LES ESPIONNES À PARIS

LA VÉRITÉ SUR MATA-HARI. - MARGUERITE FRANCILLARD. - LA FEMME DU CIMETIÈRE. - LES MARRAINES. - UNE GRANDE VEDETTE PARISIENNE. - LA MORT DE MARUSSIA

 

XI. — DEUX DANGEREUSES ESPIONNES.

 

 

LA TRAHISON DANS LA TRAHISON. - CE QUE LES ALLEMANDS CHERCHAIENT

 

Murat nous avait été donné par Raymond Corbeau, dit Saab.

Ce singulier personnage — espion double nous l'avons dit — mérite d'être encadré. Me Corbeau appelons-le ainsi pour une fois — était plus fort que le renard allemand et il le prouva. Il avait déserté en novembre 1916, avait gagné la Suisse et s'était fait enrôler dans le service secret allemand.

— J'étais, dit-il, désigné par A. F. 94. Ce numéro m'avait été donné par la Rouquine de Fribourg qui m'avait pris en affection particulière, et m'avait confié des missions importantes à Anvers pour son amie et collègue Mlle Docktor.

Corbeau avait été arrêté par les autorités suisses le 2 mai 1917. A sa sortie de prison il s'était présenté au consulat allemand de Genève qui l'avait envoyé à l'école de Lorach. On l'interna pour la forme pendant quelque temps dans un camp de prisonniers, puis on le fit revenir en Suisse sous le faux nom de Saab.

En même temps qu'il entrait au service de l'espionnage allemand, Corbeau faisait des propositions au... service français, qui les acceptait.

 

IMPORTANTE MISSION

 

Kœniger, que nous connaissons déjà, avait chargé Corbeau de faire parvenir en France des mouchoirs préparés à l'encre invisible — nous en parlerons en traitant du service chimique — et d'obtenir des renseignements précis sur les points de chute.

Nous avons dit que les Allemands attachaient un grand prix à ces renseignements ; ils ne négligeaient rien pour se les procurer.

De notre côté ce que nous cherchions à connaître surtout, c'étaient les espions ennemis ; notre agent fut chargé par nous de recueillir plus particulièrement des informations sur la bande du café Amodru.

Corbeau dissimulait son double métier sous un prétendu commerce de platine qui était son paravent. Kœniger, soi-disant pour lui faciliter l'achat de ce métal précieux, le mit en rapport avec Cayer et Murat. Corbeau nous les signala aussitôt.

Quel était le rôle de Cayer ? Extrêmement important. C'est lui qui, à l'aide de deux femmes, organisa la reconnaissance méthodique des points de chute à Paris.

En avril et en mai 1918 deux questions tares préoccupaient le service allemand l'arrivée des Américains et les effets des bombardements.

L'ennemi cherchait à savoir le nombre d'hommes que les Etats-Unis pouvaient débarquer et mettre en ligne, les transports qui devaient être utilisés par les Américains et les voies nouvelles construites entre les ports maritimes, Paris et le front.

L'autre question était l'état moral de la population parisienne qu'on bombardait jour et nuit avec les Berthas. Pour influencer le moral il fallait connaître exactement le point et l'heure précise de la chute des projectiles, et les effets produits.

C'est dans ce but que Murat avait été envoyé pour la cinquième fois à Paris. Mais comme il avait été arrêté à la frontière, bayer avait résolu de le remplacer par deux femmes.

 

LES DEUX TRAITRESSES

 

Le 15 mai 1918 Yvonne Schadeck, coupeuse de chaussures, née à Aubervilliers en 1896, et Anne Garnier, femme Desjardins, repasseuse, arrivaient à Paris. Elles étaient nanties d'un sauf-conduit faux du commissaire de police de Plaisance. Elles furent immédiatement prises en filature, sur l'avis de l'agent qui nous les avait données.

Et voici ce que firent ces deux femmes.

Anne Garnier se rendit d'abord place de la Nation, où l'on disait qu'un obus était tombé ; elle erra sur les boulevards, télégraphia à sa sœur habitant Houilles qu'elle arriverait le soir, et se rendit à la gare du Nord pour interroger les permissionnaires.

Yvonne Schadeck, elle, voulut tout d'abord consulter une cartomancienne ! Elle alla ensuite rue La Fayette pour essayer de rencontrer Charlot, ami de Guaspare, son amant.

Pendant les premiers temps, c'est autour des gares de l'Est et du Nord que les deux femmes portèrent leurs investigations. En arrivant des tranchées, les permissionnaires étaient très bavards et aimaient se retrouver sur le Chemin des Dames.

