HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME PREMIER

 

CHAPITRE HUITIÈME.

 

 

ASSEMBLÉE CONSTITUANTE (SUITE). — DE LA FÉDÉRATION À LA MORT DE MIRABEAU.

Juillet 1790-avril 1791

 

L'admirable concorde de la Fédération ne dura pas. Dans la journée du 14 juillet 1790 comme dans la grande nuit du 4 août, les hommes, ainsi que nous l'avons dit, s'étaient élevés au-dessus d'eux-mêmes. Ils retombèrent de la sublime exaltation de ce jour dans les passions, les intérêts, les erreurs de la veille. Des bruits de complots contre-révolutionnaires, de menées des émigrés en France, et hors de France, agitèrent l'esprit public et excitèrent les journaux patriotes de Paris à redoubler de violence. Le 26 juillet, il parut, sans nom d'auteur, un pamphlet terrible, sous ce titre : C'en est fait de nous ! On y appelait les citoyens aux armes, pour mettre le roi et le dauphin sous bonne garde, emprisonner l'Autrichienne (Marie-Antoinette) et son beau-frère (Monsieur), arrêter les ministres, la municipalité, le général (La Fayette).

L'auteur déclarait que cinq à six cents têtes abattues auraient assuré la liberté et le bonheur de la France ; que la fausse humanité qui avait épargné ces têtes allait coûter la vie à des millions de Français, si les ennemis du peuple triomphaient.

Tout le monde devina l'auteur. On ne connaissait qu'un seul écrivain capable de tenir un tel langage.

Parmi les journalistes qui alors inondaient Paris de leurs feuilles, trois surtout, bien différents l'un de l'autre, remuaient le peuple. Deux étaient des jeunes gens : l'un, Camille Desmoulins, toujours sur la brèche depuis 1788, et qu'entraînait souvent bien loin son ambition d'être toujours à l'avant-garde ; esprit plein de contrastes dans sa mobilité ; toujours brillant d'entrain, de passion et de verve ; mais tour à tour délicat et cynique, humain et poussant à de funestes violences.

Le second était l'honnête et sincère Loustalot, si sérieux, si convaincu, même dans ses exagérations, et qui n'exagérait parfois que pour vouloir prendre trop au pied de la lettre certaines des maximes du Contrat social de Rousseau sur le gouvernement direct du peuple par le peuple. Son journal, Les Révolutions de Paris, le plus répandu de tous, fut tiré quelquefois jusqu'à deux cent mille exemplaires. Il portait cette épigraphe : Les grands ne nous paraissent grands que parce que nous sommes à genoux... Levons-nous !...

Le troisième journaliste, un médecin de quarante ans, né dans la Suisse française, à Neufchâtel, était MARAT.

C'était celui-là qui demandait alors cinq à six cents têtes et qui devait plus tard en demander trois cent mille. C'était un homme d'une humeur noire et bizarre, d'une extrême laideur ; son regard étrange, ses sourcils relevés et les plis de son front, dans le portrait qu'a fait de lui le peintre Bose, sont d'un l'on. Longtemps pauvre, dédaigné, se croyant un grand génie méconnu, il avait à la fois une sympathie sincère pour les souffrances des pauvres et des petits, et une haine jalouse contre tout ce qui avait position, fortune et surtout renommée. Toujours crédule au mal, il avait fait de son journal, l'Ami du peuple, le réceptacle de toutes les accusations, de toutes les dénonciations publiques et privées. Il était sans cesse en fureur, et la violence délirante de son langage enfiévrait, pour ainsi dire, et le peuple et la presse patriote, que surexcitaient, d'autre part, les railleries insolentes ou les téméraires menaces des journaux contre-révolutionnaires. Ceux-ci, comme pour rivaliser avec Marat, ne parlaient que d'assommer et de pendre.

Au premier moment, le pamphlet de Marat indigna les modérés et effraya les plus révolutionnaires ; mais, le lendemain, voici qu'arriva la nouvelle que le commandant des frontières du Nord, l'aristocrate Bouillé, avait donné ordre d'ouvrir passage sur notre territoire aux troupes autrichiennes, qui marchaient vers la Meuse pour aller attaquer la Belgique révoltée contre la maison d'Autriche. Les gardes nationales du nouveau département des Ardennes s'étaient levées en masse pour empêcher les Autrichiens de passer.

Un cri de colère éclata dans Paris. Il y avait donc vraiment trahison. Marat, s'écriait-on, n'avait donc pas si grand tort ! Le peuple s'ameutait. L'Assemblée nationale réclama des explications des ministres. Ceux-ci s'excusèrent comme ils purent et retirèrent l'autorisation de passage donnée aux Autrichiens.

Le côté droit, dans l'Assemblée, essaya de reprendre l'offensive en dénonçant Marat et, avec lui, Camille Desmoulins, qui avait fait des articles très vifs, sans toutefois demander la tête de personne. Robespierre prit la défense de CamiIle et l'Assemblée n'autorisa de poursuites que contre le pamphlet de Marat. Celui-ci brava arrogamment l'Assemblée dans son journal et échappa aux poursuites en se cachant dans des caves, du fond desquelles il continua de lancer ses feuilles furibondes.

Le côté droit comptait beaucoup sur une procédure qu’avait été longuement suivie, au tribunal du Châtelet, relativement aux journées des 5 et 6 octobre. Les aristocrates s'imaginaient que cette procédure démontrerait la complicité du duc d'Orléans et de Mirabeau dans l'invasion du château de Versailles et dans les meurtres commis sur les gardes du corps. C'était absurde à l'égard de Mirabeau, mais plus spécieux contre le duc d'Orléans ; néanmoins, il n'y eut aucune preuve, et la tentative faite pour perdre ce prince, revenu d'Angleterre avant la Fédération, ne servit qu'à lui rendre de la popularité. Quant à Mirabeau, il n'y eut là pour lui que l'occasion d'un nouveau triomphe dans l'Assemblée, et l'Assemblée, d'une part, la Commune de Paris, de l'autre, déclarèrent hautement que le peuple de Paris, en marchant sur Versailles, avait déjoué les complots de la contre-révolution.

Le tribunal du Châtelet fut sévèrement blâmé pour avoir prétendu confondre le grand mouvement populaire du 5 octobre avec les crimes commis par une bande de furieux dans la matinée du 6 (août-octobre 1790).

Pendant ce temps, de graves incidents survenus dans l'armée excitaient les alarmes de l'Assemblée et agitaient vivement l'esprit public.

L'Assemblée avait rendu, les 28 février, 19 et 31 juillet, des décrets importants sur l'armée. Elle avait statué que l'armée était essentiellement destinée à combattre les ennemis extérieurs de la patrie : qu'il ne pourrait être admis de troupes étrangères dans le royaume qu'en vertu d'un acte du pouvoir législatif ; que les sommes nécessaires à l'entretien de l'armée seraient fixées par chaque législature ; qu'aucun militaire ne pourrait être destitué de son emploi que par jugement légal ; qu'on ne pourrait plus acheter les grades ; que la paie du soldat serait augmentée. L'Assemblée avait fixé l'armée active, en temps de paix, au maximum de 156.000 hommes.

Ces mesures, qui appliquaient les principes posés par les Cahiers des États Généraux, ne résolvaient pas toutes les questions militaires, et, si bonnes qu'elles fussent pour l'avenir, ne faisaient pas disparaître les difficultés et les dangers du présent. Mirabeau avait proposé de licencier l'armée pour la recréer, à l'instant même, sur de nouvelles bases ; mais cette proposition hardie n'avait pas eu de suite.

Le grand péril était la mésintelligence des officiers et des soldats. Les officiers, excepté dans l'artillerie et le génie, étaient, pour la plupart, aristocrates. Les soldats et les sous-officiers étaient pour la Révolution. Outre l'opposition politique, il y avait des querelles d'intérêt. Chaque régiment avait sa caisse, formée des retenues qu'on faisait aux soldats sur leur faible solde. Les officiers étaient chargés d'administrer cette caisse ; mais ils l'administraient fort mal et ne rendaient point de comptes. Il y avait parfois dilapidation et toujours négligence. Sous l'Ancien Régime, le soldat avait été obligé de tout supporter. Maintenant, il relevait la tête ; il réclamait son droit ; il demandait des comptes. Les officiers recevaient mal ces réclamations, vexaient les soldats, poussaient des gens à eux, des maîtres d'armes, à provoquer en duel ceux des soldats qui avaient influence sur les autres et qui formaient, dans les régiments, des sociétés patriotiques ; enfin, ils chassaient des régiments les soldats les plus patriotes, avec des cartouches jaunes, qui étaient des espèces de notes d'infamie.

