HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME PREMIER

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

ASSEMBLÉE CONSTITUANTE (SUITE). - DES JOURNÉES D'OCTOBRE À LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ

Octobre 1789-juin 1790

 

L'Assemblée avait maintenant à organiser la France nouvelle d'après les principes qu'elle avait posés dans les décrets de la nuit du 4 août et dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Elle employa bien les dernières séances qu'elle tint à Versailles après le départ du roi pour Paris. Le 7 octobre, elle décréta que toutes les contributions et charges publiques seraient supportées par tous les Français proportionnellement à leurs biens et à leurs facultés, et que l'impôt serait voté annuellement.

Le 9, elle décréta la réforme provisoire de la procédure criminelle, que La Fayette avait demandée d'urgence dès le mois précédent. Les municipalités devaient désigner des assesseurs aux juges pour assister à l'instruction des procès criminels. L'accusé aurait droit de se choisir un conseil. Il devait être interrogé dans les vingt-quatre heures. La procédure devenait publique. La torture était définitivement abolie. La condamnation à mort ne pouvait être prononcée que par les quatre cinquièmes des juges, et la condamnation à toute autre peine, afflictive ou infamante, que par les deux tiers des juges.

Le 10 octobre, l'Assemblée supprima, dans la promulgation des lois, les formules despotiques où le roi disait : De notre certaine science, pleine puissance et autorité royale... car tel est notre plaisir. La formule des lois dut être dorénavant celle-ci : Louis, par la grâce de Dieu et la loi du royaume, roi des Français : l'Assemblée nationale a décrété, et nous voulons et ordonnons ce qui suit...

Ce changement disait que le roi était le chef des citoyens français et non plus le monarque féodal qui héritait de la terre de France comme d'une propriété.

Le 10 octobre, l'Assemblée reprit la discussion sur les biens du clergé. L'abolition des dîmes avait été la conclu ;ion de la première partie de cette discussion. Restait à décider sur ce qui regardait les biens-fonds. Outre les limes, qui produisaient environ 120 millions, le clergé avait d'immenses possessions foncières, donnant 80 millions le revenus. Il possédait, dans la plus grande partie de la 7rance, du quart au tiers des terres ; moitié dans certaines contrées, comme la Franche-Comté, le Roussillon et l'Alsace, et beaucoup plus que moitié dans le Hainaut st l'Artois ; le pays de Cambrésis lui appartenait presque en entier.

Avant l'abolition des dîmes, cela donnait donc au clergé 500 millions de revenu, sans compter 30 millions que la dation payait pour frais de culte, entretien des édifices ecclésiastiques, casuel aux curés, etc. ; en tout 230 millions [ui en vaudraient près de 600 aujourd'hui.

Sur ces 230 millions, 45 seulement étaient répartis entre es prêtres de paroisses ; tout le reste allait au haut clergé et LUX moines.

C'était un noble qui avait proposé de déclarer que les biens ecclésiastiques appartenaient à la Nation ; ce fut un évêque qui reprit cette motion, l'évêque d'Autun, Talleyrand de Périgord, jeune prélat de grande famille, très spirituel, voltairien, de mœurs peu réglées, et qui s'était rallié à la Révolution par ambition et par goût pour les choses nouvelles. Son rôle politique, comme celui de Lafayette, ne devait finir que plus de quarante ans après 89 ; mais ce fut le seul rapport qu'il y eût entre leurs deux rôles. La haute moralité et les fermes principes de Lafayette ne se démentirent jamais ; Talleyrand fut tout le contraire.

Il commença par bien servir la Révolution. Il présenta à l'Assemblée un plan par lequel la Nation mettrait la main sur la totalité des biens-fonds du clergé en lui assurant un revenu de 100 millions. On vendrait ces biens pour rembourser une grande partie des rentes et les offices de judicature, et pour combler le déficit.

Mirabeau et d'autres députés, en acceptant le principe, modifièrent la proposition de Talleyrand. La plupart des évêques firent une résistance désespérée. Un abbé, qui n'était pas plus régulier dans ses mœurs ni meilleur prêtre que l'évêque d'Autun, mais qui était grand orateur, l'abbé Maury, défendit, avec une éloquence violente et subtile, la prétendue inviolabilité des biens du clergé. Mirabeau, Thouret, Le Chapelier et nombre d'autres rivalisèrent de vigueur et de logique dans le sens opposé.

La loi, dit Thouret, peut prononcer qu'aucun corps ne peut être propriétaire, comme elle a prononcé qu'ils le seraient... Il faut prononcer que les corps, le clergé et tous les établissements de mainmorte, ne pourront plus possédera Ce décret favorisera la population. Les grandes possessions d'usufruitiers collectifs détruisent les vrais intérêts sociaux ; ce que les corporations ont une fois dans les mains sort de la circulation pour n'y plus rentrer. Il faut dans la société des propriétaires réels et non des propriétaires factices qui ne peuvent disposer des biens-fonds. Il faut que la Nation retire à elle toutes les propriétés qui n'ont pas de propriétaires réels et en dispose.

Les orateurs du parti de la Révolution dissipaient sans peine la confusion qu'on tâchait de faire entre la vraie propriété, c'est-à-dire la propriété individuelle, et les possessions des corporations ; mais les défenseurs des biens du clergé faisaient valoir un autre argument, le droit des donateurs, des personnes qui avaient légué leurs propriétés au clergé pour fonder ou enrichir des établissements ecclésiastiques, et qui, elles, avaient été de vrais propriétaires.

Mirabeau répondit que des particuliers ignorants et bornés n'avaient pas eu le droit d'enchaîner à leur volonté les générations futures ; que les fondations de cette sorte finiraient par absorber à la longue toutes les propriétés particulières, et qu'il fallait bien qu'à la fin on pût les détruire.

Qu'un homme, en effet, dispose pour les siècles du coin de terre qu'il a occupé durant son court passage en ce monde, cela est contre toute raison.

Il y eut, pendant ce grand débat, un incident émouvant. Le 23 octobre, un vieillard de cent vingt ans fut amené devant l'Assemblée par ses enfants et petits-enfants. C'était un serf d'église, un montagnard du Jura. L'Assemblée se leva avec respect devant ce doyen de la France, qui venait la remercier d'avoir délivré tous les Français des liens de la servitude.

Les curés soutinrent faiblement les évoques. Ils n'avaient qu'à gagner aux changements qui se préparaient : ils savaient bien que l'Assemblée améliorerait la position des desservants, en ôtant aux prélats leur opulence princière. Quelques membres du clergé reconnurent que la Nation avait droit d'employer aux besoins publics toute la partie des biens d'église qui n'était pas nécessaire à la dignité du culte et au soulagement des pauvres.

C'était ainsi que l'entendait l'Assemblée, qui considérait encore le culte comme une fonction publique, et, par conséquent, admettait que l'État y pourvût. Les sociétés qui sont arrivées à la séparation de l'Église et de l'État sont déchargées du soin du culte, qui est, chez elles, affaire d'associations libres ; mais rien ne peut les affranchir de l'autre devoir que rappelaient les députés du clergé cités plus haut : le devoir de diriger les institutions publiques vers l'amélioration du sort des classes pauvres. En prenant les biens de l'Église, qui avaient eu primitivement cette destination, la société contractait une dette perpétuelle, non pas envers le clergé, mais envers les classes qui avaient été si longtemps opprimées et qui supportaient encore tant de souffrances.

Un curé, nommé Jallet, alla plus loin que ses confrères. Non seulement il admit que la Nation disposât des biens ecclésiastiques en se chargeant d'entretenir les ministres du culte, mais il proposa qu'on ne nommât plus aux bénéfices ; qu'on suspendît les nominations aux évêchés, abbayes, etc., jusqu'à ce qu'il y eût une nouvelle loi d'élection ; qu'on supprimât les chapitres de chanoines et qu'on délibérât si les ordres monastiques seraient entièrement supprimés, ou si l'on conserverait quelques-unes de leurs congrégations pour les appliquer à l'utilité publique.