A la gare régulatrice du Bourget, Anna et Yvonne firent connaissance d'un soldat nommé Rouleau, qui leur expliqua comment on prévenait les postes en cas d'alerte ; il leur donna même son adresse : Secteur 23, 9e territ., 9e Cie. Cette adresse servit à Yvonne Schadeck pour rester en correspondance avec le poilu sous le nom de Georgette.

Puis les femmes se rendirent à Noisy-le-Sec, et entreprirent les artilleurs.

Le lendemain deux alertes de gothas eurent lieu. Vite elles allèrent constater les dégâts gare d'Orléans et station du métro Campo-Formio.

Elles étaient infatigables : l'après-midi elles retournèrent aux gares du Nord et de l'Est voir les soldats, et — le comble du zèle — pour ne pas perdre de temps, elles prenaient leurs repas au bouillon Duval situé à côté de la gare.

Naturellement elles firent la connaissance de nombreux militaires avec lesquels elles passèrent de longues heures...

Entre temps Anna écrivait à sa mère : On est bombardé. Mais il ne faut pas avoir peur. C'est la destinée.

Le gros canon tonnait toujours. Un obus tomba rue Palestro, au coin du boulevard Sébastopol elles se précipitèrent pour enregistrer les dégâts. Boum... On les arrêta !

Au moment où ces abominables femmes perpétraient leurs actes de trahison, on se trouvait dans la tragique semaine de mars 1918. Le bombardement de Paris avait commencé le 27 à 6 h. 30 du matin et dura toute la journée. Une offensive ennemie puissante était déclenchée entre Soissons et Reims. Quand les Berthas cessaient les Gothas arrivaient.

Le 28 nous reculions au sud de l'Aisne, Soissons était pris et Reims menacé.

 

LES AVEUX

 

Les deux femmes firent des aveux complets. Cependant tout d'abord elles ne voulurent pas dénoncer Guaspare. Mais quand elles apprirent qu'il était arrêté, elles déclarèrent que c'était lui qui leur avait donné les indications nécessaires.

On trouva sur elles des sauf-conduits en blanc. On découvrit aussi un tout petit fragment de papier, mince comme une feuille à cigarette, couvert de notes sur les ports de débarquement des Américains. Le tout était dissimulé dans un sachet de toile grise attaché à leur robe.

Quand la surveillante préposée aux fouilles fit cette découverte, la femme Schadeck lui dit naïvement :

— Brûlez ce papier. Cela n'a aucune importance !

La surveillante répondit :

— J't'écoute !

Les deux espionnes n'essayèrent pas de nier. Elles déclarèrent avoir envoyé en Suisse les renseignements demandés sur les mouvements des Américains, les allées et venues des permissionnaires, avec le numéro de leur régiment, de leur division, leur emplacement, leur secteur et les endroits où on les envoyait au repos.

A leur retour, ces femmes devaient toucher 600 francs d'abord et 1.000 francs ensuite, soit 1.600 francs. A cette époque, la vie n'était pas encore chère ! Il est vrai que Anna Carnier se proposait de consacrer cette somme uniquement à l'achat d'un bateau pour canoter sur le lac de Genève !

 

POUR AVOIR VOULU REVOIR SA MAÎTRESSE

 

Voici maintenant le grand chef de la bande ; il n'est pas encore pris, mais il ne va pas tarder à l'être.

Guaspare était un garçon boucher de la Villette. Il appartenait à la classe 1905, et les renseignements donnés au début par la Préfecture de Police étaient bons. Né le 20 avril 1885, à Reims, il passait pour un bon sujet.

Affecté au 5e régiment d'artillerie coloniale, il déserta le 7 novembre 1916, en demandant une permission à double destination. Réfugié à Genève, il entreprit le commerce des bestiaux, du beurre, des bouteilles, des pommes de terre, etc.

C'est Cayer qui lui proposa d'entrer au service des Boches.

Intelligent, hardi, sans scrupules, il avoua avoir fait quatre voyages en France sous l'uniforme français. Il ne manifesta aucun regret et parla de ses entreprises de trahison comme de voyages d'agrément.

En octobre 1917 il était parti en uniforme avec Riper, dit le Marseillais, sous le faux nom de Castille.

Dans le Midi, tous deux avaient créé une vaste organisation d'espionnage, comprenant plus de dix agents, qui fonctionna très activement grâce à la mollesse et à l'indifférence de notre service dans cette région, mollesse et indifférence que nous aurons souvent l'occasion de signaler.

En novembre, il entreprend une nouvelle expédition, cette fois avec Cayer est habillé en chasseur alpin et prend le nom de Bouillon. Ils vont à Lyon, à Paris et rapportent aux Boches une ample moisson de renseignements.

