HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME PREMIER

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

OUVERTURE DE LA RÉVOLUTION. - LES ÉTATS GÉNÉRAUX. - LE SERMENT DU JEU DE PAUME

4 mai-17 juin 1789.

 

L'ouverture des États Généraux, trois ou quatre fois changée, avait été définitivement fixée au 5 mai. Il était temps encore pour la royauté de s'allier au Tiers État. Un député du Tiers d'Auvergne, Malouet, pressa Necker de -faire décider par le roi que les Trois Ordres délibéreraient en Commun, et de faire présenter aux États Généraux les bases d'une Constitution conforme aux vœux des cahiers du Tiers État. La royauté, en prenant ainsi l'initiative, avait chance que le Tiers, reconnaissant, fit la part plus large à l'autorité royale.

Necker répondit que c'était aux États généraux de décider sur eux-mêmes. Il espérait que les Trois Ordres le prendraient pour arbitre de leurs différends et ne prévoyait nullement la grandeur des-luttes qui allaient s'engager.

Louis XVI, du reste, eût, sans aucun doute, rejeté le conseil de Malouet quand même Necker l'eût appuyé.

Le 4 mai, veille de l'ouverture, les Trois Ordres, le roi, la reine et la cour allèrent entendre, dans l'église Notre-Dame de Versailles, l'hymne du Veni Creator, par lequel on invoquait les lumières du Saint-Esprit sur l'œuvre que la France allait entreprendre ; puis l'imposant cortège se rendit en procession à l'église Saint-Louis. L'émotion était profonde dans la foule immense. Il y avait une grande attente et une grande espérance. L'élan sympathique de nos natures françaises unissait pour un moment les cœurs, si les esprits étaient divisés.

La division, pourtant, n'était pas seulement au fond ; elle apparaissait jusque dans le cérémonial imposé par la cour. Au Tiers État, on avait donné un costume modeste et sombre, l'habit noir et le petit manteau noir des hommes de loi. La noblesse portait des dentelles, des panaches, des dorures. La foule acclama passionnément le Tiers État et se tut devant la noblesse. Elle applaudit le roi ; mais il y eut contre la reine des murmures qui la saisirent de colère et de douleur.

Le roi ouvrit les États Généraux le 5 mai, vers midi, dans une vaste enceinte appelée la salle des Menus, qui donnait sur l'avenue de Paris et qui n'existe plus. C'est là que s'étaient tenues les deux assemblées des Notables, en 1787 et 1788.

Les députés présents étaient au nombre de plus de onze cents, dont cinq cent quatre-vingt-quinze du Tiers État. Les gens de loi, tant magistrats des tribunaux inférieurs qu'avocats, procureurs, notaires, gradués en droit, formaient au moins les trois cinquièmes de la représentation du Tiers. Cette classe instruite, active, pénétrée de l'esprit du dix-huitième siècle, avait soutenu les parlements dans leur opposition à la cour, puis les avait abandonnés quand ils avaient voulu défendre les privilèges ; elle avait sérieusement réfléchi sur toutes les questions de politique et de législation, et devait être en quelque sorte l'état-major de la Révolution.

Les gens de cour qui avaient réglé le cérémonial, comme pour humilier le Tiers, le firent entrer par une porte de derrière, tandis que le roi, le clergé et la noblesse entraient en pompe par la grande porte. Le roi prononça un discours où il déclarait n'avoir pas balancé à rétablir l'usage des convocations d'États Généraux, tombé en désuétude, dans l'espoir que le royaume en tirerait une nouvelle force, et la Nation, une nouvelle source de bonheur ; mais il blâmait, en même temps, ce qu'il appelait l'inquiétude générale des esprits et le désir exagéré d'innovations.

Quand le roi eut cessé de parler, le clergé et la noblesse, suivant leurs privilèges, se couvrirent. Les députés du Tiers, dans les anciens États Généraux, restaient découverts. Une grande partie d'entre eux, cette fois, remirent leurs chapeaux sur leurs têtes. On n'était plus au temps où les députés du peuple s'agenouillaient à l'arrivée du roi.

Le roi se découvrit, pour obliger tout le monde à en faire autant, et ne pas sanctionner l'abolition du privilège des deux premiers ordres.

