HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME PREMIER

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. - DES ÉLECTIONS DE 1791 À LA DÉCLARATION DE GUERRE CONTRE L'AUTRICHE. - LES GIRONDINS. - LA QUESTION DE LA GUERRE ET DE LA PAIX.

Octobre 1791-avril 1792.

 

Les élections pour la nouvelle Assemblée avaient eu lieu dans le courant de septembre.

A Paris, le vote au second degré n'avait pas donné le même résultat qu'eût produit le vote direct du peuple. Il en était sorti plus de Feuillants que de Jacobins ou de républicains ; cependant, Condorcet et Brissot avaient été élus avec plusieurs de leurs amis, malgré les attaques acharnées des contre-révolutionnaires et des Feuillants contre Brissot. Les accusations contre la probité de Brissot étaient très injustes ; il était pauvre et désintéressé ; on n'avait eu à lui reprocher que de la légèreté et de fâcheuses relations durant sa première jeunesse, agitée et errante. Bon et généreux, courageusement dévoué à ses amis et à la liberté, il ne péchait que par trop d'ardeur ; sa prodigieuse activité lui donnait des airs d'intrigue et sa passion pour la cause de la Révolution l'entraînait parfois au delà des moyens permis.

Les excès de quelques journaux, surtout d'une feuille qui dépassait Marat, avaient pu contribuer à rejeter les électeurs du côté des Feuillants. Ce journal était le Père Duchesne. Son rédacteur, Hébert, n'était pas un furieux et un frénétique comme Marat. Profondément dépravé et pervers à froid, il faisait appel à tous les mauvais instincts et poussait, par calcul, dans un langage brutal et ignoble, à la haine entre les classes ; il excitait le peuple à exclure de la députation, comme ses ennemis, non seulement les hommes de l'Ancien Régime, mais tout ce qui était bourgeois ou marchand, tout ce qui ne vivait pas dans un grenier.

Paris, donc, élut bon nombre de constitutionnels ou Feuillants, mais pas un partisan de l'Ancien Régime. Le parti de la droite fut balayé dans toute la France comme à Paris. Les hommes de loi, les avocats, déjà si nombreux dans les Etats Généraux de 89, furent tout à fait dominants cette fois. Parmi tous ces noms encore inconnus qui remplaçaient les noms éclatants de la Constituante, beaucoup allaient bientôt devenir fameux à leur tour. Les départements avaient envoyé Vergniaud, Guadet, Gensonné, Ducos, Isnard, Valazé, Cambon, Carnot, Merlin de Thionville, Thuriot, Couthon, Aubert-Dubayet. Plusieurs de ceux-ci ne sortaient point du barreau et devaient s'illustrer, autrement que par la parole, dans l'administration et dans la guerre.

Les amis des chefs de l'ancienne majorité (des Feuillants) formaient la nouvelle droite de l'Assemblée législative, qui représentait les opinions de l'ancienne gauche constitutionnelle sous la Constituante. La nouvelle gauche, qui aspirait à la République, tendait à devenir ce qu'on nomma bientôt le parti de la Gironde, parce que le principal groupe de ce parti était la députation de Bordeaux, toute brillante de jeunesse, de talent, de vaillance et de patriotique ardeur. Les Girondins furent comme la fleur de la Révolution.

Entre la gauche et la droite se trouvait une masse nombreuse dont les opinions, encore incertaines sur bien des points, tendaient néanmoins à suivre le courant de la Révolution.

L'Assemblée s'ouvrit le ter octobre. Elle comptait 730 membres au lieu des 1.200 de la Constituante. Ce qui frappa d'abord dans son aspect, ce fut la grande jeunesse de ses membres. Il y avait là beaucoup de députés de vingt-cinq à trente ans. C'était une génération nouvelle qui arrivait en masse, et comme une seconde moisson d'hommes politiques que la France produisait après avoir enfanté la Constituante.

L'Assemblée législative avait encore moins de richesses que d'années. Les grands propriétaires fonciers avaient disparu, et un seigneur de l'ancienne cour écrivait dédaigneusement que tous ces nouveaux députés ensemble ne possédaient pas en biens fonds trois cent mille livres de revenu.

L'Assemblée eut d'abord de l'hésitation dans ses choix ; elle avait besoin d'apprendre à se connaître elle-même. Elle nomma président un Feuillant, homme habile et politique, qui avait du crédit dans la bourgeoisie de Paris, Pastoret ; mais l'opinion avancée eut la majorité dans le bureau. Le 4 octobre, l'Assemblée prêta serment de vivre libre ou de mourir ; puis chaque député jura fidélité à la Constitution sur le livre de la Loi apporté par les douze anciens d'âge.

Les républicains jurèrent comme les autres. Le roi avait juré en espérant que la Constitution se détruirait par ses défauts. Les républicains firent de même, attendant que l'expérience montrât l'incompatibilité entre la royauté et la démocratie. L'Assemblée, en majorité, se défiait de la royauté, mais n'avait point de parti pris contre elle.

L'Assemblée législative vota des remerciements, au nom de la France, à l'Assemblée constituante.

L'Assemblée envoya prévenir le roi qu'elle était constituée.

La députation ne fut pas reçue, à ce que l'on pensa, avec assez d'égards. Cela fit mauvais effet. Un député d'Auvergne, Couthon, proposa qu'on ne donnât plus au roi les titres de Sire et de Majesté, et que le roi, quand il viendrait à l'Assemblée, n'eût qu'un fauteuil pareil à celui du président.

La proposition fut votée. Les choses s'étaient déjà passées de la sorte, quant à l'égalité de siège entre le roi et le président, à la séance où Louis XVI avait accepté la Constitution, Mais, depuis, on était revenu là-dessus et l'on avait rendu au roi un fauteuil doré, une espèce de trône.

Les anciens meneurs de la Constituante, les Lameth et autres, et le nouveau président Pastoret, employèrent la soirée et la nuit à remontrer aux députés que retirer au roi les honneurs qui lui restaient et les titres qu'on lui avait toujours donnés, c'était comme abolir la royauté et faire une nouvelle révolution. Le lendemain matin, les agents de la cour se répandirent parmi les rassemblements populaires, jetant l'alarme et assurant que le travail allait être arrêté par de nouveaux troubles. L'opinion publique ne parut pas soutenir le décret, si bien que celui des journalistes qui était à la fois le plus violent et le plus dépourvu de conscience, Hébert, crut que le peuple devenait royaliste et tourna un moment à la réaction.

L'Assemblée, prévenue que le roi ne viendrait pas ouvrir la session si l'on maintenait le décret, céda et la majorité rapporta, le 6 octobre, son vote du 5.

Le roi vint à l'Assemblée ; il fut bien accueilli et prononça un petit discours rédigé par le ministre de la justice Duport-Dutertre, où il parlait de ce qui restait à faire pour développer la Constitution, des lois civiles à renouveler, de l'éducation nationale à fonder, etc. Il y eut, quelques jours durant, une impression d'apaisement.

Ce n'était qu'une apparence ; la guerre était plus que jamais au fond et l'avenir devenait de plus en plus sombre. Dans la seconde quinzaine d'octobre, d'affreuses nouvelles effrayèrent l'Assemblée et toute la France : les unes arrivaient d'Avignon ; les autres, des colonies.

Nous avons dit qu'en juin 1790, le parti de la Révolution avait vaincu dans Avignon le parti du pape et avait proclamé le vœu de réunir cette ville à la France.

La victoire remportée par les patriotes avignonnais n'avait pas terminé la lutte. Le parti papal et aristocrate s'était maintenu dans le pays voisin d'Avignon, le Comtat Venaissin, qui avait une administration distincte de celle d'Avignon.

Avignon ayant proposé sa réunion avec le Comtat et la réunion de l'un et de l'autre à la France, la grande majorité le la population manifesta son désir de devenir française. Le parti papal, cependant, réussit à exciter contre Avignon a jalousie de Carpentras, chef-lieu du Comtat, y forma une assemblée comtadine en opposition à l'assemblée électorale l'Avignon et persécuta violemment les patriotes comtadins. Les Avignonnais allèrent au secours de ceux-ci.

L'Assemblée constituante, qui, alors, ménageait encore le ?ape et craignait qu'on n'accusât d'ambition la France nouvelle, hésita à accueillir le vœu des Avignonnais et ajourna la question de l'acceptation (28 août 1790).

Le pape déclara nul tout ce qui s'était fait contre ses droits et ordonna de rétablir tout l'ancien ordre de choses, l'Inquisition comprise (6 octobre 1790).

Ce n'était pas une chose bien respectable que les donations d'Avignon et du Comtat faites par d'anciens princes féodaux au Saint-Siège, sans l'aveu des populations, et cela devait compter peu devant la volonté de ces Français qui n'entendaient plus que leur contrée fût comme une petite île de domination étrangère au sein de la France.

L'Assemblée constituante intervint, en octobre 1790, par l'envoi momentané de quelques troupes à Avignon, mais sans proclamer la réunion. Cela n'arrêta point la guerre civile du Comtat, qui devint aussi cruelle d'un côté que de l'autre, dans ce pays de mœurs violentes.

Les Avignonnais avaient levé une petite armée. Après avoir repris Cavaillon, petite ville patriote où les papaux avaient exercé une vraie terreur, ils assaillirent par deux fois Carpentras. A la suite d'un échec, les soldats tuèrent leur général, qu'ils accusaient de trahison, et lui donnèrent pour successeur un homme brutal et féroce, un muletier qu'on surnommait Jourdan Coupe-Tètes. Avignon envoya un nouveau message à l'Assemblée. Nous voulons, y était-il dit, vivre Français ou mourir. La réunion était la seule chance de prévenir de nouveaux excès.

Robespierre, Brissot, Pétion, Camille Desmoulins, les journaux et les Jacobins, déclaraient à l'Assemblée qu'elle serait responsable des malheurs du Comtat. L'Assemblée ne décida rien encore et se contenta d'envoyer des médiateurs qui firent signer la paix aux deux partis (9 juin 1791).

La guerre ne quitta la campagne que pour rentrer dans Avignon. Elle recommença non plus entre les papaux et les patriotes, mais entre la municipalité et l'armée avignonnaise. La municipalité tenait pour les Feuillants ; les chefs de l'armée, pour les Jacobins ; mais il s'agissait surtout entre eux de rivalités locales, et la plupart des chefs de l'armée étaient surtout des hommes de désordre et de passion effrénée. Les soldats avaient commis de tels excès, que le parti municipal les qualifiait de brigands. La municipalité n'ayant point payé l'armée au moment où on la licenciait, les soldats se révoltèrent et arrêtèrent les municipaux et quelques-uns de leurs amis (21 août). En présence de cette anarchie, l'Assemblée constituante se décida enfin à décréter la réunion (13 septembre 1791) ; mais les ministres tardèrent, durant plusieurs semaines, à expédier des commissaires pour prendre possession d'Avignon et du Comtat au nom de la France.

Ce retard eut d'épouvantables conséquences. Le désordre qui régnait dans Avignon encouragea le parti papal à relever la tête. A propos de l'argenterie et des cloches qu'on avait enlevées aux églises, les papaux soulevèrent une partie du peuple de la ville et des environs. Un des chefs de la nouvelle municipalité révolutionnaire, et peut-être le seul honnête et humain, Lescuyer, fut traîné dans l'église des Cordeliers et massacré avec des raffinements d'horrible barbarie.

