L'Énigme de Jésus-Christ

 

Tome premier

PRÉFACE : EN JUGE D’INSTRUCTION

 

 

Exégètes et exégèse.

On range sous la qualification générale d’exégètes tous ceux qui ont étudié et qui étudient les origines du christianisme : d’abord, des hommes d’Église, même quand ils en sont sortis. Ils disent qu’ils font de l’histoire et de la science. Non. Ce sont des théologiens. La théologie est l’art — qu’on excuse l’expression, mais elle est pleine de sens, et sauf le respect que je dois au lecteur, aux théologiens et à moi-même — de prendre et de faire prendre des vessies pour des lanternes. Puis viennent les laïcs : docteurs d’Université, en France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, savants ès lettres, bien plus qu’esprits scientifiques, érudits, cela va sans dire, ce qui signifie qu’ils ont beaucoup lu et retenu, classant des fiches, mais ce qui ne prouve pas qu’ils aient, la plupart, malgré leurs diplômes ou même l’immortalité que confère l’habit vert, un jugement plus sûr, un sens critique plus averti, ni plus d’aiguisée finesse psychologique[1].

Je ne fais pas partie de cette auguste corporation, et n’y ai d’ailleurs nul regret.

Qu’est-ce, après tout, qu’un exégète ?

C’est un praticien de l’exégèse, terme propre au vocabulaire spécial de l’Église, — nous en rencontrerons d’autres, — tiré du grec, à l’usage des théologiens, qui, bien qu’ils se regardent sans rire, n’en décident pas moins d’emprunter un langage d’augures. Que signifie ce mot d’exégèse ?

L’exégèse, c’est, — ouvrez les dictionnaires, — le commentaire ou l’explication des textes et documents relatifs aux origines du Christianisme... Oui et non. Explication, commentaire, sans doute ; mais étymologiquement, puisque l’on nous parle grec, l’idée exacte est celle de guider, de diriger, de conduire. L’Église ne se fie pas, ne s’est jamais fiée à la raison, à l’intelligence du lecteur ; elle les redoute. L’exégète a pour mission de diriger les hommes suivant ses voies et ses vues — celles de l’Église. Il met des œillères toujours, quand ce n’est pas le bandeau du mystère, sur les yeux et l’esprit humain. L’exégète, même quand, au lieu d’être d’Église, il est laïque et d’Université, reste un directeur de conscience... S’il se proclame critique, c’est qu’il se hausse — ou se rabaisse — jusqu’à l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, dont il accepte les impostures qui servent de base à toutes les théories fausses sur la confection des Évangiles. Tous les exégètes, d’Église ou d’Université, pataugent dans le marécage où les a enlisés Eusèbe, ou, si l’on préfère, dans les ornières d’Eusèbe, sur Matthieu, Marc, Luc et Jean, sur l’Apocalypse et autres écritures canoniques.

Leur critique tourne sur place, en rond, depuis plus de cent ans, toujours pareille à elle-même, inlassablement stérile dans sa substance, basée sur le préjuger d’une tradition qui n’est qu’une invention pour cacher les sophistications, fraudes, suppressions que l’on a fait subir à l’Histoire. De cette tradition, de ce mensonge, le sens, — critique, bien entendu, — des exégètes ne s’est pas dégagé. Leur méthode, en leur concédant qu’elle soit scientifique, raisonne sur des postulats erronés, dans le faux[2].

Certes, il n’est pas interdit de raisonner sur du document faux pour dégager le vrai, — au contraire : surtout en matière d’origines du Christianisme. Mais encore faut-il avoir reconnu et prouvé qu’il est faux.

Parmi les conclusions des savants, il en est de puériles qui font sourire, et d’entortillées, d’extravagantes, qui font qu’on les plaint du mal qu’elles leur ont coûté.

La vérité historique, sur le fond, les fuit sans cesse. Et après une effroyable dépense de grimoires, pleins d’un talent et d’une érudition incontestables, que je ne suis pas le dernier à admirer, car j’en ai tiré du profit, même quand je les discute et les raille, — comme avec irrévérence parle des dieux ce maraud ! — leurs histoires du christianisme, leurs Vies de Jésus, cachées ou visibles, erreurs monstrueuses, n’ont qu’une conséquence certaine : elles inquiètent la foi, sans satisfaire la raison.

