toile d’araignée dont le centre est à Rome, un réseau de communautés, parfaitement organisées, avec leurs troupes, leurs cadres, leur hiérarchie, empruntant à l’esprit formaliste des Romains le sens de la règle et de la discipline, l’instinct du gouvernement et de l’autorité.

Devenus une force, dès le IVe siècle, une force qui, plus d’une fois, a troublé l’Empire, tant leur propagande était agressive et prête aux voies de fait entre eux et contre les autres, l’empereur Constantin, pour s’appuyer sur eux, reconnut leur culte, ouvrit aux christiens l’existence officielle, les admettant dans l’armée et dans l’administration, ne se doutant guère, — les politiques ambitieux ne se doutent jamais de ces choses-là, — qu’il livrait l’Empire à ses pires ennemis, à un gouvernement occulte dans l’État, qui espérait les prochaines convulsions, et qui aspirait à devenir l’héritier, sentant près de s’accomplir, par la destruction de l’Empire, prévue à l’avance, l’ancienne espérance d’Israël à la domination du monde, à la souveraineté universelle, c’est-à-dire, déjà, catholique[45].

Et, en effet, quand l’Empire romain, colosse au socle miné, s’effondre sous une poussée des Barbares, quand vont suivre trois siècles de migrations de peuples, de guerres de races, de perturbations politiques et sociales, d’écroulements de toutes sortes, de mort intellectuelle, de barbarie, où disparaît toute la civilisation antique, l’Église reste seule debout sur les décombres et les ruines, ayant échappé aux désastres qu’elle avait provoqués, ayant traversé tous les orages sans en souffrir, n’ayant rien fait que d’achever d’asseoir ses dogmes et d’affermir son organisation et sa puissance[46].

Quand les Barbares, désireux de se fixer sur les territoires conquis, chercheront à rétablir l’ordre et le calme, à refaire le monde sombré dans l’anarchie, à profiter en un mot de leur victoire, c’est l’Église, — ne pouvant s’appuyer que sur elle, — qui les y aidera, mais non, part à deux ! sans se faire payer par des bénéfices temporels et spirituels.

Lorsque, après trois siècles de misères et de tourmentes encore, le monde, avec Charlemagne, commence à peine à respirer et à se reprendre, Rome vaincue est devenue la capitale chrétienne, ses cultes ont disparu avec la civilisation ; l’Église est souveraine ; il n’y a plus qu’une religion, la religion chrétienne. Qui refuse de s’y convertir, qui refuse de croire à Jésus-Christ, ce mystère mystification, est traité par l’empereur, d’Occident comme les Saxons, — nouveaux Barbares. Le grand Pan est mort.

XII. — L’ère chrétienne.

Au fur et à mesure qu’elle devenait plus puissante, et au fur et à mesure que s’éteignait le flambeau de la civilisation, l’Église, refaisant les manuscrits des anciens, a sophistiqué les textes, répandu des manuscrits nouveaux, supprimé ceux qu’elle n’a pas pu ou voulu refaire. Grâce à son organisation, qui a compté dans son sein, à un moment, un moment de plusieurs siècles, tout ce qui avait de la culture au monde, elle a tenu sous sa main tous les manuscrits de l’antiquité.

Ainsi a-t-elle pu, tout en fabriquant ses ouvrages, effectuer dans ceux des autres, Tacite, Suétone, Flavius Josèphe, Dion Cassius, etc., toutes les adultérations nécessaires, sans compter les suppressions totales, pour faire taire ou mentir l’Histoire sur le christianisme[47].

Mais, pour achever la défaite de l’Histoire, il restait à l’Église un dernier coup à perpétrer, coup d’audace et d’autorité, coup de force, que facilitait la barbarie des temps et son alliance avec le souverain d’Occident, pour le temporel. Qui pouvait protester ? Il lui restait à brouiller la chronologie, par la création d’une ère nouvelle, la sienne, que l’on ferait commencer, par effet rétroactif, comme pour les Évangiles tardifs et autres Écritures antidatées de plusieurs siècles, à l’année de la naissance de Jésus-Christ. Elle y était prête depuis deux cents ans.

Dès la fin du XIIIe siècle de l’ère romaine, toujours en vigueur, peut-être au début du XIVe, un moine Scythe, Denys le Petit, — pourquoi le Petit ? Son exploit tient du génie, — qui, dans son couvent, traduisait du grec en latin les Canons des Conciles, — soyez sûrs qu’il fabriquait de faux canons de faux conciles, — et composait le recueil des Décrétales des Papes, avait déjà, par l’ordre de l’évêque de Rome qu’il servait, refait, à tout événement, la chronologie de l’histoire, fixant à l’an 754 de la fondation de Rome, par une erreur volontaire ou commandée, la naissance de Jésus-Christ, Crucifié de Ponce Pilate[48]. Mais l’Église n’avait pas encore les moyens ou l’occasion d’imposer son nouveau comput. L’occasion ne se présenta que sous Charlemagne, qui lui paya, entre autres prix, son couronnement comme empereur, par la création de l’ère chrétienne, qu’il imposa.

C’est ainsi que le monde est devenu chrétien[49].

Avec Charlemagne se ferme l’histoire des Origines du Christianisme et de la victoire de l’Église, que le Moyen-âge, nuit propice, portera à l’apogée.

XIII. — La conversion du monde.

Quand Renan écrit dans sa Vie de Jésus que la religion nouvelle a mis au moins trois cents ans à se former et que la conversion (des plus nobles portions de l’humanité) a eu besoin de près de mille ans pour se faire, il énonce deux faits approximativement exacts. Qu’il voie dans cette révolution l’événement capital de l’histoire du monde, c’est un point de vue un peu étroit. L’histoire du monde, dans son passé, est déjà longue — six ou sept millénaires, certains, Égypte, Chaldée, Assyrie, Grèce, Empire romain. Le christianisme ne fait pas plus de seize cents ans, et sa victoire pas mille encore.

Quant aux plus nobles portions de l’humanité, elles furent, au Ier siècle, des Juifs, des Judéo-hellènes, puis au second et au troisième, des Grecs crédules et dégénérés, puis des Romains en décadence à partir du troisième.

Le christianisme ne s’est établi en Occident que comme une colonisation de foules barbares, brutes ignorantes et asservies à des chefs politiques dont on peut admirer la grandeur, à ce titre, mais pour qui la religion n’a été qu’un moyen, et le but de ce moyen[50].

Si un pays a une histoire, si l’Église en a une, si, de nos jours, le socialisme, le collectivisme, le bolchevisme soviétique et le communisme international, commencent la leur, la foule, la multitude n’a pas d’histoire, surtout dans le domaine inaccessible de la foi et du for intérieur. En religion, comme en politique, elle suit. Pas de sens critique, et, en fait de sentiment, presque toujours du sentiment qui porte à faux, qui se trompe. Des exaltés, quand ils sont sincères, des ambitieux, et des malins quand ils ne le sont pas, agitent l’opinion, se font les propagateurs, les apôtres de doctrines, inquiètent les pouvoirs établis, et, pour devenir des chefs à leur tour qui profitent, n’hésitent pas à critiquer les institutions pour les renverser. En faisant mouvoir les ressorts de la nature humaine les moins nobles, intérêt immédiat, désir de jouir, égoïsme individuel primant le sens social, peur de la mort, et en se servant de tous les moyens de propagande, paroles et actes, théories parées de belles couleurs, justice, fraternité, distribution d’avantages matériels, on donne l’assaut aux âmes, on émascule les consciences, on tue le sentiment du devoir. Professeurs de lâcheté !

Peu à peu le centre de gravitation de la vie se déplace. Lassitude de ce qui est, espérance du meilleur en changeant l’ordre établi qui n’est, ne sera jamais la perfection, les hommes insensiblement se demandent : Pourquoi pas ? Il n’en coûte rien d’essayer. Les résistances des conservateurs, incapables de se modifier, de renoncer à des privilèges, d’aider aux réformes qui apaiseraient des impatiences légitimes, ne font qu’aviver l’énergie des novateurs et que les pousser aux excès. Le courant les emporte. Les générations se renouvellent, sur lesquelles la prise est plus forte, parce que, dans l’état social où elles arrivent, elles n’aperçoivent que la distance vers l’idéal souvent inaccessible, vers le rêve dans les nuées, sans avoir connu ni appris les tourments de l’enfantement de toute civilisation vieillie. Les illusions de la jeunesse ne sont plus tempérées par la raison qui pèse les difficultés, sait ce qu’elle a et se méfie des promesses. Car si elles étaient réalisables par la magie des systèmes abstraits, depuis que le monde est monde, alors que tant de généreux efforts ont travaillé au bonheur de l’humanité, le monde n’aurait pas attendu les nouveaux prophètes pour se transformer en un paradis.

Mais qui a assez de raison pour croire aux vieilles expériences ?

Le monde, tout étonné, se réveille un beau matin avec une foi nouvelle, comme un beau costume neuf sur une vieille enveloppe de chair. Il a l’illusion d’avoir rajeuni, d’avoir fait un pas vers le souverain bien. Les espérances stériles de la vie, il les a transportées dans un ciel imaginaire d’outre-tombe ou d’organisation sociale où la justice régnera. Il a déchu, n’ayant plus le fier courage de vivre dans son temps qui, s’il a ses iniquités et ses imperfections, ses inégalités nécessaires, de plus en plus atténuées par le progrès même de l’esprit humain, à chaque moment d’une civilisation successive, a tout de même ses fiertés et ses noblesses, sa part de sublime et d’idéal qu’il sied à chacun de cultiver, et apporte sa moyenne de bien-être économique général, dans une harmonie et un équilibre sans désastre ni catastrophe.

