LES CONTES POPULAIRES DE L’ÉGYPTE ANCIENNE

 

CONTES

LE PRINCE PRÉDESTINÉ

(XXe DYNASTIE)

 

 

Le Conte du Prince prédestiné est l’un des ouvrages que renferme le Papyrus Harris n° 500 du British Museum. Il a été découvert et traduit en anglais par Goodwin, dans les Transactions of the Society of Biblical Archæology, t. III, p. 349-356, et dans les Records of the Past, t. II, p. 153-160, puis analysé rapidement par Chabas, d’après la traduction de Goodwin, Sur quelques Contes égyptiens, dans les Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1875, p. 118-120. Le texte égyptien a été publié, transcrit et traduit en français par Maspero, dans le Journal asiatique, 1877-1878, et dans les Études égyptiennes, t. I, p. 1-47 ; la collation sur l’original en a été faite par H. O. Lange, Notes sur le texte du Conte prédestiné, dans le Recueil de Travaux, t. XXI, p. 23-24, puis il a été reproduit, en hiératique seulement, par G. Mœller, Hieratische Lesestücke, petit in-folio, Leipzig, 1910, p. 21-24. Ebers l’a rendu en allemand et complété avec son habileté ordinaire, Das alte Ægyptische Märchen vom verwunschenen Prinzen, nacherzühlt und zu Ende geführt, dans le numéro d’octobre 1881 des Westermann’s Monatshefte, p. 96-103. Depuis lors il a été traduit en anglais par W. Flinders Petrie, Egyptian Tales, 1895, Londres, in-12, t. II, p. 13-35, et par F. LI. Griffith, dans les Specimen Pages of the World’s best Literature, 1898, New-York, in-4°, p. 5250-5253, en allemand par A. Wiedemann, Altægyptische Sagen und Mærchen, petit in-8°, Leipzig, 1906, p. 78-85.

On dit que le manuscrit était intact au moment de la découverte ; il aurait été mutilé, quelques années plus tard, par l’explosion d’une poudrière qui renversa en partie la maison où il était en dépôt, à Alexandrie d’Égypte. On pense qu’une copie, dessinée par M. Harris avant le désastre, a conservé les portions détruites dans l’original, mais personne ne connaît, pour le moment, l’endroit où se trouve cette copie. Dans son état actuel, le Conte du Prince prédestiné couvre quatre pages et demie. La dernière ligne de la première, de la seconde et de la troisième page, la première ligne de la seconde, de la troisième et de la quatrième page, ont disparu. Toute la moitié de droite de la quatrième page, à partir de la ligne 8 jusqu’à la ligne 14, est effacée ou détruite presque entièrement. Enfin la cinquième page, outre quelques déchirures de peu d’importance, a perdu sur la gauche le tiers environ de toutes ses lignes. Néanmoins, le ton est si simple et l’enchaînement des idées si facile à suivre, qu’on peut combler la plupart des lacunes et restituer la lettre même dit texte. La fin se devine, grâce aux indications que fournissent les contes de même nature qu’on rencontre dans d’autres pays.

Il est difficile de déterminer au juste l’époque à laquelle remonte ce récit. Le lieu de la scène est alternativement l’Égypte et la Syrie du nord, dont le nom est orthographié Nahorinna, comme dans le Papyrus Anastasi N° IV, pl. XV, l. 4. On ne saurait donc placer la rédaction du morceau plus tôt que la XVIIIe dynastie, c’est-à-dire que le dix-septième siècle avant notre ère, et Mœller (Hieratische Lesestücke, t. II, p. 21) pense que notre exemplaire a été copié au début de la XIXe dynastie. A mon avis pourtant, la forme des lettres, l’usage de certaines ligatures, l’apparition de certaines tournures grammaticales nouvelles, rappellent invinciblement les papyrus thébains contemporains des derniers Ramsès. J’inclinerai donc à placer, sinon la rédaction première du conte, au moins la version que nous en fournit le Papyrus Harris et l’écriture du manuscrit, vers la fin ou vers le milieu de la XXe dynastie au plus tôt.