Quelques centaines de soldats de l'armée avignonnaise arrivèrent trop tard pour sauver Lescuyer. Ils vengèrent ce crime, par cent autres crimes. Conduits par Jourdan Coupe-Têtes, ils dissipèrent sans combat les attroupements des papaux, tuèrent ce qu'ils purent attraper, puis arrêtèrent de maison en maison les gens qu'ils avaient en haine, et jusqu'à des femmes et des enfants. Ils les menèrent au vieux château des Capes, dans une tour qui avait vu autrefois les cruautés secrètes de l'Inquisition et qui allait en voir d'autres dont le monde effrayé devait retentir. Les soldats, leur première fureur passée, eussent épargné les prisonniers ; mais quelques chefs pervers et atroces avaient résolu le massacre, et le firent exécuter par une petite troupe de gens enivrés avec des liqueurs qui les rendaient comme fous. Un garçon de seize ans se baigna dans le sang avec frénésie ; mais, lui, c'était la vengeance qui l'enivrait : c'était le fils du malheureux Lescuyer !

On tua tout, hommes et femmes, les prisonniers du jour et eux qui avaient été pris lors de l'arrestation de la municipalité. Cent dix victimes, mortes ou mourantes — soixante-dix sommes, trente-deux femmes, huit enfants ! — furent précipitées dans un puits qui était au fond de la tour, et qu'on appelait la Glacière. Jourdan fit verser des flots de chaux sur les corps et des torrents d'eau sur les murailles ; mais rien n'a pu effacer, sur les parois de la tour, les traces de sang qu'ont laissées à leur passage les corps lancés dans cet abîme (16 octobre 1791).

La Révolution commençait d'avoir à son tour ses scènes de la Saint-Barthélemy. Ces forfaits en présageaient d'autres. Le mal appelle le mal.

Quand on sut la vérité à Paris, on fit après ce qu'on aurait dû faire avant ; on envoya un général occuper Avignon et arrêter les auteurs du massacre, qui ne purent opposer de résistance. L'affaissement avait succédé à la rage. Presque en même temps que les nouvelles d'Avignon, l'on avait reçu celles de la catastrophe bien plus vaste encore qui désolait Saint-Domingue. Là comme à Avignon, les incertitudes et les variations de l'Assemblée avaient contribué à amener d'immenses malheurs.

Les colonies que nous avions conservées dans les îles d'Amérique, et aussi dans celles de la côte orientale d'Afrique, n'avaient cessé d'accroître leur production depuis la paix avec l'Angleterre, et nous dédommageaient, au point de vue du commerce et de la richesse, de la perte de l'Inde et du Canada. La permission qui leur avait été donnée, en 1786, de trafiquer directement avec l'étranger, avait doublé leur activité. Elles envoyaient en Europe pour deux cents millions par an de denrées de leur sol, dont les trois quarts se vendaient à l'étranger. Le commerce de la France avec les colonies occupait six cents navires jaugeant deux cent mille tonneaux. A Saint-Domingue, à la Guadeloupe, à la Martinique, aux îles de France et de Bourbon, les cannes à sucre couvraient toutes les plaines ; les arbres à café couvraient toutes les collines : c'étaient les plus belles cultures qu'il y eût au monde.

Mais toute cette prospérité reposait sur la traite des noirs et sur l'esclavage. Les ouvriers qui produisaient cette richesse étaient enchaînés au travail et à la terre par des lois impitoyables. Il était impossible de maintenir ce régime d'iniquité en présence de notre Révolution fondée sur les principes de droit et de justice pour tous.

Le mouvement ne commença pas par les esclaves, trop ignorants et trop courbés sous le joug pour comprendre ce qui se passait en France ; mais il y avait entre les maîtres et les esclaves une classe intermédiaire : c'était ce qu'on appelait les hommes de couleur libres, affranchis ou fils d'affranchis, pour la plupart issus du commerce des blancs avec les femmes noires. Beaucoup étaient parvenus à l'instruction et à l'aisance. Ils envoyèrent, dès l'automne de 1789, une députation porter à l'Assemblée nationale un riche don patriotique et réclamer les droits de citoyens.

Les blancs s'irritèrent de voir les hommes de couleur, les mulâtres, prétendre s'égaler à eux. Les blancs de Saint-Domingue, la plus grande et la plus puissante de nos colonies, formèrent à Saint-Marc une assemblée pour défendre leurs intérêts (février 1790). L'Assemblée constituante ayant décrété, le 18 mars 1790, que tous les contribuables, dans chaque colonie, voteraient pour élire l'assemblée coloniale, les blancs prétendirent que ce décret ne s'appliquait pas aux mulâtres, et le gouverneur de Saint-Domingue accepta l'interprétation des blancs. Leur assemblée de Saint-Marc alla plus loin : elle décida que les décrets de l'Assemblée de France ne seraient exécutés qu'après leur admission par l’Assemblée coloniale (28 mai 1790). C'était nier la souveraineté de la France.

Le gouverneur de Saint-Domingue déclara l'assemblée de Saint-Marc dissoute. Elle résista. Le parti de l'assemblée de Saint-Marc, battu dans un engagement avec les troupes, expédia en France une grande députation qui tâcha de persuader aux hommes de la Révolution que les colons soutenaient la liberté contre le despotisme du pouvoir exécutif.

L'Assemblée constituante confirma la dissolution de l'assemblée de Saint-Marc, mais sans se prononcer nettement en faveur des mulâtres (12 octobre 1790). Ceux-ci, pendant ce mois, réclamaient, les armes à la main, l'exécution du décret du 18 mars. Leur chef, Ogé, jeune homme plein de courage et d'intelligence, et vingt-trois de ses amis, dont quelles-uns étaient des blancs, furent pris et envoyés au supplice. le gouverneur avait soutenu le parti des blancs. Ceux-ci, livrés de ce sanglant succès, persistèrent plus que jamais dans leurs prétentions d'indépendance législative et séduisant deux bataillons envoyés de France, puis le régiment même qui avait combattu l'assemblée de Saint-Marc, firent massacrer par les soldats révoltés le colonel de ce régiment, et réduisirent à néant l'autorité du gouverneur.

Cette indépendance que les colons avaient violemment usurpée, ils espérèrent la faire confirmer par la mère-patrie. Leurs députés avaient gagné le comité chargé des affaires des colonies dans l'Assemblée constituante, et ce comité proposa l'aucune loi ne fût votée par la Constituante sur l'état des personnes dans les colonies, sans avoir été demandée par les I assemblées coloniales. C'était remettre absolument aux blancs I le sort des noirs et des mulâtres.

Il y eut un grand et solennel débat dans l'Assemblée. Grégoire, Lanjuinais, Sieyès, Pétion, soutinrent énergiquement les droits des hommes de couleur, et Malouet, l'abbé Maury et autres, les prétentions des blancs. La discussion se résuma dans quelques mots échangés entre Barnave et Robespierre.

— Voulez-vous avoir des colonies, oui ou non ? dit Barnave.

— Périssent les colonies, dit Robespierre, si elles doivent nous coûter notre gloire, notre bonheur et notre liberté !

Ceux qui défendaient le parti des blancs ne le faisaient pas tous par intérêt personnel ou par préjugé. Barnave reconnaissait bien que le régime colonial était contraire à la justice et à la raison ; mais il s'épouvantait de ce qui arriverait si j l'on appliquait les vrais principes à cette société factice, don M la base était, à Saint-Domingue, la domination absolue de trente mille blancs sur vingt mille mulâtres et sur quatre cinq cent mille noirs. La proportion était à peu près la même dans les autres îles.

Barnave et bien d'autres redoutaient, pour la France et pour l'humanité, un soudain écroulement de la société coloniale. Leurs craintes n'étaient que trop fondées ; mais le moyen auquel ils recouraient pour prévenir le danger était plutôt de nature à le précipiter. Laisser les blancs souverains maîtres de la législation coloniale, c'était pousser au désespoir les mulâtres, et, avec ceux ci, les noirs, qui commençaient à comprendre et à s'agiter à leur tour. Une intervention prudente et résolue de l'Assemblée nationale entre les diverse : classes de la population coloniale était devenue, non pas seulement juste, mais nécessaire. Il eût fallu préparer progressivement, après l'accession des mulâtres aux droits de citoyens : l'émancipation des esclaves.

Dans l'état de crise où était la mère-patrie elle-même, la décision et le temps manquèrent pour cette œuvre si difficile.

L'Assemblée constituante, le 15 mai 1791, décréta que les gens de couleur, nés de père et mère libres, seraient admis dans les assemblées coloniales, mais que la législature nationale ne toucherait jamais à l'état des gens de couleur non libres sans le vœu préalable des colonies. C'était donner en partie gain de cause aux mulâtres libres, mais abandonner les esclaves.

L'aggravation des troubles était à prévoir. Bordeaux, qui avait plus de cent millions de capitaux engagés aux colonies, offrit d'y envoyer sa garde nationale. L'Assemblée remercia, mais n'expédia point de troupes. Les colons persévérèrent dans leur révolte. L'assemblée de Saint-Domingue n'alla pas jusqu'à proclamer sa séparation d'avec la France ; mais elle agit en fait comme souveraine et tenta d'étouffer, par d'atroces exécutions, les mouvements qui commençaient de se produire parmi les esclaves.

Le 22 août, par une nuit d'orage, les nègres du nord de l'île s'assemblèrent dans les forêts du Morne-Rouge, l'n sorcier noir les appela à la vengeance contre les enfants du Dieu des blancs, au nom du bon Dieu qui a fait le soleil. Le lendemain, toute la plaine du Cap fut en feu. Six cents sucreries et caféteries disparurent dans les flammes. Les maîtres et leurs familles furent massacrés partout où ils ne purent gagner la ville du Cap-Français (aujourd'hui le Cap-Haïtien) ou la mer. Les blancs, cependant, se rallièrent : soutenus par les troupes, ils reprirent l'offensive et se vengèrent de l'incendie et du massacre par les échafauds et les fusillades. Les bandes des noirs continuèrent à tenir dans les forêts et les montagnes du nord, et la révolte s'étendit dans les autres parties de l'île. Les mulâtres, à leur tour, avaient repris les armes à la fois pour faire reconnaître leurs droits et pour s'opposer à la destruction des propriétés et des cultures. Au milieu de ces luttes furieuses, la belle ville du Port-au-Prince fut brûlée et ruinée. Une partie des blancs : transigèrent, et une assemblée coloniale admit tous les habitants libres aux droits politiques (21 septembre 1791), ce qui fut ratifié par l'Assemblée législative.

Il était trop tard. La question des mulâtres libres disparaissait maintenant devant celle des esclaves, à laquelle l'Assemblée n'avait pas encore osé toucher et qu'il n'était plus temps de discuter. Les esclaves en masse étaient déchaînés.

Les scènes du Cap n'avaient été que le début de cette Ion- ; gue série d'horreurs dans lesquelles devait s'abîmer la plus t florissante des colonies françaises. Au bout de peu de mois, on calculait déjà qu'il y avait là une perte de 600 millions pour la France. Cela ferait bien aujourd'hui un milliard et demi !

La situation s'aggravait en France. Le roi, après l'amnistie i accordée par la Constituante, avait tâché de faire rentrer les, émigrés ; ils n'étaient pour lui qu'un embarras et un danger : au dehors, et ils eussent pu redevenir un appui au dedans. ; Louis XVI avait donc envoyé des hommes de confiance à ses frères pour les engager à reconnaître, comme lui, la Constitution.