Sur la proposition de Mirabeau, l'Assemblée, le 2 novembre, déclara, à la majorité de 568 voix contre 346, que tous les biens ecclésiastiques étaient à la disposition de la Nation, moyennant que l'on pourvût aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres. Les curés auraient un minimum de 1.200 livres (environ 3.000 francs d'aujourd'hui), outre le logement.

Ainsi finit l'Ordre du clergé. Le clergé n'était plus un ordre dans l'État ; il n'était plus qu'une classe de citoyens chargés des fonctions du culte.

Cette décision fut rendue dans une salle de l'Archevêché de Paris, où l'Assemblée s'était établie provisoirement le 19 octobre. Elle se transporta en décembre dans le manège des Tuileries, qui était sur l'emplacement de la rue actuelle de Rivoli.

L'Assemblée avait ordonné la visite et l'ouverture des prisons monastiques, ces bastilles du clergé, où s'étaient passées tant de cruautés secrètes et où bien des victimes des deux sexes, moines et religieuses, condamnées par des supérieurs impitoyables, avaient été ensevelies dans d'affreux cachots souterrains. On appelait ces gouffres, comme par une dérision barbare, des In pace, des Allez en paix.

Ces cruautés étaient devenues plus rares ; il y avait, au dix-huitième siècle, dans les couvents comme ailleurs, plutôt du relâchement que de la dureté dans les mœurs. Mais, ce qui n'avait pas cessé, c'était la tyrannie de ces parents qui faisaient leurs filles religieuses malgré elles.

L'Assemblée interdit provisoirement de prononcer des vœux monastiques ; puis, quelque temps après, elle entama la question de l'existence des ordres religieux, question qui se rattachait nécessairement à celle des biens du clergé. L'organisation des ordres monastiques fut attaquée comme incompatible avec les droits de l'homme et avec tous les principes que la Révolution venait réaliser. Ce sont, dit Barnave, des sociétés contraires à la société. — Dans un moment de ferveur passagère, dit le député Garat, un jeune adolescent prononce le serment de ne reconnaître désormais ni père ni famille, de n'être jamais époux, jamais citoyen ; il soumet sa volonté à la volonté d'un autre, son âme à l'âme d'un autre ; il renonce à toute sa liberté, dans un âge où il ne pourrait se dessaisir de la propriété la plus modique ; son serment est un suicide civil. L'homme n'a pas plus droit d'attenter à sa vie civile qu'à sa vie naturelle.

Il a toujours existé des hommes qui ont le goût de vivre, comme les ermites, dans la solitude, ou de se réunir en petits groupes, comme les moines, en dehors du mouvement de la grande société. Pourvu qu'ils ne se soustraient pas aux, devoirs qui incombent à tous envers la patrie, il ne serait pas juste de les empêcher de vivre comme ils le préfèrent ; mais la grande société ne doit les reconnaître que comme des individus libres, et non comme des corporations où l'individu est absorbé par la collectivité. Il était monstrueux que l'État se fît le garant des vœux imprudents prononcés par les membres de ces associations et leur en imposât l'observation quand ils voulaient s'y soustraire.

L'Assemblée jugea que les ordres religieux, qui avaient rendu autrefois des services à l'agriculture, à l'enseignement et aux lettres, étaient devenus, pour la plupart, inutiles ou nuisibles. Après deux jours d'orageuses discussions, elle décréta, le 13 février 1790, que la loi ne reconnaîtrait plus les vœux monastiques ; que les ordres et congrégations de l'un et de l'autre sexe seraient supprimés en France. Les moines et religieuses seraient libres de sortir de leurs monastères. Les moines qui ne voudraient pas profiter de cette liberté seraient réunis dans un petit nombre de maisons destinées à cet effet.

Le nombre des moines avait extrêmement diminué durant tout le dix-huitième siècle. Beaucoup de couvents étaient presque vides.

Quant aux religieuses, elles pouvaient rester, si elles le désiraient, dans leurs maisons.

L'Assemblée, comme on le voit, en frappant les institutions, garda beaucoup de ménagements envers les personnes et ne montra ni violence ni dureté.

L'Assemblée admettait une exception considérable à son décret. Elle ne touchait pas, provisoirement, aux ordres ou congrégations chargés de l'éducation publique et du soulagement des malades.

Les puissantes institutions monastiques, qui avaient joué un rôle si considérable, en France et en Europe, depuis le j commencement du Moyen Age, n'allaient pas disparaître sans retour. Déracinées par le dix-huitième siècle, elles devaient reprendre racine au dix-neuvième ; la lutte entre l'esprit moderne et l'esprit du passé n'était pas terminée par une première victoire.

Un autre des grands établissements de l'Ancien Régime fut frappé en même temps que l'ordre du clergé : c'étaient les hautes cours de justice. Le 3 novembre, le jour même où les biens du clergé furent mis à la disposition de la Nation, l'Assemblée, sur la motion d'Alexandre de Lameth, décréta que les parlements, qui étaient alors dans leurs vacances annuelles, resteraient en vacances jusqu'à nouvel ordre.

Les parlements, durant les vacances, laissaient en fonctions une chambre intérimaire, dite chambre des vacations. La chambre des vacations de Paris se contenta de protester en secret, protestation qui, découverte plus tard, fit condamner à mort ses quatorze signataires pendant la Terreur.

La chambre des vacations de Rouen, plus hardie, envoya une protestation violente au roi. Les ministres, effrayés, poussèrent Louis XVI à dénoncer lui-même la protestation normande à l'Assemblée. L'Assemblée menaça. La chambre de Rouen recula, et l'Assemblée renonça, par égard pour l'intercession du roi, à faire poursuivre la chambre de Rouen pour crime de lèse-nation.

Le parlement de Metz alla plus loin que la chambre de Rouen ; il brava le décret de l'Assemblée en se réunissant tout entier pour protester contre la Révolution. Il ne soutint pas mieux sa révolte que les magistrats rouennais. Il se rétracta et obtint son pardon, à la prière de la Commune de Metz.

La chambre des vacations de Rennes n'eut pas meilleur succès. Elle refusa, malgré les ordres du roi, d'enregistrer le décret de l'Assemblée ; l'Assemblée la manda à sa barre.

La garde nationale des villes bretonnes prit les armes, non pour soutenir son parlement, mais pour le forcer d'obéir à l'Assemblée.

Ceci se passait en novembre et décembre. Dans le courant d'octobre, le parti contre-révolutionnaire avait tenté un mouvement en Basse Bretagne. L'évêque de Tréguier avait provoqué la guerre civile par un mandement incendiaire et commencé des enrôlements de concert avec quelques gentilshommes ; mais la municipalité de Tréguier avait arrêté court ce complot par des mesures rigoureuses. La chambre de Rennes dut se soumettre, comme s'était soumis l'évêque de Tréguier. Les magistrats bretons comparurent devant l'Assemblée, qui les déclara privés des droits de citoyens, jusqu'à ce qu'ils eussent juré fidélité à la Constitution (11 janvier 1790).

Une dernière tentative du parlement de Bordeaux termina cette série d'impuissantes résistances (février-mars). Ce fut la fin des parlements. Ils avaient autrefois servi la France, en combattant la féodalité et les prétentions des papes, et en soutenant l'indépendance nationale contre l'étranger ; mais ils avaient fait payer cher ces services en favorisant l'établissement du pouvoir absolu. Plus tard, ils avaient essayé d'imposer des limites à ce pouvoir et de devenir une espèce d'aristocratie ; mais ils n'y avaient pas réussi, et n'avaient plus de rôle à jouer du jour où la Nation reprenait possession d'elle-même et où se levait la démocratie.