Nous voici en décembre 1917. Guaspare est encore à Paris habillé en artilleur, Il y reste six semaines vivant avec Yvonne Schadeck, rue du Pont-de-Flandre.

Au moment de la grande offensive, en mars 1918, au moment où Reims est menacé, Guaspare déploie une grande activité et rapporte en Suisse des informations précieuses sur l'emplacement de nos divisions.

A ce moment, A. F. 337 touche des sommes importantes. On attend son arrivée à Paris pour l'arrêter.

Yvonne, on le sait, était déjà sous les verrous.

Guaspare est en Suisse et s'inquiète de ne pas voir revenir sa maîtresse Yvonne Schadeck. Il se décide à venir prendre de ses nouvelles. Il commence par faire la noce, car les espions raffolent des parties fines, et au moment où il entre dans un cabaret avec Desjardins, ils sont arrêtés tous deux le 23 juin 1918.

On trouva sur le chef de la bande 3.450 fr. en billets allemands, suisses, italiens et français. A Genève, il avait un coffre-fort au nom d'Yvonne Schadeck.

Desjardins ignorait le métier que faisait sa femme Yvonne, qui prétendait, venir à Paris pour voir sa mère. Mais il savait parfaitement que Guaspare et Cayer étaient des agents au service de l'Allemagne.

Les deux femmes, une fois arrêtées, eurent une attitude différente. La Schadeck déclara qu'elle avait fait de l'espionnage pour amasser une petite réserve en vue de l'hiver. La Garnier se repentit et dit :

— J'ai fait de vilaines choses sans m'en rendre compte. Si vous croyez que je mérite la mort, je mourrai avec courage.

 

LES CONDAMNATIONS

 

Le 22 août 1919, le 2e Conseil de Guerre prononçait les peines suivantes :

Louis-Emile Guaspare, à mort. Cayer, dit Barioz, par contumace, à mort. Elie Murat, aux travaux forcés à perpétuité ; Anne Murat, sœur du précédent, un de prison ; Anne Garnier, femme Desjardin, à la déportation dans une enceinte fortifiée ; Yvonne Schadeck, à la même peine.

Cette affaire est une des plus embrouillées que la justice militaire du G. M. P. ait eu à élucider.

 

LA FIN DE L'ODYSSÉE

 

Murat, qui avait toujours fait preuve d'une grande lucidité d'esprit et d'une mémoire parfaite, bien que fils d'alcoolique, simula tout à coup la folie vers la fin de l'instruction et parvint à obtenir des experts un certificat d'aliénation mentale, ce qui le sauva du bagne. Sa folie consistait à crier constamment : Pas de fusils, la guillotine. Je ne veux pas être fusillé, je veux être guillotiné et tout de suite !

Il était si fou que, au bout de huit jours, il s'évada !... On ne l'a pas retrouvé.

Sa sœur, Marie Murat, dite Marthe, infirmière, ne fut condamnée qu'à un an de prison pour recel d'espion.

Le sieur Guaspare vit que le système de la simulation avait du bon et il se mit à imiter Murat, tant et si bien que, une demi-heure avant de le conduire à Vincennes, on commua sa peine en celle des travaux forcés à perpétuité. C'est tout à fait à la dernière minute qu'il obtint sa grâce. Sur les registres de la justice militaire, Guaspare passe pour avoir été fusillé le 2 février 1920 en même temps que Funk Rullolf, condamné pour une autre affaire. Il est bien en vie et est aujourd'hui au bagne.

Guaspare avait demandé à contracter mariage avec la femme Schadeck. A ce moment il croyait qu'il allait être fusillé. Mais cette femme était déjà partie pour la Guyane, et la cérémonie ne put être célébrée. Le condamné n'avait d'ailleurs demandé cette faveur que pour rompre la monotonie de sa détention et se procurer une légère distraction.

Corbeau, dit Saab, fut relativement moins heureux. Il fut condamné à vingt ans de travaux forcés. Le président du Conseil de Guerre lui dit

— Les services que vous avez rendus à la France n'effacent pas le mal que vous lui avez fait.

Deux autres soldats, du même hôpital 17 de Lyon, les nommés Maujod Emile, de la 14e section, et Souperbat, du 99e d'infanterie, étaient traduits devant le même Conseil de Guerre pour trafic de stupéfiants. Ils furent acquittés.

Quant à Cayer, dit Barrioz, brigand aussi redoutable que Guaspare, condamné à mort par contumace, il a échappé au châtiment. Il doit en ce moment jouir en paix, dans les vallons de l'Helvétie, des fruits de sa trahison.

Telle est l'odyssée de cette bande de traîtres qui ont fait tant de mal à notre pays et qui ont fini par éviter le voyage à Vincennes.