Tout cela aboutit à de nouveaux troubles dans les garnisons des places de l'Est. A Nancy, le régiment du Roi, corps d'élite qui avait à peu près les mêmes privilèges que les anciennes gardes françaises, se souleva pour empêcher l'arrestation d'un soldat qui avait désobéi à une consigne. Le commandant de place fut obligé de céder. Une sédition du même genre, à propos de la caisse d'un régiment, eut lieu à Metz, sous les yeux mêmes du général Rouillé.

L'Assemblée nationale prohiba les associations délibérantes dans les régiments, pria le roi de faire vérifier les comptes par des officiers généraux, et décida qu'on sévirait rigoureusement contre toute insurrection nouvelle, mais que tout militaire pourrait faire parvenir directement ses plaintes au ministre ou à l'Assemblée (6 août).

La fermentation continuait à Nancy. Le régiment du Roi s'étant fait délivrer une partie de l'argent qui était dû aux soldats sur leurs retenues, un corps étranger de la même garnison demanda aussi ses comptes. C'était le régiment de Châteauvieux, composé de Suisses de langue française, Vaudois, Fribourgeois, sujets des cantons aristocratiques le Berne et de Fribourg. Leurs officiers, patriciens et aristocrates, les tenaient très durement. Ils firent prendre et fouetter avec des courroies les deux soldats qui avaient présenté la demande de comptes au nom de leurs camarades.

Cela fit un bruit terrible dans la garnison et dans le peuple de la ville. Tous les patriotes, en province comme à Paris, aimaient fort Châteauvieux, parce que ce régiment, un le ceux campés au Champ de Mars le jour de la prise de la bastille, s'était montré si sympathique aux Parisiens, que cela avait beaucoup contribué à empêcher le commandant du champ de Mars de marcher contre le peuple.

Les soldats du régiment du Roi et d'un régiment de cavalerie française allèrent chercher les deux Suisses qu'on avait passés par les courroies, les promenèrent en triomphe par la ville, et forcèrent les officiers suisses à payer 100 louis d'indemnité à chacun des deux. Les soldats français et suisses se régalèrent les uns les autres et régalèrent les pauvres de a ville.

La discipline était perdue. Les dépêches envoyées à Paris par le commandant de place de Nancy exagérèrent encore la gravité de la situation. La Fayette s'effraya de la désorganisation le l'armée et ne songea plus qu'à y rétablir l'ordre à tout prix. Il poussa l'Assemblée, par ses amis, à voter en toute hâte un décret qui ordonnait de poursuivre, comme criminels ie lèse-nation, les soldats qui, ayant pris part à la rébellion, n'en manifesteraient pas immédiatement leur repentir à leurs chefs par écrit (16 août).

A la sollicitation de la garde nationale de Nancy, les soldats cédèrent et signèrent un acte de repentir, tout en demandant respectueusement à l'Assemblée le redressement de leurs griefs.

Les choses étaient donc en voie d'apaisement, lorsque arriva à Nancy un officier général chargé, d'après le décret du 6 août, de régler les comptes de la garnison.

Ce général, appelé Malseigne, était énergique et capable, mais dur. Il parla si rudement aux Suisses de Châteauvieux, que ces soldats se soulevèrent contre lui et qu'il fut obligé de s'ouvrir un passage, l'épée à la main, pour sortir de leur caserne. La sédition gagna les autres régiments, sur le bruit que le général Bouillé, qui était à Metz, et Malseigne s'entendaient avec les Autrichiens pour faire la contre-révolution.

Malseigne s'enfuit à Lunéville, poursuivi par une partie des cavaliers de la garnison. Un régiment de carabiniers, qui était à Lunéville, chargea et sabra les premiers cavaliers sortis de Nancy ; mais, le lendemain, les carabiniers tournèrent et livrèrent Malseigne, à condition qu'on ne lui ferait point de mal jusqu'à ce que l'Assemblée eût prononcé. Pendant ce temps, les soldats avaient arrêté et emprisonné à Nancy le commandant de place.

Il y avait donc maintenant rébellion ouverte, et la charge de la réprimer appartenait au marquis de Bouillé, commandant général des frontières du Nord et de l'Est. La Fayette s'imaginait gagner à la Révolution ce général distingué, son parent, en lui témoignant confiance et en l'appuyant auprès de l'Assemblée. Il employa son influence auprès des gardes nationales lorraines pour les engager à seconder Bouillé.

Mais la défiance contre Bouillé était trop forte. Il ne fut joint que par quelques centaines de gardes nationaux. Il prit avec lui ce qu'il avait de plus sûr dans les corps allemands et suisses, et marcha sur Nancy avec trois mille fantassins et quatorze cents cavaliers. C'était une force insuffisante pour venir à bout des trois régiments de la garnison de Nancy et du peuple de la ville qui les soutenait, si ces régiments eussent été bien, résolus à la guerre civile.

Ils étaient loin de cette résolution, et un grand trouble régnait parmi eux. Ils dépêchèrent une députation à Bouillé. Ce général déclara qu'il fallait que la garnison sortît de la ville, avec Malseigne et le commandant de place en tête, et qu'on livrât quatre hommes par régiment, pour les envoyer l'Assemblée et les faire juger suivant la rigueur des lois.

Les soldats essayèrent de nouveau de l'adoucir. Il les somma d’obéir avant une heure et avança. Les deux régiments français sortirent, après avoir remis en liberté Malseigne et le commandant. Un gros des Suisses de Châteauvieux resta posté l'une des portes, la porte de Stainville, avec des gardes nationaux qui ne voulaient pas abandonner les Suisses. Bouillé fit marcher ses troupes sur la porte de Stainville. Les défenseurs de la porte, qui avaient du canon, voulurent faire feu. Un jeune officier du régiment du Roi, Desilles, se jette à la bouche du canon pour empêcher à tout prix qu'on ne donne signal de la lutte. On le repousse ; il s'obstine héroïquement, sous les coups de feu et les coups de baïonnette, et on e l'arrache du canon que criblé de blessures. Le coup part ; lais les soldats de Bouillé se précipitent en avant et forcent porte. Les défenseurs de la porte se réfugient dans les taisons, d'où ils font un feu meurtrier, et un furieux combat ; livre dans l'intérieur de la ville.

Les deux régiments français hésitèrent. Ils n'agirent pas, et les Suisses de Châteauvieux et les gens de Nancy qui combattaient avec eux finirent par être écrasés. Il y eut plusieurs centaines de morts de part et d'autre (31 août).

Ce qui suivit fut bien pire que ce carnage. Les officiers de Châteauvieux, qui, d'après les capitulations des cantons suisses avec la France, étaient juges de leurs soldats, en firent pendre vingt et un, firent subir à un vingt-deuxième l'horrible supplice de la roue, et en condamnèrent soixante-quatre aux galères. Le dernier des condamnés à mort cria, quand on l’étendit sur la roue : Bouillé est un traître ! Je meurs innocent ! Vive la Nation !

La municipalité de Nancy, qui était aristocrate, mais qui avait obéi passivement à la garnison et au parti populaire jusqu'à l'entrée de Bouillé, se vengea en exerçant une vraie terreur contre les patriotes.

L'Assemblée nationale vota à Bouillé, pour avoir rétabli l'ordre, des remercîments qu'elle regretta plus tard. Une fête funèbre fut célébrée au Champ de Mars en mémoire des gardes nationaux et soldats de l'armée de Bouillé tués à l'attaque de Nancy. Fête funèbre, en effet ! On était bien loin de cette autre fête qu'avait vue le Champ de Mars quelques semaines auparavant ! La Révolution était maintenant divisée d'avec elle-même.