L'Assemblée s'occupa de réorganiser la justice et de remplacer la magistrature privilégiée par une magistrature populaire. Elle avait entendu, dès le 17 août 1789, un grand rapport rédigé sur cette matière, au nom du comité de Constitution, par un député du Lyonnais, l'avocat Bergasse. Les principes de ce rapport étaient ceux que pratiquaient l'Angleterre et les États-Unis d'Amérique. Bergasse, qui avait des opinions très avancées sur les questions judiciaires, se montra rétrograde sur d'autres points, et, de même que Mounier, abandonna la Révolution. Thouret lui succéda comme rapporteur et représenta à l'Assemblée son plan modifié, le 24 mars 1790. L'administration de la justice y était conçue comme une hiérarchie qui s'élevait depuis les juges de paix cantonaux jusqu'à une cour suprême, unique pour toute la France.

A la base étaient les juges de paix, élus par les assemblées primaires, un par canton. Le juge de paix devait juger sans appel les procès jusqu'à la valeur de 50 livres, les rixes sans gravité et tous les petits différends entre les habitants des campagnes. Le titre même de juge de paix disait le but de cette excellente institution, qui arrachait les populations agricoles à l'exploitation dévorante de la chicane par l'établissement de magistrats arbitres et pacificateurs.

Au-dessus des justices de paix venaient les tribunaux de districts (d'arrondissements), composés de plusieurs juges, pareillement élus à temps par le peuple et rééligibles. On pouvait appeler à eux des sentences des juges de paix, quand il s'agissait d'une valeur de plus de 50 livres, et ils jugeaient sans appel jusqu'à la valeur de 1.000 livres. L'Assemblée, après un vif débat, décida qu'on pourrait appeler des jugements des tribunaux de districts et que ces tribunaux seraient juges d'appel, dans de certaines conditions, les uns vis-à-vis des autres.

Le côté droit, c'est ainsi qu'on nommait la portion de l'Assemblée opposée à la Révolution, parce qu'elle s'était groupée du côté droit de la salle, s'efforça de faire attribuer au roi une part dans la nomination des juges ; mais on lui opposa le principe de Montesquieu sur la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire, et l'on ne laissa au roi qu'une simple formalité, l'installation des juges en son nom.

L'inamovibilité des juges avait été discutée très à fond et écartée, de l'avis de Duport et d'autres membres des parlements, qui avaient passé du côté de la Révolution. L'inamovibilité est une garantie plus ou moins efficace, quand les juges sont nommés par le pouvoir exécutif. Elle parut un privilège nuisible à la bonne administration de la justice, lorsque les juges sont élus par le peuple.

C'était à l'expérience de démontrer s'il convient ou non d'appliquer au choix des juges le même principe qu'au choix des représentants du peuple, c'est-à-dire l'élection par la masse des citoyens.

Au-dessus de tous les tribunaux fut créé un tribunal de cassation, chargé de casser les jugements qui n'auraient pas été rendus dans les formes légales. Les membres de cette cour suprême devaient être élus pour quatre ans par les assemblées des DÉPARTEMENTS, la nouvelle division territoriale dont nous parlerons tout à l'heure.

La Cour de cassation avait dans son ressort la justice criminelle aussi bien que la justice civile. Les tribunaux de districts n'avaient que la justice civile. La justice criminelle devait être confiée au jury ; les citoyens devaient être jugés, non par des magistrats, mais par des citoyens pris dans une liste dressée tous les trois mois par le directoire électif de chaque département. On établit non seulement un jury de jugement, composé de douze jurés, ne pouvant condamner qu'à la majorité de dix contre deux, mais un jury d'accusation formé de huit jurés, qui décideraient s'il fallait donner suite à la procédure entamée par l'accusateur public.

Pour juger les procès civils, les principaux légistes de l'Assemblée avaient représenté qu'il fallait des études et des connaissances spéciales, et avaient empêché qu'on n'étendît jusque-là la compétence du tribunal populaire du jury. Beaucoup de membres éminents de l'Assemblée avaient été toutefois d'un avis contraire.

A côté des tribunaux civils et du jury on laissa subsister les - tribunaux de commerce, les affaires commerciales ne pouvant, en effet, être convenablement jugées que :par des commerçants.

La nouvelle organisation judiciaire fut constituée, pour la justice civile, de mars à novembre 1790 ; pour la justice criminelle, seulement en septembre 1791.

La nouvelle organisation administrative et politique de la France avait été bien plus rapidement formée que l'organisation judiciaire. Elle fut complètement décrétée dans les deux derniers mois de 1789. On retrouve là le rigoureux et logique esprit de Sieyès. Ce fut lui qui conçut le plan qu'exposa et développa Thouret, au nom du comité de Constitution. L'Assemblée en modifia certaines dispositions, qui eussent donné aux nouvelles divisions du royaume une uniformité par trop mathématique.

Le plan consistait à remplacer les trente-deux provinces par environ quatre-vingts départements à peu près d'égale étendue. Chaque département se diviserait en districts, chaque district en cantons.

Le nombre des députés qu'enverrait chaque département à l'Assemblée nationale serait calculé en raison et du territoire, et de la population, et du chiffre des contributions directes.

Mirabeau combattit ce plan, et demanda qu'on se contentât de subdiviser les provinces, sans les mêler et les effacer entièrement, afin de ménager les traditions et les habitudes.

C'étaient précisément ces traditions que l'on voulait rompre, afin d'assurer la grande unité française et de faire disparaître tout ce qui rappelait les inégalités et les privilèges. Les populations, de toutes parts, appelaient l'unité d'un même élan. Thouret l'emporta sur Mirabeau. La division en départements fut décidée, sans tenir compte des limites des anciennes provinces, mais non pas sans tenir compte des divisions naturelles du sol et des relations naturelles des populations. En brisant les traditions du Moyen Age, on remonta, en quelque sorte, à nos traditions primitives par l'adoption de noms empruntés aux fleuves, aux montagnes, aux côtes de la mer. C'était ainsi que les anciens Gaulois distinguaient les régions de leur territoire, tandis que les peuples germaniques préféraient les divisions par l'orientation, nord et sud, est et ouest.

Il fut décidé que chaque canton aurait une ou deux assemblées primaires, qui choisiraient des électeurs composant l'assemblée départementale. Celle-ci nommerait les députés à l'Assemblée nationale, les membres de l'administration départementale et les membres des administrations de districts.

Les membres des administrations de départements et de districts seraient élus pour quatre ans ; mais ces administrations se renouvelleraient par moitié tous les deux ans. Les administrations de départements et de districts seraient divisées en conseils, tenant une session chaque année, et en directoires permanents, rendant compte de leur gestion aux conseils. Le conseil du département était de trente-six membres ; le directoire, de huit.

Les assemblées primaires devaient nommer un électeur pour cent citoyens actifs. Le citoyen actif était celui qui avait vingt-cinq ans, un an de domicile dans le pays, payait une contribution directe de la valeur de trois journées de travail et n'était pas serviteur à gages. La contribution fut évaluée à 3 livres, qui représenteraient 7 à 8 francs d'aujourd'hui.

Il y eut de graves débats sur cette restriction au vote universel. Cela n'était pas conforme à la Déclaration des droits, qui établissait que tous les citoyens avaient droit de concourir par eux-mêmes, ou par leurs représentants, à la formation de la loi. Toutefois, beaucoup de députés dévoués à la Révolution approuvèrent cette restriction, la jugeant nécessaire pour un temps. Il était impossible, à leur avis, d'admettre immédiatement aux droits politiques cette masse d'hommes qui étaient habitués à vivre dans la dépendance du clergé, des nobles et des riches, les domestiques, les indigents, les journaliers au service des seigneurs et des bénéficiaires. Ceux-ci retranchés, il restait quatre millions deux cent mille citoyens actifs sur vingt-cinq à vingt-six millions d'habitants. Cela en donnerait, eu égard à l'accroissement de la population, environ six millions aujourd'hui. Ce n'était pas là une aristocratie.