Le garde des sceaux, puis le contrôleur général parlèrent après le roi. Necker discourut longuement sur les finances, évalua le déficit annuel à 56 millions, rejeta bien loin la possibilité de la banqueroute, loua fort les deux premiers ordres de leurs dispositions généreuses à renoncer à leurs privilèges en matière d'impôts et à concourir de la sorte au rétablissement des finances du royaume ; mais, sur le point essentiel, le vote par tête ou par ordre, il dit qu'il semblait convenable de laisser les deux premiers ordres décider d'abord à part de l'abandon de leurs privilèges pécuniaires, puis qu'on pourrait examiner ensuite en quels cas il y aurait avantage à délibérer séparément, et en quels cas en commun.

Cette faible attitude était une espèce d'abdication. Le pouvoir renonçait à essayer de diriger le mouvement.

Il ne renonçait pas à l'entraver. Le 7 mai, un arrêt du Conseil du roi supprima le Journal des États Généraux, que Mirabeau avait commencé à publier, et renouvela la défense de faire paraître aucun écrit périodique sans permission. L'assemblée des électeurs de Paris protesta unanimement, le jour même, en faveur de la liberté de la presse. Mirabeau continua son journal en lui donnant un autre titre Le Conseil du roi n'osa faire exécuter son arrêt.

Avant de commencer leurs délibérations, les Trois Ordres avaient à vérifier les pouvoirs de leurs membres. La vérification se ferait-elle en commun ou séparément ? La solution de cette question ne décidait pas absolument celle des délibérations communes ou séparées, mais elle engageait les Élats dans un sens ou dans l'autre.

Necker essaya de la décider implicitement par un avis aux députés que le local destiné à les recevoir serait prêt le 6 mai au matin. Le Tiers se réunit, à l'heure indiquée, dans ce local, qui n'était autre que la grande salle des Menus, où avait eu lieu la séance d'ouverture.

Le clergé et la noblesse ne parurent pas, et, après plusieurs heures d'attente, le Tiers fut informé que les Ordres privilégiés, assemblés dans les salles à eux assignées pour leurs réunions particulières, venaient de voter la vérification séparée : le clergé, à la faible majorité de 133 voix contre 114, et la noblesse, à la grande majorité de 188 voix contre 47.

Le Tiers ne tint compte de ces décisions des ordres privilégiés, et, le lendemain, sur la proposition de Mounier, qui avait été le grand meneur des États de Dauphiné, le Tiers autorisa quelques-uns de ses membres à inviter officieusement les députés du clergé et de la noblesse à venir se réunir à lui pour commencer la vérification des pouvoirs.

Le clergé hésita, suspendit la vérification qu'il avait déjà commencée et proposa une commission mixte pour examiner la question. La noblesse, sur les instances du clergé, consentit à nommer des commissaires ; mais ces commissaires signifièrent au Tiers État que la noblesse avait décidé de vérifier séparément ses pouvoirs et qu'elle s'était légalement constituée (13 mai).

La noblesse tranchait négativement la question. Un député breton de Rennes, l'avocat Le Chapelier, proposa de répondre par la déclaration que les députés des Communes — titre qu'on avait substitué à celui de Tiers État — ne reconnaîtraient pour représentants légaux que ceux dont les pouvoirs auraient été vérifiés en assemblée générale.

Après plusieurs jours de débats, on résolut, sur la proposition du ministre protestant Rabaut Saint-Étienne, de tenter amiablement de faire revenir la noblesse sur sa décision, et l'on nomma des commissaires à cet effet. La noblesse, durant les conférences, annonça qu'elle renonçait à ses privilèges en matière d'impôts ; mais elle ne céda rien quant à la vérification des pouvoirs et rompit les pourparlers (26 mai).

Le lendemain, les Communes (le Tiers), sur la proposition de Mirabeau, invitèrent le clergé, au nom du Dieu de paix, à se réunir à elles.

Il était probable que la majorité du clergé consentirait. Une intrigue de cour intervint pour l'empêcher. Le parti de la reine et du comte d'Artois fit écrire par le roi une lettre où il déclarait désirer que les conférences fussent reprises en présence du garde des sceaux et d'une commission royale. La cour, depuis qu'elle voyait les ordres privilégiés disposés à fournir de nouvelles ressources financières par leur renonciation à leurs exemptions en matière d'impôts, croyait pouvoir se passer des États Généraux et, en dehors de Necker, ne cherchait que les moyens de les dissoudre.