Tandis que La Fayette faisait voter à une partie de la garde nationale de Paris des adresses aux gardes nationaux lorrains qui avaient suivi Bouillé, le peuple de Paris ameuté menaçait les hôtels des ministres et réclamait leur mise en accusation pour avoir autorisé ce général à faire la contre-révolution. Il y avait, dans la masse parisienne, une vive colère el une douleur profonde. Le rédacteur des Révolutions de Paris, Loustalot, avait été frappé au cœur par les événements de Nancy. Il mourut peu de jours après, à vingt-huit ans. La Révolution perdit beaucoup avec cet honnête et courageux jeune homme. Son fameux journal passa dans les mains de gens qui ne le valaient pas.

Ce fut un autre malheur que la diminution de la popularité de La Fayette, qui déclinait rapidement de cette hauteur ou elle avait été au jour de la Fédération. La Fayette n'avait pas changé et ne changea jamais ; mais il se trompait et il était trompé, et désormais il devint de plus en plus suspect à la portion active et ardente du parti révolutionnaire.

A la suite de la catastrophe de Nancy disparut de la scène politique un homme qui avait tenu dans notre histoire une grande place, mais dont le rôle s'était peu à peu amoindri depuis les premières crises de la Révolution. C'était le ministre des finances Necker. Il n'avait plus d'influence sur l'Assemblée, où d'autres que lui avaient trouvé la grande ressource financière de la Révolution, les ASSIGNATS. Le peuple, qui avait naguère accueilli son retour avec enthousiasme après la prise de la Bastille, le poursuivait maintenant des mêmes clameurs que les autres ministres, comme complice de Bouillé. Il sentit sa carrière politique finie, donna sa démission et partit (8 septembre).

Dans une petite ville de Champagne, la population arrêta, comme un conspirateur fugitif, cet homme que la France avait ramené en triomphe à Versailles, l'année d'avant. Il fallut que l'Assemblée envoyât l'ordre de le laisser continuer sa route.

Il se retira dans son pays natal, au bord du lac de Genève. Il y écrivit un tableau de son administration, où il se plaint douloureusement de l'ingratitude de l'Assemblée. Le silence eût été plus digne ; toutefois, il n'est pas possible de ne point prendre intérêt à ses plaintes. Il était trop plein de lui-même ; mais il avait voulu sincèrement le bien, et l'on eût pu se souvenir davantage que c'était lui qui avait, pour ainsi dire, nourri la France durant le terrible hiver de 1788.

Son désintéressement avait été absolu, comme celui de La Fayette. Tandis que les ministres de l'Ancien Régime, même les plus grands et les meilleurs, avaient fait des fortunes colossales pour prix de leurs services, Necker et La Fayette n'acceptèrent jamais un denier de l'État, et La Fayette dépensa la plus grande partie de son bien pour le service public.

L'Assemblée nationale décréta qu'elle dirigerait désormais elle-même le Trésor public. C'était mettre la main sur le ressort essentiel du pouvoir exécutif. Au roi restait néanmoins la disposition de sa riche liste civile.

L'état des finances était redevenu très effrayant. Les réformes décrétées par l'Assemblée avaient créé une nouvelle dette énorme. L'État devait le remboursement des innombrables charges vénales de judicature, de finance et autres, qui venaient d'être supprimées : la restitution d'une foule de cautionnements ; des indemnités de toutes sortes : c'était, comme le dit M. Louis Blanc dans son Histoire de la Révolution, LA LIQUIDATION DE L'ANCIEN RÉGIME. Tout cela faisait une dette exigible qui s'élevait, prétend-on, à près d'un milliard huit cent quatre-vingts millions, beaucoup plus de quatre milliards d'aujourd'hui ! Les intérêts de la dette constituée, tant perpétuelle que viagère, allaient en outre à cent soixante-huit millions par an.

Les charges étaient écrasantes ; les recettes, mal assurées. Dans certaines provinces, il y avait une vraie conspiration des percepteurs attachés à l'Ancien Régime, pour entraver au lieu d'activer les entrées. Il fallut que l'Assemblée menaçât de peines sévères tout collecteur des deniers publics qui en retarderait la perception. Le 10 septembre, le Trésor eût été réduit à suspendre ses paiements, si la Caisse d'escompte ne lui eût avancé dix millions.

Les quatre cents millions d'assignats émis étaient tout à fait insuffisants pour remplacer l'or qui continuait à se cacher ou à s'exporter. Mirabeau, d'abord peu favorable au papier-monnaie, vit qu'il n'y avait plus d'autre ressource, et, malgré la virulente opposition du côté droit et même d'amis de la Révolution qui redoutaient les dangers du papier-monnaie, il fit voter par l'Assemblée une nouvelle émission de huit cents millions d'assignats, destinés à rembourser la portion la plus urgente de la dette exigible. Mirabeau, pour rassurer ceux qui craignaient le retour des émissions sans limite et des grandes ruines du système de Law, fit décider qu'il n'y aurait jamais plus de douze cents millions d'assignats à la fois. Les anciens domaines de la couronne et du clergé, les BIENS NATIONAUX, valaient quatre fois autant, et, si cette limite était maintenue, il n'y avait pas le moindre péril.

La majorité ne fut toutefois que de 518 voix contre 423 (29 septembre). La minorité pressentait que le décret pourrait n'être pas toujours respecté ; mais Mirabeau et la majorité jugèrent, avec raison, qu'il fallait avant tout éviter la banqueroute imminente. On ne peut les rendre responsables des catastrophes qui survinrent, quand le malheur des temps eut renversé la barrière qu'ils avaient posée.

Les esprits s'irritaient de plus en plus. Les troubles se renouvelaient de côté et d'autre, dans les villes et dans les campagnes ; tantôt pour la politique, tantôt pour la cherté des grains.

Les marins s'ameutaient à Brest, parce que l'Assemblée, tout en adoucissant les châtiments en usage dans la marine, avait laissé subsister quelques pénalités corporelles qu'elle jugeait nécessaires à la discipline.

Les scènes les plus violentes avaient lieu dans l'Assemblée nationale. Elles venaient ordinairement des aristocrates, du côté droit, exaspéré d'être en minorité et de ne pouvoir empêcher les votes qui lui déplaisaient. Tous ces gentilshommes, habitués à manier l'épée, ne cessaient d'adresser des provocations à leurs collègues de la gauche. Un député de la gauche, Charles de Lameth, noble lui-même, poussé à bout parles nobles, se battit avec M. de Castries et fut blessé. Sur le faux bruit que sa blessure était mortelle, le peuple saccagea de fond en comble l'hôtel de Castries, sans rien piller (12 novembre 1790).

Depuis l'affaire de Nancy, les masses ne se calmaient pas à l'égard des ministres, et plusieurs des chefs de la gauche, Duport, Barnave, les frères Lameth, qui visaient à mettre leurs amis dans le ministère, poussaient au mouvement populaire. Necker tombé, on travailla à abattre ses collègues. Le 10 novembre, les quarante-huit sections de Paris députèrent à l'Assemblée pour réclamer la destitution des ministres et leur mise en jugement devant une cour nationale.

L'adresse des sections fut lue devant l'Assemblée par un homme qui commençait à acquérir une grande influence sur le peuple de Paris. C'était l'avocat Danton, un nouveau Mirabeau qui se levait au sein de la démocratie. Il ressemblait à l'autre par sa tète énorme et chevelue, par sa laideur imposante, par son éloquence fougueuse, hardie, pleine de grandes images. En butte aux mêmes accusations de corruption que Mirabeau, mais sans preuve aucune ; beaucoup moins vicieux que Mirabeau, malgré la réputation qu'on lui a faite en abusant contre lui de la crudité de son langage ; plus violent que Mirabeau, il pouvait se laisser emporter à des actes terribles que l'autre n'eût jamais commis ; mais il était aussi capable que Mirabeau des élans les plus généreux.

Le coup asséné par Danton porta. Plusieurs des ministres se retirèrent. C'étaient eux qui, d'accord avec Necker, avaient provoqué sous main le décret de l'Assemblée par lequel elle avait interdit le ministère à ses membres. Ils avaient par là écarté Mirabeau du ministère. Ni le roi ni l'Assemblée n'y avaient gagné.

Trois ministres démissionnaires furent remplacés par des hommes attachés à la Révolution. Il en resta deux des anciens, cependant, à l'intérieur et aux affaires étrangères. C'était assez pour que les soupçons persistassent.