Mais il faut à l’homme de l’au-delà terrestre ou céleste, vieux ronron des exploiteurs médiocres, pour qui il renversera l’ordre établi, par le fer, par le sang et par le feu, s’il résiste, l’entraînant avec lui dans la ruine et aidé, quand il le faut, par les barbares venus du dehors. Combien de siècles de misère universelle, à la suite ?

Le christianisme a été pour l’Empire romain et la civilisation antique, vaille que vaille, ce que les socialismes, de quelque nom qu’ils se parent, — collectivisme, soviétisme, bolchevisme, communisme, tous révolutionnaires, et la morale en moins, — commencent d’être pour les patries et l’humanité. Mêmes moyens et procédés de propagande, aboutissant au « défaitisme » individuel, social, économique et national, sous couleur de justice et de rénovation du monde. Même mysticisme qui spécule sur les aspirations de l’homme vers le meilleur. Même engouement de la multitude, avide de porter au pinacle ces nouveaux christs sans calvaire, avide de servitude, dans la ruine et la calamité générales, pour donner à ces nouveaux maîtres le pouvoir et ses délices.

Les complicités qu’elle trouve auprès des Pouvoirs, comme le christianisme auprès des derniers empereurs romains, ne permettent guère de fonder d’espoir sur l’écrasement et la défaite de cette nouvelle exécrable superstition, comme dit Tacite, haineuse du genre humain.

XIV. — L’effet rétroactif.

On dit, en Droit, que la Loi ne dispose que pour l’avenir, ce qui signifie qu’elle n’a d’effet qu’à partir de la date où elle est promulguée. Quand le législateur, exceptionnellement, veut faire produire à une loi des effets antérieurs à sa promulgation, risquant de léser des droits acquis, il la déclare rétroactive. Le fait peut être arbitraire ; la déclaration est honnête. Par elle, on sait sur quoi l’on peut compter.

Comme l’ère chrétienne, tout le christianisme est rétroactif. Mais l’Église ne le proclame pas. Au contraire. Elle a tout fait pour dissimuler le coup.

La grande imposture de l’Église, fraude pieuse, si l’on veut, mais fraude tout de même et immense, a consisté, — je l’ai indiqué fragmentairement, mais il est bon de le redire en bloc, — à bâtir longuement, péniblement, sur le peu d’Histoire qu’elle n’a pu effacer, et en la travestissant d’ailleurs en tant que de besoin, une histoire ecclésiastique, une histoire à elle du Christ et du Christianisme. Tout ce qui pouvait la contredire trop visiblement dans les auteurs, elle l’a supprimé ou camouflé ou modifié dans le sens de son histoire. Ce travail a duré au moins cinq siècles, pendant lesquels, plus tardivement qu’on ne le croit, elle a fabriqué des ouvrages ou refaits des ouvrages anciens accommodés au dernier état de ses doctrines, au VIe siècle environ, et sauf, peut-être, car j’y crois, quelques autres retouches postérieures, plus ou moins importantes.

Tous ces ouvrages, tardivement faits, refaits ou contrefaits, monuments définitifs de son histoire, elle les a antidatés, mis sous le nom d’auteurs qui ont sans doute vécu à l’époque qu’elle dit, mais qui n’ont certes pas écrit, soit pour le tout, soit pour partie, les ouvrages qu’elle leur attribue.

Ainsi, elle fait croire que ce que ses scribes ont écrit plus tard a été écrit bien antérieurement, de façon à produire comme témoignages du temps, soit des Ier, IIe, IIIe siècles, des écritures bien postérieures.

L’exemple le plus frappant, pour ne s’en tenir ici qu’à une Écriture canonique, est celui des Évangiles. Elle les déclare d’autorité, en s’appuyant sur des impostures que l’on trouve dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, et sur des citations de textes évangéliques que l’on peut lire aujourd’hui dans des œuvres données comme du Ie siècle (Apologies de Justin, notamment), ou du je pour d’autres, elle les déclare audacieusement parus à la fin du Ier siècle, et en cherchant à en avancer la date, sans preuve, aussi haut que possible vers le milieu de ce siècle, le plus près du temps où mourut le Crucifié de Ponce Pilate.

Tous les critiques, érudits et savants, sont dans l’ensemble et en gros, de l’avis de l’Église, à quelque vingt ans près.

J’ai déjà fait entrevoir quelques preuves, et j’en donnerai sans cesse dans cet ouvrage, en attendant une démonstration massive et spéciale, que les Évangiles sont le résultat d’un long travail de fabrication, au cours des IIe, IIIe et IVe siècles. Il n’est même pas sûr qu’au Ve, ils étaient achevés dans l’état définitif où ils se montrent aujourd’hui.

Mais, en avançant la date des Évangiles et autres Écritures qui émanent d’elle, — les auteurs profanes ayant été à temps convenablement censurés, — de façon à les faire témoigner sur les événements à l’époque même, ou le plus près possible, des événement, qu’elle raconte, l’Église donne à ces témoignages effet rétroactif, force rétroactive. Ils rétroagissent, ils agissent en arrière, dans le passé. Ils sont des témoins contemporains. Comment douter de la vérité de ce qu’ils rapportent ?

Ainsi, comme par la création de l’ère chrétienne, l’Église a coupé en deux l’histoire du monde avec effet rétroactif. Avant le christianisme, ténèbres où végète une humanité misérable, corrompue, sans idéal. Règne de Satan et du Diable. Avec le Christ lumière éclatante tout à coup, révélant le Bien, les vérités morales, la pureté, le royaume de Dieu. Il faut lire ces choses dans Justin. Et des hommes, qui ne sont pourtant pas des ignorants, vivent et raisonnent toujours d’après ce préjugé, par habitude de foi, d’éducation ou de milieu. Rien de plus faux que ce point de vue. Rien qui résiste moins à l’examen des faits et de la raison. Le vrai, en bref, c’est que Jésus-Christ et le Christianisme sont le produit de faux en écritures, sans nombre, que couronne le faux dernier de l’ère chrétienne, tous postérieurs de deux à huit siècles aux faits et évènements qu’ils prétendent raconter.

 

 

 



[1] Je dis frauduleuse. Le mot est gros. Ce n’est ni par plaisir, ni par paradoxe, ni pour le scandale que je l’écris. Mais Ernest Renan, l’illustre auteur, trop illustre, à mon sens, comme critique scientifique, de la Vie de Jésus, n’a-t-il pas avoué dans la préface de son œuvre (treizième édition) ? : J’ai voulu que mon livre gardât sa valeur, même le jour où l’on arriverait à regarder un certain degré de fraude, comme inséparable de l’histoire religieuse. Qu’est-ce à dire ? Si la fraude, d’après Renan, — et Renan est ce qu’on appelle un critique libéral, — est, à un certain degré, dont il évite de nous dire la limite, car il n’y en a pas, un élément inséparable de l’histoire religieuse, et plus ecclésiastique que religieuse, celle que fait Renan, j’ai le droit de déclarer, sans intention injurieuse, dont le sentiment est loin de moi, comme constatation d’un fait évident, que l’histoire religieuse est légende frauduleuse. Renan prouve à peine la fraude : pour lui, elle est pieuse. Pour moi, qui fais de l’Histoire tout court, la fraude est la fraude tout court. Je laisse au lecteur le soin de décider si, pieuse, spéculant sur certains besoins de l’Âme dans un but de domination et de lucre, elle n’est pas d’autant plus méprisable.

[2] Alors qu’ils forment un titre signifiant : l’Oint libérateur : Christ (Christos, en grec ; Christus, en latin) est la traduction exacte du mot hébreu Meschiah, francisé lui aussi sous la forme Messie, et qui veut dire : oint (oint d’huile). Les rois hébreux, chefs politiques et religieux, souverains pontifes, étaient consacrés et sacrés par l’onction, par le chrisme, comme chez d’autres peuples la cérémonie du sacre, pour les rois, est le couronnement. Jésus, est une forme dérivée de l’hébreux Ieoshouah ou Iaoshouah, signifiant : secours d’Iao, de Iahwé, d’où le sens de Sauveur, celui qui délivre, celui de qui vient le salut, le libérateur.

Dans les documents primitifs, le héros des Évangiles devait, à côté de son non juif de circoncision, porter le titre de Meschiah-Iesohoua, en grec christos-Sôter. Par conciliation entre les juifs purs et les Judéo-Hellènes, quand les récits sont passés de Syrie dans le monde grec, les scribes ont unis l’un des vocables hébraïque, à peine héllénisé à la traduction grecque de l’autre : lesous-christos. En français : Sauveur-Oint, ou Sauveur Christ et, nom propre : Jésus-Christ. Mais Jésus-Christ n’est pas plus un nom propre que Général Vainqueur, Eminent Maître, Juge Intègre. Ces observations ont leur importance, qui est grande.