Les Communes consentirent à rouvrir les conférences, quoiqu'elles en vissent bien l'inutilité, par déférence au désir de Sa Majesté. Elles décidèrent d'envoyer une députation au roi. Lorsque leur doyen, le savant académicien Bailly, député de Paris, alla demander au garde des sceaux que la députation fût admise auprès du roi, le garde des sceaux avoua qu'il y avait une difficulté ; c'est qu'autrefois l'orateur du Tiers État ne parlait au roi qu'à genoux.

Le roi, dit-il, n'a pas intention d'exiger ce vieil usage ; cependant, si le roi le voulait ?...

Et si vingt-cinq millions d'hommes ne le veulent pas ? répondit Bailly.

La cour dut céder et souffrir qu'il n'y eût plus de distinction de cérémonial entre les Trois Ordres à l'audience du roi.

La noblesse avait accepté aussi la reprise des conférences, mais en déclarant que la délibération par ordres séparés et la faculté d'empêcher, le veto de chaque ordre, étaient lois constitutives de la monarchie.

Necker, en qualité de commissaire du roi, proposa, dans les conférences, que les Trois Ordres vérifiassent d'abord séparément les pouvoirs ; puis, que des commissaires des Trois Ordres prissent connaissance des élections contestées et en fissent le rapport à leurs ordres respectifs ; qu'enfin, si les jugements des Trois Ordres ne s'accordaient pas, le roi jugeât en dernier ressort. Le clergé accepta purement et simplement ; la noblesse, avec des restrictions. Le Tiers, décidé à ne point accepter, différa de répondre. Il ne pouvait admettre, sans abdiquer la souveraineté nationale, que le roi prononçât sur les élections.

Les meneurs du haut clergé, d'accord avec la cour, tentèrent une manœuvre habile. Le pain était toujours cher ; l'industrie et le commerce tenus en suspens par l'anxiété publique. Une députation du clergé invita le Tiers à s'entendre avec les autres ordres pour former une commission qui rechercherait les moyens de remédier à la détresse du peuple (6 juin).

Former une commission de cette sorte, c'était se reconnaître constitués légalement et admettre en fait la séparation des Trois Ordres. D'une autre part, refuser, c'était donner aux privilégiés le prétexte de signaler aux classes pauvres les députés des Communes comme indifférents à leurs maux. Le Tiers sentit le piège et le retourna contre ses auteurs. Il répondit en envoyant sur-le-champ, à son tour, des députés au clergé pour le conjurer de se réunir à lui dans la salle commune des États et d'aviser ensemble à remédier aux malheurs publics.

Le 10 juin, le clergé n'ayant point encore fait connaître sa résolution, Sieyès, député de Paris, proposa d'adresser aux deux classes du clergé et de la noblesse une dernière sommation de venir, dans la salle des États, concourir à la vérification commune des pouvoirs, avec l'avis que l'appel général des bailliages se ferait dans une heure, et qu'il serait donné défaut contre les non comparants, c'est-à-dire que les Communes opéreraient comme États Généraux, que le clergé et la noblesse fussent présents ou non.

Ce qu'il avait écrit dans ses fameux pamphlets, Sieyès entendait maintenant le faire.

La motion fut adoptée à une immense majorité, avec quelque adoucissement de forme. On invita les autres ordres au lieu de les •sommer.

L'invitation leur fut portée le 12 juin au matin. Ils répondirent qu'ils en délibéreraient. Les Communes attendirent jusqu'au soir. A sept heures, elles entamèrent la vérification des pouvoirs et continuèrent les jours suivants. Du 13 au 15, une douzaine de députés du bas clergé vinrent successivement se joindre au Tiers État ; parmi eux, le curé Grégoire, qui avait écrit en faveur des Juifs.

Le 15 juin, la vérification des pouvoirs de tous les membres présents étant achevée, le moment était venu pour l'assemblée de se constituer. Il y avait urgence, afin que la cour, si elle s'avisait de vouloir dissoudre les États Généraux, trouvât devant elle une puissance légale et un corps organisé.

Sous quel titre se constituerait l'Assemblée ?

La question était d'une importance immense. C'était, pour ainsi dire, du baptême de la Révolution qu'il s'agissait. C'était son nom que l'on cherchait.

