LES ESPIONNES À PARIS

LA VÉRITÉ SUR MATA-HARI. - MARGUERITE FRANCILLARD. - LA FEMME DU CIMETIÈRE. - LES MARRAINES. - UNE GRANDE VEDETTE PARISIENNE. - LA MORT DE MARUSSIA

 

XIII. — LA MORT ÉTRANGE DE MARUSSIA.

 

 

PREMIÈRE AFFAIRE BIEN PARISIENNE DU SERVICE DES RENSEIGNEMENTS. - L'ACTRICE ET LE ROUMAIN. - LE DRAME DE GENÈVE

 

... Et si vous rencontrez dans l'escalier un marchand de charbon, ou un garçon épicier, qui vous dévisage, ne vous en étonnez pas ce sont des gens à nous.

Sur ces mots, le patron, après une vigoureuse poignée de main, referma la porte de son bureau sur son visiteur.

Celui-ci longea le couloir, tourna à gauche, descendit trois étages, et se trouva sur le boulevard Saint-Germain. Il arriva bientôt devant la Chambre des Députés, traversa le pont, la place de la Concorde, et s'installa sur un banc dans les Tuileries. Il alluma une cigarette et réfléchit aux évènements de la journée.

Que s'était-il passé ?

Il était chez lui, bien tranquille, le matin, quand il reçut un coup de téléphone d'une femme qu'il ne connaissait que de date récente... et peu.

— C'est moi, Marussia.

— Marussia ?

— Vous savez bien...

— Ah ! oui, je vous écoute, chère amie.

Elle s'excusait de le déranger et de lui demander un service, qu'elle regrettait de solliciter par une voie aussi peu discrète que le téléphone.

Voici ce qu'elle attendait de lui : ayant au cours d'un récent voyage en Suisse, souffert de difficultés rencontrées à la frontière, elle espérait qu'il voudrait bien lui envoyer, vers l'époque fixée pour son retour, un télégramme la réclamant à Paris où sa présence serait indispensable pour la répétition d'une pièce — imaginaire — dont il serait, lui, l'auteur, et elle la principale interprète...

 

BOULEVARD SAINT-GERMAIN

 

Sans trop savoir pourquoi il avait dit oui, mais avait senti quelque chose de louche dans cette démarche, et de suite il avait voulu rendre compte de cet incident à une autorité compétente.

Il se rendit chez le commissaire de son quartier, qui le renvoya au district ; le district à l'administration centrale qui, en fin de compte, l'expédia à tous les diables.

Dégoûté de ce que personne ne voulait l'entendre, et se rendant compte qu'on commençait à le regarder de travers, il était rentré chez lui, et c'était grâce à la visite fortuite d'un ami qu'il avait été aiguillé sur le boulevard Saint-Germain.

Il fut reçu par le chef des services qui s'intéressa tout particulièrement à sa déclaration. L'affaire que le visiteur lui signalait était importante la femme dont il s'agissait — Marussia attirait depuis un certain temps l'attention du S.C.R. par ses voyages et ses allures mystérieuses.

 

LA BELLE SUSPECTE

 

Blonde, jolie, mais de cette beauté un peu forcée qui n'est, pas sans charmes, elle se disait veuve et Polonaise.

Habitant à Paris depuis de nombreuses années, la belle y tenait le milieu entre l'acteuse et l'actrice, jouant — sous le nom de Marussia D... — ou ayant joué juste ce qu'il fallait afin de ne pas passer pour uniquement entretenue. Elle comptait d'assez bonnes relations dans le monde théâtral.

On ne lui connaissait pas de liaisons sérieuses. Elle sortait avec l'un, avec l'autre, plus souvent en compagnie d'étrangers plutôt que de Français, car elle parlait allemand, anglais, russe, polonais et italien. Son français, dont elle usait fort correctement, se pimentait d'un léger accent slave.

Elle évoquait sa famille en termes mystérieux et discrets. Elle était de tous points le type achevé de la grande aventurière.