Malheureusement, l'Assemblée alla plus loin. Elle statua que, pour être électeur de second degré, il faudrait payer la valeur de dix journées de travail, et que, pour être député, il faudrait payer un marc d'argent, c'est-à-dire 54 livres, qui vaudraient peut-être bien pour nous 130 ou 140 francs. Ces conditions d'éligibilité dérogeaient au droit commun et restreignaient la liberté des choix, sans donner les garanties qu'on s'imaginait y trouver. Les amis de la Révolution les moins énergiques et les moins logiques eurent le tort de voter ici avec le côté droit.

L'Assemblée commit une plus grosse faute. Malgré Mirabeau, malgré Le Chapelier et d'autres orateurs, elle vota que chaque département devrait élire ses députés dans son sein, en même temps qu'elle déclarait que tous les élus du peuple, jusqu'aux administrateurs de districts, étaient les représentants de la France entière. C'était déroger radicalement à l'unité nationale, tout en la proclamant, que d'interdire à un département d'aller chercher à l'autre bout de la France un homme illustre pour lui conférer le mandat de le représenter. On ne conçoit pas que le patriote Barnave ait soutenu cette motion, qui passa à quelques voix de majorité. Les journaux protestèrent, et contre cette disposition et contre le marc d'argent, avec une vivacité trop légitime.

Il fut décidé que la future Assemblée se composerait de 745 membres.

L'Assemblée avait fait partir la hiérarchie politique du canton, et non de la commune ; elle avait distingué avec raison les départements, districts et cantons, nouvelles divisions territoriales qu'elle venait de créer et qui ne sont que l'œuvre toujours modifiable de la volonté nationale, d'avec les communes, qui sont de petites sociétés naturelles, héritières des tribus primitives. La loi peut et doit régler les communes, mais non les supprimer, car elle ne les a pas créées.

L'Assemblée décréta que les communes seraient administrées par des municipalités qu'éliraient tous les citoyens actifs et qui décideraient des affaires locales, telles que la régie des biens et des établissements communaux et les dépenses et travaux locaux. L'autorité nationale ne gardait à cet égard qu'une certaine surveillance dans l'intérêt même des communes.

Les municipalités, indépendantes, sauf cette réserve, dans leurs affaires locales, étaient soumises aux autorités électives du département et du district dans les affaires concernant l'État ou le département, comme la répartition et la perception de l'impôt, ou la régie des propriétés et des établissements nationaux ou départementaux. Le conseil de département répartissait l'impôt direct entre les districts ; les districts, entre les communes. Les conseils et les directoires de départements et de districts devaient surveiller l'éducation publique, l'enseignement moral et politique, la police des eaux et forêts, la viabilité, les travaux publics départementaux, les ateliers de charité, les prisons ; tout ce qui regardait la salubrité, la tranquillité publique, le soulagement des pauvres, était de leur ressort. Le roi, comme pouvoir exécutif, reçut le droit de suspendre toute administration locale qui n'obéirait pas à ses ordres donnés pour l'exécution des lois. La suspension serait confirmée ou levée par l'Assemblée nationale.

Le 16 décembre 1789, l'Assemblée décréta que l'armée active serait recrutée par engagements volontaires. Il était censé en être de même sous l'Ancien Régime ; mais, en réalité, on tolérait toute espèce de fraudes et de violences de la part des recruteurs, et l'on avait la milice non volontaire comme réserve.

Derrière l'armée active, l'Assemblée entendait que la Nation restât armée et formât une immense réserve. La question était de dégager de la masse nationale et d'organiser la partie de la Nation capable de soutenir sérieusement l'armée au besoin. On ne devait pas tarder à reconnaître l'insuffisance des enrôlements volontaires pour constituer l'armée active.

Le 24 décembre, l'Assemblée déclara les non catholiques éligibles à tous les degrés et admissibles à tous les emplois. Cette complète égalité entre catholiques et protestants, dont la seule pensée excitait naguère encore tant de courroux dans le clergé, fut admise quasi sans résistance, tant le mouvement de l'opinion était irrésistible. Le clergé n'obtint un ajournement, quant à l'admission des juifs aux droits des citoyens, que grâce à l'hostilité qu'il y avait dans nos provinces de l'est contre les juifs, par des causes sociales et non religieuses.

Le roi, bien que son entourage restât contraire à la Révolution, semblait, au moins dans ses actes publics, résigné au nouvel ordre de choses ; il faisait publier sans opposition les divers décrets de l'Assemblée.

Le 4 février 1790, il vint, sans cérémonie et sans escorte, prononcer devant l'Assemblée un discours composé par Necker. Il y protestait de maintenir la liberté constitutionnelle, et, d'accord avec la reine, de préparer son fils au Nouveau Régime.

Il s'exprima avec un accent de sincérité qui excita l'enthousiasme de la majorité et consterna le côté droit. Tous les membres de l'Assemblée, sauf cinq ou six des aristocrates les plus obstinés, jurèrent d'être fidèles à la Nation, au Roi et à la Loi, et de maintenir la Constitution que décréterait l'Assemblée et qu'accepterait le roi. Le public des tribunes jura avec l'Assemblée.

La reine elle-même, d'ordinaire triste et irritée depuis son installation à Paris, parla, cette fois, à une députation de l'Assemblée, en termes qui ne différaient pas de ceux du roi.

Le soir, les représentants de la Commune et le peuple qui se pressait sur la place de Grève prêtèrent, à leur tour, serment à la Constitution. Paris était en fête, et il y eut un grand Te Deum le lendemain à Notre-Dame.

Ces serments et ces fêtes se répétèrent dans toute la France.

Le côté droit essaya de profiter des bonnes dispositions de l'Assemblée pour renforcer le pouvoir royal. Comme les troubles, les attaques contre les châteaux, les conflits avec les chefs militaires, continuaient dans les provinces, un des orateurs aristocrates, Cazalès, eut la hardiesse de demander trois mois de dictature pour le roi. Il va sans dire qu'on ne l'écouta pas. L'Assemblée chargea les municipalités de maintenir ou de rétablir l'ordre.

Pendant que l'Assemblée poursuivait, devant la France et le monde, la délibération publique des grandes lois par lesquelles elle réorganisait la société française, les intrigues secrètes continuaient parmi les hommes qui aspiraient au pouvoir. Après les journées des 5 et 6 octobre, La Fayette, qui attribuait au duc d'Orléans une part plus considérable dans ces journées qu'il ne l'avait eue réellement, avait jugé nécessaire d'éloigner de Paris ce prince, dans l'intérêt de la tranquillité publique. Il l'avait, en quelque sorte, forcé de partir pour Londres, sous prétexte d'une mission diplomatique.

Mirabeau avait poussé le duc d'Orléans à résister. Le duc, après avoir dit oui et non, était parti, et Mirabeau avait définitivement abandonné sa cause. Mirabeau s'était alors rapproché de Monsieur, l'aîné des frères du roi, et avait essayé de nouveau de s'accommoder avec la cour. JI souhaitait de devenir ministre pour régler et terminer la Révolution, et ses grands besoins d'argent contribuaient, chose triste à dire, à le pousser vers la cour. Il flottait d'un extrême à l'autre. Lui qui avait été favorable à l'expédition parisienne du 5 octobre sur Versailles, il en était venu, bientôt après, à reprendre le plan de ces modérés qui avaient voulu éloigner de Paris le roi sans le livrer à la contre-révolution ; il avait prié Monsieur de remettre au roi un Mémoire par lequel il engageait Louis XVI à quitter Paris pour Rouen. C'était un juste milieu chimérique entre la Révolution et les aristocrates.