[3] De même, les mots christianoï, en grec, christiani, en latin, ont le même sens que l’adjectif hébraïque que l’on tirerait du mot meschiah, pour désigner les partisans du Messie, comme, en français, les messianistes, ou, d’après le mot grec, les christiens, et non les chrétiens. Observation analogue sur les substantifs christianisme et messianisme qui sont, étymologiquement de même sens pour désigner une même doctrine juive que Tacite appelle l’exécrable superstition, et Dion Cassius une impiété qui s’est glissée dans la religion des juifs.

Les mots français Christ, christianisme, chrétien, tels qu’on les entend d’ordinaire, ne correspondent pas à la vérité historique, avant le quatrième ou le cinquième siècle, c’est-à-dire avant le moment où la religion chrétienne, — qui a mis trois cents ans à se former, dit Renan, — a été faite ou à peu près, et, pour tout dire, à l’époque où les messianistes-christiens se sont séparés du judaïsme et sont devenus chrétiens, contre les Juifs, leurs coreligionnaires jusqu’alors.

C’est une erreur fondamentale, quand on étudie les origines historiques du christianisme, de considérer la rupture entre la synagogue et ce qu’on appelle en grec, l’ekklésia, l’assemblée (dont on a fait l’Église), comme réalisée au premier siècle. Il y a probabilité que, du temps de saint Augustin encore, les Juifs chrétiens n’avaient. pas complètement rompu avec les juifs de la synagogue, que l’on ménage et que l’on flatte toujours.

Tous les auteurs dits ecclésiastiques (œuvres perdues ou non) tels que les Polycarpe, les Ignace, les Papias, les Irénée, les Justin, les Origène, les Clément, sans compter les Cérinthe, les Valentin, les Tatien, les Manès, qui ont collaboré à la fabrication du Christianisme, les Jérôme, les Eusèbe, etc. sont des Juifs, des Levantins, des Assyriens, des Egyptiens. Les Occidentaux comme Minucius Felix, que l’Église a annexé, après modifications utiles dans leurs œuvres, ne sont pas des christiens, ni des chrétiens.

[4] Si, de plus, de son temps, on l’a aussi appelé Jésus, ce qui est douteux, ce ne peux être que dans le sens de ce mot, au point de vue juif , c’est-à-dire au titre de Messie qui devait, croyait-t-il, délivrer le peuple juif du joug de Rome et de la royauté hérodienne. Il devait être le libérateur, le sauveur, le Jésus de la nation juive, son Christ-Jésus, ce qui n’est pas Jésus-Christ, dieu chrétien imaginaire.

[5] Ils l’ont su et le disaient, puisqu’ils connaissent le Christ et la crucifixion, dont ils devaient nécessairement donner les raisons. Leur silence est inexplicable, ou plutôt il s’explique le plus naturellement du monde : l’Église a coupé les textes.

Après le Christ, Simon-Pierre, Jacob-Jacques, Menahem ont continué la tentative christienne manquée. La révolte de Ménahem est dans Flavius Josèphe. Après la répression par Vespasien, il faut aller jusqu’à la révolte de Bar-Kocheba petit-neveu du Christ de Ponce Pilate pour une nouvelle et dernière révolte. Ce qui est curieux, c’est que cette révolte qui amena la destruction de la nation juive sous Hadrien en 888-135, cent ans exactement après la crucifixion du Christ, ne nous est plus connue que par quelques phrases de scribes d’Église. Curieux, mais combien compréhensible, quand on sait que les christiens ne sont pas autre chose que les Juifs messianistes. Et la preuve qu’ils le sont, c’est que l’Église a fait dans les auteurs le plus de nuit possible sur ces mouvements messianistes en Palestine, depuis Juda le Gaulonite jusqu’à Bar-Kocheba. Ils la gênent parce qu’ils collent à ces origines comme la tunique de Nessus.

[6] CHANGE n. m. vénerie. Feinte de la bête qui, pour échapper à la meute, fait lever une autre bête, afin de détourner sur celle-ci la poursuite des chiens.

Donner le change, Faire lever une autre bête pour que les chiens en suivent la voie. — Fig. Détourner quelqu’un d’un but... tromper en lui faisant prendre adroitement une chose pour une autre (Dict. Larousse illustré).

Christ donne le change sur Messie, christianisme sur messianisme, chrétien sur christien, Paroles du Seigneur sur Révélations du Marân, Royaume de Dieu sur royaume de David, Rédemption ou salut du monde sur délivrance d’Israël, etc. Toute la linguistique chrétienne : nativité, péché, sauveur, tous les miracles, dont quelques-uns soit des faits historiques traités en allégorie, constituent des changes, que l’Église (la bête, en vénerie) donne aux critiques (meute de chiens), pour les détourner de la poursuite de la vérité, pour les jeter hors de la voie historique. Mais le change des changes, c’est le Saint-Esprit : Hagion pneuma. Tout ce qui est pneumatique est contraire à la vérité, historique. Le Saint-Esprit n’a été inventé que pour mentir à l’histoire, ou la truquer. Jésus-Christ est une création de l’Esprit, de l’Esprit de Dieu, naturellement. Aussi, dans le selon Matthieu (XII, 31), les scribes font prendre à Jésus ses précautions : Le blasphème contre l’Esprit ne sera point pardonné. Évidemment, sans l’Esprit, tout le christianisme s’écroule, historiquement, comme un souffle s’évanouit. Toutefois, dans les Évangiles, l’Esprit ne souffle pas où il veut. Le dieu Jésus ne peut pas manquer d’appui. Dans Jésus-Christ, il y a encore le Crucifié de Ponce Pilate, l’homme de chair qui a une histoire. Et c’est pourquoi les Évangiles contiennent tant de vérité historique ; ils atténuent, ils allégorisent, la réalité transparaît tout de même.

Mais, après la mort, l’homme de chair disparu, le Saint-Esprit en prend à son aise. C’est à l’Esprit que sont dus les Actes des apôtres et les lettres apostoliques, celles de Paul tout particulièrement. Jamais l’intention de tromper ne fut plus manifeste, jamais impostures plus cyniques. C’est le défi de mauvais juifs et de Levantins judéo-hellènes jeté à l’histoire ; c’est le mensonge élevé a la hauteur d’une institution, et mis a son service, — L’institution jésus-christienne.

[7] Logos est un mot emprunté, à la langue de Platon, chez qui il représente la source des Idées. Le grand philosophe juif d’Alexandrie au Ier siècle, Philon, néo-platonicien, en fait un des aspects de la divinité. Avec Cérinthe et les Gnostiques, il devient une puissance qui émane de Dieu, un daïmon, dieu lui-même, qui va de Dieu à l’homme, et élit le corps d’un homme pour y habiter quand il vient sur la terre. Il ne restera plus aux scribes christiens qu’à incarner le Logos dans l’homme pour achever l’évolution.

En somme, le procédé littéraire d’une telle allégorie est celui dont usent tous les poètes épiques, et notamment Homère, dans l’Iliade, quand il fait prendre aux dieux et aux déesses de l’Olympe, désireux de garder leur céleste incognito, la forme et le visage des guerriers grecs et troyens qu’ils aiment et qu’ils veulent sauver de la mort dans les combats.

[8] La Pistis-Sophia de Valentin a échappé dans une version copte, où des mains chrétiennes ont pratiqué des coupures, des interpolations et des retouches. Malgré tout, et bien que parfois difficile à comprendre, la Pistis-Sophia est une aide puissante pour qui cherche la vérité historique. Elle permet aussi de comprendre que l’Église ait détruit les ouvrages qui prouveraient que son histoire, jusqu’au VIe siècle, n’est qu’un tissu d’impostures.

[9] Dans la Pistis-Sophia (Foi-Sagesse) le Dieu-Jésus, remonté vers son Père, lors de la crucifixion du Christ, son double terrestre, redescend sur le mont des Oliviers où il assemble ses disciples. Ils ne sont que sept, y compris l’enveloppe de chair, Jean-Iôannès, à qui Jésus s’est uni enfant. La scène qui raconte l’événement ne laisse aucun doute. Et ceci est une première indication, — en attendant tout un ensemble de preuves, le moment venu, — que le Crucifié de Ponce Pilate se confond avec Jean (Iôannès est un nom de révélation ou d’apocalypse, de Qabbale, parlant juif) avant l’invention de Jésus-Christ, qui, pour qu’on n’en retrouve pas l’origine historique, a nécessité la séparation entre le Christ, assimilé à Jésus-Christ, et le Iôannès-Jean. L’image du disciple bien-aimé Jean qui, dans l’Évangile selon Jean, gnostique par excellence, nous allons le voir plus loin, est couché ou se repose dans le sein de Jésus, est le résidu allégorique de la doctrine de Cérinthe le dieu-Jésus empruntant le corps du Christ-Iôannès.

Sur le mont des Oliviers, dans Valentin, Jésus, pendant onze ans, Instruit ses sept disciples. Le système de la Pistis-Sophia, qui aboutit à la suprématie juive, à la prédestination et à l’élection du peuple juif comme révélateur de toute connaissance (du grec, d’où gnose et gnostique), y compris celle du vrai Dieu, est d’un syncrétisme complexe. Le IIe siècle est une époque où, chez les esprits les plus sérieux, traîne un mélange incroyable, un amalgame incohérent des doctrines métaphysiques les plus diverses, apportées de tous les coins du monde : bouillonnante fermentation d’idées confuses sur le divin, sur la religion, mythes, symboles, paralogismes, allégories, similitudes, mêlant aux conceptions du messianisme judaïque les spéculations philosophiques de Philon,les théories gnostiques avec leurs végétations parasites, ainsi que les fables de l’Egypte, de la Chaldée, de la Haute Asie, de la Perse. Une lettre de l’empereur Hadrien, authentique ou non, à son beau-frère Servien témoigne de cette salade russe d’Idées religieuses, judaïques, christiennes, isiaques ou mithriatiques.