 

Il y avait une fois un roi[1], à qui il ne naissait pas d’enfant mâle. Son cœur en fut tout attristé ; il demanda un garçon aux dieux de son temps et ils décrétèrent de lui en faire naître un. Il coucha avec sa femme pendant la nuit, et alors elle conçut ; accomplis les mois de la naissance, voici que naquit un enfant mâle. Quand les Hathors[2] vinrent pour lui destiner un destin, elles dirent : Qu’il meure par le crocodile, ou par le serpent, voire par le chien ! Quand les gens qui étaient avec l’enfant l’entendirent, ils l’allèrent dire à Sa Majesté, v. s. f., et Sa Majesté, v. s. f., en eut le cœur tout attristé. Sa Majesté, v. s. f., lui fit construire une maison de pierre sur la montagne, garnie d’hommes, et de toutes les bonnes choses du logis du roi, v. s. f., car l’enfant n’en sortait pas. Et quand l’enfant fut grand, il monta sur la terrasse[3] de sa maison, et il aperçut un lévrier qui marchait derrière un homme qui allait sur la route. Il dit à son page qui était avec lui : Qu’est-ce qui marche derrière l’homme qui chemine sur la route ? Le page lui dit : C’est un lévrier ! L’enfant lui dit : Qu’on m’en apporte un tout pareil ! Le page l’alla redire à Sa Majesté, v. s. f., et Sa Majesté, v. s. f., ,dit : Qu’on lui amène un jeune chien courant, de peur que son cœur ne s’afflige ! Et, voici, on lui amena le lévrier.

Et, après que les jours eurent passé là-dessus, quand l’enfant eut pris de l’âge en tous ses membres, il envoya un message à son père, disant : Allons ! pourquoi être comme les fainéants ?Puisque je suis destiné à trois destinées fâcheuses, quand même j’agirais selon ma volonté, Dieu n’en fera pas moins ce qui lui tient au cœur ! On écouta tout ce qu’il disait, on lui donna toute sorte d’armes, on lui donna aussi son lévrier pour le suivre, on le transporta à la côté orientale[4], on lui dit : Ah ! va où tu désires ! Son lévrier était avec lui ; il s’en alla donc, selon son caprice, à travers le pays, vivant des prémices de tout le gibier du pays. Arrivé pour s’envoler[5] vers le prince de Naharinna[6], voici, il n’était point né d’enfant au prince de Naharinna, mais seulement une fille. Or, lui ayant construit une maison dont les soixante-dix fenêtres étaient éloignées du sol de soixante-dix coudées, il se fit amener tous les enfants des princes du pays de Kharou[7], et il leur dit : Celui qui atteindra la fenêtre de ma fille, elle lui sera donnée pour femme !

Or, beaucoup de jours après que ces événements furent accomplis, tandis que les princes de Syrie étaient à leur occupation de chaque jour, le prince d’Égypte étant venu à passer à l’endroit où ils étaient, ils conduisirent le prince à leur maison, ils le mirent au bain, ils donnèrent la provende à ses chevaux, ils firent toutes sortes de choses pour le prince : ils le parfumèrent, ils lui oignirent les pieds, ils lui donnèrent ide leurs pains, ils lui dirent en manière de conversation : D’où viens-tu, bon jeune homme ? Il leur dit : Moi, je suis fils d’un soldat des chars[8] du pays d’Égypte. Ma mère mourut, mon père prit une autre femme. Quand survinrent des enfants, elle se mit à me haïr, et je me suis enfui devant elle. Ils le serrèrent dans leurs bras, ils le couvrirent de baisers. Or, après que beaucoup de jours eurent passé là-dessus, il dit aux princes : Que faites-vous donc ici ? Ils lui dirent : Nous passons notre temps à faire ceci : nous nous envolons, et celui qui atteindra la fenêtre de la fille du prince de Naharinna, on la lui donnera pour femme. Il leur dit : S’il vous plaît, je conjurerai mes jambes et j’irai m’envoler avec vous. Ils allèrent s’envoler comme c’était leur occupation de chaque jour, et le prince se tint éloigné pour voir, et la figure de la fille du chef de Naharinna se tourna vers lui. Or, après que les jours eurent passé là-dessus, le prince s’en alla pour s’envoler avec les enfants des chefs, et il s’envola, et il atteignit la fenêtre de la fille du chef de Naharinna ; elle le baisa et elle l’embrassa dans tous ses membres.