Monsieur ne voulut pas se charger d'appuyer ce plan auprès du roi. Mirabeau, alors, se rapprocha de La Fayette, espérant parvenir à diriger les affaires, de concert avec lui, en écartant Necker qu'il avait en antipathie.

Necker et les autres ministres déjouèrent les efforts de Mirabeau pour arriver au ministère. Ils poussèrent indirectement l'Assemblée à voter que les députés ne pourraient être ministres (7 novembre 1789). Cette interdiction avait beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages pour le gouvernement constitutionnel qu'on voulait établir.

Mirabeau, fort désappointé, imputa, à tort, son échec à La Fayette et recommença ses cabales avec Monsieur. Celui-ci accepta les avances du grand orateur, mais, en même temps, le livra en secret à des menées bien pires. Un homme remuant et audacieux, le marquis de Favras, trama, pour le compte de Monsieur, un complot où il ne s'agissait rien moins que d'enlever le roi et d'attenter à la vie de La Fayette et de Bailli. Monsieur espérait se saisir du pouvoir à la faveur de l'anarchie qui suivrait cet attentat.

La conspiration fut découverte, et Favras fut arrêté le 4 décembre. Mirabeau, qui n'était pas du complot, conseilla à Monsieur d'aller se justifier devant les représentants de la Commune à l'Hôtel de ville. Monsieur leur déclara n'avoir aucune connaissance des projets imputés à Favras et protesta de son attachement à la Révolution.

Favras fut condamné à mort et pendu le 19 février 1790. Il mourut avec grand courage et ne dénonça pas Monsieur, qui l'avait lâchement abandonné. Ses papiers, qui attestaient la complicité de Monsieur et qui n'étaient pas tombés dans les mains de la justice, ont été détruits, lorsque Monsieur fut devenu le roi Louis XVIII ; mais les Mémoires de La Fayette, ceux du royaliste Augeard, secrétaire des commandements de Marie-Antoinette, ne laissent pas de doute sur le fond de affaire.

Le roi avait été tout à fait étranger au complot de Favras. L'Assemblée et le public restaient bienveillants pour lui ; mais l'opinion n'en devenait pas plus indulgente pour l'Ancien Régime. Necker tenta en vain d'obtenir qu'on ne divulguât pas les scandales du passé. L'Assemblée ordonna la publication d'un certain Livre rouge, où étaient inscrits les pensions et les dons faits aux princes, aux courtisans, à tous les gens en faveur.

Le livre rouge dépassa tout ce qu'on eût pu imaginer, non pas pour les dépenses personnelles du roi et de la reine, qui étaient modérées, mais pour ce qui concernait les frères du roi, les amis de la reine et un certain nombre de grandes familles. Là se trouvaient consignées ces effroyables dilapidations du ministère de Calonne, dont nous avons parlé ailleurs. Cela redoubla les mauvais bruits contre la reine, parce que deux personnages qu'on avait soupçonnés de liaisons coupables avec elle étaient portés sur la liste pour des pensions et des dons énormes. Les prétentions de Monsieur à la popularité essuyèrent un rude coup, lorsqu'on sut qu'il s'était fait donner 14 millions par Calonne (mars-avril 1790).

C'était aussi dans le Livre rouge qu'étaient inscrites les pensions des complaisants et des maîtresses de Louis XV. Les ordonnances de comptant, qui comprenaient toutes les sortes de dépenses que le pouvoir absolu entendait soustraire au contrôle de la Chambre des comptes, s'étaient élevées en huit années, où se trouvait incluse la période de Calonne, à 860 millions.

Le rédacteur du plus populaire des journaux, Les Révolutions de Paris, Loustalot, écrivit avec raison que la contre-révolution était impossible depuis la publication du Livre rouge.

L'Assemblée avait été inflexible contre le passé. Elle ne se montra pas moins préoccupée de sauvegarder l'avenir. Une question très grave s'éleva sur les limites des droits du pou voir exécutif. Le 14 mai, le ministre des affaires étrangères fit savoir à l'Assemblée que, par suite d'un différend survenu entre les Anglais et les Espagnols relativement au commerce de l'Amérique du Sud, l'Angleterre menaçait de faire la guerre à l'Espagne. Le roi, en vertu du Pacte de famille qui unissait l'Espagne à la France, avait ordonné l'armement d'une escadre.

Ceci soulevait la question de savoir à qui appartenait le droit de paix et de guerre. On s'en émut très vivement, le soir, dans l'ancien Club breton, qui s'était transféré de Versailles à Paris, dans l'ancien couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré, où est maintenant le Marché. Ce fut de là qu'il prit le nom de CLUB DES JACOBINS, qui devint si fameux. Les députés des opinions les plus avancées s'y réunissaient avec leurs amis.

La discussion s'ouvrit le lendemain, dans l'Assemblée nationale, sous cette forme : La Nation doit-elle déléguer au roi l'exercice du droit de la paix et de la guerre ? On y employa huit séances. L'opinion publique en avait compris toute l'importance et s'y intéressait avec autant de passion que, l'année précédente, à la question du veto.

Cette fois, comme au temps du veto, Mirabeau fut du côté le la prérogative royale, et ce n'était pas seulement par opilion, mais par intérêt. Il avait conclu tout récemment un pacte secret avec la cour. On lui avait promis le paiement de >es dettes, une grosse pension mensuelle et un million comptant, lorsque se séparerait l'Assemblée nationale, à condition qu'il servît bien le roi.

Pour se cacher à lui-même la honte d'un tel marché, il se lisait qu'il n'acceptait l'argent du roi qu'afin de s'assurer les moyens de réaliser ses propres idées, puisqu'il avait toujours voulu accommoder la royauté avec la Révolution ; il comptait mener la cour, au lieu d'être mené par elle. La Fayette, qui ne l'aimait point et dont la haute moralité et le désintéressement offraient un plein contraste avec les vices de Mirabeau, reconnaît, dans ses Mémoires, que celui-ci, pour aucune somme, n'eût soutenu une opinion qui eût détruit la liberté. Ce n'en était pas moins une chose fort douloureuse que de voir ce beau génie entraîné par ses passions à des transactions secrètes qui le dégradaient.

Mirabeau soutint donc, de toute son éloquence et de toute son habileté, qu'il fallait accorder au roi le droit d'entamer la guerre, sauf à l'Assemblée à sanctionner ou à arrêter la lutte commencée. Barnave, orateur moins puissant et un peu froid, mais clair, précis et logique, réfuta, avec un grand succès, ce formidable adversaire. Il soutint que c'était à l'Assemblée à manifester la volonté de la Nation et au roi seulement de l'exécuter. Il montra qu'investir le roi du droit d'entamer la guerre, c'était rendre impossible, en fait, à l'Assemblée d'arrêter les hostilités. Il écarta la prétendue nécessité du secret en telle matière et rappela le mot du philosophe Mably : Que la politique de la Nation française devait être, non dans le secret, mais dans la justice.

Au sortir de l'Assemblée, Mirabeau fut accueilli par les malédictions d'une foule immense, et Barnave fut porté en triomphe dans le jardin des Tuileries. On cria dans les rues un pamphlet intitulé : La grande trahison du comte de Mirabeau. On parlait de tous côtés de s'insurger, si le droit de guerre ou de paix restait au roi ou plutôt aux ministres.

Mirabeau fit tête à l'orage, pareil à un lion traqué par les chasseurs ; il montra une intrépidité qu'on admirerait davantage, si l'on ne connaissait son triste secret. Cependant, sur la fin des débats, se sentant vaincu, il modifia sa proposition et se rallia à la majorité, qui décréta que la guerre ne pourrait être décidée que par un décret de l'Assemblée nationale, rendu sur la proposition du roi (22 mai).