Les soupçons étaient parfaitement justifiés. Marussia ne trompait pas son camarade lorsqu'elle lui parlait au téléphone de ses difficultés à la frontière. L'on savait en effet qu'au début de la guerre, lors d'une tournée effectuée par des artistes français dans un pays encore neutre, la comédienne était devenue la maîtresse du manager de la troupe, vague Roumain dont le père et les frères étaient tenanciers d'un louche tripot balkanique.

Le rasta et l'aventurière étaient faits pour s'entendre, ce furent de grandes amours. Mais les affaires du Roumain se gâtèrent, la chasse aux suspects s'organisait.

Un de ses frères fut arrêté en Suisse. Le manager préféra quitter la France de son propre chef plutôt que d'attendre une expulsion imminente.

La femme pleura, jura fidélité, et, dès qu'elle jugea la chose possible, s'envola pour retrouver son bien-aimé sur les bords du lac Léman où ils vécurent tous deux de longs jours de joies et d'angoisses.

Le frère incarcéré passa en jugement et tut, par les autorités fédérales, condamné à quelques mois de prison pour espionnage au profit des puissances centrales.

Le couple devint dès lors fort louche et Marussia ne rentra à Paris qu'au prix de mille difficultés. Mais elle ne pensait qu'à rejoindre son amant, tout en préparant son retour éventuel en France.

Sur un appel plus pressant du rasta, elle avait risqué la demande par téléphone.

Le surlendemain, elle partait pour la Suisse et pendant bien longtemps on n'entendit plus parler d'elle.

 

MORT SUBITE

 

Un matin, les journaux reproduisirent l'information suivante :

Genève. — La sympathique artiste parisienne, Mlle X..., qui était descendue à l'hôtel Z..., a été trouvée hier inanimée dans son lit. Elle était en grande toilette et sa couche était jonchée de fleurs. Il s'agit probablement d'un suicide que la première enquête attribue à des chagrins intimes.

 

C'était de Marussia qu'il s'agissait.

Dès son arrivée à Lausanne, où elle retrouvait son métèque, les autorités françaises, par le consulat, la prévinrent de la suspicion dont le Roumain était l'objet. Elle ne voulut rien savoir, pensa jouer à la plus fine et fut persuadée qu'elle avait fait la conquête du consul — qui tout au contraire la faisait étroitement surveiller.

Elle fréquenta le milieu fâcheux où évoluait son amant et se rendit elle-même suspecte — bien à tort, car il n'y avait que des légèretés. Néanmoins, quand elle voulut rentrer à Paris, elle se heurta à une fin de non-recevoir formelle de la part des autorités françaises. On lui conseilla une manière de quarantaine qui, après sa rupture avec son entourage, lui permettrait d'obtenir le visa de ses papiers.

Elle refusa tout d'abord.

Par la suite, harcelée par son désir de rentrer à Paris — désir qui ne pouvait s'expliquer que pour remplir une mission — elle s'en fut à Genève, se rendit souvent au consulat et semblait à la veille d'une rupture ou peut-être même d'aveux, quand on apprit sa mort inopinée.

Ses compagnons craignirent-ils d'en avoir trop dit devant elle ? Ne voulut-elle plus obéir ? On ne crut pas au suicide, et on parla tout de suite d'assassinat. Ses amis veulent voir en sa mort, habilement arrangée, une vengeance allemande.

Quoi qu'il en soit, cette disparition fut la conclusion de la première affaire bien parisienne du service des renseignements.

 

POST-SCRIPTUM

 

Cette histoire était écrite quand le hasard nous a permis de savoir toute la vérité sur ce drame.

Marussia a été empoisonnée avec du café et son corps ensuite encadré de fleurs pour simuler le suicide.

L'avant-veille elle avait soupé dans un restaurant de Genève avec un Français — un bon — envoyé par le baron de Fougères, notre consul à Evian. C'est sans doute pour ce motif que les Boches décidèrent de la supprimer.

Une enquête fut faite par la police de Genève et conclut formellement à l'assassinat. Mais un ordre vint de Berne ; les conclusions de la justice durent rester secrètes, et les assassins impunis.