LES ESPIONNES À PARIS

LA VÉRITÉ SUR MATA-HARI. - MARGUERITE FRANCILLARD. - LA FEMME DU CIMETIÈRE. - LES MARRAINES. - UNE GRANDE VEDETTE PARISIENNE. - LA MORT DE MARUSSIA

 

V. — MARGUERITE FRANCILLARD.

 

 

JE DEMANDE PARDON À DIEU ET À LA FRANCE ! — LES FEMMES DANS LE SERVICE SECRET

 

De taille au-dessous de la moyenne, comme on dit dans les signalements, assez mignonne, les cheveux très longs et presque roux, Marguerite paraissait insignifiante. Elle était couturière à Grenoble et travaillait honnêtement quand un espion, posté dans la région bien longtemps avant la guerre, en fit sa maîtresse. L'espion, dès le début des hostilités, monta en grade et fut chargé de diriger le centre allemand de Genève.

Marguerite savait-elle la profession exacte de son amant ? Elle a prétendu que non. Toujours est-il qu'elle lui obéissait au doigt et à l'œil ; je dis à l'œil parce que le Boche ne lui donnait presque rien.

Tout d'abord la pauvre fille fit la navette entre la Suisse et la Savoie. Elle portait dans son cabas — tout simplement — les notes que des gens qu'elle ne connaissait pas venaient lui remettre pour son ami. A la frontière elle avait été signalée et bientôt la Sûreté générale lui avait donné une escorte discrète, comme il sied à une personne modeste qui ne doit pas se faire remarquer.

Les inspecteurs lui firent la cour, dans l'espoir de l'amener à des confidences. Mais Marguerite parlait peu et était fidèle aucune tentative ne réussit à la détourner de son devoir...

Le cas était rare. On la laissa continuer son manège pendant quelque temps, car, par elle, on découvrait les agents secrets opérant dans cette partie de la France, et on les coffrait successivement. Elle servait ainsi, sans s'en douter, de liaison entre la police et les espions.

 

DISPARUE !

 

Un soir elle disparut. Tontes les recherches opérées dans Grenoble ne purent la faire découvrir. Mais le hasard — qui sert si souvent la police — mit nos agents sur la trace d'une de ses amies à qui elle avait dit :

— Mon amant ne veut plus que je reste à Grenoble. Il y a un tas de gens qui me suivent et me poursuivent, qui se montrent très pressants et très galants. Je crois que mon Frantz est jaloux. Il exige absolument que j'aille à Paris et il m'a bien recommandé de quitter la ville sans qu'on lé sache. J'irai donc prendre le train à la prochaine gare, et, quand je serai arrivée à Paris, je t'écrirai.

Les policiers, qui l'avaient laissé échapper, poussèrent un soupir de soulagement. Ce qui restait à faire était un jeu d'enfant. En effet, Marguerite ne tarda pas à envoyer à son amie une belle carte postale sur laquelle elle donnait son adresse dans un hôtel du Quartier latin.

Marguerite Francillard était maintenant repérée.

A Paris, elle recommença à recevoir des individus de toutes nationalités qui lui remettaient de petits billets qu'elle devait porter à Genève. Il y avait des Roumains, des Espagnols, des Grecs, des Danois, des Suédois, voire même de faux Alsaciens, qui, tour à tour, venaient lui rendre visite à l'hôtel.

 

LA SOURICIÈRE

 

Le domicile de Marguerite était transformé en souricière et on se gardait bien de l'arrêter. Il est vrai qu'elle s'absentait de temps à autre pour porter les rapports destinés au chef de l'espionnage en Suisse. Mais ces transmissions ne présentaient plus aucun danger. En effet, si elle refusait de trahir son amant pour trahir simplement la France — car on savait maintenant qu'elle n'ignorait plus le rôle qu'on lui faisait jouer — elle acceptait bien volontiers des invitations à déjeuner ou à dîner que lui adressaient les agents chargés de la surveiller. C'était une bonne fille ! Et pendant qu'elle était à table — elle se laissait facilement griser — des gens très curieux de leur métier se rendaient à son hôtel, visitaient ses tiroirs, copiaient ou photographiaient les documents destinés à nos ennemis, et remettaient le tout en place.