La foi et la raison.

La foi est en dehors de l’Histoire et de la science, à côté de la raison ; elle appartient au jardin secret de l’individu, libre de croire ce qu’il lui plaît. Elle peut se contenter du mystère. Il le lui faut même. Mais les origines du Christianisme sont du domaine de l’Histoire. L’Église a fait son histoire, du point de vue de la religion et de la foi. Que vaut-elle, historiquement ? Cet ouvrage le montrera.

La foi chrétienne n’est pas mon sujet. Le point de vue religieux et le point de vue scientifique ne s’opposent pas : ils s’excluent l’un l’autre. La candeur puérile de certains esprits qui le nient, grands par ailleurs, n’y peut rien changer. Il n’y a pas de mystère pour la raison. Elle doit tout expliquer. Elle ne doit pas, comme l’exégèse de Renan, voiler sa misère critique sous le couvert d’une apologétique qui ruse, pateline et papelarde théologie, d’allure sociale ou socialiste, tournant à la piétiste édification pour dévots plus ou moins voltairiens, ou pour laïques 1848, voire 1925. Si elle exclut la foi, la critique doit satisfaire la raison et ne pas aboutir, sur les faits de la vie de Jésus-Christ et sur l’explication des mystères évangéliques, à un procès-verbal de carence ou d’impuissance. Sinon, le fait chrétien reste pour elle incompréhensible, une monstruosité.

La méthode des exégètes et des critiques n’est pas la bonne. Il faut en chercher une autre.

Le Christ fut condamné au supplice de la croix en Judée, sous la procurature de Ponce Pilate. Tacite le dit encore. S’il le dit, il devait expliquer pourquoi. Or, il ne l’explique plus. On n’a laissé dans Tacite, sur le Christ, que cette phrase, pour certifier, par un témoignage hors d’Église, l’existence historique du personnage[3]. On a supprimé tout ce qui était la vérité sur lui. Sur sa vie, sur sa carrière de Messie juif, que l’histoire ecclésiastique a sophistiquée. Le problème de Jésus-Christ, à la seule lecture de la simple phrase de Tacite, se présente ainsi sous la forme d’un procès dont notre historien ne dit plus les causes. Pour le résoudre, c’est plus que la méthode de la critique littéraire qu’il faut appliquer. C’est celle de l’instruction judiciaire, qui contient l’autre.

Le dossier du procès.

J’appelle le dossier ou les pièces du procès, tous les écrits qui parlent de Jésus-Christ ou y font des allusions certaines. On peut les classer en trois catégories : des écrits dits chrétiens, en grec et en latin, des écrits juifs, des écrits non chrétiens grecs et latins. Les exégètes les nomment sources de la vie de Jésus, en ne s’attachant guère, d’ailleurs, en ne s’abreuvant, comme ils disent, qu’aux seules sources chrétiennes.

C’est leur premier faux départ, par un faux-pas sur une fausse piste, où ils s’engagent avec des œillères.

Parmi les écrits chrétiens, qu’elle donne comme les plus anciens, parmi ces sources, l’Église a établi un classement qui appelle quelques commentaires.

Les uns sont dits canoniques[4]. L’Église les considère comme révélés, inspirés par le Saint-Esprit. C’est dire qu’elle les tient pour plus vrais que des livres d’histoire, pour authentiques, naturellement, ayant un auteur et un auteur connu, ainsi qu’une date précise. Les exégètes d’Église sont de l’avis de l’Église. Quant aux laïques, qui s’écartent de la thèse de l’Église, en ce qui concerne l’inspiration divine, ils se disent libéraux ou indépendants. Toutefois. quand leur audace fragmentée va jusqu’à contester l’authenticité de certains écrits canoniques, ou de certains morceaux de ces écrits, ils en garantissent l’historicité. L’écrit ou le morceau n’est pas de la signature qu’il porte, voilà tout. Quant à sa date, on la fixe au premier siècle, seconde moitié. Ces divergences byzantines sont sans importance. Au point de vue historique, l’Église, volontairement, et la critique, par aveuglement, sont également dans le faux, tant sur les auteurs des écrits canoniques que sur leurs dates respectives.