On s’en alla pour réjouir le cœur du père de la princesse, et on lui dit : Un homme a atteint la fenêtre de ta fille. Le prince interrogea le messager, disant : Le fils duquel des princes ? On lui dit : Le fils d’un soldat des chars, venu en fugitif du pays d’Égypte pour échapper à sa belle-mère, quand elle eut des enfants. Le prince de Naharinna se mit très fort en colère. Il dit : Est-ce que moi je donnerai ma fille au transfuge du pays d’Égypte ? Qu’il s’en retourne ! On alla dire au prince : Retourne-t-en au lieu d’où tu es venu. Mais la princesse le saisit, et elle jura par Dieu, disant : Par la vie de Phrâ Harmakhis[9] ! si on me l’arrache, je ne mangerai plus, je ne boirai plus, je mourrai sur l’heure. Le messager alla pour répéter tous les discours qu’elle avait tenus à son père ; et le prince envoya des gens pour tuer le jeune homme, tandis qu’il était dans sa maison. La princesse leur dit : Par la vie de Phrâ ! si on le tue, au coucher du soleil, je serai morte ; je ne passerai pas une heure de vie, plutôt que de rester séparée de lui ! On l’alla dire à son père. Le prince fit amener le jeune homme avec la princesse. Le jeune homme fut saisi de terreur, quand il vint devant le prince, mais celui-ci l’embrassa, il le couvrit de baisers, il lui dit : Conte-moi qui tu es, car voici, tu es pour moi un fils ! Le jeune homme dit : Moi, je suis l’enfant d’un soldat des chars du pays d’Égypte. Ma mère mourut, mon père prit une autre femme. Elle se mit à me haïr, et moi je me suis enfui devant elle. Le chef lui donna sa fille pour femme ; il lui donna une maison, des vassaux, des champs, aussi des bestiaux, et toute sorte de bonnes choses[10].

Or, après que les jours eurent passé là-dessus, le jeune homme dit à sa femme : Je suis prédestiné à trois destins, le crocodile, le serpent, le chien. Elle lui dit : Qu’on tue le chien qui court avant toi. Il lui dit : « S’il te plaît, je ne tuerai pas mon chien que j’ai élevé quand il était petit ! Elle craignit pour son mari beaucoup, beaucoup, et elle ne le laissa plus sortir seul. Or, il arriva qu’on désira voyager : on conduisit le prince vers la terre d’Égypte, pour s’y promener à travers le pays[11]. Or voici, le crocodile du fleuve sortit du fleuve[12], et il vint au milieu du bourg où était le prince. On l’enferma dans un logis où il y avait un géant. Le géant ne laissait point sortir le crocodile, mais quand le crocodile dormait, le géant sortait pour se promener ; puis quand le soleil se levait, le géant rentrait dans le logis, et cela tous les jours, pendant un intervalle de deux mois de jours[13]. Et, après que les jours eurent passé là-dessus, le prince resta pour se divertir dans sa maison. Quand la nuit vint, le prince se coucha sur son lit et le sommeil s’empara de ses membres. Sa femme emplit un vase de lait et le plaça à côté d’elle. Quand un serpent sortit de son trou pour mordre le prince, voici, sa femme se mit à veiller sur son mari minutieusement. Alors les servantes donnèrent du lait au serpent[14] ; il en but, il s’enivra, il resta couché le ventre en l’air, et la femme le mit en pièces avec des coups de sa hache. On éveilla le mari, qui fut saisi d’étonnement, -et elle lui -dit : Vois ! ton dieu t’a donné un de tes sorts entre tes mains ; il te donnera les autres. Il présenta des offrandes au dieu, il l’adora et il exalta sa puissance tous les jours de sa vie.

Et après que les jours eurent passé là-dessus, le prince sortit pour se promener dans le voisinage de son domaine ; et comme il ne sortait jamais seul, voici son chien était derrière lui. Son chien prit le champ pour poursuivre du gibier, et lui il se mit à courir derrière son chien. Quand il fut arrivé au fleuve, il descendit vers le bord du fleuve à la suite de son chien, et alors sortit le crocodile et l’entraîna vers l’endroit où était le géant. Celui-ci sortit et sauva le prince, alors le crocodile, il dit au prince : Ah, moi, je suis ton destin qui te poursuit ; quoique tu fasses, tu seras ramené sur mon chemin (?) à moi, toi et le géant. Or, vois, je vais te laisser aller : si le... tu sauras que mes enchantements ont triomphé et que le géant est tué ; et si tu vois que le géant est tué, tu verras ta mort[15] !

