LA VIE DE MARGUERITE DE VALOIS

 

CHAPITRE XII. — LE DIVORCE ET LE REMARIAGE D'HENRI IV.

 

 

Abbé Féret, La Nullité du mariage de Henri IV, R. Quest. hist., t. LXX, 1876. Procès de la dissolution du mariage d'entre Henry III roi de France et madame Marguerite fille du roy Henry II 1599.... Bibl. Nat., fonds français 20857. Desclozeaux, Sully et Gabrielle d'Estrées, Revue Hist., t. XXXIII, 1887. Jean-H. Mariéjol, Le mariage d'Henri IV et de Marie de Médicis, Lyon, Audin, 1924.

 

LA DISGRÂCE de Corisande, les menées du comte d'Auvergne et plus encore la sollicitation des intérêts eurent ce résultat inattendu de réconcilier des époux qu'on pouvait croire irréconciliables. Les historiens qui aiment à se représenter Marguerite comme le cerveau dirigeant de la Ligue en Auvergne admirent en ce rapprochement un coup de la grâce, analogue à l'abjuration d'Henri IV. Mais en réalité il n'y a point ici et là de miracle. Ce réformé si tiède est revenu à l'Eglise catholique le jour où la politique et le patriotisme lui commandèrent d'accommoder le droit dynastique au droit religieux, sous peine de se perdre et le royaume avec lui. Pour les mêmes raisons d'opportunité ce mauvais mari décida de renouer avec sa femme les liens d'amitié comme le moyen le plus facile de dénouer le lien conjugal.

Marguerite accueillit avec empressement ses avances. Elle n'avait pas grand effort à faire pour se retirer de la Ligue, puisqu'elle ne s'y était pas, semble-t-il, engagée. La Sainte-Union aurait fini par l'abandonner comme une épave, si elle n'avait pas pris les devants. Le jeune Canillac, qui en était le chef, fut un des premiers à se soumettre au Roi et à lui jurer obéissance pour -ses domaines de Gévaudan, d'Auvergne et de Rouergue (nov. 1592). D'autres seigneurs suivirent son exemple ou s'éparpillèrent en petits groupes. Il y eut un parti du duc de Mayenne, un parti du duc de Nemours, un parti de l'Espagnol. Comme si la clientèle royale éprouvait même passion d'émiettement, Vernyes, dans son mémoire de 1593, signalait comme opérant à part les fidèles du comte d'Auvergne. C'était pour Marguerite une raison entre quelques autres de rechercher la protection de son mari. Elle n'avait rien obtenu de son neveu et même elle pouvait craindre qu'en un accès d'humeur indépendante il ne projetât, pour se fortifier, de surprendre Usson. Elle vivait d'expédients. La gêne la travaillait si fort qu'elle était pressée de faire argent de tout. Elle n'attendit pas, comme on le prétend, le retour de son mari au catholicisme, autrement dit la messe du Roi (25 juillet 1593), pour marchander l'abandon de son titre d'épouse.

Les bons serviteurs d'Henri IV se préoccupaient depuis longtemps de le remarier pour lui permettre de faire souche légitime de fils de France. Mais il fallait d'abord le démarier. On ne pouvait sans scandale alléguer l'inconduite de la reine, que la sienne d'ailleurs semblait excuser, et former une instance en divorce pour cause d'adultère. Ce moyen valable pour les protestants était contraire à la doctrine catholique. Mais le droit canon tenait pour nulle et invalide l'union conjugale où le libre arbitre d'une des parties aurait manqué. Il suffirait donc d'obtenir de Marguerite l'aveu, d'ailleurs véritable, que la Reine-mère et Charles IX l'avaient mariée au roi de Navarre en dépit de ses sentiments et de sa foi. Duplessis-Mornay décida le Roi à envoyer à Usson Erard, maître des requêtes de la reine, pour l'assurer de sa bonne grâce et de sa protection. Trois mois après (avril 1593), le négociateur rapportait l'assentiment de l'épouse aux désirs de l'époux[1].

Mais elle ne l'accordait pas gratis. Elle faisait ses conditions : garantie des biens et des revenus qu'elle tenait de ses frères ; versement de 200.000 écus pour l'acquit de ses dettes. Le Roi, qui avait souscrit sans réserves aux clauses de ce contrat, mit du temps à les tenir toutes ; il souffrait lui aussi du manque de fonds. Marguerite pressait tant qu'elle pouvait l'exécution des promesses royales. Elle se recommandait aux gens qu'elle savait le plus en crédit ; à Duplessis-Mornay, son avocat naturel[2], et à un autre religionnaire de marque, son petit-cousin, Turenne, devenu duc de Bouillon et prince souverain par la grâce d'Henri IV[3]. Elle remerciait le Roi des brevets dont il la gratifiait. Mais comme ces grâces n'avaient pas eu plus d'effets que propos en l'air, elle le suppliait très humblement d'en commander les expéditions en la forme nécessaire. Solliciteuse tenace, elle ne se contentait pas de son dû. Puisqu'il protestait, lui écrit-elle, de ne pas l'affectionner moins que les rois ses frères, ne trouverait-il pas juste de lui faire une pension de cinquante mille francs, comme elle l'avait toujours eue sous leur règne[4].

Il lui avait fait offrir par Erard de lui bailler une place pour sa sûreté, Usson ou toute autre, peut-être avec l'arrière-pensée qu'elle abandonnerait Usson, où il la savait exposée à un coup de main du comte d'Auvergne. Mais elle s'y jugeait bien à l'abri, et même à l'aise pour traiter librement avec lui. Une autre fois qu'il revenait à dessein sur le danger d'Usson, elle le rassurait sur les moyens de défense de la place. Le château est tel et telle la forme dè la garde que j'y observe, que quand il seroit aussi bien frontière qu'il est esloingné des pays et des partisans des ennemys de Vostre Majesté, je n'aurois à y rien craindre, n'y ayant icy rien à redouter qu'un siège, qui par sa longueur feroit faillir les vivres ; mais j'en tiens tousjours pour plus d'années que tels ennemys n'auroient moyen d'y demeurer de semaines.... Cet hermitage, disait-elle encore, semble avoir esté miraculeusement basti pour m'estre une arche de salut, et, bien qu'il soit très solitaire, je l'estimerai heureux pourveu que l'honneur de son amitié (de l'amitié du Roi) me soit conservé qui est la plus grande félicité qu'en ma vieillesse je pouvois souhaiter[5]....