On laissa au roi le soin de veiller à la sûreté extérieure du royaume, de conduire les négociations, de faire au besoin les' préparatifs militaires, et l'on approuva ce qu'il avait fait dans les circonstances présentes.

Ce qui prouve combien Paris était alors possédé de l'esprit politique, c'est que le peuple, en cette occasion, s'était passionné uniquement pour la question de principe et pas du tout pour le fait particulier qui avait été l'occasion du débat.

L'Assemblée alla même plus loin que le roi quant aux préparatifs militaires. Au mois d'août, elle invita le roi à porter les armements jusqu'à quarante vaisseaux de ligne. Le gouvernement anglais, voyant que la France n'était pas, comme il l'avait espéré, réduite à l'impuissance par ses discordes, s'arrangea avec l'Espagne, et la guerre n'eut pas lieu.

L'Assemblée, si vigilante sur tout ce qui intéressait la souveraineté nationale, continuait de témoigner au roi personnellement beaucoup de sympathie et de déférence. Elle s'en tait remise à lui du chiffre de ce qu'on nomme la liste civile, la somme annuelle que reçoit le chef de l'État pour ses dépenses propres. Louis XVI demanda 25 millions, qui en représenteraient plus de 60 aujourd'hui, et un douaire de (??) millions par an pour la reine, si elle lui survivait. L'Assemblée lui accorda ces chiffres énormes sans discussion (11 juin).

C'était donner à la cour des moyens d'action contre la Révolution. Le roi continuait à payer les traitements des courtisans et des officiers qui avaient émigré dans les provinces lu Rhin et en Piémont, et qui, de là, conspiraient contre le Nouveau Régime.

Mirabeau, sur ces entrefaites, tâcha de se relever par une motion que l'Assemblée adopta par acclamation. C'était de prendre le deuil pour la mort de l'illustre Franklin, un des deux principaux fondateurs de la République américaine. Les peuples libres, maintenant, à leur tour, s'associaient dans leurs deuils de famille comme faisaient auparavant les rois (11 juin).

Le 19 juin, l'Assemblée prit une grave mesure qui était le complément des décrets de la nuit du 4 août. La noblesse n'avait plus de privilèges pécuniaires ni politiques ; elle n'était plus un Ordre dans l'État, et n'était désormais qu'une distinction honorifique et héréditaire. Un membre de l'Assemblée proposa d'abolir cette distinction et de prohiber les titres nobiliaires qui rappelaient la féodalité. La Fayette et plusieurs autres nobles appuyèrent énergiquement la proposition, au nom de l'égalité qui était la base de la Constitution nouvelle. L'abbé Maury s'écria en vain que, s'il n'y avait plus de noblesse, il n'y avait plus de monarchie. L'Assemblée vota un décret rédigé par Le Chapelier, et qui abolissait pour toujours la noblesse héréditaire, interdisait de prendre dorénavant les titres de duc, marquis, comte, etc., prescrivait à tous les citoyens de ne porter désormais que leur vrai nom de famille, interdisait l'usage des armoiries et l'usage des livrées pour les domestiques, et défendait de donner à personne le titre de monseigneur.

L'Assemblée, avant d'abolir les honneurs héréditaires, avait aboli récemment la flétrissure héréditaire qui frappait les familles des condamnés.

Les distinctions, comme les flétrissures héréditaires, sont également contraires au principe qui veut que chacun réponde de lui-même et sache mériter par lui-même. Les titres de duc, marquis, comte, etc., n'ont plus de sens quand il n'y a plus ni duchés, ni marquisats ni comtés ; seulement, c'était pousser le principe trop à la rigueur que d'interdire les noms de terres comme n'étant pas de vrais noms de famille, et de décider que M. de La Fayette ne s'appellerait plus que M. Mottier, et M. de Mirabeau, M. Riquetti. On atteignait par là, non plus uniquement le préjugé ou la vanité, mais des sentiments de famille respectables. Cela ne fut pas observé à la rigueur.

La noblesse a été plusieurs fois abolie et rétablie ; mais une noblesse sans privilèges n'a pas de raison d'être et n'est plus une institution sociale.

Le décret du 19 juin 1790 excita une irritation profonde dans la plupart de ces familles nobles qu'on dépouillait de leur histoire, suivant le mot d'un écrivain célèbre, en leur ôtant jusqu'à leur nom ; elles s'engagèrent de plus en plus vivement dans le parti de la contre-révolution.

Necker, qui se sentait fort dépassé, conseilla au roi de refuser sa sanction à l'abolition de la noblesse. Louis XVI n'en fit rien et promulgua le décret sans résistance.

Si, par moments, comme lors de son discours du 4 février devant l'Assemblée, il semblait se résigner véritablement à la Révolution, sa disposition habituelle, où l'entretenait la reine, était de se considérer comme n'étant pas libre et comme souscrivant par contrainte à des actes sur lesquels il reviendrait quand il le pourrait. Il songeait à faire une protestation secrète contre tous les décrets de l'Assemblée.

Par les grandes mesures que nous avons résumées sur l'organisation judiciaire et l'organisation politique de la France, l'Assemblée nationale transformait la société française et préparait l'avenir. La question des finances, qui se mêlait à la question ecclésiastique par suite du décret sur les biens du clergé, était, avant tout, la question pressante et terrible. La banqueroute, que l'Assemblée avait juré d'écarter à tout prix, était toujours suspendue sur la France. Le total des dépenses publiques annuelles était de 412 millions, représentant à peu près un milliard d'aujourd'hui. On pouvait arriver à faire face à ces dépenses, pourvu que les citoyens recommençassent à payer régulièrement les impôts, qu'allait grossir la quote-part des anciens privilégiés ; l'impôt direct se percevait sans difficulté, et il y avait lieu d'espérer que le peuple, qui ne payait plus la gabelle ni les aides, acquitterait le subside nouveau qui remplacerait ces impôts vexatoires.

Mais, en sus des dépenses annuelles de l'État, il y avait une norme dette criarde de 878 millions, composée d'anticipations sur les revenus, de l'arriéré d'un semestre des rentes sur l'Etat, des cautionnements des fermiers généraux et des régisseurs, des avances des receveurs généraux et particuliers, des dépenses extraordinaires des années 1789 et 1790, etc. Cette dette immédiatement exigible écrasait tout. Necker, Depuis son retour au ministère des finances, n'avait marché qu'en empruntant de l'argent à la Caisse d'escompte, fondée sous Turgot, et qui jouait alors, dans les affaires commerciales, un rôle approchant de celui que remplit aujourd'hui la Banque de France. La Caisse d'escompte dérogeait à ses statuts en prêtant ainsi au gouvernement, et cela l'avait amenée à une situation fausse et dangereuse. Avant le retour de Necker aux affaires, le gouvernement, qui devait déjà 70 millions à la Caisse, l'avait autorisée à payer ses billets en lettres de change au lieu d'argent et avait donné cours forcé aux billets. Les banquiers, serrés autour de Necker, soutinrent néanmoins, quelque temps, le crédit de la Caisse ; mais, quand Necker eut tiré de la Caisse 90 nouveaux millions, ce crédit déclina : les commerçants commencèrent à refuser les billets ; les banquiers, les capitalistes, à leur tour, cessèrent de soutenir Necker. Les deux emprunts qu'il tenta dans l'automne de 1789 échouèrent, peut-être par la faute de l'Assemblée plus que par la sienne. L'Assemblée avait trop réduit les avantages offerts par Necker aux préteurs.

Il fallut recourir encore à la Caisse d'escompte, déjà ébranlée, et lui demander une nouvelle avance de 80 millions, ce qui fit en tout 240 à ajouter aux 878 millions de la dette flottante.

A quelle ressource recourir pour se sauver de la banqueroute et solder cette dette immense ?