Et quand la terre se fut éclairée et qu’un second jour fut, lorsque vint...

La prophétie du crocodile est trop mutilée pour que je puisse en garantir le sens exact. On devine seulement que le monstre pose à son adversaire une sorte de dilemme fatal : ou le prince remplira une certaine condition et alors il vaincra le crocodile, ou il ne la remplira pas et alors il verra sa mort. M. Ebers a restitué cet épisode d’une manière assez différente[16]. Il a supposé que le géant n’avait pas pu délivrer le prince, mais que le crocodile proposait à celui-ci de lui faire grâce sous de certaines conditions.

Tu vas me jurer de tuer le géant ; si tu t’y refuses, tu verras la mort. Et quand la terre se fut éclairée et qu’un second jour fut, le chien survint et vit que son maître était au pouvoir du crocodile. Le crocodile dit de nouveau : Veux-tu me jurer de tuer le géant ? Le prince lui répondit : Pourquoi tuerais-je celui qui a veillé sur moi ? Le crocodile lui dit : Alors que ton destin s’accomplisse ! Si, au coucher du Soleil, tu ne me prêtes point le serment que j’exige, tu verras ta mort. Le chien ayant entendu ces paroles, courut à la maison et il trouva la fille du prince de Naharinna dans les larmes, car son mari n’avait pas reparu depuis la veille. Quand elle vit le chien seul, sans son maître, elle pleura à haute voix et elle se déchira la poitrine, mais le chien la saisit par la robe et il l’attira vers la porte comme pour l’inviter à sortir. Elle se leva, elle prit la hache avec laquelle elle avait tué le serpent, et elle suivit le chien jusqu’à l’endroit de la rive où se tenait le géant. Alors elle se cacha dans les roseaux et elle ne but ni ne mangea, mais elle ne fit que prier les dieux pour son mari. Quand le soir fut arrivé, le crocodile dit de nouveau : Veux-tu me jurer de tuer le géant, sinon je te porte à la rive et tu verras ta mort. Et il répondit : Pourquoi tuerais-je celui qui a veillé sur moi ? Alors le crocodile l’emmena vers l’endroit où se tenait la femme, et elle sortit des roseaux, et, voici, comme le crocodile ouvrait la gueule, elle le frappa de sa hache et le géant se jeta sur lui et l’acheva. Alors elle embrassa le prince et elle lui dit : Vois, ton dieu t’a donné le second de tes sorts entre tes mains il te donnera le troisième. Il présenta des offrandes au dieu, il l’adora et il exalta sa puissance tous les jours de sa vie.

Et après que les jours eurent passé là-dessus, les ennemis pénétrèrent dans le pays. Car les fils des princes du pays de Kharou, furieux de voir la princesse aux mains d’un aventurier, avaient rassemblé leurs fantassins et leurs chars, ils avaient anéanti l’armée du chef de Naharinna, et ils avaient fait le chef prisonnier. Comme ils ne trouvaient pas la princesse et son mari, ils dirent au vieux chef : Où est ta fille et ce fils d’un soldat des chars du pays d’Égypte à qui tu l’as donnée pour femme ? Il leur répondit : Il est parti avec elle pour chasser les bêtes du pays, comment saurais-je où ils sont ? Alors ils délibérèrent et ils se dirent les uns aux autres : « Partageons-nous en petites bandes et allons de çà et de là par le monde entier, et celui qui les trouvera, qu’il tue le jeune homme et qu’il fasse de la femme ce qu’il lui plaira. Et ils s’en allèrent les uns à l’Est, les autres à l’Ouest, au Nord, au Sud, et ceux qui étaient allés au Sud parvinrent au pays d’Égypte, à la même ville où le jeune homme était avec la fille du chef de Naharinna. Mais le géant les vit, il courut vers le jeune homme et il lui dit : Voici, sept fils des princes du pays de Kharou approchent pour te chercher. S’ils te trouvent, ils te tueront et ils feront de ta femme ce qu’il leur plaira. Ils sont trop nombreux pour qu’on puisse leur résister : fuis devant eux, et moi, je retournerai chez mes frères. Alors le prince appela sa femme, il prit son chien avec lui, et tous ils se cachèrent dans une grotte de la montagne. Ils y étaient depuis deux jours et deux nuits, quand les fils des princes de Kharou arrivèrent avec beaucoup dé soldats et ils passèrent devant la bouche de la caverne, sans qu’aucun d’eux aperçût le prince ; mais comme le dernier d’entre eux approchait, le chien sortit contre lui et il se mit à aboyer. Les fils des princes, de Kharou le reconnurent, et ils revinrent sur leurs pas pour pénétrer dans la caverne. La femme se jeta devant son mari pour le protéger, mais voici, une lance la frappa et elle tomba morte devant lui. Et le jeune homme tua l’un des princes de son épée, et le chien en tua un autre de ses dents, mais ceux qui restaient les frappèrent de leurs lances et ils tombèrent à terre sans connaissance. Alors les princes traînèrent les corps hors de la caverne et ils les laissèrent étendus sur le sol pour être mangés : des bêtes sauvages et des oiseaux de proie, et ils partirent pour aller rejoindre leurs compagnons : et, pour partager avec eux les terres du chef de Naharinna.