Des faits graves, dans les provinces, entretenaient les alarmes et les colères des patriotes. Dans ces mêmes départements des montagnes languedociennes où avaient eu lieu des fédérations si enthousiastes, le parti des aristocrates et du clergé était parvenu à envahir en grand nombre les fonctions des municipalités et les grades de la garde nationale. Ce parti tenta une espèce de contre-fédération, dans une grande réunion qu'on appela le Camp de Jalès. Il entreprit de constituer un comité permanent, qui eût été un vrai gouvernement contre-révolutionnaire. L'Assemblée nationale ordonna la dissolution de ce comité, et ne fut obéie qu'après beaucoup de temps et de résistance.

D'un autre côté, les émigrés, réunis à Turin autour du comte d'Artois, avaient comploté un coup de main sur Lyon. Ils rêvaient d'en faire la capitale de la France à la place de Paris. Le projet fut découvert. La Révolution se jugeait menacée par l'étranger comme par l'ennemi intérieur. Les princes et seigneurs allemands qui avaient des domaines, d'anciens fiefs de l'Empire, en Alsace, en Lorraine et en Franche-Comté, avaient réclamé contre les décrets de la Nuit du 4 août, qui faisaient rentrer dans le droit commun leurs possessions privilégiées (janvier 1790). L'empereur et le roi de Prusse appuyaient leurs réclamations. La France leur offrait des indemnités. Ils refusaient et prétendaient garder chez nous, malgré nous, des privilèges incompatibles avec nos lois nouvelles.

Lorsqu'on sut, dans le courant de l'été (juillet-août), que l'Autriche et la Prusse, qui étaient fort mal ensemble et avaient paru sur le point de se faire la guerre, se rapprochaient et avaient conclu ensemble, à Reichenbach, une convention sur les affaires générales de l'Europe, on ne douta pas, chez nous, que ces deux puissances ne se fussent entendues contre la Révolution.

Les événements qui se passaient près de notre frontière du Nord continuaient à entretenir l'agitation parmi nous. L'empereur Joseph II ayant voulu réformer, d'après un plan uniforme, les institutions de tous les peuples différents qui composaient la monarchie autrichienne, les populations, troublées dans leurs habitudes, s'étaient partout remuées contre des changements avantageux en grande partie, mais imposés d'une façon brusque et arbitraire. La Belgique s'était révoltée et avait chassé les troupes de l'empereur. Liège, opprimée par son prince-évêque, s'était aussi soulevée. Les deux révolutions de la Belgique et de Liège ne se ressemblaient pas : celle de Liège était démocratique ; celle de la Belgique autrichienne était cléricale et nobiliaire. En Brabant et en Flandre, c'étaient les privilégiés qui avaient armé le peuple, parce que l'empereur Joseph H avait voulu détruire leurs privilèges au profit de l'unité monarchique. Joseph II mourut sur ces entrefaites (20 février 1790), ayant échoué dans toutes ses entreprises ; car la Hongrie, elle aussi, était en mouvement contre lui, et il n'avait pas réussi dans une attaque concertée avec la Russie contre l'empire turc.

Après lui, son frère et son successeur, Léopold II, tâcha de recouvrer la Belgique, à la fois par les négociations et par les armes. Les Belges. à peine affranchis, s'étaient divisés. Il s'était formé un parti libéral et démocratique, qui voulait diriger la Belgique dans le sens de la Révolution française ; mais le parti des nobles et du clergé, qui avait le pouvoir en main, comprima violemment le parti démocratique. Il s'ensuivit que La Fayette et l'Assemblée nationale, qui avaient d'abord été disposés à soutenir la révolution belge, se refroidirent fort à son égard. Lorsque le gouvernement aristocratique belge sollicita l'appui de la France, sans vouloir faire de concessions chez lui aux démocrates, il n'obtint rien. Chose singulière, il n'y eut que la fraction la plus avancée de l'opinion révolutionnaire et les journaux les plus ardents qui eussent voulu que la France intervint. Ils eussent soutenu une révolution, même rétrograde, contre un roi, espérant que la démocratie reprendrait le dessus. L'empereur Léopold put préparer à son aise la ruine de cette révolution belge si mal dirigée.

L'Angleterre commençait aussi à donner de grandes inquiétudes. La Révolution française y avait excité d'abord de vives sympathies ; mais la réaction était venue très-vite chez bon nombre de ces aristocrates anglais, whigs ou tories, qui voyaient bien que la liberté et l'égalité, comme on les entendait chez nous, différaient fort de leurs libertés privilégiées et traditionnelles. Ils avaient peur que nos idées ne s'introduisissent dans leur île. Dès le commencement de l'année (février 1790), un orateur célèbre, qui avait montré jusque-là des sentiments libéraux, Edmond Burke, avait éclaté, dans le Parlement anglais, contre la Révolution française, et avait prétendu que c'était comme le suicide de la France ; que la France ne ferait plus désormais qu'un grand vide en Europe. Il s'était brouillé, à cette occasion, avec son meilleur ami, l'autre chef de l'opposition, James Fox, âme généreuse, esprit et cœur ouverts, qui resta toujours fidèle à son affection pour la France nouvelle.

Depuis l'automne de 1789, les adversaires de la Révolution publiaient contre elle, en France et à l'étranger, pamphlets sur pamphlets. Les libelles d'un Galonné, ancien ministre chassé pour ses dilapidations, ou des premiers émigrés du tt juillet, n'eussent pas produit grand effet ; mais, quand on vit un Mounier, qui avait fait si grande figure dans la première période de la Révolution, écrire contre elle/et, avec Mounier, d'autres hommes de réputation et de talent, qui avaient, comme lui, abandonné la cause révolutionnaire, cela commença de faire impression. Burke rassembla, exagéra, envenima tout ce que des Français avaient écrit contre la Révolution française, et il lança sur elle un livre d'une -éloquence forcenée : les Réflexions sur la Révolution de France.

Tout le fond de ce livre était l'inconséquence et l'iniquité même. Burke, de même que tous les hommes politiques du parti whig, n'avait cessé de flétrir le gouvernement despotique de la France ; et, sitôt que la France secouait ce despotisme et s'efforçait de se donner une organisation libre, ces prétendus amis de la liberté l'attaquaient avec fureur. Ils la représentaient à l'Europe comme un pays de sauvages, parce qu'il s'était commis chez elle des excès, bien moindres jusque-là que ce qui s'était passé dans la Révolution d'Angleterre au siècle précédent.

Burke parlait comme si la Révolution française eût renversé un ordre légal et constitutionnel pour y substituer l'anarchie ; il savait pourtant bien le contraire : que toutes les anciennes libertés avaient été détruites chez nous, et qu'il n'y avait en France que l'arbitraire avant 1789.

Trente mille exemplaires du livre de Burke se répandirent dans toutes les cours et dans toute l'aristocratie européenne comme autant de brandons allumés pour mettre le feu à l'Europe. Pendant ce temps, l'auteur, par ses correspondances secrètes, excitait la reine Marie-Antoinette, la cour, les émigrés, à conspirer contre la Révolution. Point d'arrangements avec les rebelles ! écrivait-il ; faites appel aux souverains voisins ; mettez surtout votre confiance dans l'appui des armées étrangères.

Les partisans de la Révolution française répondirent, en Angleterre, par de vigoureux écrits et par d'énergiques discours dans le Parlement. Le chef du gouvernement anglais, William Pitt, resta sur la réserve ; mais, chez nous, on le crut d'accord avec Burke : on s'imaginait apercevoir la main et l'argent de l'Angleterre dans nos troubles, et l'on soupçonnait Pitt de travailler à préparer contre nous une coalition, qui était, le parti avancé de la Révolution n'en doutait pas, instamment appelée par Marie-Antoinette, sinon par Louis XVI.

Le danger pour la France n'était pas aussi imminent que le croyaient les ardents patriotes, et Pitt ne songeait pas à nous faire la guerre. Les affaires générales de l'Europe, sur lesquelles nous reviendrons, valaient un répit à la Révolution ; mais les modérés, les sages, s'abusaient de leur côté, et c'étaient les ardents qui voyaient clair dans leurs soupçons sur les correspondances secrètes de la cour avec les puissances étrangères.