On se sentait comme à l'entrée d'un nouveau monde. Dans le premier numéro d'un journal intitulé le Point du jour, un jeune député venait de dire aux représentants des Communes :

Vous êtes appelés à recommencer l'histoire.

Ce député était Barère, celui qui, plus tard, racontant l'histoire à mesure qu'elle s'accomplissait, se fit, à la tribune de la Convention, le rapporteur des victoires des armées de la République.

Plusieurs titres furent proposés à l'Assemblée ; mais le débat se concentra surtout entre les deux hommes qui avaient le plus fait pour préparer la Révolution, Sieyès et Mirabeau.

Sieyès proposa le titre d'Assemblée des représentants connus et vérifiés de la Nation française. Ce titre disait exactement ce que Sieyès voulait dire : il effaçait les Trois Ordres pour ne reconnaître que la Nation ; mais il le disait trop longuement. Mirabeau proposa qu'on s'intitulât : Assemblée des représentants du peuple.

Ce nom de Représentants du peuple semble le plus imposant de tous, depuis que ceux qui l'ont porté, sous notre première République, l'ont rendu si grand et si terrible ; mais, alors, il sembla trop humble. On y vit comme l'aveu qu'on ne représentait que la masse inférieure vis-à-vis des deux premiers ordres.

Mirabeau, cependant, s'obstina à lutter avec passion contre Sieyès. Celui-ci, froid et inflexible comme une barre de fer, allait devant lui, sans se laisser arrêter par aucun obstacle, et résumait ses fortes pensées en paroles brèves, nettes et tranchantes. Mirabeau éclatait en discours d'une éloquence tumultueuse et contradictoire. Il avait la fièvre dans l'âme comme dans le corps. Lui qui avait toujours appelé la Révolution, maintenant qu'elle apparaissait, il en avait peur. C'est qu'il voulait la Révolution avec la royauté et par la royauté, et que maintenant il voyait ce que les autres en général ne voyaient pas encore : qu'elle allait se faire malgré la royauté et contre la royauté.

Et il reculait devant les luttes redoutables et les immenses catastrophes qu'il pressentait.

La séance devint très orageuse, le 16 juin au soir, quand il s'agit de voter sur les diverses propositions. La minorité, contraire, comme Mirabeau, aux résolutions décisives, s'opposa avec violence à ce qu'on passât immédiatement au vote.

Le lendemain malin 17 juin, au moment où l'on allait voter, Sieyès se leva et dit :

J'ai changé ma motion : je propose le titre d'ASSEMBLÉE NATIONALE.

Ce titre était le vrai, le seul ; il était partout, dans les brochures, dans les cahiers, jusque dans l'arrêt du Conseil du 8 août 1788, qui avait annoncé la convocation des États. Deux députés l'avaient déjà proposé. Quand Sieyès eut parlé, il sembla que la lumière se fît et l'on s'étonna d'avoir tant hésité. Quatre cent quatre-vingt-onze voix contre quatre-vingt-dix adoptèrent la motion de Sieyès, aux acclamations du public qui encombrait la vaste salle autour des députés et se pressait aux abords.

L'ASSEMBLÉE NATIONALE déclara que l'œuvre de la restauration nationale devait être commencée sans retard par les députés présents et qu'ils devaient la suivre sans interruption comme sans obstacle ; que, lorsque les députés absents se présenteraient, elle s'empresserait de les recevoir.

Ce jour-là fut le dernier de l'Ancien Régime. Ce jour-là, l'unité démocratique de la Nation remplaça en principe l'ancienne société fractionnée en trois ordres, et la souveraineté de la Nation remplaça la souveraineté du roi.

Le droit nouveau était proclamé ; il fallait maintenant qu'il devînt un fait et que la volonté nationale fût obéie.

L'Assemblée s'occupa sur-le-champ d'y pourvoir par le décret suivant :

L'Assemblée nationale... considérant que les contributions, n'ayant point été consenties par la Nation, sont toutes illégales déclare consentir provisoirement, pour la Nation, que les impôts et contributions, quoique illégalement établis et perçus, continuent d'être levés... jusqu'au jour de la séparation de cette assemblée, de quelque cause qu'elle puisse provenir.

Passé lequel jour, l'Assemblée nationale entend et décrète que toute levée d'impôts qui n'aurait pas été formellement et librement accordée par l'Assemblée, cessera entièrement dans toutes les provinces du royaume.