Et voici, quand le dernier des princes se fut retiré, le jeune homme ouvrit les yeux et il vit sa femme étendue par terre, à côté de lui, comme morte, et le cadavre de son chien. Alors il gémit et il dit : En vérité les dieux accomplissent immuablement ce qu’ils ont décrété par avance. Les Hathors avaient décidé, dès mon enfance, que je périrais par le chien, et voici, leur arrêt a été exécuté ; car c’est le chien qui m’a livré à mes ennemis. Je suis prêt à mourir, car, sans ces deux êtres qui gisent à côté de moi, la vie m’est insupportable. Et il leva les mains, au ciel et s’écria : Je n’ai point péché contre vous, ô dieux ! C’est pourquoi accordez-moi une sépulture heureuse en ce monde et la voix juste devant les juges de l’Amentît. Il retomba comme mort, mais les dieux avaient entendu sa voix, et la neuvaine des dieux vint vers lui et Râ-Harmakhis dit à ses compagnons : Le destin s’est accompli, maintenant donnons une vie nouvelle à ces deux époux, car il convient de récompenser dignement le dévouement dont ils ont fait preuve l’un pour l’autre. Et la mère des dieux approuva de la tête les paroles de Râ-Harmakhis et elle dit : Un tel dévouement mérite une très grande récompense. Les autres dieux en dirent autant, puis les sept Hathors s’avancèrent et elles dirent : Le destin est accompli : maintenant qu’ils reviennent à la vie ! Et ils revinrent à la vie sur l’heure.

En terminant, M. Ebers raconte que le prince révèle à la fille du chef de Naharinna son origine réelle et qu’il rentre en Égypte où son père l’accueille avec joie. Il repart bientôt pour le Naharinna, bat ses meurtriers, et rétablit le vieux chef sur son trône. Au retour, il consacre le butin à Amonrâ, et il passe le restant de ses jours en pleine félicité.

Rien n’est mieux imaginé que ce dénouement : je ne crois pas cependant que le vieux conteur égyptien eût pour ses héros la compassion ingénieuse que leur témoigne le moderne. La destinée ne se laisse pas fléchir dans l’Orient ancien et elle ne permet pas qu’on élude ses arrêts : elle en suspend parfois l’exécution, elle ne les annule jamais. Si Cambyse est condamné à mourir près d’Ecbatane, c’est en vain qu’il fuira l’Ecbatane de Médie : au jour fixé pour l’exécution, il trouvera en Syrie l’Ecbatane dont les dieux le menaçaient. Quand un enfant est prédestiné à périr violemment vers sa vingtième année, son père aura beau l’enfermer dans une île déserte, au fond d’un souterrain : le sort a déjà amené sur les lieux Sindbad le marin, qui tuera par mégarde la victime fatale. Je crois que le héros de notre conte n’échappait pas à cette loi. Il triomphait encore du crocodile, mais le chien, dans l’ardeur de la lutte, blessait mortellement son maître et il accomplissait, sans le vouloir, la prédiction des Hathors.

 

 

 



[1] Le conteur ne dit pas explicitement de quel pays il s’agit, mais il emploie, pour désigner le père de son héros, le mot soutonou, qui est le titre officiel des rois d’Égypte : c’est donc en Égypte que se passent tous les événements racontés au début du conte.

[2] Sur les Hathors, voir le Conte des deux Frères, et l’Introduction.