A la fin de l'année 1790, un événement aisé à prévoir vint accroître chez nous la fermentation. L'empereur Léopold, après avoir divisé les Belges par des promesses de concessions libérales, fit entrer une armée en Belgique et reprit possession de ce pays sans beaucoup de résistance. Les Autrichiens envahirent aussi Liège et remirent les Liégeois sous le joug de leur évêque. La facilité avec laquelle fut étouffée la Révolution belge fit illusion à beaucoup de gens en Europe sur ce qu'il adviendrait de la Révolution française.

Notre Révolution se sentait autrement forte ; mais elle se sentait aussi bien menacée. De là les moyens extraordinaires auxquels recoururent ceux des amis de la Révolution qui étaient résolus à tout pour la défendre et l'achever ; de là l'organisation nouvelle qu'ils se donnèrent. Toute l'ancienne administration du royaume étant dissoute, et l'administration du Nouveau Régime n'étant pas encore bien constituée, il n'y avait plus d'autre pouvoir effectif, au-dessous de l'Assemblée, que les nouvelles autorités municipales et les chefs de la garde nationale. Mais ces nouvelles autorités, si diverses, étaient déjà elles-mêmes en partie suspectes, les unes à tort, les autres à raison ; tout au moins paraissaient-elles, sur bien des points, faibles et insuffisantes pour la défense de la Révolution. Les hommes les plus résolus, les plus défiants, les plus persévérants, dans toutes les localités, se serrèrent les uns contre les autres, firent corps entre eux, se donnèrent une mission de surveillance, puis un pouvoir d'action, s'attribuèrent à eux-mêmes une autorité qui prima de fait les autorités légales. La Fédération avait été un mouvement d'expansion et de sympathie universelle, ceci fut au contraire un mouvement de défiance, de concentration et de précaution menaçante. Le centre et la tête de ce mouvement fut la Société des amis de la Constitution, qui était l'ancien Club breton de Versailles, transféré au couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré, et devenu le fameux CLUB DES JACOBINS.

Ce n'était d'abord qu'une réunion des membres du côté gauche de l'Assemblée ; il y resta toujours un grand nombre de députés ; mais les membres du club étrangers à l'Assemblée devinrent de beaucoup les plus nombreux. En décembre 1790, le club comptait plus de onze cents membres, parmi lesquels beaucoup d'hommes distingués de toute profession. On n'admettait pas les affiliés à la légère ; l'association était très fortement constituée et de manière à influer dans toute la France par une vaste correspondance, et à être avertie de ce qui arrivait dans tous les départements. En entrant dans la Société, on jurait de vivre libre ou de mourir, de rester fidèle aux principes de la Constitution, d'obéir aux lois et de travailler à les perfectionner.

Le côté droit de l'Assemblée nationale essaya aussi d'avoir ses clubs dans Paris ; mais le peuple s'attroupa avec des hués et des menaces autour de leurs lieux de réunion, et ils furent obligés d'y renoncer. Les pamphlets contre-révolutionnaires s'étalaient librement chez les libraires ; mais les aristocrates ne pouvaient se montrer nulle part en groupes dans Paris sans soulever contre eux la foule.

Les Jacobins continuaient à grandir. Ils étaient alors dirigés principalement par trois députés à l'Assemblée nationale : Adrien Duport, l'ancien membre du Parlement ; l'éminent orateur Barnave, et Alexandre de Lameth, grand seigneur de l'Artois qui s'était fait révolutionnaire. Plusieurs des hommes les plus considérables de l'Assemblée, Sieyès, Le Chapelier, et, avec eux, le maire de Paris et le général de la garde nationale, Bailli et La Fayette, tentèrent de rivaliser avec les Jacobins en fondant le Club de 89. Mirabeau resta membre des deux clubs à la fois. La Fayette fit quelques efforts pour amener les deux clubs à se réunir ; il n'y réussit pas.

Sieyès, Le Chapelier, Condorcet, et d'autres qui s'étaient joints à eux, étaient de plus grands théoriciens et de plus grands législateurs que Duport, Barnave et Lameth ; mais ils n'étaient pas si actifs ni si remuants, pas si propres à être des meneurs de parti. Le Club de 89 n'exerça point d'action sur les masses.

Ce club avait été une tentative dans un sens plus modéré que les Jacobins ; d'autres se fondèrent au delà des Jacobins, dans des idées plus hardies et plus risquées et dans des formes plus passionnées : ainsi le Cercle social, où dominait un prêtre enthousiaste, l'abbé Fauchet, fort populaire pour avoir prononcé l'oraison funèbre des patriotes morts à l'attaque de la Bastille. Fauchet prêchait une philosophie religieuse qui était un mélange assez confus de christianisme et de panthéisme, et une doctrine sociale qui tendait à une sorte de communauté fondée sur l'amour mutuel des hommes, comme chez les premiers chrétiens.

Le Cercle social, où se montrèrent des philosophes moins aventureux que Fauchet, Condorcet, par exemple, eut un moment d'éclat ; mais les Jacobins jugèrent qu'il y avait danger à détourner le peuple de la grande lutte politique pour l'occuper d'utopies sociales, et qu'il fallait, avant tout, travailler au salut public. Ils se montrèrent opposés au cercle social, dont l'influence ne fut pas de bien longue durée.

Les Jacobins ne restèrent en bonne intelligence qu'avec un seul club, les célèbres Cordeliers, ainsi nommés parce qu'ils s'assemblaient dans une chapelle du couvent des Cordeliers, aujourd'hui Musée Dupuytren, près de l'École de médecine. Ceux-ci étaient des révolutionnaires aussi actifs que les Jacobins, mais d'un autre caractère. Les Jacobins étaient politiques, réfléchis, disciplinés, manœuvrant comme une armée. Les Cordeliers étaient tumultueux, exaltés, fantaisistes. Chacun, chez eux, disait et faisait tout ce qui lui passait par la tête. On y voyait les scènes les plus singulières entre Marat, Camille Desmoulins et un Allemand, le baron de Clootz, qui avait pris le nom d'un philosophe de l'antiquité, Anacharsis, et avait un jour amené devant l'Assemblée nationale une troupe de gens de tous les pays, comme une ambassade du Genre humain qui préparait les États Généraux du globe. On y voyait aussi des femmes : une jolie émigrée liégeoise, Mlle Théroigne de Méricourt, qui, le 5 octobre 1789, était montée à cheval, sabre en main, à la tête des femmes de Paris. Un homme puissant dans son action sur le peuple, et très pratique et politique malgré sa violence passionnée, Danton, donnait le sérieux à tout cela et tirait des Cordeliers, les jours de crise, de terribles coups de collier populaires.

Dans l'action, Jacobins et Cordeliers concouraient au même but, avec des procédés différents ; leur double influence s'équilibrait dans Paris. Mais les Cordeliers n'étaient qu'un club parisien ; les Jacobins étaient une association qui s'étendait de jour en jour dans toute la France.

Les sociétés patriotiques, qui se formaient de toutes parts, s'affiliaient les unes après les autres à la Société de Paris. En peu de temps, cent quarante villes furent associées. Plus tard, en 1792, les Jacobins comptèrent jusqu'à deux mille quatre cents clubs de villes et de villages. Tout cela se mouvait comme un seul homme. C'était le renouvellement, pour la Révolution, de ce qu'avait été la Ligue pour le parti catholique deux siècles auparavant.

Malheureusement, en empruntant, pour faire la conquête de l'avenir, les moyens de combat qu'avait employés autrefois le parti du passé, ils empruntèrent aussi beaucoup trop l'esprit de ce parti. La France n'avait pas impunément subi durant des siècles l'éducation catholique, qui faisait de la persécution contre les dissidents un principe. Les hommes qui avaient quitté les croyances du Moyen Age et de l'Ancien Régime en gardaient encore les habitudes. Dès qu'ils passaient des théories et des livres à l'action, ils se laissaient facilement entraîner à retourner contre leurs adversaires les pratiques dominatrices et oppressives, habituelles à la monarchie et à l'Église, et ils transgressaient les principes de 89 pour assurer les conquêtes de 89.