Ils répondirent : Tout ou rien ! Et, au lieu de rentrer, ils expédièrent des circulaires dans tous les départements, avec promesses et menaces, pour sommer impérieusement tous les nobles de venir les joindre. La suppression des passeports avait rouvert les frontières. On ne voyait sur toutes les routes que des ci-devant gentilshommes se dirigeant, sans aucun mystère, vers la Belgique et les électorats du Rhin, surtout vers Coblenz, que les émigrés appelaient la capitale de la France extérieure. Ils y avaient rétabli l'ancienne mai-, son militaire du roi. Ils y formaient des légions sous le nom des anciennes provinces. Monsieur jouait au régent du royaume ; il avait une cour et des ministres.

Louis XVI, quoique les émigrés ne l'eussent point écouté, continuait à payer, sur sa liste civile, les gardes du corps et les courtisans passés à l'étranger, et les pamphlétaires qui écrivaient en faveur de l'Ancien Régime en France et au dehors. Les émigrés, emportant, à leur départ, tout l'argent qu'ils pouvaient se procurer, augmentaient la baisse des assignats déjà commencée et la détresse publique. Parmi eux se trouvaient nombre d'anciens titulaires de charges supprimées, qui avaient reçu de très grandes sommes en remboursement.

Louis XVI invita officiellement, par une proclamation, les émigrés à rentrer (14 octobre). Ils n'en tinrent compte. Ils essayaient en ce moment de se faire livrer Strasbourg.

L'Assemblée législative perdit patience. Brissot, le 20 octobre, traita, devant l'Assemblée, la question de l'émigration avec autant d'énergie que de bon sens et d'équité. Il déclara qu'il fallait frapper, non l'émigration, mais la révolte ; s'abstenir de mesures violentes contre les simples citoyens qui avaient quitté la France par peur ou par aversion des nouveautés ; mais ne plus ménager les chefs, et prendre une attitude digne de la nation française envers les puissances étrangères. Elles osent manifester la prétention d'obliger la France à changer les lois qu'elle s'est données ! Eh bien, si elles refusent de retirer leur protection à nos rebelles, si elles menacent de nous imposer leur médiation armée, n'attendons pas leur attaque ; attaquons-les nous-mêmes !

A ces fières paroles, il y eut un grand mouvement dans l'Assemblée et dans les tribunes ; ce fut comme le premier coup de trompette de la grande guerre.

Brissot conclut en proposant de se contenter de renouveler contre les simples émigrés qui ne rentreraient pas sous un mois le décret de la Constituante qui frappait leurs biens d'une triple contribution ; mais, quant aux deux frères du roi et au ci-devant prince de Condé, s'ils persistaient à soulever contre la France les citoyens français ou les puissances étrangères, ils devaient être poursuivis devant la haute cour établie par la Constitution.

Brissot proposa enfin que l'Assemblée se réservât de prendre les mesures qui conviendraient envers les puissances, après que le ministre des affaires étrangères aurait fait un rapport sur la situation.

Après Brissot débuta un nouveau député. On n'avait pas entendu, depuis Mirabeau, une voix aussi éloquente. C'était Vergniaud, un jeune avocat de Bordeaux, qui allait être le grand orateur de la Législative. Issu d'une famille pauvre de Limoges, il avait été distingué dans son enfance et protégé par le grand Turgot. S'il n'avait pas toute la terrible puissance de Mirabeau, nul ne pouvait le surpasser pour l'élévation des idées, la générosité des sentiments et la beauté du langage. Nul ne rappelait aussi bien que lui la dignité et l'éloquence harmonieuse des anciens Grecs, ces maîtres de tous les arts.

Vergniaud appuya Brissot. Personne ne prit le parti des émigrés ; mais les Feuillants, qui étaient la droite de la nouvelle assemblée après avoir été la gauche de l'ancienne, s'efforcèrent de faire ajourner les mesures de rigueur. Un député provençal, Isnard, éclatant comme un orage dans ce solennel débat, s'indigna qu'on hésitât à frapper les principaux coupables parce qu'ils étaient princes. Il est temps, s'écria-t-il, que le grand niveau de l'égalité, placé sur la France libre, prenne son aplomb !

Il faisait allusion au niveau, signe de l'égalité, qui figurait partout entre les emblèmes officiels de la Révolution.

L'impétueuse harangue d'Isnard entraîna l'Assemblée. On vota la proclamation suivante, adressée à Monsieur :

Louis-Stanislas-Xavier, prince français, l'Assemblée nationale vous requiert, en vertu de la Constitution française, de rentrer dans le royaume dans le délai de deux mois. Faute de quoi, vous serez censé avoir abdiqué votre droit éventuel à la régence. (31 octobre.)

Le 9 novembre, l'Assemblée vota un ensemble de dispositions beaucoup plus sévères que le projet de Brissot. Elle décréta que les Français rassemblés au delà des frontières du royaume, s'ils étaient encore au 1er janvier en état de rassemblement, seraient déclarés coupables de conjuration et punis de mort ; que cette peine s'appliquerait aux princes français et aux fonctionnaires émigrés qui ne seraient pas rentrés au 4er janvier. Les revenus des conjurés condamnés par contumace seraient, pendant leur vie, perçus au profit de la Nation, sans préjudice des droits des femmes, des enfants et des créanciers. Les revenus des princes français devaient être immédiatement séquestrés, et tous traitements ou pensions cesser d'être payés aux fonctionnaires ou pensionnaires de l'État émigrés. Tout officier qui abandonnait son corps sans congé ou sans démission acceptée était réputé déserteur. Tout Français qui ferait des enrôlements pour le compte des émigrés serait puni de mort.

L'Assemblée chargea son comité diplomatique de lui présenter un rapport sur les mesures à prendre envers les puissances étrangères. Nous reviendrons plus loin sur les rapports entre la France et l'étranger.

Si rigoureuse que fût la loi votée par l'Assemblée, il est essentiel d'observer qu'elle ne frappait pas tous les émigrés, mais seulement ceux qui étaient en état de rassemblement et qui préparaient ouvertement une guerre à la fois étrangère et civile.

Le roi refusa sa sanction au décret, qui ne lui paraissait pas, dit-il, compatible avec les principes d'une Constitution libre, et il annonça qu'il adressait une nouvelle proclamation aux émigrés, et qu'il ordonnait de nouveau à ses frères de rentrer.

Les princes écrivirent au roi que leur honneur et leur tendresse même pour lui leur défendaient d'obéir. Monsieur répondit à l'Assemblée nationale par une lettre lourdement impertinente, où il avait cru mettre de l'esprit et où il n'avait mis que du mauvais goût. La colère grandit dans l'Assemblée et dans les clubs.

L'Assemblée avait commencé à débattre, en même temps que la question des émigrés, celle des prêtres réfractaires, plus redoutables que les émigrés, car ils avaient bien plus de prise sur le peuple. Dans les départements frontières, les prêtres qui avaient refusé le serment à la Constitution employaient tous les moyens pour soulever les populations en faveur des émigrés et des puissances étrangères, comme le rapporte un écrivain royaliste, le marquis de Ferricres. Dans les départements de l'intérieur, surtout dans l'ouest et dans le midi, le clergé réfractaire animait les paysans contre les prêtres constitutionnels et contre leurs adhérents. Des évêques et des prêtres ambitieux, dit dans ses Mémoires le marquis de Ferrières, loin du danger — car presque tous avaient abandonné leurs diocèses —, précipitaient d'autres prêtres crédules dans un abîme de maux. Ils les fanatisaient par leurs mandements, par leurs lettres, par les journaux soudoyés avec l'or de la liste civile, et les poussaient à conspirer contre la Révolution.

Jusque-là s'il y avait eu des violences locales contre les réfractaires, l'autorité nationale avait gardé de la modération. Deux départements de l'ancien Poitou, la VENDÉE, qui devait acquérir bientôt un terrible renom, et les Deux-Sèvres, donnaient des inquiétudes. La Constituante y avait envoyé deux commissaires, Gallois et Gensonné ; ils firent leur rapport, le 9 octobre, à l'Assemblée législative. Ils avaient trouvé là des populations honnêtes, mais ignorantes, surexcitées et entièrement dominées par les prêtres réfractaires, qui étaient restés, pour la plupart, en possession des cures, car il avait été presque partout impossible d'installer dans les villages des curés constitutionnels. Les commissaires, au lieu de recourir à la force, avaient employé la raison et la douceur. Ils avaient remontré à ces pauvres campagnards qu'on ne voulait persécuter personne ; qu'ils étaient libres d'aller à leurs anciens prêtres, s'ils ne voulaient point des curés officiels ; qu'on ne leur demandait que de ne pas outrager la loi dans ceux-ci.

En effet, un décret du 7 mai 1791 autorisait les ecclésiastiques destitués pour refus de serment à dire la messe dans les églises paroissiales, et, quant aux autres fonctions du culte, ceux des catholiques qui ne reconnaissaient pas la Constitution civile du clergé, aussi bien que les citoyens de toute autre croyance religieuse, étaient autorisés à s'assembler là où il leur conviendrait. On continuait de payer leur traitement aux prêtres réfractaires.

La sage conduite des commissaires réussit, et les paysans, au moins dans les Deux-Sèvres, furent un moment rassurés et calmés. Malheureusement, on ne resta pas longtemps dans cette voie ; la violence appela la violence. Les nouvelles des agitations suscitées sur beaucoup de points par le clergé réfractaire provoquèrent des propositions excessives de la part de divers membres de l'Assemblée. Il y eut une discussion très émouvante entre deux évêques constitutionnels, Fauchet, évêque de Caen, l'orateur passionné du Ctrcle social, et Torné, évêque de Bourges. Fauchet réclamait la suppression du traitement des réfractaires ; Torné les défendit généreusement, quoiqu'ils le traitassent, comme tous ses collègues, d'intrus et d'apostat.

Gensonné, l'un des commissaires envoyés dans la Vendée et maintenant l'un des députés de la Gironde, se prononça pour la pleine liberté des cultes, à condition qu'on retirât au clergé les registres de l'état civil, l'enseignement public et les hôpitaux. C'était toucher au vrai fond des choses.

Mais, sur ces entrefaites arrivèrent de graves nouvelles du département de Maine-et-Loire. De nombreuses bandes armées avaient massacré des prêtres constitutionnels et en étaient venues aux mains avec la garde nationale (6 novembre).

Là comme dans l'affaire des émigrés, le violent Provençal Isnard souleva l'Assemblée par sa fougueuse éloquence. Il voulait qu'on chassât de France tout prêtre réfractaire contre lequel s'élèverait une plainte quelconque.

On discuta trois semaines encore. Le 29 novembre, l'Assemblée décréta que tous les ecclésiastiques seraient tenus de prêter, sous huit jours, le serment civique ;

Que ceux qui refuseraient seraient privés de leur traitement et placés sous la surveillance des autorités, et qu'ils pourraient être, en cas de troubles, éloignés provisoirement de leur domicile ;

Que tout prêtre convaincu d'avoir poussé à la désobéissance aux lois serait puni de deux ans de prison ;

Que les églises entretenues par l'État ne pourraient servir à un autre culte.

Le serment civique n'était pas le serment spécial à la Constitution civile du clergé, mais seulement le serment d'obéissance à la Nation, à la Loi et au Roi. Mais le clergé réfractaire ne fit pas cette distinction et soutint que ce serment était, comme l'autre, contraire à sa conscience.

Le roi, malgré les ministres, opposa son veto à la loi contre les prêtres, comme à la loi contre les émigrés.