Une seconde classe d’écrits d’origine chrétienne sont dits apocryphes, c’est-à-dire qu’ils doivent rester caches. C’est pourquoi l’Église les a détruits autant qu’elle l’a pu, c’est-à-dire dans les parties qui la gênaient. Certains de leurs morceaux sont peut-être passés dans les Évangiles canoniques. D’autres, qui nous restent, sont assez ridicules pour qu’on suppose que des scribes les ont fabriqués, comme résidus de l’ensemble, afin de les disqualifier en bloc, après y avoir pris ce qui était bon pour l’histoire ecclésiastique. Ils sont sans intérêt ni utilité pour l’Histoire, d’après les exégètes. Et cet avis est trop absolu.

La troisième classe comprend les documents hérétiques. Ils se rattachent bien à la littérature chrétienne, mais ils ne sont pas conformes à la vérité aujourd’hui admise par l’Église. Elle les rejette, l’exégèse aussi[5].

Enfin, il y a tous les ouvrages d’apologie ou de controverse, de plus en plus nombreux, au fur et à mesure qu’on s’éloigne des temps héroïques, et les œuvres des pères.

L’Église y attache un grand intérêt. Et elle a raison. C’est avec ces ouvrages, plus ou moins retouchés, arrangés, harmonisés, qu’elle a pu arriver a confectionner les Évangiles. C’est dire qu’en matière de vérité historique, ils font tout ce qu’ils peuvent, plus brutalement encore que les Évangiles, pour la détruire ou la frauder.

Cette distinction en classes diverses des écrits chrétiens, au point de vue de l’Histoire, n’est fondée que sur l’autorité de l’Église. Elle n’a aucune valeur scientifique.

Pour l’historien, il n’y a ni livres canoniques, ni hérétiques, ni apocryphes, ni authentiques ou non, sauf, comme terminologie, pour les désigner conventionnellement. Ce sont des documents, et, du moment qu’ils existent, ils sont un témoignage, quelle que soit la main qui les a écrits. Ce qui est écrit est écrit. Ils sont. Ils valent ce qu’ils valent. Nous en discuterons. Leur autorité résultera de ce que nous y trouverons de vérité historique.

Au point de vue de la sincérité et de l’Histoire, les plus menteurs de tous ces écrits sont souvent les plus canoniques : les Actes des Apôtres et les Lettres de Paul tout particulièrement. Telles œuvres, hérétiques ou non, sont si historiques, qu’elles ont été un moment de l’évolution du christianisme l’Apocalypse et les écrits gnostiques, notamment.

Et le quatrième Évangile, le Selon Jean, que l’on dédaigne comme document ayant de l’historicité, contrefaçon, assez mal faite, d’un ouvrage du gnostique Cérinthe, reste cependant le plus historique, le plus près de la vérité, parmi les quatre Évangiles, dont les trois autres, pour leur donner plus de force, ont été synoptisés.

On les dit synoptiques parce qu’ils sont, pour de gros morceaux, identiquement pareils, phrases par phrases et presque mot par mot[6].

J’ai pris ce dossier ; je l’ai étudié, en juge d’instruction. J’y ai joint, à côté de Flavius Josèphe, Tacite, Suétone, que l’on ne néglige pas tout à fait d’ordinaire, d’autres ouvrages tels que ceux de Lucien, d’Apulée, qui ont connu le vrai christianisme au 1er siècle, et le prouvent, tout mutilé que soit leur témoignage, et tels que ceux de Julien l’Apostat, au IVe, tué par une flèche chrétienne, comme son œuvre a été adultérée par le calame des scribes. Enfin, j’ai appelé les Talmuds, du même temps, à comparaître.

J’ai confronté tous les témoignages. Si je dis qu’ils sont faux, quand ils le sont, je cherche pourquoi et j’en donne la raison qui, par recoupements, ne se dérobe jamais. Tout s’explique, non par des arguments d’autorité ou de mystère, mais par des arguments discutés qui permettent presque toujours de dater les témoignages et d’affirmer la fraude.