Les Jacobins prirent peu à peu un esprit inquisiteur et implacable, bien éloigné des sentiments primitifs de la Révolution. Ils dépassèrent de beaucoup les droits et les nécessités de la défense, et, s'ils opposèrent une puissante barrière aux vrais ennemis de la Révolution, d'une autre part, ils firent à la Révolution beaucoup d'ennemis nouveaux, en inquiétant et en tourmentant une foule de gens qui fussent restés tout au moins neutres si on les eut ménagés.

Les premiers chefs des Jacobins ne représentaient pas véritablement le caractère âpre, rigide et sombre, qu'allait bientôt prendre cette puissante association. Duport, Barnave, les frères Lameth, étaient des hommes de mouvement et de cabales qui s'allièrent, pour augmenter leurs moyens d'action, aux gens d'intrigues qui entouraient le riche duc d'Orléans ils confièrent la direction du Journal des Jacobins, fondé à la fin d'octobre 1790, au plus actif des familiers du duc d'Orléans, Laclos, homme habile, corrompu et dangereux, connu, avant la Révolution, comme l'auteur d'un roman immoral. Le fils aîné du duc, qui fut depuis le roi Louis-Philippe, tout jeune, fut reçu chez les Jacobins et devint un des fonctionnaires de l'association.

Duport, Barnave et les Lameth ne pensaient pas à renverser la royauté, mais à la subordonner à l'Assemblée, soit en gardant Louis XVI, soit, au pis aller, en lui substituant le duc d'Orléans, si l'on ne pouvait s'accommoder avec Louis XVI.

L'idée de République commençait à être mise en avant par quelques écrivains, par Camille Desmoulins, par Brissot, qui jouait un rôle important dans la municipalité parisienne, par e journal si répandu, les Révolutions de Paris ; mais la majorité des Jacobins n'en était pas là, pas même Robespierre, et, au delà des Jacobins, pas même Marat !

Robespierre, dont on commençait à tenir plus de compte dans l'Assemblée nationale, était fort considéré chez les Jacobins. Cet homme, jeune encore, qui n'avait ni les qualités ni les défauts de la jeunesse, cet homme grave, patient, soupçonneux et inflexible, absolu dans ses idées, qui s'attirait le respect et la confiance des masses par son désintéressement et sa pauvreté digne et fière, représentait bien mieux le vrai fond des Jacobins que leurs chefs actuels, et ceux-ci s'inquiétaient de le voir croître en autorité à côté d'eux.

Les Jacobins, composés d'abord uniquement de personnes aisées et lettrées, avaient fondé des sociétés fraternelles pour instruire et aider les ouvriers, leurs femmes et leurs enfants. Le parti contre-révolutionnaire tenta de nouveau -d'imiter les Jacobins. Il constitua une société centrale, intitulée le Club monarchique, avec affiliations en province. Il distribuait des bons de pain aux pauvres. Les Jacobins, à Paris et en province, soulevèrent le peuple contre les clubs monarchiques. La municipalité de Paris ferma le Club central, à cause des troubles dont il était l'occasion.

Ce n'était déjà plus le régime de la liberté ; c'était celui de la guerre civile (octobre 1790-janvier 1791).

Les agitations religieuses croissaient et aggravaient la crise politique. Louis XVI, après quelques semaines de délai, avait sanctionné, plus à contre-cœur qu'aucun autre décret de l'Assemblée, la Constitution civile du clergé (24 août 1790). Il s'était excusé secrètement, auprès du pape Pie VI, pour n'avoir pas attendu son autorisation, et avait tâché d'obtenir son consentement après coup. Le pape, qui espérait encore que l'Assemblée ne réunirait pas sa ville d'Avignon à la France, n'avait pas fait jusque là de manifestation publique, mais avait signifié en particulier à Louis XVI que, s'il avait pu renoncer aux droits de sa couronne, il ne pouvait, par aucune considération, sacrifier les droits de l'Église, dont le roi de France était le fils aîné. C'était, lui mandait Pie VI, hasarder son salut éternel et celui de ses peuples. Pie VI ajoutait qu'avant de prononcer dans une affaire si importante pour la religion, il voulait connaître les sentiments du clergé de France.

Cela porta au comble les anxiétés du timoré Louis XVI.

A la fin d'octobre, les évêques membres de l'Assemblée nationale publièrent un Exposé de principes, auquel adhérèrent presque tous les évêques de France. Ils y protestaient contre, les décrets de l'Assemblée relatifs à l'Église : suppression des couvents, vente des biens de l'Église, changements dans les circonscriptions des diocèses, élections populaires des évêques et des curés, tout enfin. Ils envoyèrent dans leurs diocèses une instruction secrète, où ils excitaient tous les ecclésiastiques à la résistance, et annonçaient l'intention de ne consentir à aucun changement dans la hiérarchie et la discipline de l'Église sans l'aveu du pape.

Les curés et vicaires, d'abord en majorité favorables à la Révolution et n'ayant que gagné à la vente des biens du clergé, avaient commencé à tourner quand on avait touché aux circonscriptions ecclésiastiques, quand on avait refusé de décréter le catholicisme religion de l'État, et décidé l'élection des ministres de l'Église par le peuple. Une grande masse du bas clergé retomba sous la main des évêques, et mit la chaire et le confessionnal au service de la contre-révolution. Le clergé prêchait contre les assignats, excitait à refuser l’impôt, se déchaînait contre l'Assemblée, criait que les acquéreurs des biens nationaux étaient damnés, eux et toute leur postérité.

La ligue cléricale fut dénoncée à l'Assemblée par le comité chargé des affaires ecclésiastiques. Le rapporteur du comité demanda des mesures de rigueur contre le clergé réfractaire aux lois. Ce ne furent pas les révolutionnaires les plus avancés ou les plus violents, députés ou journalistes, Robespierre, Camille Desmoulins, ni même Marat, qui poussèrent aux mesures extrêmes dans cette occasion : ce furent quelques députés jansénistes, tels que Camus, et les chefs jacobins, Barnave, Duport et Lameth, qui se sentaient dépassés par le mouvement démocratique dans leur club, et qui voulaient se faire de la popularité aux dépens du clergé.

Mirabeau prononça un discours très violent contre ces évêques qui prétendaient la religion perdue parce que le peuple délirait leurs successeurs, tandis qu'eux-mêmes ne s'étaient pas fait scrupule de devoir leur nomination aux intrigues d'une cour corrompue. Il conclut en proposant qu'on déclarât déchu tout évêque qui demanderait l'investiture au pape, ou qui refuserait de confirmer les curés élus par le peuple ; qu'on retirât le traitement, non pas à tous les ecclésiastiques dissidents, mais à ceux qui auraient protesté contre les décrets de l’Assemblée ; qu'on poursuivît pour crime de lèse-nation tout ecclésiastique qui, dans l'exercice de ses fonctions, attaquerait les lois et la Révolution ; enfin, qu'on déclarât que nul ne pourrait exercer le ministère de la confession, sans avoir prêté le serment civique devant la municipalité.

Dans l'irritation où était la majorité de l'Assemblée, les propositions de Mirabeau, sauf celle qui regardait la confession, étaient les plus modérées possible. L'Assemblée alla plus loin. Sans s'arrêter aux protestations passionnées de l'orateur du clergé, l'abbé Maury, elle décréta que tous les ecclésiastiques en exercice prêteraient le serment civique sous bref délai ; que ceux qui étaient membres de l'Assemblée le prêteraient dans les huit jours de la publication du décret ; que tous ceux qui refuseraient seraient considérés comme démissionnaires ; que tous ceux qui, après avoir prêté le serment, désobéiraient au décret, seraient poursuivis comme rebelles, ainsi que ceux qui prétendraient continuer leurs fonctions sans avoir prêté le serment (27 novembre).

La Révolution avait malheureusement emprunté à l'Ancien Régime cette formalité du serment que désapprouvait le christianisme primitif, que désapprouve la philosophie, et dont nous venons à peine d'être débarrassés par nos calamités récentes. Le culte restant fonction publique, on était poussé logiquement à imposer le serment aux ministres du culte comme à tous les fonctionnaires ; mais, ici, les conséquences en devaient être terribles. On donnait aux ennemis de la Révolution une arme plus redoutable qu'aucune de celles qu'ils avaient jusqu'alors employées contre elle.