Le double veto du roi irrita fort le parti avancé de la Révolution. La puissance des Jacobins ne cessait d'augmenter, et ils avaient agrandi leur popularité, aux dépens de leur indépendance, en rendant leurs séances publiques. La reine les aidait par ses passions et par ses fautes. Il y avait eu récemment des élections municipales dans Paris, à la suite de changements très importants qui s'étaient opérés dans la situation de la capitale. La Fayette n'était plus à la tête de la garde nationale, la Constituante ayant, dans ses derniers jours, supprimé le commandement général et décrété que le commandement serait exercé à tour de rôle par les chefs des six légions. Lu Fayette s'était retiré dans ses terres d'Auvergne, et Bailli avait donné sa démission de maire. Les amis de La Fayette voulurent, en son absence, l'élire à la mairie. Les républicains prirent Pétion pour candidat. La reine engagea secrètement tout ce qui était royaliste ou aristocrate à voter pour Pétion. Elle jouait ce jeu insensé de pousser tout au pire, et haïssait plus La Fayette, qui avait perdu sa popularité et risqué sa vie pour conserver le roi, que les Jacobins qui avaient tenté de le renverser.

Pétion fut élu comme maire, et, après lui, un autre républicain, Manuel, comme procureur de la Commune, puis Danton, comme substitut de Manuel (18 novembre-8 décembre).

Devant une conduite si déraisonnable, on est disposé à perdre tout intérêt pour Louis XVI et Marie-Antoinette ; mais, lorsqu'on entre dans les détails de leur vie intérieure, on les voit si malheureux que la pitié revient. Ils n'avaient pas un moment de sécurité. Ils s'imaginaient que leurs cuisiniers étaient gagnés par les Jacobins pour les empoisonner, et se faisaient apporter, par deux personnes de confiance, des aliments qu'ils mangeaient en cachette. Ce n'était pas là le vrai péril qu'ils avaient à craindre.

La question qui dominait tout, qui dominait et celle des émigrés et celle des prêtres, et de laquelle dépendaient le sort du roi et le sort même de la France, c'était la question de la guerre ou de la paix. C'est là-dessus qu'allaient se concentrer et se débattre les partis ; mais ce débat devait être fort compliqué, car tous les Jacobins n'étaient pas pour la guerre, et tous les constitutionnels n'étaient pas pour la paix.

Les anciens chefs constitutionnels ou feuillants étaient d'accord sur le maintien de la Constitution et du roi, mais non pas sur les moyens d'y réussir. Duport, Barnave et les Lameth rêvaient toujours ce qu'ils n'avaient osé tenter dans les derniers temps de la Constituante, à savoir : de faire modifier la Constitution dans un sens favorable à la royauté, sans porter atteinte aux libertés essentielles, et d'établir une seconde chambre, un sénat électif. Ils croyaient avoir converti la reine à la Constitution, et, comme ils savaient le frère de la reine, l'empereur, mal disposé pour les contre-révolutionnaires de Coblenz, ils espéraient que l'empereur seconderait leurs projets par une sorte de médiation qui menacerait les Jacobins et écarterait les émigrés. Ces hommes qui avaient tant remué le peuple le connaissaient bien peu, en supposant qu'il consentirait à modifier ses nouvelles lois par crainte de l'étranger.

La Fayette, lui, eût rejeté avec indignation cette idée d'accepter, dans nos affaires intérieures, l'influence d'une puissance étrangère, si l'on eût osé la lui communiquer, et il chercha le salut de la Constitution et du roi dans une politique tout opposée et très hardie : c'était d'armer puissamment, de prendre l'attitude la plus ferme en face des gouvernements étrangers, et d'aller jusqu'à faire, au nom du roi constitutionnel contre les rois absolus, une guerre qu'il ne souhaitait pas, mais qu'il ne craignait point et qu'il jugeait inévitable.

C'était un plan honorable et courageux. Était-ce un plan réalisable ? Un avenir prochain allait en décider.

Une jeune femme d'une haute intelligence, d'un grand talent littéraire et d'une âme ardente et généreuse, seconda énergiquement La Fayette. C'était la fille de l'ancien ministre Necker, mariée à l'ambassadeur de Suède en France, madame de Staël. Très opposée à la politique du prince que représentait son mari, ses sentiments de liberté l'avaient attachée au parti des anciens constituants, avec une nuance un peu plus monarchique, et elle jouait, parmi les Feuillants, le même rôle que madame Roland parmi les républicains. Elle aussi s'était formée à l'école de Rousseau. Bonne, loyale, passionnée comme madame Roland, moins capable qu'elle de commander à ses passions, mais y associant toujours des sentiments nobles et désintéressés, elle s'était éprise d'un jeune seigneur des amis de La Fayette, M. de Narbonne. Brave, spirituel, avantageux et léger, il fut un moment élevé au-dessus de lui-même par cette femme bien supérieure à lui. Elle rêva d'en faire un héros, et elle en fit un ministre de la guerre. On imposa Narbonne au roi, qui ne s'en souciait point, et d'autres changements encore eurent lieu dans le ministère au commencement de décembre, par suite de mésententements que les ministres avaient causés à l'Assemblée. Ces changements ne firent pas un ministère bien uni. Narbonne était avec La Fayette ; d'autres ministres subissent l'influence de Duport, de Barnave et des Lameth ; enfin, il y en avait à la discrétion de la reine.

Le parti qui tendait à la république, le parti qui, dans l'Assemblée, reçut le nom de Girondins, se préparait, de son côté, aux événements et voulait la guerre par un motif très différent de celui de La Fayette. Les Girondins voyaient, dans la guerre, l'avènement de la République.

Les deux plus éminents députés de Paris, Brissot et Condorcet, et le nouveau maire de Paris, Pétion, faisaient complètement cause commune avec Vergniaud, Guadet, Gensonné, Ducos et les autres jeunes et brillants députés de la Gironde. Sieyès, qui, après Varennes, avait été pour le maintien du roi, se rapprochait maintenant des républicains.

Madame Roland et son mari, qui étaient retournés dans le lyonnais, revinrent à Paris dans le courant de décembre et e lièrent étroitement avec les Girondins.

Les diverses puissances du continent n'avaient pas toutes accueilli de la même manière la communication que leur avait adressée Louis XVI de son acceptation de la Constitution. Catherine II et le roi de Suède n'avaient pas même ouvert la lettre de Louis XVI, et ils avaient conclu un traité pour faire en commun un armement naval qui était une menace contre nous. Le roi d'Espagne avait répondu qu'il ne communiquerait pas avec la France tant que le roi ne serait pas libre. L'empereur et le roi de Prusse avaient fait des réponses équivoques. L'empereur désirait, dit-il, que l'on prévînt la nécessité de prendre des précautions contre le retour de choses de triste augure. Léopold et Frédéric-Guillaume maintenaient leur accord éventuel de Pillnitz, tout en restant en observation et en suspendant l'effet de leurs résolutions.

Le 22 novembre, le comité diplomatique de l'Assemblée proposa l'envoi d'un message au roi pour l'inviter à sommer les princes de l'Empire germanique de ne plus tolérer les rassemblements d'émigrés sur leur territoire.

Robespierre, qui ne pouvait plus faire entendre sa voix dans l'Assemblée, intervint par le moyen de l'autre tribune qu'il s'était réservée, celle des Jacobins. Il combattit le projet de message et dit que l'Assemblée devait agir directement ; que si l'empereur ne dissipait, dans un délai fixé, les rassemblements d'émigrés, il fallait lui déclarer la guerre au nom de la Nation française, au nom de toutes les nations ennemies des tyrans (28 novembre).

Ce que demandait Robespierre était contraire à la Constitution, en supprimant le rôle que la Constitution laissait au roi. Son opinion ne fut pas soutenue dans l'Assemblée ; mais ce ne fut point que l'Assemblée manquât d'énergie. Comme dans l'affaire des émigrés, comme dans celle des prêtres, Isnard se jeta impétueusement à l'avant-garde.

Un peuple en état de révolution est invincible, s'écria-t-il. — Le peuple français, s'il tire l'épée, en jettera le fourreau. — Disons à l'Europe que, si les cabinets engagent les rois dans une guerre contre les peuples, nous engagerons les peuples dans une guerre contre les rois. — Disons-lui que dix millions de Français, embrasés du feu de la liberté, pourraient, seuls, si on les provoque, changer la face du monde. — Je demande que le décret proposé soit adopté à l'unanimité, pour montrer que cette auguste enceinte ne renferme que de bons Français, amis de la liberté et ennemis des despotes.

L'Assemblée unanime vota le décret, les Feuillants comme les autres, et ce fut un Feuillant, Vaublanc, qui rédigea le message et qui le porta au roi. Il y était dit : C'est à vous, Sire, de tenir aux puissances étrangères le langage qui convient au roi des Français ; dites-leur que, si des princes d'Allemagne continuent de favoriser des préparatifs dirigés contre les Français, nous porterons chez eux non pas le fer et la flamme, mais la liberté. (29 novembre.)

Au moment même où l'Assemblée faisait cet acte de vigueur, l'empereur, le roi de Prusse et plusieurs princes des bords du Rhin ordonnaient aux rassemblements d'émigrés armés sur leurs terres de se séparer ; mais l'électeur de Trêves n'en fit point autant, et c'était précisément chez lui, à Coblenz, que se trouvait le gros des émigrés armés.

L'empereur, d'une autre part, publia, le 3 décembre, un office sur l'affaire des princes possessionnés, c'est-à-dire des princes allemands qui avaient eu des fiefs en Alsace et en Lorraine. Conformément aux résolutions de la Diète germanique, l'empereur interdisait aux princes possessionnés d'accepter les larges dédommagements pécuniaires que la France leur offrait pour la suppression de leurs droits féodaux, et auxquels plusieurs avaient consenti.

L'empereur, ainsi, nous faisait une concession d'une main, et, de l'autre, maintenait une querelle ouverte sur un terrain où la France ne pouvait pas transiger sans renoncer à être maîtresse chez elle.

Il jouait jeu double, et la reine sa sœur aussi. Marie-Antoinette laissait croire aux chefs des Feuillants qu'elle engageait l'empereur à les aider à conserver la paix et la Constitution, moyennant quelques changements dans les lois nouvelles ; mais elle ne songeait qu'à ruiner la Constitution au profit de la royauté, sans vouloir retourner à l'ancien régime des Trois Ordres ni aux émigrés.

Elle poussa le roi à bien accueillir le message de l'Assemblée, afin de tromper l'opinion publique et de contre-balancer le mauvais effet du double veto sur les émigrés et sur les prêtres ; mais, en même temps, elle écrivit secrètement à Catherine II et aux rois d'Espagne et de Suède, et fit écrire par Louis XVI au roi de Prusse. Elle conjurait Catherine de hâter la convocation d'un congrès des puissances, et de presser l'empereur de sortir enfin de son inaction et de venir au secours de sa sœur. Elle ne cessait de réclamer ce congrès armé et s'irritait de voir son frère et les autres princes peu favorables maintenant à cette idée. Nous désirons, écrivait-elle le 25 novembre, arriver à un état de choses supportable, mais qui ne peut pas s'établir par des Français. Il faut donc que les puissances viennent à notre secours.

Le roi porta sa réponse à l'Assemblée le 14 décembre. Le ministre de la guerre, Narbonne, lui avait dicté un discours très habile et très ferme. Je fais déclarer, dit le roi, à l'électeur de Trèves que si, avant le 15 janvier, il n'a pas fait cesser dans ses États tout attroupement de la part des réfugiés, je ne verrai plus en lui qu'un ennemi de la France. Je ferai pareille déclaration à quiconque agirait de même ; mais j'espère que l'empereur, qui a défendu tout rassemblement dans ses propres Étals, usera de son autorité, comme chef de l'Empire, pour obliger les princes récalcitrants à suivre son exemple. — Si mes déclarations ne sont point écoutées, il ne me restera plus qu'à proposer la guerre. — Il est temps de montrer aux nations étrangères que le peuple français, ses représentants et son roi ne font qu'un. — Si l'on calomniait mes intentions, je ne m'abaisserais pas à repousser par des paroles d'injurieuses défiances. — Jamais je ne m'écarte de la ligne constitutionnelle, et je sens profondément qu'il est beau d'être roi d'un peuple libre.