Dans Valentin, le dieu-Jésus devient le père des Juifs, comme ayant fécondé Maria, sa mère, selon le monde, en chair. Il est, comme dieu, le père de sa mère de toute éternité. Inversement, Marie, mère du Christ, devenu Jésus-Christ en évangile, est mère de Dieu. Le concile d’Éphèse (431), en condamnant le nestorianisme qui disait qu’en Jésus-Christ. Il y a deux personnes. — la vérité, quoi — n’a pas fait autre chose qu’adopter le système de Valentin sur Jésus et Marie. Citons Valentin :

Marie, la mère de Jésus, s’avança et dit : Mon Fils, selon le monde, mon Dieu et mon Sauveur, selon le Très-Haut...

— Toi aussi, répond Jésus, ô Marie, toi qui a pris forme... selon la matière, mais as pris une ressemblance avec la Vierge de la Lumière, selon la Lumière , et l’autre Marie la Bienheureuse (la mère selon la chair), parce que le témoignage du premier mystère a habité en toi, ô Marie, ma mère selon la matière, toi en qui j’ai habité (toi qui m’as porté)...

Le mystère, c’est Iôannès que Marie a conçu et mis au monde, chair, témoignage, enveloppe que revêt Jésus hyallin, esprit. De même que Iôannès-Jean est élevé au rang de Jésus, Marie, mère du Christ, devient mère de Jésus-dieu.

On aperçoit par la citation de Valentin (Pistis-Sophia, p. 60, trad. Asselineau) que Marie est double, comme Jésus-Christ. Elle a son double en Marie-Magdaléenne, d’où Jésus extrait sept daïmons, les sept disciples de Jésus, les sept frères, selon le monde, fils de Joseph et de Marie, le Christ-Jean, crucifié de Ponce Pilate, compris.

[10] Cette distinction qu’ils faisaient entre Jésus et le Christ, les gnostiques y étaient d’autant plus obligés que, de leur temps, l’histoire du Christ, crucifié par Ponce Pilate, se trouvait encore tout au long et en détails narrée dans les historiens comme Tacite et Flavius Josèphe, Suétone (fin du Ie siècle), dans Dion Cassius (du IIe siècle), — tous outrageusement sophistiqués plus tard, et comme Juste de Tibériade (juif comme Flavius Josèphe et son contemporain), dont l’œuvre a été supprimée purement et simplement, pour ne pas avoir à la refaire toute.

L’invention du Verbe incarné dans le Christ, n’est que la revanche imaginaire des Juifs messianistes, leur fiche de consolation après l’écroulement de leurs espérances christiennes dans la restauration du trône de David, par la ruine définitive de Jérusalem, la destruction et la dispersion de la nation juive.

Et c’est pourquoi il est anachronique, pour ne pas dire ridicule, d’imaginer seulement des Ecritures dites chrétiennes et un apostolat chrétien avant 888-135. Il faut, à cette conception, autant de sens critique et d’intuition historique qu’à admettre du temps de Louis XIV, le suffrage universel dans notre colonie du Sénégal, chez les nègres.

[11] Car nous verrons que l’Incarnation n’y est que verbale, et qu’elle n’est qu’une apparence. Quand on va au fond des choses substantielles, il n’est pas difficile d’éventer le change que l’on veut donner, et de s’apercevoir que Christ et Jésus font deux ; que Jésus-Christ, l’homme-dieu, le théanthrope, n’est un être unique que sur le papier, Grâce au trait d’union orthographique ; que loin de se mêler en une fusion intime, les deux éléments restent juxtaposés comme les deux noms ; et que les deux moitiés de Jésus-Christ ne sont même pas contemporaines.

[12] Les évangiles (Matt., IV, 11 ; Marc, I, 7 ; Jean, I, 30) marquent par une phrase lapidaire cette fabrication successive, en deux temps, de Jésus-Christ, quand le Iôannès dit : Celui qui vient après moi. Mais, par un change, Jean est devenu le Précurseur, l’Annonciateur du Verbe Jésus qu’on incarnera en lui, pour faire Jésus-Christ.

[13] Je donne plus loin (§ IV, les deux hypostases, § V, Fils unique ou Fils premier-né, § VI, Femme ! Femme, vois-le Fils de toi !) des preuves palpables des deux éléments qui sont en Jésus-Christ et que l’on peut séparer d’une chiquenaude.

J’indique ici, en gros, quelques épisodes ou traits, que l’on peut restituer à chaque élément.

Au dieu-Jésus, les allégories astrologiques ou contenant des chiffres : Noces de Cana, les Douze Apôtres, Multiplication des pains, Lavement des pieds, Cène, Trente deniers de Judas, Résurrection, Repas d’Emmaüs, la Croix, etc.

Au Christ-homme, sous les espèces de faits réels, historiques, mais allégorisés : le démoniaque Légion de Gadara, les résurrections de christiens illustres morts pour la cause, la Cananéenne, la Samaritaine, le sourd-muet de la Décapole, etc.

[14] C’est un bien grand sujet d’ironie joyeuse que l’étonnement, parmi tant d’autres, des critiques, savants et érudits qui ont construit l’histoire du christianisme, devant l’ignorance voulue de saint Paul sur les actes et faits de la vie du Christ, à part la crucifixion. Ils s’efforcent d’expliquer ce silence, qu’ils sentent impossible, si l’apôtre Paul a réellement existé, par des raisons d’une puérilité ridicule, ou de théologie mystique.

L’Église dit : Les faits de la vie du Christ ? Ils n’intéressaient pas les apôtres, qui ne tiennent qu’à son enseignement. Encore faudrait-il prouver que la doctrine de Paul est celle du Christ des Évangiles, ce que personne ne peut soutenir. Mais peu importe ce détail énorme. Reste ceci : que les actes et faits de la vie du Christ n’intéressent pas saint Paul. Que saint Paul n’ait fondé sa foi, — d’après les mystifications des scribes, — que sur des révélations (Il plut à Dieu de révéler son fils en moi, Gal., I, 16 ; je suis crucifié avec le Christ ; ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi, Gal., II, 20 ; Jésus-Christ est ma vie, Philip., I, 21), qu’il ait réalisé en Jésus-Christ l’unité de l’homme et du dieu qui le composent, ne s’attachant qu’à sa moitié fictive, on le comprendrait à peine si justement il n’avait pas été inventé et si on ne l’avait fait écrire dans ce seul but. Mais cet apôtre, qui est donné comme l’apôtre des Gentils, des incirconcis, des non-Juifs, dès l’an 44, après avoir été converti en 34 (dans ce système le Christ est supposé crucifié en 33), qui est à Rome en 61, qui a parcouru entre temps l’Asie Mineure, la Grèce, l’Italie, prêchant Jésus-Christ, avant même que les Évangiles aient paru (dans les conjonctures les plus favorables), cet apôtre a eu des auditoires à qui il a parlé, des correspondants à qui il a écrit. Qui peut croire que ses auditeurs et ses correspondants ont pu, je ne dis pas se convertir, mais seulement l’écouter et le lire, sans aucune espèce de curiosité, sans lui poser de questions sur ce Jésus-Christ crucifié, sur les actes et faits de sa vie ? Aussi grande que soit la crédulité imbécile des foules, que surpasse la crédulité intelligente des critiques, il faut tout de même quelque chose de plus positif que les idéologies de métaphysicien ou de théologien des Épîtres de Paul, pour l’écouter et croire au dieu qu il prêche. Il ne connaît pas les Évangiles qui n’existent pas de son temps (et même pas du temps où on l’a inventé). Le fond de sa doctrine, abstraction faite de l’idéologie métaphysique et des préceptes de morale commune, c’est Jésus-Christ, en chair, Fils de Dieu et Crucifié. Inventé pour faire pièce aux gnostiques et les contredire, il en prend le contre-pied. Ce n’est plus, chez lui, le Logos qui s’est incarné, c’est le corps qui s’est déifié, divinisé, endieusé, si l’on peut dire. On dit bien endiablé. L’Église, d’autre part, quand ceux que l’on, appelle les Mythiques, dont M. Couchoud, en nos temps, s’est fait le protagoniste, nient qu’il y a même une moitié de chair en Jésus-Christ, rien d’un homme, en sorte que même l’histoire de la crucifixion serait une imposture, — l’Église déclare : Si les scribes nous ont transmis aussi peu de renseignements sur Jésus-Christ, c’est que, voyant le dieu en lui, son humanité les gênait. Le mot humanité naturellement est un change, C’est rôle historique qu’il faut comprendre. Et, pour une fois, qui ne sera pas la seule, je suis d’accord avec 1’Église. C’est le rôle historique du Christ qu’il a fallu, parce qu’il était gênant, et combien !, effacer pour créer le dieu Jésus. Saint Paul l’a complètement supprimé, Mais, comme l’on dit, il a été fort : il va fort, trop fort. Les Évangiles viendront pour amender saint Paul : les fables en sont en train par morceaux, fragmentaires, d’ailleurs mal concordants, peu en harmonie, avec des détails ridicules, des bavures, des énormités, trop de vérité historique aussi, Ce ne sera pas commode de mettre de l’ordre, de la vraisemblance, de l’onction, dans tout ce fatras, Mais on s’y efforcera. Le prix en vaut la peine ; car c’est la souveraineté, la domination du monde, but messianiste au premier chef. Il faut comprendre ces choses.