[3] Le toit des maisons égyptiennes était plat et il formait, comme celui des temples, des terrasses sur lesquelles on venait prendre le frais. On y élevait des kiosques légers, et quelquefois, comme au temple de Dendérah, de véritables édicules en pierre de taille qui servaient de chapelle et d’observatoire.

[4] La côte orientale, c’est la Syrie, par rapport à l’Égypte : nous verrons en effet que le prince arrive au pays de Naharinna. Le Naharinna est connu aussi sous le nom de Naharaîna : les mariages de princes égyptiens avec des princesses syriennes sont fréquents dans l’histoire réelle.

[5] Le mot poui, employé à plusieurs reprises, dans notre texte, pour désigner l’action des princes, signifie bien voler, s’envoler, et c’est par abus seulement qu’on l’a traduit grimper. Le prince de Naharinna impose-t-il aux prétendants une épreuve magique ? Je suis tenté de le croire, en voyant que, plus loin, le fils du roi d’Égypte conjure ses jambes avant d’entrer en lice à son tour. Nous avons rencontré d’ailleurs, dans le premier Conte de Satni-Khâmoîs, un personnage qui sort de terre, littéralement, qui s’envole en haut, au moyen des talismans du dieu Phtah.

[6] On pourra trouver bizarre que le prince, ignorant l’histoire de la princesse de Naharinna, arrivât dans le pays où elle se trouvait avec l’intention de s’envoler pour la conquérir. Aussi bien, l’auteur égyptien n’a-t-il songé qu’à mettre le lecteur par avance dans la confidence de ce qui allait se passer. C’est ainsi que, dans le Conte des deux Frères, les magiciens de Pharaon, tout en ignorant l’endroit précis où est la femme que Pharaon convoite, envoient des messagers vers toutes les contrées, et recommandent spécialement qu’on donne une escorte au messager qui se rendrait dans le Val de l’Acacia, comme s’ils savaient déjà que la fille des dieux y résidait.

[7] Cf. dans le conte Comment Thoutîy prit la ville de Joppé, ce que les Égyptiens entendaient sous le nom de pays de Kharou.

[8] Le char de guerre égyptien était monté par deux hommes, dont l’un, le kazana, conduisait les chevaux, et l’autre, le sinni, combattait : c’est un sinni que le prince de notre conte se donne pour père. Les textes nous montrent que ces deux personnages étaient égaux en grade et qu’ils avaient rang d’officier (Maspero, Études égyptiennes, t. II, p. 41).

[9] On s’attendrait à voir une princesse syrienne jurer par un Baal ou par une Astarté : l’auteur, qui n’y regardait pas de si près, lui met deux fois dans la bouche la formule égyptienne du serment par Phâr-Harmakhis et par Phrâ.

[10] Cf. dans Les Mémoires de Sinouhît, l’énumération du domaine que le prince de Tonou constitua à Sinouhît, quand il lui eut donné sa fille en mariage.

[11] Peut-être : pour chasser dans ce pays, ainsi qu’au début du Conte.

[12] Pas plus que dans le Conte des deux Frères, l’auteur égyptien ne nomme le fleuve dont il s’agit : il emploie le mot iaoumâ, iôm, la mer, le fleuve, et cela lui suffît. L’Égypte n’a pas en effet d’autre fleuve que le Nil. Le lecteur comprenait sur-le-champ que iaoumâ désignait le Nil, comme le fellah d’aujourd’hui quand on se sert devant lui du mot Bahr, sans y joindre l’épithète malkhah, salé : bahr et malkhah signifie alors la mer.

[13] Le géant et le crocodile sont deux personnages astronomiques, l’emblème de deux constellations importantes qu’on voit figurées, entre autres, au plafond du Ramesséum. Il semble que le dieu les ait envoyés sur terre pour accomplir la destinée prédite par les sept Hathors.

[14] Cf., sur la façon dont les Égyptiens attiraient les serpents, le passage de Phylarque, Fragment 26, dans Müller-Didot, Fragmenta Historicorun Græcorum, t. I, p. 340.

[15] Il y a ici l’indication d’un intersigne analogue à ceux que j’ai signalés plus haut au Conte des deux frères et au deuxième conte de Satni-Khâmoîs. Une lacune nous empêche malheureusement de reconnaître quelle en était la nature.

[16] Ebers, Das alte Ægyptische Märchen vom verwunschenen Prinzen, dans le n° d’octobre 1881 des Westermann’s Monatshefte, p. 99-102.