Toujours respectueuse et se disant humblement obligée du bien qu'il s'engage à lui faire, elle n'oublie pas qu'elle a conclu un marché dont elle veut de bonnes garanties. Qu'il lui envoie les expéditions et elle lui enverra la procuration, autrement dit sa demande de divorce, sans aucun retard, comme elle en a donné de vive voix sa parole à Erard. En quoy, assure-t-elle, outre ce que je reconnois cela estre un bien universel, vostre particulière grandeur, que j'affectionne plus que tout, my fera rapporter tout ce que Dieu m'a donné d'entendement[6]. Et lui, dans le même style, la suppliait de croire qu'il n'omettrait rien de ce qu'il penserait servir à son contentement, tant pour le présent que pour l'avenir[7]. M'amie, lui écrivait-il un peu plus tard... j'ai fait dépêcher les expéditions de ce que je vous avois accordé.... Cependant je n'ai laissé de faire employer sur les états qui ont été envoyés aux receveurs généraux de mon royaume la pension de 50.000 livres que je vous ai accordée, ensemble la somme de 200.000 écus. Il réclamait en hâte la procuration, avec quelques mots de plus, pour ce qu'ils sont nécessaires pour faciliter la poursuite de ce que vous savez[8]. Il évitait par galanterie de prononcer le mot de divorce et terminait par des assurances d'immortelle gratitude. Pour qu'il fût si courtois et presque tendre avec la dame d'Auvergne, il lui fallait un ardent .désir d'avoir des enfants d'une union légitime.

Les premiers entremetteurs croyaient la rupture du lien conjugal facile, puisque les deux époux s'y accordaient. Par acte passé à Usson devant Maurice Gayto et Blain Portail, notaires royaux, Marguerite requérait la dissolution de son mariage, comme fait entre cousins à un degré prohibé, estans lors de contraire religion, et d'ailleurs sans consentement aucun ni volonté de sa part, par la force et contrainte de la Reine sa mère et du feu roi Charles son frère[9]. La décision des juges ne paraissait pas douteuse. Mais après le retour du Roi au catholicisme, à quel tribunal s'adresser ? Le pape Clément VIII déclarait attentatoire à la suprématie pontificale que les évêques royalistes eussent de leur autorité propre absous un souverain hérétique et refusait de recevoir l'ambassadeur chargé de lui annoncer l'abjuration de Saint-Denis. Ce n'était pas le moment de recourir à Rome, ni même à une officialité diocésaine. Sans doute un gallican, comme l'archevêque de Bourges, Renaud de Beaune, ne trouverait pas plus hardi de démarier le Roi que de le réconcilier avec l'Eglise. Mais quelle faute de braver Clément VIII par cette nouvelle preuve d'indépendance ! Il ne serait que plus ferme à refuser son absolution, la seule que les ultramontains et même beaucoup de Français estimassent valable. Aucune princesse catholique — et le premier des Bourbons n'en pouvait épouser d'autre sans risque pour l'avenir de sa dynastie — ne consentirait à s'unir à un excommunié avant sa réhabilitation et l'annulation de son mariage par l'autorité religieuse. Henri IV, sa première fringale de remariage calmée, s'accommodait de ces retards. Il était épris à la folie de sa nouvelle maîtresse, Gabrielle d'Estrées, et ne pensait pas encore à l'épouser.

La correspondance entre sa femme et lui sur le règlement de leur rupture continua, si l'on peut dire, affectueuse. Délicatement elle touchait à ses fautes. Je ne puis assez regretter le malheur trop grant qui m'a, non pas par tant d'années, mais par tant de siècles, privée de rendre à Vostre Majesté le très humble et utile service que la congnoissance que j'ay par eux acquise de l'honneur et bien très grant que ce m'estoit à estre pres de Vostre Majesté, en eut produit ; car si, lorsque trop pleine de jeunesse et de vanité, j'ay eu cet heur que Vostre Majesté s'est louée et a eu agreable le peu que je luy rendois, je sais qu'accompagnée de cette congnoissance, qui me rend admirant sans cesse le merite d'ung si grant et si parfait Roy, que je m'en fusse rendu plus digne[10] (14 mai 1595). Rien de plus adroit que cet aveu enveloppé dans un compliment.

Ils n'avaient jamais été si proches l'un de l'autre que depuis qu'ils étaient décidés à se séparer. Comme autrefois elle cherchait à se rendre agréable à force de complaisance et recommençait à caresser les maîtresses de loin, ne pouvant le faire de près. Elle savait la passion de son mari pour Gabrielle d'Estrées et se faisait un mérite de sa condescendance. Elle ne s'est pas prévalue de son patronage sur l'abbaye du Sainte-Cornille (de Compiègne), quand il en a disposé en faveur de la marquise de Monceaux (Gabrielle), ayant reçeu, écrit-elle au Roi, trop de plaisir que chose qui despendoit de moy aye peu estre propre pour tesmoigner à cette honneste femme combien j'aurai tousjours de vollonté de servir à son contentement et combien je suis resolue d'aimer et honnorer toute ma vie ce que vous aimerez[11].