Elle pouvait partir ensuite pour Genève sans inconvénient. On savait ce qu'elle avait dans  son sac. Et pour lui faciliter sa mission on n'hésitait même pas à lui procurer toutes les facilités du voyage.

Ah ! les femmes ! Stupides sont ceux qui les emploient dans des besognes qui exigent de la prudence et de la discrétion. Car, tôt ou tard, elles commettent une gaffe et compromettent ou perdent à tout jamais ceux qui s'en servent.

Aussi les Anglais n'ont-ils jamais voulu les employer dans le service secret.

Grâce à Marguerite Francillard et à quelques bouteilles de champagne — nous avons pu démasquer une douzaine d'agents dangereux que nous n'aurions pas pu prendre sans elle. A la fin elle causait un peu, mais sans jamais manger le morceau.

— D'où vient mon argent ? répondait-elle aux questions qu'on lui posait négligemment. Mais de mon amant de Genève qui change chaque fois ses billets afin de me donner de la monnaie française. Et il me paye uniquement pour que je lui apporte des petits bouts de papiers sur lesquels on ne voit pas grand'chose. Ce n'est pas difficile et ça rapporte... Mon amant est sûrement un Boche, quoi qu'il se dise Suisse allemand, et peut-être bien que si on savait ce que je porte, on me ferait du mal. Mais il n'y a pas de danger une femme, ça n'a pas d'importance...

Presque tous les correspondants de Marguerite Francillard ayant été pris, son rôle était terminé. On l'arrêta.

 

UNE CÉRÉMONIE ÉMOUVANTE

 

Francillard était à Saint-Lazare dans la fameuse cellule 12 qui reçut Mme Steinheil, Mme Caillaux, Mata-Hari, et autres dames de grande marque. Sa vie de prisonnière était exemplaire. Très pieuse, elle écoutait docilement les sœurs de charité. Au fond, elle était profondément insouciante.

Le 10 janvier 1917 fut son dernier jour ou plutôt sa dernière nuit, car, réveillée à 4 h. 30, elle était morte à 6 heures.

Elle avait voulu entendre la messe. Je n'oublierai jamais cette cérémonie qui eut lieu dans l'antique chapelle de la crypte.

Sous la voûte sombre, aux arcades centenaires, l'autel resplendissait de lumières. Le prêtre officiait solennellement dans un silence impressionnant. La mort planait. Sur les dalles, trente religieuses étaient prosternées, le front contre la pierre, pendant que l'éclat des cierges projetait des reflets changeants sur leurs robes bleues et leurs cornettes blanches.

Marguerite Francillard était assise entre deux sœurs, ses jolis cheveux, d'un blond fauve, dénoués dans le dos. J'étais derrière elle. Elle pria quelques secondes, puis redevint indifférente, regardant un peu partout, se retournant même, très peu impressionnée par la majesté du lieu.

Tous ceux qui ont assisté à cette scène, admirable dans sa simplicité, en ont conservé un souvenir ineffaçable de beauté douloureuse et de grandeur religieuse.

Ite, missa est, dit le prêtre.

 

LES DERNIÈRES RECOMMANDATIONS

 

Marguerite Francillard se leva comme si elle allait sortir de l'église pour rentrer chez elle. Le brave abbé Geispitz était venu l'assister.

— J'irai bien toute seule, disait-elle. Je n'ai pas peur.

— Voulez-vous écrire ?

— Merci. Je n'ai personne qui s'intéresse à moi.

Le vénérable aumônier l'embrassa, et je l'entendis lui faire les ultimes recommandations :

— Mon enfant, lui dit-il, vous allez monter au ciel. Le bon Dieu vous attend et vous accueillera. Mais faites-moi une promesse quand, tout à l'heure, vous serez devant les soldats, vous crierez avec tout votre petit cœur : Je demande pardon à Dieu et à la France. Vive la France !

Vous me le promettez ?

— Oui, mon père.

Marguerite tint parole. Elle s'avança lentement, d'un pas indolent, vers le poteau. Elle repoussa doucement le bandeau qu'on voulait lui poser sur les yeux, et face au peloton, nous l'entendîmes crier d'une voix faible :

Je... demande... pardon... Dieu... Vive France !

La malheureuse, foudroyée, resta accrochée au poteau par un bras.

Les troupes défilèrent...