Le roi sortit au milieu des applaudissements de l'Assemblée.

Narbonne annonça que cent cinquante mille hommes seraient réunis aux frontières dans un mois, en trois corps d'armée, sous les ordres de Rochambeau, de Luckner et de La Fayette. Rochambeau était l'ancien général de la guerre d'Amérique. Luckner était un vieux général allemand qui avait combattu la France dans la guerre de Sept ans, et qui, depuis, avait passé à son service. i Narbonne avait fait appel à la confiance. Brissot, le 16 décembre, aux Jacobins, soutint nettement le ministre. La défiance, dit-il, est un état affreux, — Le mal est à Coblenz. — Le pouvoir exécutif va déclarer la guerre ; il fait son devoir, et vous devez le soutenir quand il fait son devoir. — Qu'il soit patriote, et les Jacobins deviendront ministériels et royalistes.

Le sentiment patriotique faisait taire, dans ce moment, chez Brissot, le sentiment politique. Il ajouta que l'empereur et le roi de Prusse, au fond, ne souhaitaient pas la guerre et que l'Allemagne céderait. C'était beaucoup s'avancer. — Quant k la tsarine, ajouta-t-il, elle ne songe qu'à engager ses rivaux dans une lutte avec nous pour qu'ils ne puissent l'empêcher Je mettre la main sur l'Orient.

Danton se montra plus réservé, et dit qu'il fallait se rendre bien compte de la situation et scruter les intentions du pouvoir exécutif.

Le 18 décembre, il y eut une solennité aux Jacobins pour la réception d'une députation de démocrates anglais. On arbora ensemble les drapeaux français, anglais et américain, et l'on cria : Vivent les trois peuples libres de l'univers ! En ce moment, on apporta une épée envoyée par un patriote suisse pour le premier qui terrasserait un ennemi de la Révolution. Isnard, qui présidait les Jacobins, prit cette épée et la brandit en s'écriant :

La voilà ! la voilà !Le peuple français poussera un grand cri, et tous les peuples lui répondront !La terre se couvrira de combattants, et tous les ennemis de la liberté seront effacés de la liste des hommes !

L'assemblée se leva tout entière à ce cri sublime, qui rappelait les prophètes de la Bible.

Robespierre protesta. Il conjura l'assemblée de ne pas se lisser entraîner par de tels mouvements et de discuter avec aime. Lui qui, le 28 novembre, avait paru si pressé de déclarer la guerre, il dit qu'on devait dompter les ennemis intérieurs avant de marcher contre les ennemis étrangers. — Les ennemis les plus dangereux ne sont pas à Coblenz, dit-il ; ils sont à Paris, autour du trône, sur le trône. Peut-on donner la guerre de la Révolution à conduire contre ses ennemis à ses ennemis ?

Robespierre soutint que la guerre faite au nom du roi et par les généraux qu'avait annoncés Narbonne serait la ruine de la liberté, et qu'on tournerait l'armée victorieuse contre la Révolution. Il recommanda instamment la défiance, que Brissot avait repoussée, et dénonça l'alliance de la cour et des anciens meneurs de la Constituante. Il conclut qu'il ne fallait pas, tout en mettant la France en défense, déclarer la guerre actuellement.

Cette division entre les patriotes sur une si grande question agita beaucoup Paris. Camille Desmoulins, qui était alors sous l'influence de Robespierre, écrivit contre la guerre, ainsi que le journal très répandu les Révolutions de Paris, et aussi Marat, qui, du reste, remplissait son journal des contradictions les plus insensées. Danton ne prit pas, dans cette grande controverse, un rôle digne de son énergie. Il flotta entre le parti de l'action et celui de la défiance. Il évita de s'engager à fond.

Les Jacobins de Paris étaient partagés ; mais la majorité des sociétés des départements se prononçaient pour la guerre, et le courant de l'opinion allait dans ce sens. Le sentiment populaire voulait sortir d'une incertitude qui irritait et énervait à la fois le pays.

Brissot répliqua, le 30 décembre, à Robespierre. Il fut vif, agressif et brillant. Robespierre avait prédit que la guerre nous amènerait un César. Brissot prédit que nous verrions sortir du peuple des généraux patriotes qui se montreraient économes de sang dans les batailles, seraient pauvres et n'en rougiraient pas.

Les deux prophéties devaient se réaliser. Nous devions avoir Bonaparte après Hoche et Marceau.

Robespierre avait annoncé des trahisons. Brissot répondit par un mot hardi et profond : Les grandes trahisons ne seront funestes qu'aux traîtres ; nous avons besoin de grandes trahisons !

Il ne développa point toute sa pensée, qui était celle du parti de la Gironde. C'est que la cour trahirait ; que cette trahison prévue échouerait devant l'immensité du mouvement populaire et amènerait la République.

Après Brissot, un des orateurs les plus bizarres du club des Cordeliers, le ci-devant baron allemand Anacharsis Clootz, demanda la guerre par un discours plein d'audace et d'originalité. Il réclama pour la France le Rhin et les Alpes.

Robespierre continua de résister avec une opiniâtre persévérance et une éloquence souvent déclamatoire. Les Jacobins finirent par obliger Robespierre et Brissot de s'embrasser ; mais les deux hommes et les deux partis n'en restèrent pas moins irrévocablement séparés. Il y avait incompatibilité, bien moins de principes que de caractère et d'esprit de conduite, entre Robespierre et le groupe nombreux des Jacobins habitué à suivre son impulsion, d'une part, et le groupe de Brissot, des Roland et des Girondins, de l'autre. D'un côté, un esprit de sombre défiance et de rigorisme étroit, qui tendait à faire des Jacobins une secte, une sorte de grand couvent politique, sous la direction d'une espèce de grand prêtre de la Révolution ; de l'autre côté, chez la plupart, une ardeur, une expansion généreuse et confiante jusqu'à l'imprudence, l'imagination mêlée à la politique, une brillante intelligence, beaucoup d'élan et point de discipline. Madame Roland eût peut-être, seule, été capable de donner l'unité à ce groupe, si elle eût été un homme.

Robespierre, de même qu'il croyait Narbonne et La Fayette complices de la cour et de l'étranger, arriva bientôt à croire Brissot et les Girondins complices de Narbonne et de La Fayette.

Il le crut et fut bien aise de le croire.

Il avait compté que, la Constituante une fois disparue, il gouvernerait la nouvelle Assemblée, sans en être, du fond du club des Jacobins, et voici que des talents inconnus éclataient, que des hommes nouveaux grandissaient, des hommes qui ne s'inspiraient pas de lui, mais d'eux-mêmes et aussi de la pensée d'une femme héroïque.

Or, il se jugeait l'homme nécessaire, le seul qui pût conduire et sauver la Révolution, et il ne tardait pas à reconnaître dans quiconque lui faisait obstacle ou rivalisait avec lui un ennemi de la patrie et du genre humain.

Le 24 décembre, l'Assemblée avait reçu communication d'une lettre de l'empereur au roi, réclamant en termes hautains le prompt rétablissement des vassaux de l'Empire allemand dans tous leurs droits féodaux et autres, en Alsace et en Lorraine.

Ce même jour, La Fayette, revenu d'Auvergne, partit de Paris pour aller se mettre à la tête de son corps d'armée. Narbonne l'avait imposé au roi, qui ne voulait pas lui donner de commandement. La Fayette retrouva un moment sa vieille popularité. La garde nationale et une grande foule de citoyens lui firent escorte jusqu'au delà des barrières.

Le 29 décembre, l'Assemblée vota à l'unanimité une déclaration solennelle à l'Europe, proposée par Condorcet. On y rappelait le texte suivant de la Constitution : La Nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes ; elle n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple. On y exposait la nécessité d'employer la force contre les rebelles qui, du sein d'une terre étrangère, menaçaient de déchirer leur patrie. — Cependant, ajoutait-on, la Nation française ne cessera point de voir un peuple ami dans les habitants des territoires occupés par les rebelles et gouvernés par des princes qui les protègent. Les citoyens paisibles dont ses armées occuperont le pays ne seront ni ses ennemis, ni même ses sujets. — Jalouse de son indépendance, elle ne portera point atteinte à l'indépendance des autres nations. — La France prendra les armes malgré elle, et les déposera avec joie le jour où elle n'aura plus à craindre pour la liberté et l'égalité. — Trop sage pour prévenir la leçon du temps, elle ne veut que maintenir sa Constitution et la défendre. La division entre les deux pouvoirs, dernier espoir de nos ennemis, s’est évanouie à la voix de la patrie en danger.

Le philosophe républicain qui avait rédigé la déclaration était sincère. Si la cour ne trahissait pas, il était résigné à attendre du temps l'avènement de la République.

L'Assemblée vota vingt millions demandés par le ministre de la guerre.

Le 31 décembre, le ministère informa l'Assemblée qu'un office de l'empereur déclarait que, s'il était commis des voies de fait contre l'électeur de Trêves, le général commandant les troupes autrichiennes dans le Luxembourg avait ordre lui porter secours.

Le ministère, au nom du roi, confirma la déclaration royale du 14 décembre, annonçant la guerre si l'électeur de Trèves ne donnait point satisfaction.

L'Assemblée, le lendemain, vota à l'unanimité la mise en accusation des deux frères du roi, du ci-devant prince de Condé, de l'ex-ministre Calonne et de deux autres chefs des émigrés. Les Feuillants de l'Assemblée suivaient l'impulsion de La Fayette et de Narbonne plutôt que celle des anciens meneurs de la Constituante, qui perdaient de plus en plus le reste de leur influence.

Les résolutions les plus vigoureuses avaient été arrêtées entre le ministre de la guerre et les trois généraux. Il avait décidé que les trois corps d'armée marcheraient sur Liège, sves et Coblenz.

L'électeur de Trèves céda, et ordonna la dispersion des rassemblements d'émigrés. L'empereur, tout en expédiant en France la déclaration qu'il défendrait l'électeur, l'avait obligé d’éviter ainsi l'attaque.

La question des émigrés était ou paraissait résolue ; mais ce n'était pas le vrai fond du débat, et il restait d'autres questions assez graves pour que la guerre ne fût qu'ajournée.

Le ministre Narbonne, à son retour de l'inspection des frontières, fit, le 11 janvier, à l'Assemblée, un rapport plein de confiance et d'entrain sur l'état de notre armée, de nos places fortes, de notre approvisionnement. Ses assertions étaient fort exagérées, et il avait vu les choses comme il voulait les voir ; mais ce qui n'était pas une illusion, c'était ce qu'il avançait sur l'ardeur des volontaires et des soldats pour la cause de la Révolution.

Quand la volonté générale, dit-il, est aussi fortement prononcée qu'elle l'est en France, il n'est au pouvoir de personne d'en arrêter l'effet.

Le 14 janvier, le Girondin Gensonné, au nom du comité diplomatique, proposa à l'Assemblée d'inviter le roi à demander à l'empereur qu'il s'engageât à ne rien entreprendre contre la Nation française, sa Constitution, et sa pleine et entière indépendance dans le règlement de son gouverner ment. Si l'empereur ne faisait une réponse satisfaisante avant le 10 février, son refus serait considéré comme un acte d'hostilité.