[15] Ce qui ne veut pas dire que l’invention de Paul a réussi d’emblée à supprimer la gnose et à imposer Jésus-Christ. Les controverses entre christiens, les Manichéens, les Montanistes, les Novatiens, et, même après Constantin, Arius et ses disciples, les Pélagiens, les Nestoriens (Nestorius, patriarche de Constantinople, proclame encore en 428 qu’en Jésus-Christ, il y a deux personnes), prouvent les protestations indignées qu’a soulevées la fabrication de Jésus-Christ, homme-dieu. Tous les protestataires sont des christiens-chrétiens. Ils n’ont été déclarés hérétiques que parce qu’ils ont été vaincus par les jésus-christiens, et après l’avoir été, quand ils n’ont eu tort qu’à cause de leur défaite, avec effet rétroactif.

[16] Hist. ancienne du Christianisme, par Ch. Guignebert, pp. 337 et suiv., notamment. Après avoir cité comme point d’aboutissement de la doctrine de Paul au regard de Jésus, l’Épître aux Philippiens (II, 5-11), il conclut : Cette déclaration n’est assurément pas limpide pour nous. La voici : Qu’en vous soient les sentiments qui étaient en Christ, lequel existant en forme de Dieu (le mot grec que M. Guignebert traduit par existant, que je traduirai, moi, d’après sa racine même : commandant en dessous de quelqu’un, c’est-à-dire commandant après Dieu, lieutenant de Dieu, pour me faire comprendre ; autrement dit, il est l’Æon de Cérinthe, le Logos des gnostiques : le grec des scribes est plein d’intentions. Rien que l’emploi de ce mot montre la filiation des Lettres pauliniennes avec les doctrines gnostiques) n’a point cru une usurpation d’être égal à Dieu ; mais il s’anéantit lui-même, prenant la forme d’un esclave (le scribe exagère à dessein : esclave, simple homme, le Messie ?) à la ressemblance d’un homme : et, ayant paru sous le vêtement d’un homme, il s’est diminué lui-même (le contre-pied de l’histoire), s’étant fait obéissant jusqu’à la mort, la mort sur la croix. C’est pourquoi Dieu l’a élevé à lui et lui a donné un nom au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus, (on peut inférer ces deux phrases que le Christ de Ponce Pilate ne devint Jésus qu’au IIIe siècle) tout plie le genou... et que toute langue confesse que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le Père. Pas limpide, cette déclaration ? dit M. Ch. Guignebert. Elle est d’une clarté éblouissante, pour qui veut comprendre de quelle façon les scribes ont fabriqué Jésus-Christ en fusionnant le Christ de chair, Messie sous Tibère, avec l’Æon ou Logos Jésus de Cérinthe et des gnostiques. M. Ch. Guignebert ajoute : Que reste-t-il du Jésus (du Christ, plutôt) vivant et vrai sous ces formules issues de la révélation directe ? Rien. Je suis d’accord avec M. Ch. Guignebert sur la réponse à sa question. Quant à la question elle-même, qui emploie le mot Jésus pour l’homme vivant et vrai, — mot impropre historiquement, — j’y substituerai le Christ à Jésus et j’y remplacerai, pour être exact et véritable, la révélation directe, voire le Saint-Esprit sous-entendu, par l’encre des faussaires et des Imposteurs qui ont fabriqué la lettre.

[17] L’Église, qui ne recule devant aucun petit moyen pour farder la vérité, quand elle ne peut pas la détruire, aussi bien dans les faits que dans les mots, ainsi que les traducteurs français, critiques et exégètes, savants et érudits, qui la suivent d’une façon moutonnière, écrivent Saul, sans tréma sur l’u. Un rien, mais qui, du coup, désoriente le personnage, que le nom de Paul romanise tout à fait. Le camouflage des événements qui le concernent ne procède pas autrement que celui du nom. Le grec des Actes (IX, 4 et XXVI, 14), traduisant l’hébreu, est Saou-1 ; en français donc, Sa-ü-1, deux syllabes.

[18] Je tiens à dire que cet argument chronologique que je donne en me plaçant sur le terrain du faux où l’on me mène, ne vaut que sur ce terrain.

En réalité, Saül devrait être dans les Évangiles, dont il est l’homme à l’oreille coupée de Gethsémani. La persécution de Saül a commencé avant le temps où se ferme l’Évangile, crucifixion, mort du Christ.

Les Actes des Apôtres, monument d’imposture, ont été établis d’après le système qui fait mourir le Christ en 781-782, sous le consulat, des deux Géminus (coupure énorme dans Tacite), quinzième année de Tibère, — celle où le Selon Luc fait débuter Jésus-Christ. Conciliez les deux faits, si vous pouvez : le Christ mort avant qu’il ne se manifeste. Ce système est encore celui de saint Augustin et de Lactance, obligés d’antidater la crucifixion de sept ans pour confondre ceux qui affirmaient que le Iôannès-Baptiste avait été le Christ crucifié. Comme Jean-Baptiste meurt avant Jésus, 787 =33 dans la fable chrétienne, l’argument par antidate ne valait rien ; et on eut se demander comment l’Église se serait tirée de ce mauvais pas, si la chute de l’Empire romain ne l’avait débarrassée à temps de ses adversaires pour des siècles qu’elle a mis à profit. Débutant en 781 = 27 ou 782 = 28, les Actes contiennent des faits de la carrière du Messie-Christ, sous le nom de Jean : deux emprisonnements, deux supplices du fouet. Supposé mort, il n’est qu’un comparse. Pierre le domine à qui l’on prête même des miracles qui sont au Jésus-Christ des Évangiles. Je ne dis rien de plus ici de ce Pierre qui, par trois fois, a renié son maître, la nuit de l’arrestation et qui, dans les Actes, ose dire aux Juifs : .... Le Dieu de nos pères a glorifié son fils Jésus, que vous, vous avez livré et renié devant Pilate. C’est vous qui avez renié le Saint et le Juste (III, 13-14). Plus lui. Et Jean ne bronche pas.

[19] Sans compter l’Épître aux Philippiens de saint Polycarpe, pastiche à la manière des épîtres de Jean (Polycarpe est donné comme un disciple de Jean, et aurait été lui-même le maître d’Irénée) où l’on cite Ignace, Zozime, Rufus, Valens (Valentin ?), Crescent, pour lui donner une date, Paul lui-même,  saint et glorieux, dont le séjour à Philippes est rappelé, ainsi que ses lettres et sa prédication. C’est un travail de rhétorique sans âge, postérieur au Ille siècle en tout cas, un faux pour étayer d’autres faux, — d’ailleurs plein d’onction et d’excellents préceptes de morale, empruntés aux livres chrétiens ou profanes.

[20] Et ceci prouve que ce n’est pas le dogme qui résulte des Évangiles, mais que les Évangiles ont été faits sur le dogme. Après quoi, tous ceux qui, auteurs mêmes chrétiens, ont écrit avant le dogme fait, contribuant d’ailleurs à son évolution, marquant un moment de la doctrine chrétienne, et ne sont donc plus conformes au dogme tardif, sont déclarés hérétiques en bloc, quand on ne les a pas rendus orthodoxes après coup, en partie, si l’on n’a que corrigé leurs œuvres, en y laissant des hérésies de détail, soit à dessein, soit parce qu’on ne s’en est aperçu qu’après la fermeture du Canon.

[21] Qu’il soit anathème ! Cela dispense en effet de preuve. Ou plutôt, c’est ce que l’Église appelle une preuve de la vérité historique, en attendant le bourreau, quand elle le pourra.

[22] Il y en a d’autres, tout au long des récits évangéliques. Je les soulignerai, le moment venu. Ici, deux doivent suffire. Ils sont d’ailleurs typiques et touchent l’un au dogme, l’autre au fait vivant.

[23] Autres conséquences, au hasard, — ou inconséquences, — de cet assemblage du Dieu et de l’Homme : Jésus-Christ marche sur les eaux, de l’est à l’ouest, comme le soleil ; il ne porte pas la trace des clous après la mise en croix. Et c’est pourquoi Thomas, ce compère, qui sait très bien que le Verbe de Dieu ne peut avoir de blessures, tient à toucher les plaies du Messie-chair.

Invention des scribes qui est un aveu, bien qu’il serve à nous tromper. Thomas est convaincu et il ne demande pas mieux. Les Incirconcis n’y voient que du feu.

L’imbroglio qui résulte de la confusion, en Jésus-Christ, du Verbe ou Logos et du Christ-chair produit enfin des effets analogues à ceux du mariage d’Œdipe avec sa mère : Œdipe devient le frère de ses enfants par la mère, tout en étant leur père par l’épouse. Les enfants qu’il a avec sa mère sont en même temps les neveux des enfants que sa mère a eus avec son père, et qui sont ses frères. Quand on sait qu’Œdipe a épousé sa mère, qu’il a eu des enfants d’elle qui en avait eu du père d’Œdipe, tout s’explique. C’est un casse-tête chinois, mais on s’en tire. Avec le fil conducteur de Jésus-Christ, être double, moitié homme, moitié dieu, monstre hybride, toutes les incohérences s’expliquent. Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu, — et au Christ-Messie ce qui appartient à l’homme. C’est tout le mystère de Jésus-Christ et le secret des Évangiles. Rien de miraculeux. Un rébus.