Elle entreprit de faire la conquête de la favorite et pensait y avoir réussi. En réponse à une recommandation, elle la priait de croire que ses désirs se conformeraient entièrement aux volontés du Roi et à celles de la marquise. J'en parle en commun, les estimant si unies que me conformant à l'une je la seray aussi à l'autre. Et toujours plus flatteuse, elle ajoutait : ... Je vous parle librement et comme à celle que je veux tenir pour ma sœur, et que, apres le Roy, j'honore et estime le plus[12].

Ces protestations étaient trop vives pour ne pas être intéressées, et en effet elle lui demandait un grand service. Elle finit par être lasse d'Usson où elle vit confinée depuis dix ans sans espoir d'en sortir jamais. Le Pape vient d'absoudre le Roi, Mayenne a fait sa soumission, la paix au dedans avec les derniers ligueurs, et au dehors avec Philippe II, s'annonce. Mais l'affaire du divorce n'avance pas. Les ressources du royaume sont épuisées par cette fin des guerres civiles et étrangères. Henri IV pâtit de la misère générale. Devant Amiens qu'il assiège, il en est réduit, certains jours, écrit-il à Sully, à dîner et souper chez les uns et chez les autres, ses pourvoyeurs disant n'avoir plus moyen de rien fournir pour sa table, d'autant qu'il y a plus de six mois qu'ils n'ont reçu d'argent[13]. Marguerite n'était pas mieux servie. Elle n'avait rien touché toute cette année-là de sa pension et de ses assignations[14]. Deux fois, semble-t-il, ses créanciers menacèrent de la saisir et en tout cas ils la tourmentaient fort. En cette nécessité si pressante qu'il n'y avait plus, dit-elle, moyen de la supporter, l'idée lui vint de sortir d'Auvergne et d'aller en France pourvoir au rétablissement de ses finances.

Comme on le voit par ses lettres missives d'Auvergne[15], elle avait en 1595, renoué avec La Fin, cet artisan d'intrigues, qu'une récente expérience n'avait pas guéri de l'habitude de s'agiter et de brouiller. Délégué par Henri IV dans le Midi, il y avait déployé un zèle si intempestif que les gouverneurs de Provence et du Languedoc, d'Epernon et Montmorency-Damville le firent appréhender et jeter en prison, et que le Roi, inquiet de tout ce bruit, l'y laissa plusieurs mois sans intervenir. Sorti, non sans peine, du cruel et infect cachot — le mot est de lui, — où le Connétable l'avait détenu à Pézenas, il s'était offert à Marguerite, toujours préoccupée de son divorce, pour la servir, en tout ce qu'il pourra au contentement du Roy et de vostre tant illustre naissance (en juillet ou en août)[16].

Marguerite avait accepté les services. Dans l'embarras de ses affaires, elle ne se trouvait jamais assez recommandée. Elle s'aida de lui pour se rapprocher des autres La Nocle, de Bellièvre, du maréchal de Biron[17]. Mais depuis sa dernière mésaventure elle se défiait de ses initiatives et n'avait plus même confiance en son habileté. Comme elle le savait odieux au Connétable sans être agréable au Roi, il lui paraissait imprudent de s'avouer l'amie d'un homme qui avait tant d'ennemis. Aussi tout en sollicitant ses bons offices auprès du Maréchal, elle lui avait déclaré sans détour, qu'il la servirait mieux couvertement et sans apparoistre en nostre communiqua[ti]on que par lettres bien closes (26 mars 1596). Même quand elle se crut assurée, grâce à ses puissants intercesseurs, de quitter l'Auvergne, elle refusa de le recevoir à Usson (20 octobre 1596) et lui donna rendez-vous à Villers-Cotterêts, où elle se flattait d'être bientôt[18]. Cependant il ne vint de la Cour ni autorisation ni refus. Peut-être un moment fut-elle tentée d'interpréter ce silence comme un acquiescement. Mais elle eut peur de déplaire. Que ferait le Roi si elle survenait aux portes de Paris pendant les grandes opérations de guerre du Nord, un an après la reprise de Cambrai et la prise de Calais par les Espagnols, alors qu'il venait à peine de recouvrer La Fère ? Elle se tourna pour suprême recours vers la favorite. J'ay pris tant de confiance en l'asseurance que m'avez donnée de m'aimer que je ne veux prendre aultre protecteur en ce que j'auray à requerir le Roy... Obligez-moi tant donc de me rendre cet office. La nécessité la forçait à quitter Usson où elle était loin de toutes ses commodités. Elle priait le Roi de trouver bon qu'elle allât en quelqu'une de ses maisons de France, et, spécifiait-elle, pour désarmer les soupçons, la plus eslongnée qu'elle pourrait choisir de la Cour, afin de pouvoir là donner ordre à ses affaires[19]. Henri IV ne jugea pas opportun de rappeler à ses peuples la femme légitime, dont il avait l'intention de se séparer ; et Gabrielle, qui aspirait à la remplacer, pouvait craindre les appréciations et les comparaisons que risquait de provoquer la présence de la Reine déchue.

La question du divorce restait en suspens. Après sa réconciliation avec Rome, Henri IV ne se pressa pas d'engager l'instance en nullité : il eut en 1596-97 bien d'autres soucis : reprendre Amiens aux Espagnols, déloger les Savoyards du Dauphiné, mettre à la raison les derniers ligueurs. Mais en 1598 le désir qu'il avait montré quatre ans auparavant de se remarier surgit avec une nouvelle force.

Il ne s'agissait pas d'une princesse. L'amour du Roi pour Gabrielle d'Estrées allait croissant avec le nombre de ses maternités et se manifestait par des attentions significatives. Il avait eu d'elle en 1594 un fils, César, doublement adultérin, puisque la favorite avait, pour sauver la face, épousé un mari honoraire M. de Liancourt. Mais après la naissance de l'enfant, le père selon la nature fit rompre l'union par l'officialité de Rouen pour pouvoir le reconnaître et le légitimer. A Rouen, lors de l'Assemblée des notables, Gabrielle, traitée en reine, eut le même logis que le Roi, à Saint-Ouen, et la fille qu'elle lui avait donnée fut baptisée en grande pompe le 17 novembre 1596, comme on aurait fait pour une fille de France.

