LES ESPIONNES À PARIS

LA VÉRITÉ SUR MATA-HARI. - MARGUERITE FRANCILLARD. - LA FEMME DU CIMETIÈRE. - LES MARRAINES. - UNE GRANDE VEDETTE PARISIENNE. - LA MORT DE MARUSSIA

 

IX. — LA MOISSON D'UN ESPION.

 

 

LE MAL QUE CONSTANTIN COUDOYANNIS A FAIT À LA FRANCE

 

L'historique des faits qui se sont passés avant l'arrestation de Constantin Coudoyannis a été exposé en détail par la danseuse que nous avons appelée Yvonne. Devant le 3e Conseil de guerre, elle recommença son récit avec des précisions. Certainement c'est à elle qu'on doit la capture de ce dangereux espion.

Une autre femme avait aussi été mêlée à l'affaire elle avait succédé à la danseuse après le pseudo départ de Constantin, qui, n'ayant pas osé aller à Genève, était resté à Paris, et ne vint retrouver Yvonne que deux mois après.

Constantin avait sérieusement travaillé. Il avait d'abord été recueillir des renseignements dans les ports sur les mouvements de navires. Puis il s'était spécialisé dans la question des fabrications de guerre. Il avait essayé de pénétrer dans les usines du Creusot, de Saint-Chamond, de Saint-Etienne, mais en vain, semble-t-il. II tenta aussi de s'introduire dans un établissement militaire d'Angers et réussit à entrer dans la poudrerie de Bourges. Il fit ensuite le tour du camp retranché de Paris et dressa la liste des usines militarisées.

 

L'ESPION SURVEILLÉ PAR UN BOCHE !

 

Mais voici le comble Constantin était surveillé et contrôlé par un inspecteur supérieur allemand !

Mlle Docktor avait appris ses relations avec la danseuse et elle lui avait fait dire qu'elle ne voulait plus que ça continuât, à moins qu'il ne parvint à enrôler la jeune femme dans le service allemand — ce qu'il avait tenté de faire, on s'en souvient.

Le Grec affectait une grande terreur quand il parlait de Mlle Docktor. Il savait qu'elle était capable, a-t-il affirmé, de le dénoncer à la police française ou anglaise s'il n'exécutait pas à la lettre ses instructions. Elle ne reculait devant aucun moyen, et on racontait qu'elle avait elle-même tué d'un coup de revolver un agent qu'elle soupçonnait de trahison.

Constantin ajoutait : Que de morts subites inexpliquées ! Les romanciers n'ont rien inventé ; ils sont au-dessous de la réalité.

Il avoua avoir adressé des rapports sur les questions suivantes :

Etat d'esprit des populations, chances d'un mouvement révolutionnaire et possibilités de le provoquer.

Renseignements sur la mise en état de défense de la région parisienne et mouvements de troupes dans le camp retranché.

Sorties des navires des ports de Boulogne, Calais, Le Havre, Saint-Nazaire.

Liste d'établissements travaillant pour la guerre et la marine.

Compte rendu de ses voyages à Toul, Verdun, Épinal et Belfort.

Au cours d'une de ses visites dans la zone des armées, il avait été arrêté à Amiens, sur la dénonciation d'un employé de chemin de fer à qui sa tête ne revenait pas. Mais le commissaire spécial, après avoir reconnu qu'il avait à faire à un journaliste ami de l'Entente, l'avait remis presque aussitôt en liberté.

Enfin, il avait été chargé par Mlle Docktor d'une mission spéciale en Angleterre, où il avait rencontré, par hasard, l'agent principal de l'espionnage allemand, qu'il avait feint, conformément à sa consigne, de ne pas reconnaître. Il était resté une quinzaine à Londres, y avait recueilli des informations utiles sur les envois de troupes anglaises en France et était revenu à Paris par Dieppe.

 

LE CHIFFRE SECRET

 

On voit que Constantin avait bien travaillé et qu'il n'a pas volé les douze balles qui lui ont réglé son compte.

A propos de compte, Mlle Docktor, contrairement à son habitude, rémunérait son espion assez largement. Les envois variaient de trois à six mille francs par quinzaine, qu'elle envoyait en même temps que le chiffre secret de la correspondance, car ce chiffre variait tous les quinze jours.

La clef était indiquée au citron, sur du papier d'emballage enveloppant un colis quelconque. On retrouva un morceau de ce papier dans un tiroir de la chambre du boulevard Haussmann.

Quant à l'envoi du courrier, il se faisait par Genève.