[24] Dans l’Apocalypse, au prologue, dû à un disciple de Valentin, comme l’envoi aux sept Églises qui suit le prologue, avant le fonds même de l’ouvrage, tronqué au départ, est de Papias, Jésus-Christ est même — c’est de l’homme de chair qu’il s’agit ici, — le premier-né des morts. Cette expression est remarquable. Elle ne parait avoir sollicité l’attention de la critique que négligemment. Peu de chose, à leur avis. Énorme chose, en vérité. Le scribe sait qu’après le Christ, mort sous Ponce Pilate, ses frères ont péri, Simon, Jacob, ainsi que les autres Messies, parents ou alliés ; il connaît, toute l’histoire des révoltés messianistes jusqu’après Bar-Kocheba. Le prologue date donc de la fin du IIe siècle, au plus tôt.

[25] Quel est l’Évangile qui, bien qu’il parle à plusieurs reprises, sans les nommer, de ses frères, donne tout particulièrement Jésus-Christ comme Fils du Père (Dieu), Fils unique du Père ? C’est le Selon-Jean, le quatrième. Nous verrons, — mais déjà on peut s’en douter par ce trait, — que le Selon-Jean a été fait d’après un écrit de Cérinthe, convenablement retouché pour qu’il ne jure pas trop avec les trois autres évangiles, très postérieurs, résultat (les trois siècles de travail littéraire qui ont amalgamé tant bien que mal l’Æon-Logos-Jésus avec le Christ crucifié par Ponce Pilate. Pourquoi, dans le Selon-Jean, Jésus-Christ est-il tout particulièrement le Fils unique de Dieu, sinon parce que cet Évangile est tout particulièrement le témoin que le Dieu des Évangiles est issu des idéologies cérintiennes et gnostiques ? Sans Cérinthe et les gnostiques les Évangiles sont impossibles et le christianisme n’aurait pu se faire.

[26] La première phrase est du Dieu, du Fils unique du Père. Marie n’est pas, sa mère. Femme ! La seconde est du fils premier-né, du Christ qu’a crucifié Ponce Pilate.

Les Noces de Cana, qui sont données par le Selon-Jean, au début de la carrière du Christ-homme, prouvent de plus, par cette phrase : Mon heure n’est pas encore venue, que l’épisode est le dispositif premier de la Sainte-Cène. Les trois autres Évangiles ont la Sainte-Cène et pas les Noces de Cana. Le Selon-Jean ne donne pas la Sainte-Cène.

[27] Pour ne vous rien cacher, je vous dirai que l’Église estime que ce mot : Femme, en cette circonstance, ainsi qu’au Golgotha, dans une scène qui va suivre, n’implique pas, chez les Hébreux, le mépris. Les Romains, dit-elle, donnaient le titre de Femme à des princesses et à des reines. Oui, mais ce n’était pas leur mère. Quant à la phrase qui suit, eh bien ! elle signifie — Que nous importe à l’un ou à l’autre ? ou bien : à ton service ! ou bien : laisse-moi faire, je n’ai pas besoin de ton concours ; ou bien que demandes-tu de moi ? C’est une formule de politesse. Vous désiriez des explications ? Vous n’avez que l’embarras du choix.

[28] Il faut relire dans le Selon-Jean (I, 6-18), combien ces théories gnostiques y éclatent encore Le Verbe a été fait chair et a habité parmi nous... la gloire du Fils unique venu d’auprès du Père... Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l’a révélé. Ce n’est pas parce qu’on y mêle le Iôannès, que l’on peut s’y tromper. Bien au contraire. Le Iôannès est venu, envoyé de Dieu. On ne l’a pas cru. Alors, grâce aux gnostiques, Dieu a fait descendre son Fils unique dans la chair du Iôannès. C’est assez clair.

[29] Et c’est ce Jésus-Christ, à qui l’on fait vociférer dans les Écritures : Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés !... Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés, et je vous soulagerai !

[30] J’ai traduit textuellement, mot à mot, les deux phrases grecques de l’Évangile : Femme, vois le fils de toi ! — Fils, vois la mère de toi. Le mot grec que je traduis par vois est en effet un impératif aoriste du verbe qui signifie voir. Idé, du présent : orao... Les traductions d’Église portent : Voici ton fils, voilà ta mère. Et il est vrai que Idé s’emploie adverbialement, d’après les dictionnaires, pour dire : voici, voilà, comme Idou. Mais je tiens à la traduction littérale. Oraô signifie bien : voir, regarder, jeter les yeux sur. Dans le texte grec, une ligne plus haut, pour dire Jésus voyant sa mère et le disciple, c’est le même verbe oraô, au participe aoriste — idôn, qui est employé. Je ne vois pas de raison pour faire de la forme Idé un adverbe, une ligne au-dessous de la forme idôn, verbe. Au contraire. Au surplus, la traduction : Voici, voilà, au lieu de Vois ! ne modifie pas le fond.

[31] La phrase n’est donnée, dans Épiphane et Théodoret, que pour substituer au Messie-homme Simon le Cyrénéen. J’ai supprimé le détail sans intérêt ici. Nous le retrouverons dans l’histoire du dogme de la résurrection, tout au début. Car avant de dire que le Christ était ressuscité, on a prétendu qu’il n’avait pas été crucifié, qu’il avait échappé aux Romains, lesquels n’avaient crucifié que Simon de Cyrène. On a prétendu ensuite d’autres choses qui ont abouti à la fable de la survie, etc. Pour le moment, il n’y a lieu que de retenir le trait : Il se moquait.

Ce Jésus qui se moque, est-ce qu’on ne peut pas, sans forcer les textes, le retrouver dans le Jésus du Selon-Jean au Golgotha ? Ces phrases : Femme, vois le fils de toi !, et au disciple : Vois la mère de toi ! il faut bien peu d’effort, quand on a lu le texte de Basilide, pour les prendre comme des railleries. On y est d’autant plus sollicité que pas un mot de pitié, pas un élan du cœur ne jaillit du fils à la mère, et inversement. Cette mère, qui a l’air en bois, dont on ne sait pas si elle souffre, ce fils, sans un cri d’amour, sont-ce des êtres humains ou des fantoches ? Dans quel monde nous transporte-t-on ? C’est cela la Passion, qui fait pleurer les vieilles filles ? Femme, vois le fils de toi !. Quelle émotion ! On a envie d’ajouter : Quelle figure il a ! Non, mais regarde donc ! et autres aménités — celles que les Épiphane et Théodoret ne donnent plus, mais que les évangiles (Math., XXVII, 39-44 ; Marc, XV, 29-32 ; Luc, XXIII, 35-37) prêtent maintenant aux chefs du peuple, aux soldats, aux passants, aux sacrificateurs, aux brigands. Mascarade macabre qui provient peut-être de Basilide. Et je le jurerais. Qu’est-ce que ce Basilide ? Je vais vous l’apprendre, si vous l’ignorez en une phrase.

Le gnostique Basilide, d’après Clément d’Alexandrie (Liv. VII), avait eu pour maître Glaucia, disciple et interprète de Pierre. En sorte que Basilide tient ce qu’il sait de Pierre, par Glaucia. Il n’est pas possible que Glaucia et Basilide aient méconnu la pensée de Pierre sur un point aussi essentiel que l’incarnation. Donc l’incarnation, d’après Pierre lui-même, est une imposture.

[32] Le faussaire qui a refait Irénée, intervertit les noms de l’Æon et de l’homme. Fraude grossière, mais qui est un aveu. Car pourquoi frauder, si l’on ne veut pas tromper ? L’Æon ne peut être que Sauveur, que Jésus, comme émanation de Dieu. L’homme est naturellement le Christ-Messie. D’ailleurs, Epiphane et Théodoret vous ont donné l’opinion de Pierre, Simon-Pierre, premier pape, transmise par Glaucia à Basilide : Jésus, et non Christos, ne s’est point incarné. Qui, mieux que Pierre, a pu savoir exactement ce qu’était son maître, — son frère aîné ?

[33] Irénée rapporte, du moins Eusèbe le dit, que l’apôtre Jean étant un jour entré dans un établissement de bains pour s’y baigner, et ayant appris que Cérinthe s’y trouvait, — car ils sont contemporains, n’est-ce pas ? — s’en alla précipitamment en criant à ses compagnons : Fuyons, de peur que les bains ne s’écroulent ! Cérinthe s’y trouve, l’ennemi de la vérité ! C’est à pouffer. Le Iôannès-Christ qui doit à Cérinthe d’être devenu l’enveloppe de chair de Jésus, puis, progressivement, à d’autres, le Verbe incarné, par le baptême au Jourdain, origine de toute un fable, ne veut plus même, à 120 ans, se plonger dans l’eau sous le même toit que Cérinthe, et retrouve pour fuir ses jambes de quinze ans.