On n'en avait qu'une : LES BIENS NATIONAUX, c'est-à-dire les domaines de la couronne et les biens du clergé. L'Assemblée décida de vendre : 1° les terres et bâtiments appartenant à la couronne, qui n'étaient pas très considérables, en laissant au roi les châteaux royaux et les forêts ; 20 une partie des biens ecclésiastiques ; le tout jusqu'à la concurrence d'une valeur de 400 millions.

Comme cette vente ne pouvait être immédiatement réalisée, l'Assemblée décida la création de mandats négociables, pour pareille somme de 400 millions, assignés sur les biens qui seraient mis en vente. Ces mandats furent appelés ASSIGNATS, nom qui devait devenir tristement fameux (19 décembre 1789).

Les assignats émis ne se placèrent pas. Le public ne croyait pas encore bien assurée la vente des biens du clergé. Necker, m commencement de mars 1790, avoua qu'il ne savait plus que devenir.

La Commune de Paris intervint avec autant d'intelligence que de résolution. L'Assemblée des représentants de la Commune proposa à l'Assemblée nationale de faire acheter par les municipalités les biens à vendre. Les municipalités les revendraient aux particuliers. Paris offrit d'en acheter, à lui seu4 pour 200 millions, c'est-à-dire la moitié, payable en quinze ans.

L'Assemblée nationale adopta, le 17 mars, le projet par lequel la Commune de Paris avait pris l'initiative du salut public. Les municipalités des provinces suivirent l'exemple de celle de Paris.

Ce n'était pas suffisant. Les assignats avaient désormais un gage solide, puisque la vente des terres était assurée ; mais on ne pouvait obliger les créanciers de l'État à recevoir en paiement ces papiers, si bons qu'ils fussent, à moins qu'ils ne pussent, à leur tour, en imposer l'acceptation à leurs propres créanciers.

L'Assemblée s'y résolut. Malgré l'opposition furieuse, exaspérée, du côté droit, qui voyait qu'on rendait irrévocable l'aliénation des biens du clergé, elle donna cours forcé aux assignats ; elle en fit un papier-monnaie portant intérêt. Elle statua que les 400 millions d'assignats seraient employés à rembourser la Caisse d'escompte, et, pour le surplus, à éteindre les anticipations sur les revenus et à payer les rentes arriérées (17 avril).

Ce fut ainsi que la Révolution commença de substituer, comme avait fait autrefois Law, la monnaie de papier à la monnaie métallique. La quantité de papier émise était modérée, le gage bien autrement sérieux qu'au temps de Law ; mais la route où l'on s'engageait était périlleuse. On n'agit point à la légère ; on obéit à la nécessité qui commandait d'éviter à tout prix une ruine imminente. Provisoirement, on réussit.

Le vote de l'Assemblée sur le papier-monnaie avait été précédé par des séances d'une violence extrême. Pour vendre les biens du clergé, il fallait naturellement commencer par les mettre dans les mains des autorités laïques. Le 9 avril, le rapporteur du comité chargé de cette affaire avait proposé que la gestion de la totalité des biens du clergé fût transférée aux administrations des départements et des districts, et que les ecclésiastiques fussent désormais salariés sur le budget. Les curés devaient avoir de 1.200 à 2.000 livres. La plupart gagnaient au Nouveau Régime. Les évêques auraient de 10.000 jusqu'à 50.000 livres, et même, provisoirement, l'archevêque de Paris, 100.000. On pourvoirait en outre largement aux pensions des moines et des prêtres sans paroisses. Le total des sommes annuelles attribuées au clergé n'allait pas à moins de 133 millions, qui en vaudraient beaucoup plus de 300 aujourd'hui. Cette somme immense devait se réduire à moitié par les extinctions.

Le clergé n'avait pas matériellement à se plaindre ; mais l'idée de n'être plus seigneurs et grands propriétaires indignait les évêques. Ils criaient, à la tribune, que la religion était perdue. Un député du clergé, le chartreux dom Gerle, à la fois patriote et dévot, s'avisa de proposer que, pour prouver que la religion n'était pas en danger, on décrétât que la religion catholique était et demeurait pour toujours la religion de la Nation, et que son culte serait seul autorisé. Le côté droit appuya avec passion la motion de dom Gerle.

Il y eut d'abord de l'embarras dans la majorité de l'Assemblée. On n'y voulait ni nier ni déclarer que le catholicisme était religion nationale. On se sentait dans une position fausse ; les hommes du côté gauche, en général, étaient philosophes et ne croyaient plus aux dogmes du catholicisme, et cependant, comme ils prétendaient réformer l'Église et non la séparer de l'État, ils étaient censés demeurer catholiques.

Les orateurs du côté gauche combattirent la motion comme inopportune, comme mettant en doute les sentiments religieux de l'Assemblée, enfin comme dangereuse et propre à exciter les citoyens les uns contre les autres. Ils reprirent l'offensive, en signalant les efforts que faisaient leurs adversaires pour troubler les imaginations par les prétendus périls le la religion et du roi, et pour appeler le fanatisme à la défense des abus. — Je vois d'ici, s'écria Mirabeau, la fenêtre d'où la main d'un roi de France, armée contre ses sujets par d'exécrables factieux, tira l'arquebuse qui fut le signal de la Saint-Barthélemy !

Ce mot de Mirabeau fit un effet terrible. Le souvenir de la Saint-Barthélemy venait d'être ravivé dans Paris par la tragédie de Charles IX, de Chénier, jouée en novembre 1789. La cloche de Saint-Germain l'Auxerrois, qui avait donné, avant l'arquebuse de Charles IX, le signal de la Saint-Barthélemy, avait été transportée au Théâtre-Français et y sonnait chaque soir ; elle y est encore.

L'Assemblée nationale, considérant qu'elle n'avait ni ne pouvait avoir aucun pouvoir à exercer sur les consciences ni sur les opinions religieuses, et que son attachement au culte catholique ne pouvait être mis en doute, décréta qu'elle ne pouvait ni ne devait délibérer sur la motion proposée. L'Assemblée écartait ainsi la proclamation d'une religion d'État exclusive (13 avril 1790).

Le lendemain, l'Assemblée vota la remise des biens d'Église aux départements et aux districts, en les chargeant d'assurer le salaire du clergé et les dépenses du culte.

Toute la droite, 297 députés, signèrent une protestation violente contre les décisions qui avaient écarté la religion d'État. Ils prétendaient la présenter au roi ; mais Louis XVI leur fit savoir qu'elle ne serait pas reçue.

La droite et sa protestation furent huées dans Paris ; elles excitèrent des troubles graves dans le Midi Les accusations des orateurs de la gauche étaient fondées. Le parti de la contre-révolution travaillait à organiser la guerre civile. A voir les processions de pénitents blancs, gris, bleus, qui parcouraient, avec des chants lugubres, les rues des villes languedociennes, à entendre ce qui se disait dans les chaires, on eût pu se croire revenu au temps de la Ligue. Les menées des contre-révolutionnaires rencontraient toutefois une forte opposition dans les populations catholiques elles-mêmes. Une très grande partie des catholiques du Midi avaient accueilli la Révolution avec enthousiasme et applaudi à l'établissement de l'égalité entre eux et les protestants.

A Nîmes, le parti fanatique, dirigé par un homme audacieux et habile, appelé Froment, parvint à s'emparer des élections municipales. Sa fureur fut extrême à la nouvelle que le député protestant de Nîmes, Rabaut Saint-Étienne, avait été nommé président de l'Assemblée nationale. Le père de Rabaut, vieux pasteur protestant, était fameux pour avoir, durant cinquante ans, prêché l'Évangile dans les Cévennes ; traqué, de rocher en rocher, comme une bête fauve, par les persécuteurs, il vécut assez pour voir ce jour de réparation.

Les fanatiques nîmois signèrent une déclaration qui appuyait la protestation du côté droit, et prirent la cocarde blanche. Il y eut des rixes sanglantes dans les rues.