En avril 1598, il fiança César à la fille du duc de Mercœur, gouverneur de Bretagne, et le dernier soumis des chefs de la Ligue, et il lui fit attribuer par contrat de mariage les droits que la duchesse prétendait sur la Bretagne, comme descendante des Penthièvre. Plus caractéristique encore était le titre de Monsieur donné à son second fils Alexandre, né le 15 avril 1598 et baptisé en décembre 1598. Alexandre Monsieur, c'était dans le protocole du temps la seconde personne de France après le roi et après César promu, sans qu'on le dise, au rang de Dauphin.

Libre à Sully de remontrer à Henri IV les raisons d'ordre dynastique et moral qui s'opposaient à cette mésalliance. Et encore ne l'avait-il pas fait dans les termes qu'il rapporte. Le Roi n'aurait pas souffert qu'il mît en doute la constance de sa maîtresse et l'orgueil de ses paternités. Mais Marguerite n'avait pas qualité pour faire la leçon à son mari. Avant tout, il lui importait d'obtenir de lui par contrat de divorce un train de maison proportionné à sa naissance. Au fond de l'âme, elle devait trouver étrange qu'ayant passé par de terribles épreuves, d'où il n'était sorti que par miracle, il s'y rengageât comme à plaisir pour les beaux yeux d'une bagasse. Que de difficultés ne se préparait-il pas à lui-même et à cette dynastie de bâtards légitimés !

Mais c'était l'affaire de ce grand fol, aussi fol qu'elle en amour, de sacrifier à son plaisir et à ses faiblesses l'intérêt du royaume et le sien. Elle ne pouvait qu'incliner à toutes les complaisances. Elle fit donation à la favorite du duché d'Etampes (11 novembre 1598) et annonça l'intention de choisir pour héritier l'aîné de ses enfants.

Sans doute trois ans plus tard, elle transmit ses biens au Dauphin, ce fils qu'Henri IV venait d'avoir de Marie de. Médicis en légitimes noces, ou, comme elle disait, en autre qualité. Sa volonté, sa bonne volonté pour M. de Vendôme (César), ce n'était, expliquait-elle à son ancien mari, que pour le respect de votre Majesté[20]. Mais elle l'avait eue, et certainement pour décider par ce nouvel appât Gabrielle à presser l'annulation de son mariage et le règlement de ses revenus, deux affaires dont la solution était connexe. Le 3 février 1599 elle constitua procureur pour obtenir du Roi l'autorisation d'ester à Rome en justice.

En ce commencement aussi de février, elle renouvela sa procuration de 1593, qu'un ambassadeur Brûlard de Sillery, dont les instructions sont datées de janvier, eut charge d'aller remettre au Pape. Puis de nouveau tout fut suspendu. Le départ de Sillery fut ajourné, et Marguerite rédigea le 21 mars une autre procuration. Il est facile d'imaginer, sinon de certifier, la cause de tous ces retards.

Marguerite, obligée jusque-là d'arracher morceau à morceau aux officiers de finances le paiement de ses arrérages, pouvait craindre de perdre son seul recours contre un gouvernement obéré si Clément VIII  s'empressait de déclarer recevable sa demande en divorce. Pour détruire l'effet des renonciations précédentes, elle en signa une nouvelle, où  peut-être elle spécifiait ses exigences et réclamait un engagement en forme du Roi. Sa lettre au connétable de Montmorency du 14 décembre 1598 le laisserait croire : C'est l'honneur du Roy et du roiaume que je maintienne un train digne de ma naissance[21]. Le lendemain de sa nouvelle procuration, elle faisait tenir au Roi par la duchesse d'Angoulême une lettre qu'elle s'excusait de n'avoir pu faire plus courte, mais qu'il importait au Roi d'entendre pour l'avancement de ce que sa Majesté desire le plus[22].

Naturellement les ennemis de la Reine et les amis de Gabrielle prétendaient qu'elle retardait la dissolution de son mariage pour empêcher celui du Roi.

Elle s'en justifiait vivement dans une lettre à son mari le 9 avril 1599, un jour avant la mort, que personne ne prévoyait, de Gabrielle[23]. Sa protestation parait sincère. Si l'idée de l'avènement de Gabrielle la choque (et l'on n'en a d'autre garant que Sully, ce grand imaginatif), il lui plaît et il lui importe d'être agréable au Roi. Aux controversistes des cas de nullité, elle en aurait depuis longtemps proposé un qu'elle estimait propre à lever tous obstacles, si elle n'avait craint que son intention ne fust interpretée au contraire. Elle ne dit pas lequel, mais une lettre de l'abbé d'Ossat, depuis archevêque de Rennes et cardinal, permet de le deviner[24].

Villeroy avait prié le duc de Luxembourg, ambassadeur de France à Rome, de rechercher les moyens d'annulation du mariage. Ce grand seigneur en proposait un fort spécieux, à savoir que lorsque le Roy escrivit au pape Grégoire XIII pour avoir la dispense[25] de son mariage avec la Royne, il n'estoit point catholique, jà soit que pour la peur qu'on lui avoit faicte à la Saint-Barthélemy, il feist semblant de l'estre. Sa Sainteté persuadée que le suppliant était converti avait pensé et voulu dispenser un catholicque et non autre. Ainsi la dispense se trouveroit nulle à faute de volonté de celuy qui dispensoit et par conséquent le mariage aussi. Mais l'abbé d'Ossat qui, après le départ de  Luxembourg, fit l'intérim de l'ambassade, ne croyait pas que ce moyen de nullité fût admis à Rome, pour diverses raisons de théologie et de droit, dont l'une est que nul pour faire sa chose meilleure n'est reçeu à alléguer sa tromperie... et aussi que nul ne doibt rapporter profit de son dol et fraude. Henri IV ne pouvait se prévaloir d'avoir abusé le Pape à son avantage. Ah ! s'il était établi que le Roi avait été tenu sur les fonts baptismaux par les parents de sa femme, ou la Reine par ceux de son mari, une dispense étant nécessaire pour lever l'empêchement de la parenté spirituelle, le manque de dispense entraînait de soi la nullité du mariage. Hors ce cas, le mariage était valide et indissoluble, s'il avait été contracté par paroles de présent et consommé, à moins que les deux conjoints n'entrassent en religion. Et premièrement, quand bien il seroit ainsy que ce mariage n'eust point esté consommé, il ne se trouveroit quasy personne qui le peust (pût) croire[26]. Il s'en serait trouvé même beaucoup pour en rire, dit Tallemant des Réaux, et Clément VIII lui-même aurait été du nombre.