L'Assemblée déclara ensuite qu'aussitôt qu'elle aurait, de concert avec le roi, fixé les principes de la Constitution, elle s'occuperait de l'examen et de la consolidation de la dette publique, mettant dès à présent les créanciers de l'État sous la garde de l'honneur de la Nation.

L'Assemblée, enfin, arrêta de nommer un comité pour s'occuper des causes et des remèdes de la disette qui affligeait le royaume, et de prier le roi de faire remettre tous les renseignements nécessaires à ce comité.

L'Assemblée restait modérée dans son énergie. Elle décrétait en souveraine ; mais elle tendait la main à la royauté pour l'associer à elle dans l'œuvre de la Constitution.

A la nouvelle de la grande résolution qu'avait prise l'Assemblée, l'agitation fut extrême dans les ordres privilégiés et à la cour. Le 19 juin, dans la chambre de la noblesse, le duc d'Orléans, qui, depuis l'ouverture des États Généraux, avait continué de se montrer du parti du Tiers, proposa que la noblesse se transportât en corps dans la salle des États Généraux. C'était la réunion à l'Assemblée nationale. Le duc d'Orléans était si peu fait pour le grand rôle auquel on le poussait, qu'il se troubla au point de s'évanouir. Sa motion ne passa pas ; mais elle eut quatre-vingts voix.

Dans la chambre du clergé, bien qu'à force de menées le haut clergé eût regagné une partie des curés, il y eut une majorité de quelques voix en faveur de la réunion.

Pendant ce temps, on se remuait violemment autour du roi. Les chefs du haut clergé s'étaient jetés à ses pieds en lui disant que c'était fait de la religion ; les chefs du Parlement lui disaient, de leur côté, que c'était fait de la monarchie, si l'on ne dissolvait les États Généraux. La reine et le comte d'Artois appuyaient avec emportement.

Necker, si fort dépassé par le Tiers État, conseilla au roi ce qu'il crut être un moyen terme, à savoir : de casser le décret de l'Assemblée et de lui ôter son titre d'Assemblée nationale, mais d'ordonner la réunion des Trois Ordres, seulement pour les affaires communes à tous ; de refaire ainsi, par l'autorité royale, ce que le Tiers État avait fait sans elle ; de proclamer l'abolition des privilèges en matière d'impôts et l'admissibilité de tous les citoyens à tous les emplois ; enfin, d'admettre la modification de la Constitution du royaume par le concours des États Généraux, pourvu que le corps législatif restât composé au moins de deux chambres.

C'étaient des partisans de la Constitution anglaise qui avaient suggéré ce plan à Necker.

Le plan de Necker fut mis en délibération dans le Conseil des ministres. Louis XVI l'acceptait, quand la reine le fit demander. La décision fut ajournée ; le Conseil arrêta seulement qu'il y aurait une séance royale aux États Généraux le 22.

Le 20 au matin, quand l'Assemblée nationale voulut se réunir comme à l'ordinaire, elle trouva la salle fermée. Une affiche annonçait, de par le roi, que cette fermeture était nécessitée par les préparatifs de la séance royale.

Des soldats gardaient la porte et prirent les armes. Le président de l'Assemblée nationale, Bailly, protesta au nom de ses collègues indignés et déclara que l'Assemblée n'en tiendrait pas moins séance.

Cent soixante-quatorze ans auparavant aux précédents États Généraux, le Tiers, un jour, avait ainsi trouvé le lieu de ses séances fermé par ordre de la cour. Il s'était retiré, hùmilié, désolé, et ne s'était plus réuni.

Mais 1789 était loin de 1615.

La foule, qui, de Versailles et de Paris, se pressait incessamment autour de l'Assemblée, vit les représentants de la Nation errer dans Versailles, sous une pluie battante, en quête d'un lieu de réunion.

Ils trouvèrent enfin asile dans un jeu de paume, dans la petite rue Saint-François, près de la rue du Vieux-Versailles, et délibérèrent debout dans cet enclos nu et démeublé, en présence du peuple qui encombrait les galeries, les fenêtres et les rues voisines.