Un autre Girondin, Guadet, s'écria qu'il fallait commencer par déclarer infâme et traître à la patrie tout Français qui prendrait part à un congrès ayant pour but une modification à la Constitution, une médiation entre la Nation et les rebelles, une capitulation avec les princes possessionnés en Alsace.

La motion de Guadet fut acclamée par l'Assemblée unanimement. Le roi sanctionna.

La discussion continua, durant plusieurs séances, sur la proposition du comité diplomatique. Brissot, contrairement à ce qu'il avait avancé devant les Jacobins, dit nettement que le véritable ennemi, c'était l'empereur. Il nous fait, dit-il, une guerre sourde, plus dangereuse qu'une guerre ouverte. Il a invité les principales puissances de l'Europe à forme une ligue armée, sous prétexte de protéger la dignité du roi des Français et l'honneur des couronnes. — On doit bien garder de s'engager dans des négociations fallacieuses sur la réponse qu'on demande à Léopold ; mais il faut lui signifier qu'on prendra l'offensive contre lui le 10 février, s'il ne donne auparavant pleine satisfaction à la France.

Vergniaud soutint Brissot par un discours splendide, où il montra que le plan de nos ennemis était de nous fatiguer par l'attente et les sacrifices stériles, puis de nous accabler quand nous serions épuisés et divisés. Et il jeta ce grand cri qui allait être bientôt le refrain de la Marseillaise :

Aux armes, citoyens !

Le sort en est jeté ! dit Isnard. Il faut que l'égalité et la liberté triomphent, et elles triompheront en dépit de l'aristocratie, de la théocratie et du despotisme, parce que telle est la résolution du peuple français, et que sa volonté ne reconnaît de volonté supérieure à la sienne que celle de Dieu.

Il manquait une cinquantaine de mille hommes pour compléter les cadres de l'armée.

Le 23 janvier, l'Assemblée ordonna que tous les citoyens en état de porter les armes fussent réunis, le dimanche suivant, dans les chefs-lieux de canton, et invités à courir à la défense de la patrie et de la liberté. On inscrirait sur un registre tous ceux qui voudraient s'engager dans les troupes de ligne.

Les Feuillants, cette fois, essayèrent d'arrêter l'orage qui emportait l'Assemblée. Ils n'y réussirent pas. Le 25 janvier, l'Assemblée, considérant que l'empereur avait enfreint le traité d'alliance de 1756 entre l'Autriche et la France, et cherché à exciter entre diverses puissances un concert attentatoire à la souveraineté et à la sûreté de la Nation, décréta que le roi serait invité à demander à l'empereur s'il entendait renoncer à tout traité et convention dirigés contre notre indépendance nationale. A défaut par l'empereur de donner pleine satisfaction à la Nation avant le 1er mars, son silence, ainsi que toute réponse évasive, serait considéré comme une déclaration de guerre.

Ce décret était la réponse de la France à la déclaration de Pillnitz..

Le 9 février, l'Assemblée décréta, sur la proposition de Cambon, que les biens des émigrés étaient mis sous la main de la Nation, c'est-à-dire sous le séquestre.

Le 16, l'Assemblée adopta une Adresse aux Français, rédigée par Condorcet, contre les prêtres fanatiques, les privilégiés rebelles et les rois conspirateurs.

Le parti de la Gironde avait jeté l'Assemblée dans la voie de la guerre. En dehors de l'Assemblée, les Girondins préparèrent le peuple à la guerre en l'exaltant, en l'armant, en lui prêchant la concorde. Le maire Pétion publia une lettre où il réclamait l'union de tout ce qui n'était pas les anciens privilégiés. La bourgeoisie et le peuple réunis, disait-il, ont fait la Révolution ; leur union seule peut la conserver. Les Girondins poussèrent à l'armement de la masse parisienne qui ne faisait point partie de la garde nationale. En attendant qu'on pût avoir des fusils, ils firent recommencer, comme à la veille de la prise de la Bastille, la fabrication des piques. Sur ce point, les Jacobins du parti de Robespierre secondèrent les Girondins. C'était une femme, une mère de famille, qui avait pris l'initiative par une lettre où elle proposait une souscription pour forger des piques. Lorsqu'une députation de porteurs de piques vint présenter aux Jacobins ces armes populaires, Danton, reprenant chaleureusement la pensée de concorde qui avait inspiré Pétion, proclama l'alliance des piques et des baïonnettes, de la force armée régulière et de la force populaire.

La municipalité régularisa le mouvement en ordonnant que les porteurs de piques marcheraient sous les drapeaux et obéiraient aux officiers de la garde nationale.

En même temps que les Girondins propageaient la fabrication des piques, leur ami Brissot propagea l'adoption du bonnet rouge comme signe de ralliement des patriotes. Le bonnet phrygien avait été le signe de l'affranchissement chez les Romains, et il était resté l'emblème de la liberté. Loin d'attacher alors à la couleur rouge une idée de sang et de cruauté, on ne l'adopta que comme plus gaie et plus éclatante qu'aucune autre.

De ce moment date aussi l'adoption du nom de sans-culotte par beaucoup de gens du parti populaire. Les aristocrates leur donnaient pour se moquer de leurs guenilles ; ils acceptèrent, comme les anciens républicains de Hollande avaient accepté l'épithète de gueux que leur jetaient leurs adversaires.

Les Feuillants et les contre-révolutionnaires tentaient de réagir. Il y avait des rixes dans les théâtres et aux abords de l’Assemblée. Des troubles causés par le renchérissement des denrées coloniales, suite des catastrophes de Saint-Domingue, et par la cherté des grains, et aussi les querelles religieuses qui s'envenimaient de plus en plus, faisaient des diversions desquelles la contre-révolution espérait tirer parti. Les Feuillants dénoncèrent les clubs à l'Assemblée, mais sans résultat. Les Jacobins défièrent leurs ennemis de toucher aux sociétés populaires. Les élections municipales, qui se firent, en février, dans les quarante-huit sections de Paris, donnèrent la majorité aux Girondins et formèrent un Conseil général de la commune qui marcha d'accord avec le maire Pétion.

Les Feuillants, comme nous l'avons dit, étaient, de même que les Jacobins, divisés entre eux sur la question de la uerre, et cela leur inspirait deux politiques opposées quant ux affaires du dehors. Duport, Barnave et les Lameth avaient vé de s'entendre avec l'Autriche par l'intermédiaire de la îine ; La Fayette et Narbo.nne, au contraire, pensaient, )mme Brissot et les Girondins, que l'empereur était le vériLble ennemi. La Fayette ne s'occupait qu'à préparer la ucrrc ; mais Narbonne essaya des négociations d'un caracire tout nouveau pour diviser les puissances et nous gagner es alliés. Il croyait possible de séparer la Prusse de l'Autriche, et d'amener une alliance entre la France constitutionnelle, la Prusse et l'Angleterre. Il fit envoyer à Berlin un ancien ambassadeur de France en Russie, M. de Ségur, avec mission de gagner les favoris du roi de Prusse. Un ancien membre de la Constituante, personnage de grande habileté, M. de Talleyrand : qui avait quitté son évêché d'Autun, se chargea d'aller à Londres négocier avec les ministres anglais.

Narbonne avait mal jugé les dispositions de la cour de Prusse. Le roi Frédéric-Guillaume était plus animé que l'empereur même contre la Révolution, et Ségur fut très mal reçu.

Talleyrand fut accueilli froidement en Angleterre. Il résulta du moins pour lui d'un entretien avec le ministre des affaires étrangères que M. Pitt maintiendrait l'Angleterre dans la neutralité (2 mars).

Vers le même temps, la reine avait envoyé à Londres un agent secret, auquel Pitt avait dit qu'il ne laisserait pas périr la monarchie française, ni l'esprit révolutionnaire amener en France une république organisée.

Pitt n'exprimait point lï nettement sa pensée ; il était à la fois contraire et à l'ancienne monarchie française et à une république qui rendrait la France nouvelle trop forte, comme l'avait été l'Angleterre sous Cromwell. Pendant la première phase de la Révolution, il était resté neutre, espérant que nos discordes profiteraient à l'Angleterre. Pendant la seconde phase, et jusqu'à sa mort, il allait être et rester ennemi de la France.

La politique étrangère de Narbonne échoua donc. Celle de Duport, Barnave et Lameth n'eut pas meilleur succès. L reine et l'empereur les jouaient. Après la communication de l'office de l'empereur où il annonçait qu'il secourrait l'électeur de Trêves, ils avaient remis à la reine, pour l'empereur son frère, un mémoire où ils le conjuraient de prendre une attitude pacifique et de s'exprimer d'une manière favorable à la Constitution. La reine expédia le mémoire, mais en avertissant son frère que cet envoi était forcé de sa part.

L'empereur répondit, le 31 janvier, qu'il fallait préparer des modifications à la Constitution pour la consolider et rendre une place dans la Constitution à la noblesse, qui était un élément politique nécessaire à toute monarchie. Il récriminait vivement contre les républicains qui dominaient la nouvelle Assemblée, et ajoutait qu'il se bornerait toutefois, d'accord avec le roi de Prusse, à des armements défensifs, tant qu'il lui serait possible. Il exhortait le roi et la reine à ne pas s'écarter des voies légales ni de l'esprit public, et il offrait d'échanger des communications avec les chefs du parti modéré.

Conseiller tout à la fois de ne pas s'écarter de l'esprit public et de restaurer la noblesse, c'était se jouer des chefs modérés, comme les appelait l'empereur.

La reine n'avait pour but que de tromper les Feuillants, et ne cessait d'exciter son frère.

Que l'empereur donc, écrivait-elle, sente ses propres injures ; qu'il se montre à la tête des autres puissances avec des forces imposantes, et tout tremblera ici ! Nous n'avons plus aucun secours à attendre du temps ni de l'intérieur.

Ainsi, elle n'attendait plus rien des Feuillants, et les jugeait impuissants.

L'ancien ambassadeur d'Autriche en France, le comte de Merci, qui, de Bruxelles, continuait à conseiller Marie-Antoinette, répondit en exposant à la reine le plan que l'empereur allait proposer aux autres puissances.

Ce plan consistait à déclarer en commun au gouvernement français que l'intérêt général de l'Europe était que la France gardât la forme monarchique, avec ses conditions nécessaires, ce qui supposait implicitement le rétablissement de la noblesse, mais surtout le degré d'autorité qui doit appartenir à un monarque ; — que les puissances étrangères étaient autorisées à exiger qu'il s'opérât une juste, modification à cet égard. Les puissances réclameraient :

1° Que la France séparât les trois armées formées pour agir hostilement ;

2° Que les princes possessionnés en Alsace fussent rétablis dans leurs droits et possessions ;

3° Qu'Avignon et le comtat Venaissin fussent restitués au pape.

L'empereur offrait, pour soutenir ces propositions, outre son armée de Belgique, de faire marcher quarante mille hommes, pourvu que le roi de Prusse en fournît autant.

Cette lettre prouve que les Girondins, d'une part, et La Fayette, de l'autre, avaient raison de regarder la guerre comme inévitable, et, puisqu'elle était inévitable, de vouloir la commencer promptement.

La lettre de Merci était datée du 16 février. Quelques jours auparavant (7 février), l'empereur avait signé avec le roi de Prusse un nouveau traité qui confirmait leur alliance.

Une autre lettre de Merci, du 1er mars, annonça à la reine l'adhésion de la Prusse au plan de l'empereur. L'Autriche et la Prusse devaient fournir chacune cinquante mille hommes et non plus quarante mille. Le roi de Prusse avait posé en principe le remboursement des frais de cet armement par la France, et l'on invitait Louis XVI à désigner les personnes qui arrangeraient l'affaire avec les puissances.