Or il est notable que parmi les moyens d'annulation suggérés et débattus par d'Ossat, n'apparaît pas celui qui se révéla le plus efficace, la pression exercée sur la jeune fille par ses parents.

Dans sa première procuration de 1593, la requérante invoquait en faveur du divorce cette force et contrainte. Mais la Cour de France a trouvé sans doute injurieux pour le Roi d'invoquer en Cour de Rome comme principale cause dirimante la répulsion de la Reine. Les conseillers, pour ne pas porter atteinte au prestige royal, s'ingénièrent à en trouver d'autres et, n'y ayant pas réussi, ils revinrent à celle-là. Marguerite avait bien raison de dire qu'elle connaissait et depuis longtemps le moyen de rendre le Roi libre.

Cependant Brûlart de Sillery était enfin arrivé à Rome, en avril (1599), porteur des instructions relatives au divorce. Le Roi l'avait chargé de parler au Pape d'un fait de si grande importance que rien ne saurait lui être comparé, sinon la grâce de son propre retour à l'Eglise, n'estimant ce nouveau bienfait qu'il attendait de Sa Sainteté pas moins que si elle lui donnait derechef la vie et à son royaume[27]. Ce bienfait qu'Henri IV, féru de Gabrielle, comparait sans révérence à celui de l'avoir absous du péché d'hérésie, c'était de lui permettre, en annulant son mariage, d'épouser sa maîtresse. Mais Clément VIII avait à cœur de sauver le Roi et le royaume des suites de cette union inégale et entachée d'une faute originelle. Aussitôt qu'il fût averti de la mission de Brûlart, il accrédita comme nonce en France Gaspare Silingardi, évêque de Modène, qui avait toute sa confiance. Les instructions qu'il lui remit exposaient le danger que courrait le Roi à rompre son mariage avec sa présente femme, sœur du roi Henri III, afin d'en épouser une autre. Elles lui recommandaient la prudence et la fermeté sur ce point. Votre Seigneurerie ne devra pas en parler, si on ne lui en parle d'abord, ou si elle ne voit préparer quelque pratique extravagante. Mais en ce cas il devait prendre une attitude de désapprobation et déclarer que jamais Sa Sainteté ne se prêterait à de pareilles manigances et qu'elle y résisterait de toutes ses forces. Qu'il fît tout le possible pour empêcher ce dessein, blâmant, atermoyant, ou même remontrant au Roi que cette affaire serait sa propre ruine et celle de son royaume. Le Pape ne voulait pas d'un divorce, suivi d'une mésalliance, qui, élevant au trône des fils nés hors mariage, provoquerait de nouveaux troubles, le peuple de France n'ayant pas l'habitude de supporter des taches sur ses rois[28].

Henri IV était un homme heureux. Il aurait peut-être, en dépit des suites, passé outre à l'opposition du Pape, mais comme toujours les événements en ses crises passionnelles le servirent bien. Gabrielle d'Estrées, encore une fois grosse, était allée passer les fêtes de Pâques à Paris, au logis de Sébastien Zamet. Elle fut prise le Jeudi Saint d'une attaque d'apoplexie qui faillit l'emporter, et mourut deux jours après avec de grands sincopes et spasmes comme ciniques, autrement dit d'éclampsie ; et fut son fruit trouvé mort ayant esté ouverte 10 avril 1599, On parla naturellement de poison, mais quel intérêt Zamet avait-il à faire disparaître cette reine en expectative, dont il était l'ami. Les politiques les plus dévoués au Roi et au royaume et le pape Clément VIII étaient bien incapables de ce crime. Gabrielle n'est pas la seule femme qui soit morte d'accidents puerpéraux. Peut-être s'est-elle pendant cette dernière grossesse tourmentée plus qu'il n'eût fallu de l'opposition de l'Eglise[29].

Aussitôt que Marguerite apprit la mort de la favorite, elle révoqua (24 avril) sa procuration du 21 mars, qui mettait des conditions à son consentement, et sollicita du Roi l'autorisation de poursuivre elle aussi à Rome le jugement de la cause (12 mai). L'ambassadeur du divorce, surpris par la nouvelle de Paris, attendait des ordres de sa Cour. Quand il les reçut, il demanda audience au Pape (en juillet) et lui soumit la requête en nullité. Clément VIII, comme il était de style en une affaire de cette importance, feignit la surprise et même un peu d'émotion, mais on s'aperçut vite que sa répugnance au démariage n'avait point d'autre cause que la crainte d'un remariage avec la maîtresse. Il consulta une congrégation de sept cardinaux, qui se réunit le 31 août, et dix jours après déclara les moyens de nullité recevables. Alors, sans perdre du temps, il délégua, pour instruire et juger le procès en France, l'archevêque d'Arles, Orazio del Monte, le cardinal de Joyeuse et Silingardi, (24 sept.) avec pouvoir, si le mariage ne leur paraissait pas valide, d'en prononcer au nom du Saint-Siège l'invalidité.