Les plus ardents voulaient qu'an se transportât à Paris. C'était rompre avec la royauté et commencer la lutte ouverte. Mounier, pour écarter cette résolution extrême, en proposa une autre très ferme et très digne, mais qui ne rompait pas, tout en résistant. C'était l'arrêté qui suit :

L'Assemblée nationale, considérant qu'appelée à fixer la Constitution du royaume, à opérer la régénération de l'ordre public et à maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu'elle ne continue ses délibérations, et que, partout où ses membres sont réunis, là est l'Assemblée nationale ;

Arrête que tous les membres de cette Assemblée prêteront à l'instant le serment solennel de ne jamais se séparer jusqu'à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides.

Les applaudissements éclatèrent de toutes parts. Le président Bailli réclama l'honneur de jurer le premier, et il prononça le serment d'une voix si claire et si haute, que le peuple l'entendit du dehors et répondit par des cris d'enthousiasme.

On cria : Vive le roi ! dans la salle et hors de la salle, comme pour offrir encore la paix à la royauté.

Tous les députés jurèrent, sauf un seul. Les quatre-vingtneuf autres opposants du 17 juin s'unirent cette fois à la majorité.

Un peintre illustre, dévoué à la cause de la Révolution, David, a retracé cette grande scène du SERMENT DU JEU DE PAUME. Tous les hommes éminents qui y prirent part figurent, dans son œuvre, avec des attitudes conformes à leurs caractères.

Dissoudre l'Assemblée après un tel acte était devenu impossible. La cour, fort troublée, fit reculer d'un jour la séance royale, et l'on continua de débattre, autour du roi, ce qui se ferait dans cette séance.

L'Assemblée, après le Serment du Jeu de paume, s'était ajournée au lundi 22 juin. La séance royale n'ayant pas lieu ce jour-là, l'Assemblée voulut retourner au Jeu de paume. Le comte d'Artois, le second frère du roi, par une puérile impertinence, avait fait retenir la salle pour y jouer. L'Assemblée dut chercher de nouveau. Elle alla s'installer dans la nef de l'église Saint-Louis. La majorité du clergé vint l'y joindre, ayant à sa tête cinq évêques, entre lesquels l'archevêque de Vienne, président de ces États du Dauphiné qui avaient commencé la Révolution.

Les cent quarante-huit membres de la majorité du clergé furent accueillis avec allégresse, ainsi que deux députés nobles du Dauphiné qui les suivirent.

Le 23 au matin, les députés se rendirent à la séance royale. On fit longtemps attendre, exposés à la pluie, les membres du Tiers État, avant de les introduire par une porte de derrière, pendant que le clergé et la noblesse entraient par la grande porte et s'installaient dans la salle.

Le roi parut avec son cortège. Necker n'y était pas. Son plan avait été modifié et dénaturé par le parti de la reine et du comte d'Artois, et il ne voulait pas prendre la responsabilité de ce qui allait se passer.

Le roi commença par un petit discours, où il annonçait son intention de faire cesser les funestes divisions qui, depuis près de deux mois que les États Généraux étaient assemblés, empêchaient la réalisation de ce qu'il voulait faire pour le bonheur de son peuple.

Il fit lire ensuite une déclaration qui commençait ainsi :

Le roi veut que l'ancienne distinction des Trois Ordres soit conservée en son entier, comme essentiellement liée à la Constitution de son royaume ; que les députés des Trois Ordres, formant trois chambres, délibérant par ordres, et pouvant, avec l'approbation du souverain, convenir de délibérer en commun, puissent seuls être considérés, comme formant le corps des représentants de la Nation. En conséquence, le roi déclare nulles les délibérations prises par les députés de l'ordre du Tiers État, le 17 juin, ainsi que celles qui ont pu s'ensuivre, comme illégales et inconstitutionnelles.

Le roi exhortait, pour le salut de l'État, les Trois Ordres à se réunir, pour la présente tenue d'États seulement, afin de délibérer sur les affaires d'un intérêt général.

Le roi exceptait formellement, des affaires qui pourraient être traitées en commun, celles qui regardent les droits antiques et constitutionnels des Trois Ordres, la forme de Constitution à donner aux futurs États Généraux, les propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles (pécuniaires) et honorifiques des deux premiers ordres.

Le consentement particulier du clergé serait nécessaire pour tout ce qui pourrait intéresser la discipline ecclésiastique, le régime des ordres et des corps séculiers et réguliers (prêtres et moines).

Le roi défend expressément qu'aucunes personnes autres que les députés des Trois Ordres puissent assister à leurs délibérations.