[34] Mais la raison et la vérité auront le dernier mot, avec l’histoire ; car toutes les fraudes, toutes les impostures s’écrouleront devant la preuve que le Iôannès-Jean, disciple bien-aimé, apôtre du Baptiseur, c’est, historiquement, le Christ, crucifié par Ponce Pilate.

[35] L’Église présente aujourd’hui un symbole des Apôtres, issu du Concile de Nicée (325), qui condamne l’arianisme. Mais le symbole qu’elle présente est un faux à ajouter aux autres.

[36] C’est, en effet, Cérinthe qui a inventé la colombe. Il disait que l’Æon céleste, ayant choisi, élu, le corps du fils de Marie et de Joseph, le corps du Nazaréen (Nazir), à cause de sa justice envers la Thora (la Loi) et de sa sainteté (messianiste), était entré en lui, sous la forme d’une colombe. Pour comprendre la colombe, il faut savoir — ni les exégètes, ni les critiques ne vous le diront, et moins encore l’Église, car toute la mystification cesserait d’être un mystère, — il faut savoir, dis-je, que la colombe c’est, en hébreu, Iemona, dont les voyelles IEOA équivalent à Iao, Ieou, Iawah, Iovah, Iahwe, c’est-à-dire Dieu. C’est le mot du Plérôme ; et le Plérôme, d’après les gnostiques, c’est le plus haut ciel, le séjour de Dieu : IEOA, l’Innommable.

Les scribes font dire à Cérinthe, aujourd’hui, que la colombe est entrée dans Jésus pendant que Iôannès le baptisait au Jourdain. Falsification évidente, puisque les mêmes scribes déclarent que Cérinthe distinguait le Verbe Jésus du Christ en chair. Le baptême de Jésus-Christ est une invention postérieure à Cérinthe, et même à Origène qui, dans l’Anticelse, nous révèle qu’il n’y avait qu’une personne au Jourdain, le Iôannès, lequel a été le seul témoin de la colombe et le seul auditeur de la Voix du ciel (Tu es mon Fils bien-aimé).

En somme, la scène de la colombe signifie que le mot (du Plérôme, I. E. O. A., l’Esprit de Dieu, le Verbe-Esprit), a élu domicile dans le corps du Crucifié de Ponce Pilate, au Jourdain. Le Selon-Matthieu, si on veut bien relire le récit du baptême, n’est qu’un marivaudage assez apparent, un échange de politesse caractéristique, qui permet de reconnaître comment la scène a été littérairement fabriquée, entre le Verbe Jésus, que le scribe fait venir de Galilée, on ne sait d’où, — Il y est tombé du ciel, — et le Christ baptiseur Iôannès.

[37] Dans le Selon-Jean, Jésus rend le Christ à sa mère. Puis le Christ (il y a Jésus dans le texte, depuis que Jésus c’est le Christ ou Jésus-Christ) dit : J’ai soif ! ce qui ne peut s’entendre que de l’homme de chair. On lui fait prendre du vinaigre. Enfin, baissant la tête, il rendit l’esprit. L’expression doit être entendue littéralement, sans figure. Autrement dit : l’Æon, pur esprit, quitte son enveloppe charnelle. Pneuma, c’est l’Esprit ; c’est même le Saint-Esprit. Dans Matthieu (XXVII, 50), Jésus (le mot Christ ferait grincer la plume du scribe) ne rend pas l’Esprit, comme disent les traductions. Il l’envoie hors de lui, il le fait sortir. C’est exactement le sens du verbe grec employé. Luc dit que Jésus (toujours) expira, comme tous les hommes qui meurent. Il ne lui fait pas rendre l’esprit. Pourquoi ? parce qu’en même temps qu’il le fait expirer, il lui a fait remettre son Esprit entre les mains du Père. L’Æon retourne à Dieu, au moment où l’homme expire. Voici le texte : Ayant parlé d’une voix grande (les traductions disent — ayant poussé un grand cri, ce qui est un faux sens), Jésus a dit : Père, dans les mains de toi je remets en dépôt l’Esprit de moi. Et il expire. L’Esprit reste bien distinct du crucifié. Dans Marc, Jésus ayant émis ou poussé une grande parole, expira. Même expression que dans Luc. Seulement, il n’y est nulle part dit qu’il rendit l’Esprit ou qu’il le remit entre les mains du Père. C’est inutile. Le départ de l’Æon, du Verbe, de l’Esprit s’infère du cri : Éloï, éloï, pourquoi m’as-tu abandonné ?. Le Selon-Matthieu a le même détail. Mais Éloï y est Éli, pour donner le change par un calembour inconvenant dans cette scène tragique. Ni Luc, ni Jean n’ont le cri : Éloï ou Éli, Père ou Abba, pourquoi m’as-tu abandonné ? L’abandon, le départ de l’Æon résulte suffisamment de leurs récits.

En somme, les quatre récits, divers dans la forme, expriment la même vérité de fond. Le Logos, distinct du Christ. Il n’y a qu’une bavure pléonastique chez Matthieu, pour le calembour sur Élie, que l’on a fait passer dans Marc où il ne se comprend même pas, car Jésus y appelle Éloï. Et les Juifs, ainsi, qui, dans Marc, se prêtent au calembour matthéen, ne savent même plus le nom de leur dieu. C’est absurde.

[38] C’est un de ces préjugés les plus répandus et les plus faux que le christianisme a découvert ou révélé la morale. Il n’y a pas dans le Nouveau Testament un seul précepte de morale, une seule idée haute qui n’aient été exprimés antérieurement. Aime ton prochain comme toi-même, le plus beau commandement, est dans le Lévitique (XIX, 18), repris par le grand docteur juif Hillel. L’oraison dominicale, le Pater noster, n’est qu’un plat et sec pastiche de la belle prière du stoïcien Cléanthe, conservée dans l’anthologie de Stobée.

La seule innovation du christianisme, en matière de préceptes moraux, c’est la surenchère. Si on te frappe sur la joue droite, tends la gauche, si on te prend ton manteau, donne ta veste. Surenchère, et d’une immoralité certaine, car en agissant ainsi, on ne fait qu’encourager la canaille. La surenchère en morale est aussi laide qu’en politique. Au surplus, le Christ crucifié par Ponce Pilate n’a jamais prononcé aucune parole de morale, d’amour, de fraternité, de charité, de justice ou de bonté. Sa doctrine est dans l’Apocalypse.

[39] Un autre trait d’union qui identifie le messianisme judaïque au christianisme chrétien, c’est la prise à son compte par l’Église de ce qu’elle appelle les persécutions et les martyres. Encore un change qu’elle veut donner.

Jamais les Romains, ces grands conquérants, pionniers de civilisation, n’ont persécuté les peuples ni les gens pour cause de religion. (Voir Montesquieu.) Les Juifs ont même, en tant que Juifs, été traités avec faveur par les Romains, qui n’ont jamais eu de missionnaires à la suite de leurs armées pour imposer aux vaincus les dieux de l’Olympe. Rome a été le Panthéon de tous les dieux. Ce qu’ils ont poursuivi, c’est l’exécrable superstition judaïque, expression de Tacite, cette doctrine de l’Apocalypse chrétienne faisant fonds sur la destruction de l’Empire. La religion chrétienne ? Mais quand elle est faite, les empereurs eux-mêmes s’y convertissent. Comment concilier d’ailleurs ces prétendues persécutions contre les soi-disant chrétiens, avec la soi-disant velléité de Tibère proposant au Sénat la statue et la béatification de Jésus, avec les lettres fausses, bien entendu, mais chrétiennes, où Pline et Trajan, où Hadrien recommandent d’honorer et de protéger les chrétiens ? Il n’y a jamais eu de persécutions, chrétiennes qu’entre christiens-chrétiens, et féroces d’ailleurs.

A part la persécution sous Néron, lors de l’incendie de Rome, contre les christiens, que l’on infère de Tacite, — ces christiens étant des partisans du Messie-juif, ce qui ne signifie pas qu’ils sont des chrétiens, — aucun document historique n’a jamais signalé de persécution chrétienne. Les Actes des Martyrs, la littérature agiographique, si ample et si riche, mais de mains d’Église, débordant de grands exemples et de hautes leçons, n’ont aucune autorité. Tout y est inventé sous quelques traits historiques clairsemés d’ailleurs, malaisés à discerner.

A propos des martyrs, alors que les Pères de l’Église ne parlent jamais que de leur multitude, Origène a écrit cette phrase significative : Quelques uns seulement, dont le compte est facile à faire, sont morts, à l’occasion, pour la religion du Christ, tandis que Dieu empêchait qu’on ne leur fit une guerre par laquelle on en eût fini avec la communauté tout entière. Au moment où Origène est censé écrire, il y avait eu six persécution d’après l’Église, qui en affirme dix en tout. Au surplus, si ces persécutions sont des répressions contre des propagandes messianistes-christiennes, que l’Église s’annexe comme chrétiennes, c’est bien possible. Le texte d’Origène flotte ; Il essaie de répudier le messianisme, dont les martyrs furent nombreux et amorce, par l’affirmation qu’il y eut des morts pour la religion du Christ, peu nombreux, n’est-ce pas ? le martyrologe chrétien inventé.

[40] Chaque chrétien est un missionnaire. De là, la colère des Romains se plaignant que le foyer domestique fût assiégé par des hommes, muets devant le père de famille ou le précepteur, mais intarissables avec les femmes et les enfants. On peut s’en rendre compte dans Tibulle, Ovide, Catulle, Juvénal.