Des troubles éclatèrent aussi à Montauban, où la municipalité était tombée, comme à Nîmes, dans les mains des contrerévolutionnaires. Une émeute de femmes, avec la connivence des magistrats municipaux, empêcha la prise de possession des couvents par l'autorité laïque ; puis l'hôtel de ville fut forcé et le poste de la garde nationale en partie massacré (10 mai).

A cette nouvelle, la garde nationale de Bordeaux marcha sur Montauban. Les fanatiques de Montauban comptaient sur l'appui de Toulouse ; Toulouse ne les secourut pas, et ils n'osèrent attendre l'attaque des Bordelais, qu'appuyaient toutes les villes de la Garonne.

La municipalité de Montauban, néanmoins, ne fut point châtiée par un commissaire qu'on avait envoyé de Paris. Les dogmatiques continuèrent leurs excès à Nîmes, où tout présageait quelque grande catastrophe.

La guerre civile était dans l'armée comme dans le peuple. En Languedoc, les soldats étaient pour la Révolution et pour les protestants ; les officiers tenaient pour la contre-révolution. Sur d'autres points de la France, les soldats se battaient entre eux. Il y eut un combat dans Lille entre deux régiments de cavalerie aristocrates et deux régiments d'infanterie révolutionnaires.

A Marseille, à Montpellier, à Valence, la garde nationale s’empara des forts, où commandaient des officiers aristocrates, que leurs soldats ne soutinrent pas. Deux de ces commandants furent tués.

La plupart des grandes villes du Midi se déclaraient pour la Révolution. Le mouvement gagna les domaines du pape, le comtat Venaissin. Avignon se donna une municipalité démocratique et une garde nationale, à l'exemple des villes françaises voisines. La noblesse, les fonctionnaires du pape, les fanatiques, tentèrent une réaction. Ils s'emparèrent de l’Hôtel de ville en criant : La canaille à la potence ! et firent feu, de quatre pièces de canon, sur le peuple. Le parti démocratique, d'abord surpris, se rallia promptement, et mit les aristocrates et les papaux en déroute. Deux marquis et un abbé furent pendus. Les gardes nationales françaises des environs, accourues à l'aide des patriotes avignonnais, et obtinrent que l'on cessât de mettre à mort les prisonniers ins jugement (10-11 juin).

Le peuple d'Avignon décida sa réunion à la Nation française ; les armes du pape furent partout enlevées et remplaces par les armes de France. Des députés furent envoyés à Assemblée nationale pour qu'elle ratifiât cette réunion es frères aux frères.

La guerre civile éclata à Nîmes trois jours après Avignon (13 juin). La lutte s'engagea entre les compagnies de la garde nationale, formées, les unes, de bourgeoisie protestante et catholique patriote, les autres, de la partie du peuple qui était sous l'influence du clergé. Des maisons protestantes furent forcées, des vieillards égorgés. Le parti fanatique se croyait déjà le maître ; mais le gros de la population catholique ne le soutint pas. Les secours du dehors qu'il attendait ne vinrent point. Les montagnards protestants des Cévennes, au contraire, arrivèrent à marches forcées, amenant avec eux nombre de paysans catholiques et jusqu'à des curés patriotes.

A l'entrée des Cévenols, au point du jour, on tira sur eux du couvent des Capucins. Ils emportèrent d'assaut le couvent et mirent à mort tout ce qu'ils y trouvèrent ; de là, ils se répandirent dans la ville, tuant tout ce qui portait la houppe rouge, signe de ralliement des fanatiques. Le vieux château de Nîmes, quartier général des houppes rouges, se défendit avec fureur jusqu'au soir. Il fut enfin forcé et ses défenseurs exterminés. Le principal chef, Froment, l'organisateur de la guerre civile, parvint à s'échapper. Plusieurs centaines des ; -siens avaient péri.

Les premières tentatives de réaction armée furent ainsi promptement étouffées ; malheureusement, ce n'était là que le prélude des luttes effroyables de la Révolution.

Les nouvelles d'Avignon et de Nîmes tombèrent au milieu des débats de l'Assemblée sur l'organisation de l'Église, qui étaient la continuation et la conclusion des débats sur les biens du clergé. Le côté droit recommença ses cris et ses violences impuissantes. Plusieurs évêques protestèrent contre tout changement qui ne serait point opéré par un concile national. Ils n'entendaient par là qu'une assemblée d'évêques ; elle n'eût point eu d'autorité morale. Le bas clergé ne se fiait' pas plus aux évêques que les laïques, et avait, dans ses Cahiers, invité l'Assemblée à faire elle-même les changements nécessaires dans la constitution extérieure de l'Église. Quelques députés, prêtres et laïques, à la fois patriotes à tendances républicaines et chrétiens fervents, jansénistes et gallicans, poussèrent avec énergie à ces changements et y prirent la part principale. C'étaient le curé Grégoire, l'avocat Camus et autres.

La majorité, qui appartenait à la philosophie du dix-huitième siècle, s'unit aux jansénistes et alla jusqu'au bout. Robespierre, qui n'avait pas encore grand éclat ni grande influence, mais qui allait, en général, au fond des questions, demanda l'élection des officiers ecclésiastiques par le peuple. Il exprimait là, d'une manière précise, le sentiment de la majorité. Les prêtres étaient, pour l'Assemblée, des officiers publics, des fonctionnaires sociaux. Elle réforma l’Église, comme étant une partie de l'administration nationale ; elle décréta qu'au lieu de ces diocèses et de ces paroisses qui étaient si monstrueusement inégaux en population et en étendue, il y aurait un évêché par département et une paroisse par commune ; que les évêques et les curés seraient élus par le peuple.

Ce fut là ce qu'on nomma la CONSTITUTION CIVILE du clergé. Son adoption fut suivie d'un décret ordonnant l'aliénation générale des biens nationaux (25 juin).

Le roi, jusqu'alors, avait sanctionné et promulgué passivement tous les décrets de l'Assemblée. Celui-ci, plus que tous les autres, troubla profondément sa conscience. Ce changement des usages et de la discipline ecclésiastiques l'effrayait, quoique ne touchant point au fond des croyances, lui semblait bouleverser la religion. Il écrivit secrètement au pape Pie VI une lettre pleine d'angoisses, où il lui demandait sa décision et l'envoi d'une bulle sur cette grande affaire.

Si la France eût été encore réellement attachée en masse à l'ancien catholicisme gallican, la Constitution civile du clergé, qui supprimait tant d'abus scandaleux, eût été une forme toute naturelle et logique, opérant ce qui avait été manqué par les conciles du quinzième siècle ; mais les idées les croyances avaient changé, et les disciples de Voltaire, de Rousseau, de l'Encyclopédie, qui remplissaient l'Assemblé et qui dirigeaient la France, ne pouvaient être les réformateurs du catholicisme, puisqu'ils n'étaient plus catholique. Leurs adversaires avaient raison contre eux sur ce point. Dans l'état où en étaient arrivées les opinions en matière de religion, il n'y avait plus qu'une chose à faire : séparer l'Église et l'État, c'est-à-dire mettre en dehors du gouvernement tout ce qui regarde les cultes.

Les esprits n'étaient pas préparés à cette solution, que souhaitaient quelques philosophes et hommes politiques, Condorcet, La Fayette, Mirabeau même, au fond, et quelques journalistes parisiens. Elle n'est pas encore réalisée après quatre-vingts ans. On alla à des malheurs que l'Assemblé constituante ne put ni prévoir ni éviter.

Robespierre avait proposé un moyen hardi pour rattache définitivement le bas clergé à la Révolution et à la patrie c'était de déclarer les prêtres libres de se marier (10 mai 1790). L'Assemblée ne voulut pas toucher à cette grave question et ne vit point que, dans la voie où elle était entrée, c'eût été se donner une chance et non pas un danger de plus.