Ainsi, le roi retranchait des délibérations communes les objets qui intéressaient le plus vivement le peuple, la question des droits féodaux et celle des couvents, et il interdisait l'accès des séances au public, dont la sympathie avait soutenu le Tiers État.

Le roi reprit la parole, annonçant qu'il allait mettre sous les yeux de l'Assemblée les bienfaits qu'il accordait à son peuple ; — que jamais roi n'en avait autant fait pour aucune nation. Ceux, ajouta-t-il, qui, par prétentions exagérées ou par des difficultés hors de propos, retarderaient encore l'effet de mes intentions paternelles, se rendraient indignes d'être regardés comme Français.

Et il fit lire une seconde déclaration, statuant qu'aucun nouvel impôt ne serait établi, ni aucun ancien prorogé, sans le consentement des représentants de la Nation, et que les impôts ne seraient établis ou prorogés que pour l'intervalle entre deux sessions des Etats Généraux.

Le roi demandait les conseils des Étals Généraux sur l'ordre à établir dans les finances et sur les garanties à donner aux créanciers de l'État.

Il faisait connaître son intention de sanctionner les dispositions annoncées par le clergé et la noblesse de renoncer à leurs privilèges en matière d'impôts.

Le roi déclarait que toutes les propriétés, sans exception, seraient constamment respectées, et comprenait expressément, sous le nom de propriétés, les dîmes, sens, droits féodaux et seigneuriaux.

Le roi invitait les États Généraux à chercher et à lui proposer les moyens de concilier l'abolition des lettres de cachet avec la sûreté publique, et les moyens de concilier la liberté de la presse avec le respect dû à la religion, aux mœurs et à l'honneur des citoyens.

Il engageait aussi les États généraux à lui présenter des projets sur la réforme des impôts, sur la suppression des douanes intérieures, sur la réforme judiciaire, sur l'abolition du servage de mainmorte.

Il annonçait l'établissement d'Etats Provinciaux dans toutes les provinces.

Il promettait de ne jamais changer, sans le consentement des Trois Ordres, pris séparément, les dispositions qu'aurait sanctionnées son autorité pendant la présente tenue des États Généraux, et il terminait en signifiant expressément qu'il voulait conserver intactes l'institution de l'armée et l'autorité royale sur le militaire.

D'après le langage des deux déclarations royales, le roi se considérait encore comme seul investi du pouvoir de faire des lois et rie demandait que des conseils à l'Assemblée, si ce n'est eri matière d'impôts. Les institutions qu'il s'agissait de fonder étaient, suivant lui, des bienfaits qu'il octroyait à son peuple.

La majorité de la noblesse et la minorité du clergé applaudirent. Le Tiers garda un profond silence.

Le roi ajouta, de sa propre bouche, que, si l'Assemblée l'abandonnait dans la belle entreprise d'opérer le bien public, il ferait, à lui seul, le bien de ses peuples et se considérerait comme leur seul véritable représentant.

Aucun de vos projets, ajouta-t-il, aucune de vos dispositions, ne peut avoir de loi sans mon approbation spéciale. Je vous ordonne, Messieurs, de vous séparer tout de suite et de vous rendre, demain matin, chacun dans la chambre affectée à son ordre, pour y reprendre vos séances.

Le roi sortit, et, après lui, la noblesse et une partie du clergé. Le Tiers resta immobile.

Le grand-maître des cérémonies, le marquis de Dreux Brézé vint dire au président du Tiers :

Monsieur, vous avez entendu l'ordre du roi ?

Monsieur, répondit Bailli, je ne puis séparer l'Assemblée sans qu'elle en ait délibéré.

Et, se tournant vers ses collègues :

Je crois, dit-il, que la Nation assemblée ne peut pas recevoir d'ordre.

Alors, Mirabeau, qui avait faibli naguère dans le débat solennel du 16 juin, fut repris de ce grand élan qu'il avait eu aux élections de Provence. Le feu lui jaillit des yeux.

Monsieur, cria-t-il à Brézé, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au roi... Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté de la Nation, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes.

Un cri général s'éleva :

— Oui ! oui !

Le maître des cérémonies, troublé, atterré, sortit à reculons, devant l'orateur de la Nation souveraine, comme il était d'étiquette, de le faire devant le roi.

Camus, député de Paris, proposa de déclarer que l'Assemblée persistait dans ses précédents arrêtés, ceux que le roi venait de casser.