À cet égard, le sens critique des exégètes est presque continuellement en défaut.

Le cadre historique.

Mon premier soin a été de replacer l’Histoire dans son temps et dans son cadre, et non hors du temps et de l’espace, ou entre ciel et terre. Époque, état politique de l’Empire romain et de la Judée, milieu, religion, race, nation du Christ Jésus, espérances messianistes des Juifs zélotes dans la restauration du royaume d’Israël et dans la souveraineté des Juifs sur le monde.

L’époque ? Mais c’est celle où l’Empire romain est à l’apogée de sa puissance, et la civilisation romaine à son plus haut point de splendeur.

Sur l’époque d’Auguste, de Tibère, de Caligula, de Néron, de Vespasien, d’Hadrien, les renseignements les plus circonstanciés abondent. Rien ne pouvait se passer qu’on l’ignorât a Rome. La capitale, maîtresse de tous les pays riverains de la Méditerranée, est informée de tout ce qui se dit et se fait dans l’Empire. Des lignes de navigation commerciales, plus sûres qu’aux temps modernes, — sous François Ier, Louis XIV et au XVIIIe siècle, avec les pirates barbaresques, — un mouvement perpétuel d’échanges et de voyages, militaires ou civils, tiennent en constantes relations l’Italie, l’Égypte, la Grèce, l’Asie Mineure entre elles et avec Rome. Des colonies juives ont pullulé dans toutes les villes du littoral, sur le pourtour méditerranéen, constituant ce que l’on appelle encore les Juifs de la Dispersion ou de la Diaspora, qui ont joué un rôle prépondérant dans l’œuvre de prosélytisme des fables judaïques sur Jésus-Christ. À Rome, sous Auguste, vivaient plus de 8.000 Juifs.

Les garnisons romaines sont partout dans les provinces qui ont à leur tête des gouverneurs, des proconsuls, des procurateurs, avec toute leur suite de fonctionnaires administratifs. En Palestine, plus qu’en toutes autres régions où tout reste calme, les Césars entretiennent des forces militaires importantes, tout un ensemble policier et fiscal. La Judée est étroitement surveillée. Car elle a été alors, et pendant près de cent cinquante ans, a l’état d’insurrection constante, endémique, en proie à des explosions farouches du fanatisme messianique, les plus ardentes que connaisse l’histoire juive.

Depuis Auguste, sans remonter aux expéditions de Pompée, jusqu’à Hadrien, à travers les règnes de Caligula, Claude, Néron, Vespasien, Domitien, Trajan, loin d’être un séjour de tranquillité et de paix, même dans la Galilée dont Renan a brosse un tableau enchanteur. Judée, Galilée, toute la Palestine jusqu’aux confins de l’Arabie, furent à feu et à sang, foulées par des opérations de guerre, ravagées et pillées.

C’est dans cette atmosphère que se poursuit la carrière du Christ. Et, malgré tout ce que les Évangiles ont fait pour l’en sortir, ils ne laissent pas de doute qu’il a été mêlé à tous ces événements, non point, comme un camouflage rapporté peut le faire croire, en prince de la paix, mais comme un adversaire des Hérodes, donc des Romains, C’est dans ce cadre des Guerres des Juifs, titre d’un ouvrage de Flavius Josèphe, — combien mutilé ! — qu’il faut situer le Christ, pour trouver la vérité historique sur sa carrière qui s’est terminée pour lui par une condamnation comme insurgé, émeutier, chef de révolte. Tout a été fait pour effacer le vrai drame qui a sa beauté, pour lui substituer, gauchement, si gauchement que l’on s’étonne que les exégètes affranchis ne s’en soient pas aperçus, la passion du Calvaire[7].

L’esprit de ce livre.