Le roi, cependant, très troublé et très effrayé, fit une seconde tentative pour amener le pape à ratifier les nouvelles circonscriptions des diocèses et le nouveau système d'élections. Un prélat respectable et prudent, l'archevêque d'Aix, quoiqu'il eût été le rédacteur de l'Exposé des principes des évêques, et quelques autres de ses collègues, qui redoutaient, comme lui, les extrémités auxquelles on se précipitait, secondèrent Louis XVI auprès de Pie VI. Mais la majorité des évêques, de concert avec les émigrés, détournèrent le pape d'accéder à aucune transaction.

C'était bien moins par principe religieux que par esprit de parti et dans l'espoir d'une contre-révolution que la plupart des évêques agissaient. Il en fut de même parmi les laïques des anciennes classes privilégiées, où, dit un écrivain royaliste contemporain, les hommes les plus libres par leurs opinions religieuses, les femmes les plus décriées pour leurs mœurs, devinrent tout à coup d'ardents missionnaires de la pureté et de l'intégrité de la foi romaine. Mais, au-dessous de ces prélats peu sincères et de ces hautes classes incrédules, il y avait le bas clergé auquel les évêques faisaient honte de trahir la religion et de soumettre l'Église aux laïques ; il y avait la multitude des femmes dévotes et la portion très nombreuse du peuple encore habituée à subir l'influence des prêtres. C'est là-dessus qu'allait avoir prise le parti de la contre-révolution.

Louis XVI différa tout un mois de sanctionner le décret du ferment. L'Assemblée, poussée surtout par le janséniste Camus, pressa impérieusement le roi ; elle arbora, en même temps, avec éclat, le drapeau de la philosophie en face du clergé. Elle décida qu'il serait élevé à l'auteur d'Émile et du Contrat social une statue portant cette inscription : LA NATION FRANÇAISE LIBRE À JEAN-JACQUES ROUSSEAU (23 décembre).

Rousseau attend encore dans Paris la statue que la Révolution lui a promise.

Quelques centaines d'hommes vinrent crier sous les fenêtres du roi et demander la sanction du décret sur le Serment. La cour attendait cette petite émeute, pour qu'on pût dire que le roi ne cédait qu'à la force. Louis XVI envoya sa sanction, en protestant contre les doutes qu'on avait eus sur ses intentions et en réclamant de l'Assemblée la confiance qu'il méritait.

Le roi ayant sanctionné le décret le 27 décembre, le délai de huitaine assigné aux ecclésiastiques membres de l'Assemblée expirait le 4 janvier 1791. Le parti patriote avait encore de la force parmi les députés du clergé. Soixante-trois d'entre eux, le curé Grégoire en tête, devancèrent le jour fixé pour jurer fidélité aux nouvelles lois.

Le 4 janvier, vingt-neuf évêques et la majorité des prêtres députés refusèrent. La plupart des évêques montrèrent dans leur refus une dignité habile ; deux ou trois firent impression par des paroles simples et sincères. La séance fut d'un mauvais effet pour la cause de la Révolution. Les hommes les plus clairvoyants sentirent que ceux qui avaient été si longtemps persécuteurs allaient se donner l'honneur d'être persécutés.

Le plus grand nombre des curés de Paris refusèrent le serment. Un- archevêque, qui était l'ancien ministre-cardinal Brienne, et trois évêques, parmi lesquels Talleyrand, l'évêque d'Autun, jurèrent. Plus de cent refusèrent, en même temps qu'ils prétendaient se maintenir dans leurs fonctions. Ils déclarèrent nuls tous les actes de quiconque oserait prendre leur place, excommunièrent les prêtres assermentés et les fidèles qui communiqueraient avec eux. Le pape, qui s'était abstenu jusque-là de toute manifestation publique, lança un bref où il déclarait que l'Assemblée nationale avait outrepassé ses pouvoirs, et que tous ceux qui avaient prêté ou prêteraient le serment étaient schismatiques.

On brûla le bref au Palais-Royal, avec un mannequin représentant le pape. Les autorités révolutionnaires ne tinrent compte des paroles du pape, et firent procéder aux élections pour remplacer les évêques et curés qui désobéissaient aux nouvelles lois. Une forte minorité du bas clergé resta du côté de la Révolution, et accepta les fonctions que le peuple lui conféra. La discorde était dans les provinces, dans les paroisses, dans les familles. Ici, la population chassait le prêtre réfractaire, comme on appelait ceux qui refusaient le serment, et installait en triomphe le prêtre assermenté ; ailleurs, les campagnards, au contraire, laissaient le prêtre assermenté, qu'ils appelaient l'intrus, seul dans son église. Les troubles religieux avaient commencé, et ne devaient plus cesser jusqu'à ce qu'ils devinssent une grande guerre civile.

Les évêques avaient enfin réussi à retourner la majorité du bas clergé contre la Révolution, sous prétexte des grands changements qui avaient été pour la plupart réclamés par les prêtres eux-mêmes dans les Cahiers de 89.

A mesure que la situation générale devenait plus violente, le rêve de Mirabeau, de mettre le roi à la tête de la Révolution, était de moins en moins réalisable. Mirabeau avait eu avec la reine une entrevue secrète à Saint-Cloud en juillet 1790 ; il continuait à recevoir de l'argent de la cour, et à faire passer au roi et à la reine des notes et des avis. Il leur proposait toutes sortes de plans pour miner l'autorité et la popularité de l'Assemblée, et l'obliger à se dissoudre. Tous ces petits moyens, ces petites perfidies, étaient aussi peu dignes de son génie que de sa générosité naturelle. Son but était non pas la contre-révolution, et bien moins encore l'intervention étrangère, mais l'avènement d'une seconde Assemblée, qu'il espérait amener à des concessions envers le pouvoir royal.

En réalité, il ne pouvait presque rien faire dans ce sens. Une fois qu'il était devant l'Assemblée, harcelé, insulté par le côté droit, il redevenait lui-même et se remettait à donner des grands coups de collier révolutionnaires. Ce n'était que dans de rares occasions qu'il s'opposait à la gauche, et parlait alors avec raison.

Il n'avait pas, comme il croyait, conquis la confiance de la cour. Ni Louis XVI ni Marie-Antoinette n'étaient sincères avec lui. Louis XVI, très flottant et très indécis après les journées d'octobre, fut, par scrupule dévot, irrévocablement aliéné de l'Assemblée, quand il eut cessé d'espérer que le pape transigerait sur la Constitution civile du clergé. Il tomba tout à fait sous la main de la reine, qui ne rêvait que contre-révolution. Marie-Antoinette écoutait Mirabeau, ménageait ou subissait La Fayette, tâchait de négocier secrètement même avec Barnave et les Lameth, mais les trompait tous, les détestait tous, comme elle avait détesté Necker lui-même, et ne songeait qu'à emmener le roi à la frontière pour y rejoindre le général de Nancy, Bouillé, et y appeler les secours de son frère l'empereur Léopold et des autres princes étrangers.

Dès le mois d'octobre 1790, Louis XVI correspondait secrètement avec Bouillé dans ce but, et il avait écrit à son parent et allié le roi d'Espagne pour le prévenir de ne tenir aucun compte des actes publics qui lui étaient imposés et pour réclamer ses secours. Le roi d'Espagne répondit qu'il aiderait Louis XVI de ses forces, si l'empereur, le roi de Sardaigne et les cantons suisses en faisaient autant. Marie-Antoinette pressa l'empereur son frère de se préparer à intervenir.

Le carême redoubla les agitations religieuses. Les tantes du roi, filles de Louis XV, ne voulant point avoir de rapports avec les prêtres assermentés des paroisses de Paris, partirent pour aller faire leurs Pâques à Rome. Là-dessus, grand mouvement dans Paris. On crut voir là le présage du départ du roi. Même impression en province. La municipalité d'Arnay-le-Duc arrêta Mesdames Tantes, comme on les appelait, jusqu'à ce qu'elle eût les ordres de l'Assemblée. Mirabeau, après un vif débat, fit voter par l'Assemblée qu'aucune loi no s'opposait au départ de Mesdames. C'était vrai, seulement, ce qui était vrai aussi, c'est que, si l'on n'avait pas droit de retenir malgré elles deux femmes qui, comme le dit un député, aimaient mieux entendre la messe à Rome qu'à Paris, on n'était pas du moins obligé de leur continuer à Rome le million de rente que la France leur faisait à Paris (24 février 1791).