Vous êtes aujourd’hui ce que vous étiez hier, dit Sieyès.

La motion de Camus fut votée à l'unanimité. Puis, sur la proposition de Mirabeau, l'Assemblée déclara que la personne de chacun de ses membres était inviolable, el que tout particulier et tout tribunal qui oserait poursuivre ou arrêter un député, par quelque ordre que ce fût, pour raison de ce qu'il aurait fait ou dit aux États Généraux, serait traître à la Nation, coupable de crime capital, et que l'Assemblée nationale prendrait les mesures nécessaires pour sa punition.

Un certain nombre de membres du clergé votèrent avec l'Assemblée.

Pendant ce temps, la noblesse, qui croyait tout gagné, était montée au château remercier la reine et le comte d'Artois. Marie-Antoinette, raccommodée avec les nobles, leur apporta son fils dans ses bras, comme autrefois sa mère Marie-Thérèse avait apporté son frère Joseph II aux nobles hongrois. Elle leur dit qu'elle le donnait à la noblesse comme au plus ferme appui du trône.

C'était ce petit dauphin que les royalistes ont appelé Louis XVII, et qui mourut dans la prison du Temple.

Louis XVI n'était pas si joyeux. Le silence du Tiers, dans l'Assemblée, et de la foule, sur son passage, l'avait saisi. Il soutint mal les paroles hautaines qu'on lui avait suggérées. Quand on vint lui dire que le Tiers refusait de quitter la salle, il hésita ; puis, avec embarras et ennui plutôt qu'avec colère, il dit : Eh bien, qu'on les y laisse !

Au silence du peuple succédaient des clameurs menaçantes. La foule, qui avait appris que Necker avait donné sa démission, envahissait les cours du château en criant : Vive Necker ! La reine fut prise de terreur, envoya chercher Necker et le pria de rester. Necker alla lui-même annoncer au peuple qu'il restait, et la journée finit par des feux de joie.

Garder Necker après sa protestation implicite contre les déclarations de la séance royale, c'était, pour la cour, se reconnaître vaincue.

Le 25 juin, quarante-sept députés nobles, ayant à leur tête le duc d'Orléans, vinrent se réunir à l'Assemblée nationale. Le lendemain, l'Assemblée nationale reçut une adresse d'adhésion de l'assemblée des électeurs de Paris, réunis malgré la défense du gouvernement. Cette députation des représentants réguliers de la ville de Paris fut suivie d'une autre députation envoyée par les citoyens qui, depuis quelque temps, avaient pris l'habitude de se rassembler, pour discuter sur les affaires publiques, dans le jardin du Palais-Royal et les galeries récemment construites par le duc d'Orléans.

La fermentation était extrême dans Paris, et le maintien de Necker au ministère n'avait pas suffi à l'apaiser. On ne se fiait pas à la cour, qui faisait venir force troupes autour de Versailles et de Paris. Le 25 juin, le jour où s'était réunie l'assemblée des électeurs, il y eut dans Paris un incident grave. Le beau et nombreux régiment des gardes françaises tenait le premier rang dans notre infanterie. Les soldats de ce corps rompirent leur consigne et vinrent fraterniser avec le peuple au Palais-Royal. Le roi avait dit, dans ses déclarations du 23, qu'il ne changerait rien à l'institution de l'armée ; cela voulait dire qu'il continuerait de donner tous les grades aux nobles. Les soldats et les sergents répondaient en passant au peuple.

La majorité de la noblesse continua de protester contre l'Assemblée nationale. Le bruit courut que Paris en masse allait marcher sur Versailles. Le roi écrivit à l'ordre de la noblesse pour l'inviter à se réunir sans délai avec les deux autres ordres, afin que l'Assemblée des États Généraux s'occupât des objets qui intéressent la Nation. La noblesse résistait encore. Une seconde lettre du roi déclara que le salut de l'État et sa sûreté personnelle dépendaient de la réunion. La noblesse se rendit, le 27, à la salle commune.

La famille est complète, dit le président Bailli ; nos divisions sont finies.

Le peuple se porta au château et appela au balcon le roi et la reine. Louis XVI et Marie-Antoinette furent accueillis par les cris de : Vive le roi ! vive la reine !

Le peuple, comme le président et comme l'Assemblée, était sincère et souhaitait la paix, mais la guerre restait au fond des choses.