Renan, qui ne se fait aucune illusion sur la valeur scientifique de sa Vie de Jésus, a écrit, a proclamé et même hardiment, dit-il : Les études critiques relatives aux origines du christianisme ne diront leur dernier mot que quand elles seront cultivées dans on esprit purement laïque et profane, selon la méthode des hellénistes, des arabisants, des sanscritistes, gens étrangers à toute théologie, qui ne songent ni à édifier, ni à scandaliser, ni à défendre les dogmes ni à les renverser. Certes, comme le dit Renan, il est certain que ma critique, dans son esprit, est laïque et profane, libre aussi à cet égard, de tout sectarisme étroit et même de tout sectarisme quelconque : elle ne cherche ni à édifier, ni à scandaliser, ni à défendre ou renverser des dogmes ; le point de vue religieux est en dehors de sa perspective ; en un sens, le plus élevé, il lui est indifférent.

Je ne songe pas à édifier ; je ne fais pas de l’homélie, comme Renan et autres exégètes, mais de l’histoire. Je ne songe pas non plus à scandaliser. Ce n’est pas ma faute si certaines de mes découvertes étonnent. Ni paradoxe, ni scandale. Je hais les batteurs d’estrade, qu’ils soient juifs christiens comme les scribes qui ont fait les Lettres apostoliques de Paul, Pierre, Jean, etc. Qu’ils soient anticléricaux, comme Homais et tant de nos politiciens d’à présent, ou même socialistes révolutionnaires, tous rédempteurs du monde à leur manière et vociférateurs de justice sociale. Je ne cherche pas à épater mes contemporains. Je ne cherche que la vérité à tâtons dans les ténèbres.

L’historien qui se consacre à la vérité, a dit Tacite, doit parler sans amour et sans haine. Celui qui la recherche en juge d’instruction doit se livrer à l’étude sans faveur et sans colère. Je ne veux pas dire sans passion. On en rencontrera, car il y en a, dans cet ouvrage. Je trouve odieux, quand on parle aux hommes, le ton onctueux, patelin, bénin et bénisseur[8].

Mais cette passion, — qu’on ne s’y méprenne point. — n’est pas celle d’un ennemi du christianisme, en tant que foi et religion. Je n’ignore pas que, sur un tel sujet, — on peut bien choisir son sujet, a dit Brunetière, mais quand on l’a choisi, il faut aller jusqu’au bout, — toute œuvre qui ne tourne pas à l’apologétique ou à l’homélie est considérée comme une offense. Mais que puis-je à cette mentalité de fanatique ? Je reste sur le terrain neutre et scientifique de l’Histoire[9].

En écrivant cet ouvrage sur les origines du Christianisme, je n’ai eu que trois passions, trinité sainte que je confesse : celle de la seule raison, qui n’est pas nécessairement froide, comme on le prétend ; celle de la seule vérité, qui est digne, elle aussi, de vivre ; et celle de la seule bonne foi, sans laquelle il n’est ni respect humain, ni honneur, ni probité de critique, ni salut même, — sur la terre comme dans le ciel.

Daniel Massé

 

 

 



[1] Ils sont nombreux, et quelques-uns illustres : Renan, Strauss, Ed. Reuss, Harnack, Conybeare, Drews, Loisy, Réville, Wernie, Wrede, Reinach, etc. Je néglige les fantaisistes qui voient dans Jésus-Christ un cas pathologique ou une fiction purement mythique. C’est de ces savants que M. Ch. Guignebert, l’un des derniers venus à l’exégèse, a écrit : qu’ils ont construit l’histoire du christianisme... évidemment ! Mais laquelle ? Voilà le point, Ô mon Âme !

Si M. Ch. Guignebert comprenait parmi eux, les scribes juifs, dits d’église, des trois et quatre premiers siècles, son idée, hommage aux efforts patients de ses prédécesseurs, serait, en plus très profonde. Construire, c’est fabriquer avec des matériaux. Le christianisme, c’est bien cela : une construction fabriquée avec des matériaux pris à côté ou en dehors de l’histoire, de la chronologie, de la géographie, — ou plutôt, avec des matériaux d’histoire, de chronologie et de géographie falsifiés à dessein, et de main de maîtres faussaires.