Devant le 3e Conseil de guerre, Constantin raconta ces détails en se donnant des airs de victime. Il avait été subjugué par la grande espionne d'Anvers : Elle m'avait bien dit que Paris est une ville dangereuse, pleine de tentations ; si je l'avais écoutée, je n'aurais pas été arrêté... Malgré tout, je suis un ami de la France. Dans mes écrits, j'ai toujours témoigné mon admiration pour la France..., etc.

Constantin fut condamné à mort à l'unanimité, malgré la plaidoirie de Me Viteau. Mais il ne croyait pas à l'exécution de la sentence. Longtemps, il espéra dans la clémence du chef de l'État. Dans les derniers jours, cependant, il était devenu nerveux et inquiet.

Le 26 mai 1916, à l'aube, les magistrats militaires vinrent le réveiller.

— Ce n'est pas possible ! Moi, un ami de la France ! (sic).

Le capitaine Bouchardon lui demanda s'il avait des révélations à faire.

— Mais certainement ! fit-il. Tai beaucoup de choses à dire.

 

DERNIERS AVEUX

 

Au greffe, Constantin, qui paraissait très calme, s'installa devant une table et déclara qu'il allait compléter par écrit ses aveux. Il écrivit, écrivit pendant cinq grands quarts d'heure.

Le capitaine instructeur s'impatientait. Il lui posa des questions.

Constantin répéta que, comme journaliste en Grèce, il avait toujours défendu la France ; il n'avait fait de l'espionnage que pour pouvoir écrire un jour un roman ; il avait d'ailleurs déjà fait un livre curieux, disait-il, sur la question, et le manuscrit se trouvait à Berlin, à une adresse qu'il indiqua ; il serait utile de rechercher ce manuscrit après la guerre ; il n'avait rien caché à la justice et il se mettait à sa disposition pour l'aider désormais...

— Trop tard ! lui dit le capitaine Bouchardon.

— Comment, trop tard ? fit Constantin, qui, à ce moment, ne croyait pas encore sa dernière heure venue. Il ajouta, en effet, en s'adressant au capitaine :

— Est-ce que vous persistez à me faire fusiller ? (sic)

— C'est la loi !

Constantin s'effondra. Il croyait qu'on jouait une comédie pour lui arracher ses derniers secrets. Alors il déclara qu'il avait encore à écrire, et il écrivit, écrivit.

— Il faut terminer, lui dit le magistrat. Je vous donne cinq minutes.

— Non, dix minutes encore... implora le condamné.

Au bout de dix minutes, Constantin écrivait toujours. On dut le faire lever et lui mettre les menottes.

— Au revoir, messieurs ! fit-ii en passant devant le personnel de la prison.

Un sous-officier du quartier général, le brave sergent Lamorlette, un appareil photographique à la main, le visa. Constantin s'arrêta, pria les gendarmes de se ranger, et prit une pose :

— Tâchez que ça vienne bien, dit-il.

Malheureusement, la plaque se brisa par la suite.

A ce moment, l'espion n'était plus le beau cavalier qui, sous le faux titre de comte de Smyrnos, faisait des victimes dans le demi-monde parisien. Il était blême, les traits ravagés, non par le remords, mais par la peur qui perlait sur son visage. Tassé, rapetissé, les vêtements en désordre, il aurait fait pitié à gui aurait oublié le mal qu'il nous avait causé, les milliers de braves poilus qu'il avait contribué à faire traîtreusement assassiner sur le front, les innocentes victimes qu'il avait envoyées au fond des mers.

 

JE SUIS ORTHODOXE...

 

Au donjon de Vincennes, un incident se produisit. Le Grec exigea un prêtre — il n'en avait pas voulu pendant sa détention. Pendant qu'on faisait mander le curé de Vincennes, le condamné attendait dans une pièce voisine de celle où se trouvaient les officiers. Tout à coup, il ouvrit la porte de communication, pénétra dans la salle où nous étions, et fit mine de venir s'asseoir à notre table !...

Le curé arriva.

— Je suis orthodoxe, lui dit Constantin, nous n'avons pas la même religion, monsieur le curé, mais je présume que nous avons le même bon Dieu (sic).

Et il resta une demi-heure avec le vénérable ecclésiastique.

Arrivé devant les troupes, il salua cérémonieux serrent et voulut parler :

— Braves soldats français, commença-t-il, je suis l'ami de la belle France. J'adore les soldats français, je voudrais vous dire...

On le fit taire. Alors, les mains jointes, la tête levée vers le ciel, il marmotta une prière en grec. Puis il dit en français : Mon Dieu, ayez pitié de moi !...

Et il tomba foudroyé.