La dépêche de Merci se croisa avec une lettre de la reine, où elle lui disait que le plan de l'empereur était bon, mais trop lent ; qu'il n'y avait plus un moment à perdre.

Durant cet échange de correspondances secrètes, on était en pleine crise dans l'Assemblée et dans le gouvernement.

Le 1er mars seulement, par un retard qui provenait du ministre des affaires étrangères, l'Assemblée avait reçu communication de la réponse de l'empereur aux explications qui lui avaient été demandées avant le décret du 25 janvier. La dépêche autrichienne commençait d'un ton assez pacifique, mais bientôt éclatait violemment contre le parti républicain, dont l'influence sur l'Assemblée législative nécessitait le maintien du concert entre les puissances. Il protestait contre le décret illégal rendu par l'Assemblée le 25 janvier. L'empereur, était-il dit, croit devoir dénoncer publiquement la secte pernicieuse des Jacobins.

Ce message fut accueilli par l'Assemblée avec colère et dédain.

Le moment de l'action approchait ; il fallait que l'Assemblée pût compter sur le pouvoir exécutif. En ce moment même, cependant, la discorde était plus que jamais dans le ministère. Le ministre de la marine, Bertrand de Molleville, était un pur contre-révolutionnaire, protégeait l'émigration des officiers de marine, trompait l'Assemblée, et contrecarrait en tout le ministre de la guerre. Le ministre des affaires étrangères, Delessart, homme faible et louvoyant, était sous l'influence des Lameth et de Duport. Narbonne, sentant que ses collègues cherchaient à le renverser, manda à Paris les trois généraux, Rochambeau, Luckner et La Fayette, afin de s'appuyer sur eux, et il se concerta avec La Fayette pour agir à la fois sur l'Assemblée et sur le roi. Il vint, le 6 mars, déclarer à l'Assemblée que les généraux n'admettaient pas qu'une atteinte quelconque fût portée à la liberté par l'influence étrangère. Les généraux, dit-il, réclament l'union du roi et de l'Assemblée pour l'établissement de la force publique et le retour le l'ordre et de la discipline. Ils demandent instamment des mesures indispensables afin de mettre l'armée en état d'agir, ils concluent que, pour décider de la guerre ou de la paix, il ne s'agit que de savoir si les étrangers prétendent ou non se mêler de notre Constitution. Ils croient tout autre calcul indigne de la Nation française.

Les trois généraux avaient, en outre, écrit à Narbonne pour le détourner de quitter le ministère, où ils le jugeaient nécessaire. Ces lettres avaient été destinées à influencer le roi. Une indiscrétion les communiqua aux journaux. Le roi, déjà mal disposé pour Narbonne, s'en irrita, et, au lieu de révoquer le ministre de la marine, comme le demandaient les généraux et l'Assemblée, il envoya à Narbonne sa destitution (9 mars).

L'Assemblée entière se souleva à cette nouvelle. Les Feuillants, sentant l'impuissance du parti de Duport, Barnave et Lameth, s'étaient rattachés à La Fayette et à Narbonne, et se sentaient frappés avec eux par la contre-révolution. Ils devancèrent les Girondins en demandant qu'on déclarât que Narbonne emportait les regrets de l'Assemblée et que le ministère avait perdu la confiance de la Nation.

Le ministre des affaires étrangères, Delessart, excitait, depuis quelque temps, le mécontentement de l'Assemblée par la faiblesse de son attitude vis-à-vis de l'Autriche. Il atténuait, il amortissait, tant qu'il pouvait, l'effet des résolutions énergiques de l'Assemblée. Déjà il avait été proposé de le mettre en accusation. Brissot reprit cette proposition dans un discours véhément. Vergniaud dépassa Brissot par des éclats foudroyants qui rappelèrent Mirabeau. Il évoqua contre Delessart un souvenir terrible.

Une voix plaintive, s'écria-t-il, sort de l'épouvantable glacière d'Avignon ! Elle vous crie : — Le décret de réunion du Comtat à la France a été rendu au mois de septembre dernier ; s'il nous eût été envoyé sur-le-champ, peut-être notre sol n'eût-il pas été déshonoré par le plus atroce des forfaits !

Delessart, avant d'être ministre des affaires étrangères, avait été ministre de l'intérieur, et c'était lui qui était responsable du fatal retard apporté à l'établissement de l'autorité nationale à Avignon.

Puis Vergniaud dénonça les manœuvres perverses qu'on préparait, dit-il, aux Tuileries, pour nous livrer à la maison d'Autriche. Et, tendant le bras vers le château : La terreur est souvent sortie autrefois, au nom du despotisme, de ce palais fameux ; qu'elle y rentre aujourd'hui au nom de la loi ! Que tous ceux qui habitent ce palais sachent que notre Constitution n'accorde d'inviolabilité qu'au roi ! Qu'ils sachent que la loi y atteindra sans distinction tous les coupables, et que pas une tête criminelle n'y pourra échapper à son glaive !

C'était montrer ce glaive suspendu sur la tête de la reine !

Le décret d'accusation contre Delessart fut voté à une très grande majorité.

Le roi et la reine apprirent en même temps cette rigoureuse résolution de l'Assemblée et une autre grave nouvelle. Le père de Marie-Antoinette, l'empereur Léopold II, était mort le 1er mars.

A ce prince d'un âge mûr, de caractère temporisateur, d'opinions philosophiques, et de mœurs déréglées qui avaient causé sa fin prématurée, succédait en Autriche un jeune homme d'un esprit étroit et opiniâtre, d'une dévotion bigote et dure, qui haïssait la Révolution beaucoup plus que n'avait dit son père, et qui s'était déjà prononcé pour la guerre.

Louis XVI et Marie-Antoinette se hâtèrent d'expédier un gent secret à leur neveu François, le nouveau roi de Hongrie et de Bohême et futur empereur.

Pendant ce temps, le ministère se renouvelait. Devant la mise en accusation de Delessart, Bertrand de Molleville, le plus compromis des ministres, avait donné sa démission, ainsi que deux de ses collègues. La Fayette essaya d'introduire au ministère des constitutionnels de ses amis. Mais la cour, comme dans les élections municipales de Paris, ne pouvant nommer des contre-révolutionnaires, préféra les républicains aux constitutionnels. Ce fut le parti de la Gironde qui dicta ses choix. Brissot, le plus remuant de ce parti et e plus au courant des personnes et des choses, eut la principale influence. Il fit d'abord nommer ministre des affaires étrangères un personnage qui, au fond, n'avait point d'opilions politiques, mais qu'on croyait fort capable pour la diplomatie et qui l'était pour la guerre. Brissot comptait l'attacher au parti girondin en satisfaisant son ambition par une grande place.

Ce personnage était Dumouriez, destiné à conquérir une éclatante renommée, bientôt ternie pour jamais. Durant sa jeunesse, il avait été tour à tour employé dans la diplomatie secrète de Louis XV, puis commandant des volontaires français en Pologne, où il s'était fort distingué. Sous Louis XVI, il avait été le principal directeur des grands travaux du port et de la rade de Cherbourg. Depuis 1789, investi d'un commandement militaire dans l'Ouest, il se montrait favorable à la Révolution, dont il attendait sa fortune, sauf à tourner contre elle, si elle ne réussissait pas. D'un esprit vif, pénétrant, fécond en ressources, d'une audace au-dessus de tous les périls, il était étranger aux passions haineuses et susceptible de générosité, mais dépourvu de tout principe, de tout scrupule et de tout sens moral.

Les Girondins se donnaient là un allié bien peu sûr.

Il débuta par protester au roi et à la reine du désir qu'il avait de les servir, et ils lui inspiraient, en effet, une pitié sincère. La reine lui déclara nettement que ni le roi ni elle ne pouvaient souffrir la Constitution, et qu'il fallait qu'il prît son parti. Tout en s'efforçant de lui faire entendre raison, il maintint ses protestations de dévouement.

Trois jours après, il alla visiter les Jacobins dans leur club, et monta à leur tribune, le bonnet rouge en tête. Frères et amis, leur dit-il, je vais négocier avec toutes les forces d'un peuple libre. Nous aurons sous peu une paix solide ou une guerre décisive. Dans ce dernier cas, je quitterai la plume et prendrai l'épée. J'ai besoin de conseils ; dites-moi la vérité, même la plus dure !

Le ministre fut fort applaudi, Robespierre monta à la tribune, repoussa le bonnet rouge qu'on lui offrait à l'exemple de Dumouriez, et protesta contre toute distinction entre un ministre et tout autre citoyen devant les Jacobins.

Dumouriez courut l'embrasser, aux acclamations de tout le club.

L'opposition de Robespierre et une lettre du maire Pétion décidèrent les Jacobins à renoncer au bonnet rouge. Robespierre et Pétion jugeaient cette mode puérile et théâtrale, et propre à exciter d'inutiles querelles.

Robespierre n'eut pas le même succès contre la guerre. Le mouvement national se prononçait de plus en plus dans le sens guerrier. Le 26 mars, on annonça aux Jacobins que, d’après le relevé des registres d'inscription, 600.000 volontaires demandaient à marcher aux frontières.

Dumouriez suivait ce grand mouvement et voulait la guerre avec passion. Il dirigeait en fait, avec le ministère des affaires étrangères, celui de la guerre. Le successeur titulaire de Narbonne était un ministre insignifiant, appelé de Grave.

Le ministère se compléta par quatre nouveaux membres, dont deux importants. Aux finances, Brissot fit nommer Clavière, qui avait été un des conseillers intimes de Mirabeau, le plus écouté entre ceux qui restèrent étrangers aux connivences secrètes de Mirabeau avec la cour. Clavière était à la fois très honnête et très habile en affaires. A l'intérieur, on choisit Roland.

La première fois que Roland parut chez le roi avec un chapeau rond au lieu d'un chapeau à trois cornes, des cheveux 18 poudre et des souliers attachés avec des rubans au lieu boucles d'argent, cela fit scandale à la cour, où l'on avait gardé jusque-là un reste d'étiquette. La cour appela les nouveaux ministres le ministère des sans-culottes.

Le roi néanmoins, durant quelque temps, vécut bien, en apparence, avec les nouveaux ministres, et leur parla de faire à faire croire à Roland et à Clavière qu'il voulait sincèrement la Constitution ; mais Mme Roland restait en défiance et prémunissait son mari et ses amis, quoiqu'elle fût d'avis, comme les républicains du ministère et de l'Assemblée, qu'il fallait faire marcher la Constitution tant qu'on pourrait.

Quelques jours avant l'entrée de Roland au ministère, les Girondins avaient commis un acte dont l'effet moral fut malheureux.

La Provence et le Languedoc étaient toujours dans l'agitation. L'horreur causée par les massacres d'Avignon avait profité aux contre-révolutionnaires. Avignon, Aix, Arles, Carpentras, étaient devenus des foyers de réaction. Les révolutionnaires s'inquiétaient et s'irritaient à leur tour, et, de Marseille, leur quartier général, ils avaient commencé à diriger des expéditions contre les réactionnaires. Ils avaient été à désarmer à Aix un régiment suisse qui soutenait les aristocrates. Ils avaient ensuite marché sur Arles, et l'Assemblée nationale avait approuvé qu'ils empêchassent les contre-révolutionnaires de faire d'Arles leur place d'armes.