[2] Le sens critique ? J’entends cette disposition salutaire à se méfier et à douter, ce besoin d’exactitude rigoureuse qui s’étend aux plus petits faits comme aux autres, et demande à les vérifier tous avant de s’en servir. Ainsi vaticine M. Gaston Boissier : la fin du Paganisme, II, 387. On pourrait ajouter à cette définition, pour la préciser. Telle quelle, je m’en contente. Il est dommage que M. Gaston Boissier l’ait si superficiellement appliquée, dès qu’il s’est rencontré avec le fait chrétien. C’est un érudit, un critique, comme les autres. Esprit littéraire, oui. Scientifique ? Point.

[3] Une certaine école d’exégètes la nie : Drews, en Allemagne. M. P.L. Couchoud s’en est fait en France le protagoniste. C’est l’école mythique. Elle cherche à prouver que le personnage dont on a fait le héros des Évangiles n’a pas existé, ni personne pour lui. La thèse s’appuie sur la rareté des documents non suspects qui citent Jésus-Christ : Tacite, Suétone, notamment, dont elle est obligée de conclure alors qu’ils ont été interpolés en ce qui concerne les deux très brefs passages connus qui parlent du Christ.

S’il n’y avait que cela, les mythiques pourraient avoir facilement raison. L’histoire de Jésus-Christ serait toute d’imagination, sans aucun support historique. Il resterait à expliquer les controverses sur un personnage inexistant. Il resterait à expliquer les fraudes littéraires dans des multitudes d’auteurs qui n’auraient aucune raison d’être à l’égard d’un mythe, et dont l’examen prouve que l’on a voulu non pas cacher la vérité sur un être de fantaisie, — à quoi bon ? — mais tromper sur ce qu’a été, dans l’histoire, sur son rôle, sur sa vie, sur sa carrière, le personnage que l’on a appelé Jésus-Christ. Si la documentation non chrétienne sur le héros des Évangiles est mince et fragile, ce n’est pas parce que le personnage n’a pas existé, c’est parce que l’on a supprimé la documentation qui le concerne, et qui contredit l’histoire ecclésiastique sur les origines du christianisme. Les mythiques, qui ne sont que des exégètes de seconde main, n’ont pas aperçu cette destruction. Ils ont l’air aussi de n’avoir pas lu Flavius Josèphe, Lucien ni Apulée, lesquels n’ont rien ignoré du Christ juif, de son Apocalypse sous la signature de Iôannès, de Jésus Bar-Abbas, etc.

[4] Le mot canon, transposé tel quel du grec, signifie règle de bois, table, liste, avec une idée de chronologie si l’on y tient. Et il faut y tenir. Est écrit canonique celui qui est cantonné à la règle (ecclésiastique), c’est-à-dire compris dans la liste ou la table dressée par l’Église, et qu’elle revêt de son autorité. Les écrits canoniques constituent le Nouveau Testament. Le Canon a une histoire. Fait et refait d’après les différentes mises au point des livres qu’il pouvait contenir, il n’a été établi ne varietur, d’après l’Église, que vers 405. Or, saint Augustin, mort en 430, ne le reconnaît pas. Deux des plus anciens manuscrits du Nouveau Testament, postérieurs au Canon, contiennent des écrits qui n’y figurent plus. Comment se fier a l’autorité de l’Église, même en matière d’écritures ?

[5] Je ne dit rien des agrapha, non écrits, mais qui le furent. On les a détruits, il n’en reste que quelques citations dans des œuvres de scribes.

[6] On explique cette rencontre extraordinaire en inventant que leurs trois auteurs ont copié la même source, — supposée, bien entendu, et justifiée par des phrases d’Eusèbe et de Papias à qui Eusèbe les prête. Le faux s’appuie sur le faux. Il saute aux yeux que les trois Évangiles Matthieu, Marc, Luc sont synoptiques parce qu’on les a délibérément synoptisés. Parmi les écrivains chrétiens les documents autorisés sont très rares, écrit Étienne Giran (Jésus de Nazareth, p. 20 ; brochure très claire d’exégèse, du point de vue protestant libéral, mais sans conclusions valables historiquement), l’apôtre Paul, — il y croit, — ne nous donne sur Jésus que de vagues enseignements historiques. Les Évangiles apocryphes (qui ne font pas partie du N. T.) n’apportent aucun élément nouveau à l’histoire. Les Évangiles de l’enfance n’ont aucune autorité : ils sont un tissu de légendes. Les Évangiles du Nouveau Testament restent les seules sources. Trop absolu ; mais il y a du vrai.