Quant à l’immonde histoire du chevalier Mundus et de Pauline, dans Flavius Josèphe, refaite pour donner le change sur quelque événement christien, dès 772 = 19 à Rome, elle montre jusqu où pouvait aller la propagande. La conquête de Plassans ! Rien n’a changé.

[41] Ce que l’on sait des conciles prouve que, pour des différences d’opinion sur des abstractions théologiques dont la seule idée relève plus de la pathologie que de la raison critique, les christiens se vouaient entre eux la malédiction et se menaçaient de terribles supplices, plus exaltés dans leurs criailleries que des déments qui s’écorchent entre vifs.

Déjà, dans l’Anticelse, mis au IVe siècle sous le nom d’Origène qui vécut au second, un soi-disant adversaire des christiens, un Juif, interlocuteur supposé, émet sur eux cette vérité, qu’on a laissé passer : Ils se chargent à l’envi de toutes les injures qui leur passent par la tête, se refusant à la moindre concession pour le bien de la paix, et animés les uns contre les autres d’une haine mortelle. On voit, de plus, indirectement, que l’Anticelse n’a pas été composé seulement comme apologie du christianisme et pour prouver Jésus-Christ aux Juifs et autres Incrédules. Il cherche un terrain d’entente entre controversistes, tous juifs ou judaïsants encore, christiens qui font le plus grand mal à leur propre cause. L’œuvre a précédé d’assez loin la rupture avec le judaïsme.

Ammien Marcellin, historien du temps de Julien l’Apostat, écrit (XXII, 5) : Il n’y a pas de bêtes féroces qui le soient autant contre les hommes que les christiens le sont entre eux (nullas infestas hominibus bestias, ut sunt sibi ferales plerique Christianorum expertus.)

[42] La doctrine de Platon, dit Justin, n’est pas contraire à celle du Christ. Vous entendez bien, comme en toutes choses, considérez la fin. Stoïciens, poètes, tout ce qu’ils ont dit de bon (voir la fin du paragraphe) nous appartient à nous, chrétiens. Ceux qui ont vécu d’une façon conforme à la raison sont chrétiens. Nous enseignons la même chose que les philosophes, nous professons la même doctrine. Où sont les Lettres de Paul opposant la folie de la croix à la sagesse du monde ? Justin (IIe siècle) n’a pas l’air de se douter qu’elles existent depuis cent ans. Lactance, au IVe siècle, parlera comme Justin, à moins que Justin ne parle comme Lactance, déjà.

[43] De même, l’éta d’ekkésia est devenu i dans Église. En revanche, ce qui est sans exemple, l’i de Christ a donné un é dans chrétien. Un change sur christien.

[44] La nation juive détruite, les Juifs christiens ou non essaimèrent, forcés de s’expatrier, dans les colonies juives, déjà nombreuses, des rivages méditerranéens, et en créèrent d’autres. Quelques-unes de ces colonies existaient déjà du temps d’Auguste. D’autres durent se créer après Vespasien. Ce sont les Juifs de la Dispersion ou de la Diaspora, par qui le christianisme, au fur et à mesure que ses scribes en fabriquaient les fables changeantes, a fait sa propagande, son prosélytisme en Occident.

[45] Je ne sais pas si on peut parler de patriotisme, au temps de Constantin. Pour moi, réduit à sa plus simple expression et dégagé des lyrismes parasitaires, le patriotisme est, pour les peuples, chez les individus qui les composent, ce sentiment de conservation, qui procède de l’instinct animal lui-même. En reconnaissant officiellement les chrétiens, dans l’intérêt personnel et immédiat d’affermir sa couronne d’Auguste, ce Constantin, tout ensanglanté de crimes, a failli, vis-à-vis de l’Empire et de la civilisation, à cet instinct de conservation que nous appelons patriotisme. Triste Auguste !

[46] Les controverses, les polémiques, les déchirements entre sectes, doctrines, tendances, qui furent parfois sanglantes, sont allées en s’apaisant de plus en plus, au fur et à mesure que, l’Empire romain en décadence, puis détruit, devenait plus certain l’espoir de régner sur le monde. L’unité de foi et de direction a été recherchée œcuméniquement, et toute théorie ou doctrine qui n’est plus conforme aux décrets de l’infaillible, au dogme péniblement et successivement établi est déclaré hérétique par anathème.

Toutefois, jamais l’accord ne s’est fait sur les deux hypostases. Arius et sa doctrine sont excommuniés au Ve siècle. Deux cents ans après, l’arianisme règne encore sur la moitié de la chrétienté, repris, à des degrés divers, sous des noms différents, eutychianisme, monothélisme, socianisme, etc. Le pape Honorius (626-640), à la sollicitation de l’empereur Héraclius, accepte une formule neutre. Héraclius proposait : Il y a en Jésus-Christ deux natures mais une seule opération théandrique, divine et humaine. Honorius déclara : Jésus-Christ est une seule personne, opérant à la fois par la divinité et l’humanité  Le concile de Constantinople (681) prescrivit et anathémisa Honorius, jadis pape de Rome. Et il rédigea le canon suivant :

Nous jugeons qu’il y a en Jésus-Christ deux natures ayant leurs propriétés naturelles : la nature divine avec tous les attributs divins, la nature humaine avec les qualités humaines, sans ombre de péché. Ces deux natures subsistent sans confusion, indivisibles et immuables... Il a aussi deux volontés et deux opérations naturelles, l’une divine, l’autre humaine : la volonté divine en communauté avec le Père de toute éternité ; l’humaine dans le temps, l’ayant reçue de nous avec notre nature. A la fin du VIIIe siècle (794), Félix, évêque d’Urgel et son archevêque, Elipand, de Tolède, ne savent pas si Jésus-Christ, comme homme, doit être dit Fils propre et naturel de Dieu, ou bien Fils adoptif.

Restons-en là... Pour cacher que Jésus-Christ a été fabriqué, monstre hybride, avec un homme du premier siècle, dans lequel on a incarné au troisième, le dieu Jésus inventé au second par les gnostiques et Cérinthe, l’Église patauge dans des formules logomachiques, dans du galimatias et du pathos théologiques, dont elle ne sait même pas ce qu’il veut dire, sinon que c’est la quadrature du cercle.

[47] On peut affirmer au surplus, que les christiens n’ont pas attendu d’être tout-puissants, de pouvoir accaparer les manuscrits des auteurs non chrétiens pour en faire des copies frelatées qu’ils lançaient dans le public. Mais le grand travail de mise au point générale n’a pu être fait que du VIe au XIe siècle. Et Il l’a été.

Quant aux écrits ecclésiastiques, Ils sont des faux dès leur apparition, qu’on a dû cependant harmoniser au fur et à mesure que le christianisme évoluait. C’est surtout des ouvrages d’Église, pendant les dix premiers siècles, ne l’on peut dire : De ce qu’une chose est écrite, il ne s’ensuit pas qu’elle soit vraie.

[48] Il doit être difficile de fixer exactement la date de ce beau travail de Denys. Le Nouveau dictionnaire Larousse illustré (direction Claude Augé), à l’article Denys le Petit, fait mourir notre moine vers 540 après J.-C. A l’article Ère (ère chrétienne), il l’occupe encore, vers 580, quarante ans après sa mort, à refaire la chronologie. Encore un coup du pneumatique, c’est-à-dire du Saint-Esprit.

[49] Renan a écrit : Cette conversion (des plus nobles portions de l’humanité, dit-il. Sous Charlemagne !) a eu besoin de près de mille ans pour se faire. Ce qui ne ressemble guère à un phénomène soudain, éclatant comme un coup de tonnerre dans l’univers ébloui et émerveillé. Le raccourci avec lequel,on présente les perspectives du passé, la manière même dont on expose en bloc les doctrines du christianisme, comme si elles s’étaient établies tout d’une pièce par les Évangiles révélateurs, portent à le faire croire.

[50] Quand, plus tard, les plus nobles portions de l’humanité, — Rome des papes, Espagne des Jésuites, — ont fait essaimer le Christianisme avec leurs émigrants, à travers notre globe terraqué, l’établissement du Christianisme a coïncidé avec la destruction des races indigènes. Le christianisme est resté propre aux descendants des peuples de l’Europe, occidentale surtout. L’Afrique, l’Asie, ce qui reste des anciennes tribus des Amériques, nègres, Indiens, Japonais, Chinois, les deux tiers de la population de la terre, ont résisté aux missionnaires chrétiens, toutes les fois que les plus nobles portions de l’humanité n’ont pas réussi à les assujettir par la force. Et même, chez les peuples protégés ou conquis, où le christianisme fait son prosélytisme à couvert sous les forces militaires, il n’entame guère les croyances et superstitions locales.

Pour l’avenir, alors que de plus en plus, les gouvernements temporels tendent à ne plus vouloir servir de soutien officiel, politique, aux religions, on peut prévoir, à certains signes des temps, le déclin du christianisme. La science, qui a bien fait, elle aussi, quelques révolutions capitales, réserve à nos descendants d’autres révolutions, événements d’une importance tout aussi capitale que le christianisme, qui n’est plus affaire que d’éducation, de préjugé, sauf exceptions honorables, citez les foules moutonnières des plus nobles portions de l’humanité, — que le christianisme n’a pas rendues meilleures, à ce qu’il semble. Renan exagère.