Les cris furieux de Marat provoquèrent une émeute dans le jardin des Tuileries, et La Fayette fut obligé de montrer le canon. Heureusement, la démonstration suffit ; mais le mouvement continua sous une autre forme, et l'on réclama d toutes parts une loi contre l'émigration. Un projet de loi fut en effet, présenté, comme d'urgence, le 28 février.

S'il est fort légitime de prendre des mesures de précaution envers les gens qui quittent leur patrie pour aller conspirer contre elle à l'étranger, il ne l'est pas d'interdire, d'une manière générale, de sortir des frontières. La patrie ne doit pas être une prison. Une partie des révolutionnaires les plus avancés le sentirent. Si les Lameth et leurs amis, par calcul de popularité, et Camille Desmoulins et Marat, par passion, furent pour le projet de loi, Robespierre dit qu'il n'aimait pas la loi contre l'émigration, et Brissot la combattit énergiquement dans son journal, le Patriote français. Mirabeau enleva le vote par des paroles comme il en savait dire. Le projet de loi fut rejeté.

Il se passait, pendant cette séance, des choses très graves dans Paris. On avait répandu parmi le peuple le bruit qu'il se faisait au château de Vincennes des travaux de fortification menaçants pour Paris, et qu'on en voulait faire une nouvelle Bastille. Le faubourg Saint-Antoine se jeta sur Vincennes pour le démolir. La Fayette y courut, avec la garde nationale, et repoussa rémeute. Mais, tandis qu'il était à Vincennes, plusieurs centaines de gentilshommes, avec des armes cachées, des pistolets, des poignards, s'introduisirent dans les Tuileries, pour défendre, disaient-ils, le roi, dont les jours étaient menacés. Leur dessein était vraisemblablement de le faire sortir de Paris la nuit et de le mettre sur la route de Metz, pour aller joindre Bouillé.

La Fayette revint de Vincennes plus tôt qu'on ne l'attendait. Averti de ce qui se passait aux Tuileries, il accourut, se- mit à la tête des gardes nationaux de service et entra dans les appartements. Les gardes nationaux désarmèrent et maltraitèrent les gentilshommes. Le roi pria La Fayette qu'on les laissât sortir du château, ce que le général n'obtint qu'à grand'peine de la garde nationale irritée.

Tout cela fit grand bruit dans Paris. On qualifia les gentilshommes royalistes de Chevaliers du poignard.

Une séance orageuse venait d'avoir lieu, ce même soir, aux Jacobins. Mirabeau, pensant bien que ses rivaux allaient exciter les Jacobins contre lui à propos de l'affaire de l'émigration, était allé courageusement droit au club. D'abord accueilli par des murmures, il parla avec tant d'éloquence et d'habileté, que, malgré les accusations passionnées de Duport et d'Alexandre de Lameth, lorsqu'il dit aux Jacobins : Je resterai parmi vous jusqu'à ce que vous me bannissiez ! tout le club éclata en applaudissements.

Il sortit vainqueur, mais épuisé. Ce devait être son dernier triomphe. Cet homme si fort, si puissamment organisé, était profondément atteint dans son corps et dans son âme. Il sentait son rêve de monarchie démocratique lui échapper. Jl souffrait de son rôle équivoque, et s'étourdissait et se détruisait lui-même tout à la fois parle double excès du travail et du plaisir. Malade, haletant, il ne changea rien à ses habitudes. Durant tout le mois de mars, à mesure que ses forces diminuaient, il redoublait d'activité dévorante. Le 27 mars, il prit encore la parole jusqu'à cinq fois devant l'Assemblée sur une question dont dépendait la fortune d'un de ses amis. Il lui dit en sortant : Votre cause est gagnée, et moi, je suis mort.

Le lendemain, il s'abattit sur son lit et ne se releva plus. L'anxiété fut extrême, universelle. Tout Paris afflua chez le grand malade. L'amour du peuple pour lui s'était réveillé. Mirabeau entendait, de son lit, le mouvement de la foule sous ses fenêtres. Il dit un mot touchant : C'est un bon peuple ! Je sens qu'il est doux de mourir au milieu de lui. Il ne parlait plus que d'amitié et de patrie. Ses misères morales s'effaçaient à l'approche de la tombe ; ce qu'il y avait de grand en lui subsistait seul. Il se préoccupait des périls de la France et de la liberté. Il s'inquiétait de l'Angleterre ; il croyait sentir là le nœud des coalitions futures. Ce Pitt, disait-il, si j'eusse vécu, je lui eusse donné du chagrin !

Ce n'est pas qu'il fût hostile à l'Angleterre. Il souhaitait, au contraire, une alliance fraternelle entre elle et le peuple français.

J'emporte avec moi, dit-il d'autre part, le deuil de la monarchie : les factieux vont s'en disputer les débris.

Le 2 avril au matin, il dit d'une voix ferme à son médecin, le philosophe Cabanis : Mon ami, je mourrai aujourd'hui. Il prononça encore quelques paroles, qui semblaient, les unes, d'un incrédule, les autres, d'un esprit qui s'élève à Dieu. Il flottait sur les choses du monde d'en haut comme tant d'autres de ses contemporains. A huit heures et demie, il expira.

Il laissait, comme testament de mort, deux grands discours écrits et non prononcés : l'un sur l'abolition du droit d'aînesse et des substitutions, l'autre sur le mariage des prêtres.

A cette nouvelle, Paris et l'Assemblée furent frappés de stupeur. Chacun, dans l'Assemblée, regardait en silence cette place vide, où ne paraîtrait plus l'homme qui avait renouvelé parmi nous la grande éloquence politique des Grecs et des Romains.

On parlait de poison. Le public ne voulait pas croire que cet homme si fort eût été si vite abattu par la maladie à quarante-deux ans. Son médecin, Cabanis, ne croyait pas au poison ; il n'y en eut pas d'autre, sans doute, que l'inflammation causée par l'excès des fatigues et des soucis.

Le directoire du département et la municipalité de Paris prirent le deuil. Les quarante-huit sections parisiennes demandèrent un deuil public. L'Assemblée nationale, sur la demande de l'autorité départementale, décréta que la nouvelle église Sainte-Geneviève serait consacrée à la sépulture des grands hommes ; qu'on graverait sur le fronton l'inscription : Aux grands hommes la patrie reconnaissante, et que Mirabeau serait, le premier, déposé dans ce monument. Moins trois voix du côté droit, le vote fut unanime.

Le soir même (4 avril), un immense cortège conduisit les restes de l'immortel orateur à Sainte-Geneviève érigée en PANTHÉON, eu temple de tous les grands morts. La Fayette ouvrait la marche avec les députations de la garde nationale. L'Assemblée tout entière suivait le corps ; puis la Société des Amis de la Constitution, c'est-à-dire les Jacobins, au nombre de dix-huit cents, avant les ministres, les membres du département et de la municipalité, les juges et tout le reste.

La redoutable Société semblait se poser comme le second corps d'État.

Un peuple innombrable se pressait à la suite et autour du cortège, qui défila jusqu'à minuit, parmi des chants funèbres composés par le musicien Gossec, et au son d'instruments étranges et terribles qu'on entendait en France pour la première fois, le trombone et le tam-tam. Il n'y avait pas souvenir, dans l'histoire moderne, de telles funérailles.

Marat éclata en cris furieux contre les honneurs rendus à Mirabeau. Il protesta contre l'affront qu'on lui ferait, si l'on voulait un jour porter ses restes à Sainte-Geneviève en pareille compagnie.

Deux ans et demi après, une autre Assemblée nationale, la Convention, après la découverte des rapports secrets de Mirabeau avec la cour, fit retirer son corps du Panthéon et y fit porter celui de Marat : les restes de Mirabeau sont obscurément ensevelis dans l'ancien cimetière de Sainte-Catherine, près du cimetière de Clamart, au faubourg Saint-Marceau.

La postérité ferait acte de piété patriotique en rendant au grand orateur une plus honorable sépulture. La France doit amnistier sa mémoire. Ses services sont bien au-dessus de ses fautes, et, dans ses plus mauvais jours et dans ses plus coupables faiblesses, il n'a jamais voulu réellement trahir la liberté ni la patrie.