Précédemment, Étienne Giran avait cité Flavius Josèphe, avec les passages où Jésus est mentionné, déclarant que pour celui où il est question de Jésus, il est très douteux ; on le croit généralement inauthentique. A part Eusèbe, qui l’a fait, et Renan et Réville, de nos jours, qui le défendent. Des écrivains juifs, Étienne Giran dit qu’ils se contentent de calomnier Jésus. Nous verrons. Par écrivains juifs, Et. Giran entend les Juifs du Temple. Il ne considère pas comme juifs les Irénée, Clément, Jérôme et tutti quanti qui, bien que Juifs, sont chrétiens pour les exégètes. Le Talmud, dit encore Et. Giran, consacre à Jésus une seule phrase, dont l’authenticité est très discutée. Une seule ? Et. Giran a mal compté et mal lu.

[7] C’est a leur adresse, sans ironie, qu’il est écrit : Ils ont des yeux et ils ne voient point ; des oreilles et n’entendent point. Car les scribes juifs des Évangiles sont cruels et cyniques a l’égard de ceux qu’ils ont pris au piège de leurs fables. Ce langage est sévère. Mais je ne suis pas disposé à m’en laisser imposer par les exégètes ; je ne discute ni leur érudition, ni leur immense travail, dont j’ai profité ; mais je ne cesserai de leur refuser l’esprit critique et de contester leur jugement. Pour un homme qui, comme moi, après des études secondaires dans un Lycée, n’a continué de cultiver les humanités que dans le secret de son cabinet, sans vouloir faire consacrer son savoir, vaille que vaille, par quelque diplôme d’Université, c’est une entreprise audacieuse d’affronter le grand public, en lui présentant un ouvrage sur l’histoire des Origines du Christianisme qui, non seulement, dans ses conclusions, doit être en contradiction avec les articles de foi, mais, aussi, a la prétention de jeter par terre les résultats acquis par les savants et érudits qui ont construit l’histoire du christianisme. J’entends déjà tel pontife officiel, sans compter Homais et Prud’homme, s’écrier dans un effarouchement : Il ose dire des Renan et des Harnack qu’ils se sont trompés ! — Je ne le dis pas, Messieurs, je les en convaincs. Lisez seulement. Vous rirez après — et de moi —, si l’envie vous reste.

[8] Que l’on ne me reproche pas non plus le ton qu’il me plaît de prendre, qui raille parfois et s’amuse. J’y tiens. En une matière aussi pénible que celle-ci, — je ne dis pas austère, — il est bon de se dérider souvent. Les arguments n’ont pas plus de poids, parce qu’on les présente dans une atmosphère d’ennui, — à l’allemande. Je fais une étude sérieuse, mais à la française.

[9] Je m’empresse d’ajouter que lorsque je parle ou parlerai l’Église, aux premiers cercles, de scribes ecclésiastique, tous juifs, d’ailleurs, et orientaux, de leurs fraudes, impostures, faux, dans les textes et je n’entends nullement en faire supporter la responsabilité à l’Église d’aujourd’hui, ni aux confessions chrétiennes actuelles. Si le christianisme, si l’Église, qui tient à se dire une et indivisible, depuis les temps de Tibère auxquels elle fait remonter ses origines, acceptent d’être héritiers et solidaires d’un passé qui est une sophistication, pieuse ou cynique, de l’Histoire, je suis bien certain, — et je le déclare par respect pour les chrétiens, — que l’Église et les confessions du christianisme sont, des deux ou trois douzaine de mauvais juifs, scribes faussaires, qui ont fabriqué, aux premiers siècles, l’histoire ecclésiastique, les dupes, de bonne foi ; mais les complices, non pas. Comme historien, je ne fais pas, je ne puis pas faire aux chrétiens actuels, à ceux de France moins qu’à tout autres, l’injure imméritée de les solidariser, même s’ils y prétendent, avec l’Église des quatre ou cinq premiers siècles.