Aux officiers-enquêteurs nommés par les juges-commissaires, le Roi répondit qu'il savait comme tout le monde sa parenté avec sa future femme, et qu'il ne se souvenait pas d'avoir reçu du pape l'autorisation de l'épouser. Jérôme Gondi, introducteur des ambassadeurs, avait vu le nonce Salviati présenter à Charles IX et à la Reine-mère un paquet bien clos, où se trouvait, disait Salviati, la dispense de consanguinité, mais ni Leurs Majestés, ni le roi de Navarre, ni le cardinal de Bourbon ne furent curieux d'ouvrir le paquet et de vérifier si la bulle y était, et depuis il ne fut jamais question de ladite bulle[30]. L'évêque de Paris, Henri, cardinal de Gondi, neveu et successeur de Pierre, qui occupait le siège en 1572, certifia qu'aucune dispense n'avait été remise à son oncle ou aux grands vicaires de son oncle.

Marguerite avait demandé et obtenu de ne pas comparaître devant les juges, de peur d'une émotion trop vive et de larmes qui laisseraient croire que sa déposition était un nouvel acte d'obéissance, et aussi involontaire qu'autrefois le consentement au mariage. On délégua à Usson, pour l'entendre, l'archidiacre Bertier et le protonotaire Rossignol, à qui elfe déclara que son frère et sa sœur l'avaient forcée et contrainte d'épouser le roi de Navarre.

Elle écrivit à la duchesse de Retz, sa grande amie, de témoigner qu'elle avait eu beaucoup de peine à s'y résigner, ajoutant : Erreur d'une grande jeunesse, comme pour s'excuser de n'avoir pas deviné le mérite de son mari. Madame de Carnavalet pourrait aussi dire que la veille de ses épousailles elle avait passé tout le jour à plorer pour le desplaisir qu'elle en avait.

Mais les commissaires pontificaux jugèrent superflu de citer ces deux grandes dames. Deux conseillers du roi, dont l'un, Nicolas Brûlart, était secrétaire d'Etat en 1572, se portèrent garants de la pression familiale. Etienne Le Roy, abbé commendataire de l'abbaye de Saint-Martin de Nevers, déposa que l'évêque d'Auxerre, l'illustre Amyot, avait refusé, malgré les instances de Charles IX, d'assister à ce mariage, auquel, comme depuis il le lui répéta, manquaient le consentement et la religion. Plusieurs fois, et même quelques jours avant cette union involontaire, Péan, secrétaire de Catherine de Médicis, avait vu Marguerite pleurer et Mme de Curton, la gouvernante, pleurer de voir pleurer Marguerite. La femme de chambre de Catherine, Françoise Miquelot, et la fameuse Mme de Sauves, maintenant marquise de Noirmoutiers, avaient entendu la Reine-mère menacer sa fille, si elle ne cédait pas, de la rendre la plus misérable dame du royaume. L'ancienne rivale de Marguerite insistait, comme le duc de Retz, Albert de Gondi, sur l'aversion de la femme pour son mari. De tous ces interrogatoires et des autres faits du procès, il ressortait que le consentement de l'un des conjoints nécessaire à la validité du mariage avait fait défaut, comme aussi les dispenses pontificales, pour autoriser le roi de Navarre à épouser sa cousine au troisième degré et lever les autres causes dirimantes.

En foi de quoi, les juges-commissaires déclarèrent le 17 décembre 1599 le mariage nul et invalide et permirent tant au Roi Très Chrétien qu'à la Sérénissime Reine de convoler à d'autres noces[31].

Dans la lettre où Henri informa Marguerite de la dissolution du lien de leur conjonction, tant pour leur particulier repos que pour le bien public du royaume, il protestait qu'il ne voulait pas être dorénavant son frère seulement de nom, mais aussi d'effects[32].

Aux promesses d'amitié fraternelle et aux espérances de félicité publique, qu'il lui offrait comme consolation, elle répondit résignée, en un style précieux, où elle ne laissait pas de marquer le mérite de son sacrifice. Monseigneur, puisqu'il faut déférer à Dieu la gloire des heureux événements, comme à l'aucteur de tous biens, je le loue de ce qu'au plus fort de mes desplaisirs, et lorsque mon repos estoit désespéré, il m'envoie sa bénédiction, en me donnant vostre paix en laquelle vostre Majesté fait reluire sa clémence. C'est un vrai office de frère.... Si vous avez autrefois consenti à mes afflictions, ce sont plustost des excès du temps que des effects de vostre humeur, qui répare à présent le tort qu'elle avoit faict à ma qualité, en me gratifiant de vostre protection, à l'object de laquelle je mets le reste de ma vie. Il est vrai qu'en ce gain je perds beaucoup, et le contrepoids du mal que je trouve en la conquete (de la bonne grâce du Roi) affaibliroit ma consolation et me feroit mesconnoistre le changement de ma fortune, si je ne considérois que ce sont vos volontés et que vous croiez que mon dommage réussist au bien du publicq. Je me range donc à ceste loy, non pour vous contenter, mais pour vous obéir, et, changeant mes plaintes à louanges, je glorifierai Dieu comme vostre Roy et vous louerai comme le mien de la grace que [il] m'a faicte de celle que je reçoi de vos roiales et fraternelles offres[33].

Cette lettre toucha tellement le Roi qu'elle lui tira les larmes des yeux, mais une pointe de reproches y perçait. Elle se plaint, protesta-t-il, que je suis cause de son malheur, mais il n'y en a point d'autre qu'elle-mesme. Dieu m'en est témoing[34]. Il augmenta ses pensions et elle le remercia en même style — Monseigneur, vostre Majesté, a l'imitation des Dieux ne se contente de consoler ses créatures de biens et de faveurs, mais daigne encore les regarder et consoler en leur affliction. Le regret de ce qu'elle avait perdu serait à juste titre immortel, si la bonne grace et protection, dont le Roi, si parfaict et si valeureux, lui donnait l'assurance, ne changeait sa plainte en louange de la bonté et des grâces qu'il voulait bien lui départir[35].