Le procès des assassins de la Glacière d'Avignon était difficile et périlleux au milieu de ce déchaînement de passions contraires. Les Jacobins poussaient à l'amnistie. Ils remontraient le danger d'englober tout un parti dans les poursuites et l'injustice de ne pas frapper en même temps l'autre parti pour ses crimes antérieurs, que couvrait une amnistie de la Constituante ; enfin, l'impossibilité de punir un fils, le jeune Lescuyer, pour avoir vengé son père. Les Girondins cédèrent ! Vergniaud et ses amis firent voter, à une assez grande majorité, par l'Assemblée, une amnistie pour tous les crimes relatifs à la Révolution commis dans le Comtat et dans Avignon (19 mars).

Ce pardon couvrait aussi bien les assassins contre-révolutionnaires de Lescuyer et de beaucoup d'autres patriotes que les bourreaux jacobins de la Glacière.

L'amnistie d'Avignon n'en fut pas moins une blessure pour la conscience publique et un sinistre présage. La Glacière avait dépassé la proportion des crimes ordinaires, et, sans poursuivre tout un parti, on eût pu faire un nécessaire exemple de Jourdan Coupe-Tête et de quelques autres grands coupables.

Un autre incident irrita plus encore les Feuillants, les modérés, que l'amnistie d'Avignon, et les divisa encore plus d'avec les Girondins.

Après la malheureuse affaire de Nancy, en août 1790, quand soixante des soldats suisses du régiment de Châteauvieux avaient été envoyés aux galères à Brest. L'Assemblée législative avait récemment décrété leur mise en liberté. Cela ne suffit pas au peuple de Paris ni aux Jacobins. Les Parisiens se souvenaient toujours que ces Suisses de langue française, ces audois, avaient refusé de marcher contre eux le jour de la prise de la Bastille. Tout récemment, le gouvernement aristocratique de Berne avait forcé les magistrats municipaux du pays de Vaud, ses sujets, de faire amende honorable à Lausanne, sous de vains prétextes, mais, en réalité, à cause des sympathies que montraient les Vaudois pour la Révolution française.

Une fête populaire fut préparée à Paris pour célébrer la délivrance des Suisses de Châteauvieux. On pouvait signaler, dans ce projet, des inconvénients graves pour la discipline militaire ; mais les journaux du parti des Feuillants dépassèrent toutes les bornes, et mirent, dans leur opposition, une violence qui égala celle des feuilles contre-révolutionnaires. Ils présentèrent cette fête comme une apologie de la sédition et du meurtre, et comme un outrage mortel à la garde nationale. Marat et Hébert, de leur côté, hurlaient la guerre civile et semblaient justifier les prédictions effrayantes des Feuillants.

La fête, néanmoins, se passa sans aucun désordre. La municipalité avait interdit à toute force armée de se montrer ; la foule fit sa police à elle-même, et, en réponse aux prêcheurs de guerre civile, on porta en tête du cortège deux cercueils symbolisant les morts des deux partis, toutes les victimes de Nancy, qu'on réunissait dans les mêmes regrets (10 avril).

La fête de Châteauvieux remit en vogue le bonnet rouge. Les prisonniers suisses avaient rapporté de Brest ce bonnet que les galériens portaient comme les matelots des côtes de Provence et d'Italie. Le peuple reprit le bonnet pour faire honneur aux prisonniers délivrés.

Au moment de cette fête populaire, on touchait au dénouement des longs débats sur la guerre et la paix.

Dumouriez avait tenu la parole donnée aux Jacobins. Le jour même où il s'était présenté devant eux (19 mars), il avait expédié à Vienne une dépêche où, en réponse à la demande faite par l'Autriche du licenciement de nos trois armées, il exigeait la réduction du nombre des troupes que l'Autriche avait en Belgique, et une réponse prompte et catégorique.

En même temps, il renouvelait la tentative de Narbonne pour négocier avec la Prusse, et travaillait à préparer des mouvements en Belgique contre l'Autriche.

Le gouvernement autrichien fut averti des plans de Dumouriez. Un agent secret du roi et de la reine fit savoir au successeur de Léopold que la faction qui maîtrisait le royaume voulait, sans délai, faire deux attaques à la fois dans l'Empire germanique et sur le territoire du roi de Sardaigne. Il importait essentiellement que les forces du roi de Hongrie et du roi de Prusse marchassent en avant sans attendre la déclaration des autres puissances et se réunissent immédiatement sur le Rhin.

Le 26 mars, la reine écrivit au comte de Merci, qui gouvernait la Belgique pour l'Autriche, que Dumouriez, ne doutant plus de l'accord des puissances par la marche des troupes, avait le projet de les prévenir par une attaque sur la Savoie et une autre sur le pays de Liège. C'est l'armée de La Fayette qui doit servir à cette dernière attaque. — Voilà ajoutait la reine, le résultat du conseil d'hier.

Marie-Antoinette livrait ainsi à l'Autriche le plan qui venait d'être arrêté entre Dumouriez et les généraux.

Brissot avait dit que, pour le triomphe de la Révolution, l'on avait besoin de grandes trahisons. On les avait. Elles étaient inévitables depuis Varennes.

Peu après la dépêche secrète de Marie-Antoinette à Merci, la cour reçut une nouvelle plus mauvaise pour la contre révolution que n'avait été la mort de l'empereur. Le roi de la Suède, Gustave III, le héros favori des émigrés, le futur général de la coalition, avait été assassiné dans un bal masqué, la nuit du 16 mars. Ce prince, espoir des aristocrates français auxquels il prétendait faire rendre leurs privilèges, avait été victime d'un complot des aristocrates suédois, qu'il avait dépouillés de leur puissance pour établir en Suède la monarchie absolue.

Sa mort réjouit autant les révolutionnaires qu'elle concerna les émigrés. Ceux-ci avaient compté faire de lui l'instrument de leurs vengeances. Dans un almanach contre-révolutionnaire publié à Coblenz le 1er janvier 1792, une gravure représente le roi de Suède à cheval, entouré du comte l'Artois, du prince de Condé, du marquis de Bouillé et d'autres chefs des émigrés, et faisant pendre les principaux membres de l'Assemblée législative.

La crise de la guerre se précipitait.

La dépêche de Dumouriez, du 19 mars, s'était croisée avec une note envoyée au nom du nouveau roi de Hongrie et de Bohême. Cette note, adressée au gouvernement français, et non au roi, comme pour séparer Louis XVI du gouvernement national, répétait, sous une forme plus acerbe, les récriminations du feu empereur contre la faction sanguinaire et furieuse des Jacobins. Le roi de Hongrie et de Bohême ne croyait pas que les puissances jugeassent possible de faire cesser le concert auquel elles s'étaient engagées avec le feu empereur, avant que la France eût fait cesser les motifs graves qui l'avaient nécessité.

Dumouriez répliqua par une lettre dictée à Louis XVI pour son neveu le roi de Hongrie et de Bohême. Louis XVI déclarait que son honneur était lié au maintien de la Constitution ; qu'il avait juré de vivre libre ou de mourir avec les Français, et qu'il envoyait un ambassadeur extraordinaire à son neveu pour lui expliquer les moyens qui restaient de prévenir les calamités de la guerre qui menaçait l'Europe.

L'ambassadeur extraordinaire ne partit pas. Le 15 avril, une dépêche de l'ambassadeur ordinaire de France à Vienne apprit à Dumouriez que l'Autriche exigeait :

1 ° La satisfaction des princes possessionnés ;

2° La satisfaction du pape pour le comtat d'Avignon ;

3° Des mesures telles que le gouvernement de la France eût une force suffisante pour réprimer ce qui pouvait inquiéter les autres États ;

C'est-à-dire qu'il nous fallait rétablir des fiefs en Alsace et en Lorraine, livrer les Avignonnais et les Comtadins au pape, et monarchiser notre Constitution.

Le 20 avril, le roi se rendit à l'Assemblée avec tous les nouveaux ministres. Dumouriez lut un rapport sur la situation. Il y résumait avec véhémence tous les griefs de la Révolution française contre l'Autriche, et concluait à une déclaration de guerre.

Le roi, d'une voix émue, dit qu'avec tout le conseil des ministres, il avait adopté les conclusions du rapport. J'ai dû épuiser, ajouta-t-il, tous les moyens de maintenir la paix. Maintenant... Ici, il hésita ; puis, les larmes aux veux, il dit : Je viens, aux termes de la Constitution, vous proposer formellement la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême.

Le roi ne fut pas applaudi, comme il l'avait été au 14 décembre. Cette fois, il avait trop laissé voir qu'il n'agissait que par contrainte.

L'Assemblée délibéra le soir même. La majorité ne fut pas un instant douteuse. Ce fut le Feuillant Pastoret qui proposa, le premier, le décret pour la guerre. Un autre Feuillant, Becquet, essaya de lutter contre le courant. Il dit que nous avions besoin de nos armées pour contenir les séditieux au dedans. Cela souleva de grands murmures. Il parla du désordre de nos finances. Une voix lui cria : Vous ne les connaissez pas ! Nous avons de l'argent plus qu'il n'en faut.

C'était Cambon, celui qui devait être le grand organisateur des ressources de la Révolution.

Becquet parla de l'insuffisance de nos armées. Il fit un tableau effrayant des dangers de la guerre générale, et montra l'Europe entière prête à s'unir contre nous. Il prétendit qu'il fallait encore négocier ; qu'on garderait la paix, en donnant des indemnités aux princes possessionnés et au pape.

On lui répondit qu'il ne s'agissait plus d'indemnités pécuniaires, mais de savoir si nous voulions rendre Avignon au pape, et rétablir la féodalité en Alsace et en Lorraine.

— M. Becquet, dit Guadet, n'a prouvé qu'une chose : c'est que la Nation française ne saurait, sans lâcheté, refuser la guerre qu'en fait on lui a déclarée.

Un partisan de Robespierre tenta d'arrêter l'élan de l'Assemblée en parlant des trahisons qui pourraient accompagner la guerre, et demanda que la discussion durât au moins trois séances.

— Votons sans désemparer, répondit Mailhe. Faisons voir à ce grand peuple français, par une décision prompte, unanime, que nous le croyons invincible, et il le sera ! La liberté présente chez nous une masse de forces qu'elle n'a encore eues chez aucun peuple.

— Nous avons quatre millions de citoyens libres armés, dit Guadet.

Un autre orateur se leva : c'était Aubert-Dubayet, le futur défenseur de Mayence.

— Les puissances coalisées, dit-il, ont l'audace de prétendre nous donner un gouvernement : nous voulons la guerre, puisqu'elle est nécessaire pour défendre notre liberté. Dussions-nous périr tous, le dernier de nous prononcerait le décret.

— Déclarons la guerre aux rois et la paix aux nations ! s'écria Merlin de Thionville, qui devait être, sur le Rhin, le compagnon d'armes d'Aubert-Dubayet.

L'Assemblée, à l'unanimité, moins sept voix, vota le décret suivant, rédigé par le Girondin Gensonné :

Considérant que François Ier, roi de Hongrie et de Bohême, a refusé de renoncer au concert formé par la cour de Vienne avec plusieurs puissances contre l'indépendance et la sûreté de la Nation française.

Qu'il a formellement attenté à la souveraineté de la Nation française en déclarant vouloir soutenir les prétentions dés princes allemands possessionnés en France, auxquels la Nation française n'a cessé d'offrir des indemnités.

L'Assemblée nationale déclare que la Nation française, fidèle aux principes consacrés par sa Constitution de n'entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes, et de n'employer jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple, ne prend les armes que pour la défense de sa liberté et de son indépendance ;

Décrète la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême.

 

Ainsi commença la grande guerre de la Révolution.