Henri IV, par lettres patentes du 29 décembre 1599[36], lui assura le titre de Reine et de duchesse de Valois et lui confirma en même temps la jouissance des domaines d'Agenois, Condomois et Rouergue, des quatre jugeries de Verdun, Rieux, Rivière et Albigeois, et du duché de Valois. Il lui avait offert de satisfaire ses créanciers, mais elle fut si mal conseillée, dit-elle, qu'elle aima mieux s'en charger elle-même, moyennant deux cent mille écus payables en quatre annuités.

Rupture qu'on peut dire amiable ! Lui était heureux d'être libre ; elle, satisfaite d'obtenir, en échange d'une espérance illusoire de régner, la sécurité du lendemain, les revenus dont elle jouissait sous le règne de ses frères, l'état et la dignité d'une reine douairière.

Mais cette entente menaçait la situation de Charles de Valois, comte d'Auvergne. En conflit latent avec Marguerite, dont il savait les prétentions sur l'héritage de Catherine de Médicis, suspect au Roi, à qui il avait donné tant de sujets de plaintes, il pouvait craindre l'effet des revendications filiales et du mécontentement royal. Et soudain une chance s'offrit de recouvrer la faveur d'autrefois ; ce fut la mort de Gabrielle. Six semaines après des protestations d'éternel regret, l'amant inconsolable était aux pieds d'une nouvelle maîtresse, la sœur utérine de Charles. Séduit par l'esprit moqueur, la grâce mutine et les vingt ans d'Henriette d'Entragues, il brusqua l'assaut sans succès. La fille savait son prix et elle avait de bons conseillers. Sa mère était la fameuse Marie Touchet, qui avait eu de Charles IX un fils, et depuis de son mari, Balzac d'Entragues, deux filles. Balzac et le comte d'Auvergne entendaient tirer le meilleur parti du caprice royal et vendre le plus cher possible ce que Sully appelle la pie au nid. Henriette traîna si bien le marché en longueur que le soupirant, en sa sensualité impatiente, lui versa cent mille écus, la fit marquise de Verneuil et lui signa la promesse de l'épouser si, dans les six mois, elle était grosse et, le temps révolu, accouchait d'un garçon (1er oct. 1599)[37].

Quelle fortune pour ce bâtard de roi, beau-frère de la main gauche du roi de France, et qui le serait bientôt peut-être à titre légitime, grâce à ce bienheureux billet.

Cependant les conseillers d'Henri IV préparaient, même avant le procès du divorce, le remariage, un mariage politique. Leur choix s'était fixé sur Marie de Médicis, nièce du grand duc régnant de Toscane, Ferdinand. Ce Florentin, qui souhaitait une France forte comme le meilleur contrepoids à l'hégémonie espagnole en Italie, avait indirectement aidé l'adversaire de la Ligue et de Philippe II. Il lui avait fait tenir sous main ou exposé en sa faveur plus de 900.000 ducats d'or. Sully qui avait à liquider l'arriéré des guerres civiles : une dette intérieure et extérieure effroyable, appelait de ses vœux le mariage toscan comme le meilleur moyen de satisfaire le plus gros créancier du royaume et de se procurer par surcroît de l'argent frais. Aussitôt après l'annulation du mariage de Marguerite, la négociation de celui de Marie de Médicis commença. Le contrat ébauché à Paris fut signé le 25 avril i600 à Florence. Le chiffre de la dot, que les Français voulaient le plus élevé possible, fut longtemps débattu et porté à 600.000 écus d'or de 7 livres et demi, monnaie florentine, dont 35o.000 seraient versés aussitôt après les épousailles et le reste défalqué de la dette.

Pendant que ses conseillers le mariaient, Henri IV poursuivait avec Henriette son roman d'amour. A Fontainebleau, il la logea dans l'appartement destiné aux reines, et elle y accoucha d'un fils, qui mourut presque aussitôt après avoir été ondoyé. Mais, forte de la promesse écrite que son père, François d'Entragues, gardait soigneusement, elle ne désespérait pas de faire rompre l'union que le cardinal-neveu, Aldobrandini, légat du pape, était allé bénir à Florence (5 oct.). Marie de Médicis, épousée par procuration, débarqua le 3 novembre à Marseille et, un mois après, fit son entrée solennelle dans la ville de Lyon, où le Roi survint le 8 décembre (1600), et le soir même consomma le mariage.

Marguerite était par sa mère une cousine à la mode de Bretagne de la nouvelle Reine. Dès qu'elle sut l'arrivée à Lyon de la femme qui prenait sa place, elle s'empressa de lui offrir une volonté toute desdiée à la servir et honorer, en tout ce que le ciel, assure-t-elle, me sera si heureuse d'estre propre à lui rendre quelque très humble service, et elle signait : Vostre très humble et très obéissante servante, sœur et subjecte[38]. Quelle différence avec Henriette, qui, devant le Roi, qualifia la Florentine de grosse banquière !

L'ancienne épouse ne cessa plus de s'intéresser à ce ménage royal, qui est, peut-elle croire, son œuvre. L'heureuse et bonne nouvelle, écrit-elle au Roi le 17 mars 1601, de la grossesse de la Reine ne sera reçue de nulle avec tant de joie et de contentement que de moy, comme celle qui y a le plus contribué, mais elle ajoute aussitôt, et qui a plus d'obligation et d'occasions de se réjouir du bien et contentement de vostre Majesté[39]. Quand elle apprend la naissance d'un Dauphin (celui qui fut Louis XIII), elle rend grâce à Dieu de tout son cœur. Le bien de cet état convie tout bon François à s'en resjouir, mais le contentement que je sais qu'en reçoit vostre Majesté auquel je joindrai tousjours tous mes vœux et toutes mes volontés m'en fait recevoir une particulière joie[40]. Assurément elle a un intérêt personnel à la grandeur comme à la conservation du Roi. Des enfants, comme elle lui écrivait déjà à la première nouvelle que la Reine était enceinte, sont l'appuy et l'espérance de tous ceux qui comme moy ne despendent que d'elle (votre Majesté) pour en voir la vie de vostre Majesté et le repos de son estat d'autant plus assurés que le dessein des brouillons en sera renversé[41]. En effet la naissance du Dauphin consolidait la dynastie. C'est un fameux caveçon pour ramener ceux qui portent trop haut, disait le maréchal de Lavardin.

Or le nombre des gens qui levaient la tête n'était pas petit. Les chefs de l'aristocratie protestante et catholique s'étonnaient de voir parler et agir en maître celui que quelques années auparavant ils avaient connu compagnon. Turenne, promu avec son agrément duc de Bouillon et prince souverain de Sedan, La Trémoille et d'autres huguenots de moindre envergure n'étaient pas satisfaits de son Edit de Nantes et le soupçonnaient de mauvais desseins contre ses anciens coreligionnaires. Tous les malcontents pouvaient compter sur le duc de Savoie, qui, après une guerre malheureuse, avait dû céder la Bresse, le Bugey et le Valromey en échange de Saluces, et sur le roi d'Espagne, qui ne pardonnait pas à la Cour de France de soutenir, en dépit du traité de Vervins, les rebelles des Pays-Bas. L'homme à qui les étrangers remettaient le soin d'attacher la sonnette, c'était Biron, le meilleur général d'Henri IV, qui, maréchal de France, gouverneur de Bourgogne, duc et pair, aspirait à monter plus haut. Il croyait à l'astrologie ; il consultait les devins, qui lui prédisaient la plus brillante fortune[42].

Les sciences occultes l'avaient rapproché de La Fin, qui était adonné aux mêmes pratiques. Marguerite, au contraire, s'éloignait toujours plus de ce brouillon. Elle avait peut-être entendu dire qu'il en voulait au Roi de l'avoir sacrifié à d'Epernon et Montmorency-Damville, et elle craignait d'être englobée dans ses propos rancuniers.

A la première occasion elle relâcha les rapports sans toutefois les rompre, se plaignant à La Fin du mauves offise non merité de son neveu Rivoire (23 oct. 1597)[43]. L'autre protesta du dévouement des siens, mais elle ne consentit pas à revoir ce coupable ou cet indiscret. Tout en témoignant à l'éternité qu'elle reste sa plus affectionnee et fidelle amie, on devine qu'elle le trouve compromettant[44]. Elle refuse d'entrer dans ses litiges d'Auvergne avec le jeune Canillac. Mais toujours soucieuse de ménager tout le monde, elle le prie de la rappeler à la compagnie des siens comme la femme du monde qui leur a voué à tous plus d'amitié et, quand il ira trouver le maréchal de Biron, de l'assurer de l'honneur qu'elle porte à son mérite et combien elle conserve entière la souvenance des rares vertus honneur de nostre siecle du maréchal son père, à qui elle a tant d'obligation.

Ie (Je) ne sais, ajoute-t-elle, si vous verrez Mme de Nevers en passant vous li (lui) pouves bien tesmoigner que ie latens avec une aussi inpatient desir que le doit produire lancienne parfaite amitie de la quelle vous nous aves autre fois este temoin ie crois que sana (ça n'a) pas este sans une agreable representation du passe que vous vous estes veus elle me fera jouir de cet heur quant ilui (il lui) plaira et cepandant ie le soueterai incessament...[45] (31 mai 1598) Imagine-t-on ces deux grandes dames évoquant vingt-quatre ans plus tard le roman tragique de leurs amours avec La Molle et Coconat dont Marguerite ne se souvient que comme d'une agréable représentation.

C'est sa dernière lettre à La Fin. Il était temps de rompre, comme elle ne tarda pas à s'en apercevoir. La Fin, aigri et toujours en mal de trames secrètes, servait d'agent de liaison entre tous les ennemis du Roi et du royaume. Il concertait une prise d'armes, sous les ordres du Maréchal, avec les grands seigneurs mécontents, le duc de Savoie et le roi d'Espagne. Henri IV, qui ne savait rien de ce projet de guerre civile et étrangère, mais qui avait eu vent de quelques conciliabules, engagea Biron à renvoyer La Fin, l'un des plus dangereux esprits de France[46], estimait le chancelier Cheverny. Le Maréchal alla le trouver à Lyon pour se disculper ; il avoua de mauvaises pensées et en demanda pardon. Le Roi promit de tout oublier.

Mais quelques jours après, La Fin et un ultra-ligueur, fugitif aux Pays-Bas, Picoté, signèrent avec le gouverneur de Milan et le duc de Savoie une convention (31 janvier 1601), qui assurait à Biron, s'il renversait Henri IV, la main d'une sœur du roi d'Espagne ou de la troisième fille du duc de Savoie, avec le gouvernement héréditaire de la Bourgogne, et en cas d'échec une rente annuelle de 1.200.000 livres[47]. L'homme que le divorcé et le remariage du Roi avaient atteint dans ses intérêts et ses espérances d'avenir, le comte d'Auvergne, était du complot.

Il y était poussé par sa sœur qui enrageait de ne pas être reine. Depuis le rapprochement d'Henri IV et de Marguerite, il se sentait lui-même menacé dans la possession des terres et droits dont il jouissait comme héritier de Catherine de Médicis. Le Connétable, ce vieux matois, prévoyait que la Reine introduirait au moment opportun une action en nullité contre le testament de sa mère. Il suggéra une transaction qui laisserait au moins le comté d'Auvergne à son gendre. Marguerite donna de bonnes paroles (15 décembre 1599) et de vagues promesses, et ajourna toute décision avant d'être rétablie en son droit[48]. C'était un refus. Le comte d'Auvergne le comprit ainsi et parmi les divers moyens de se prémunir contre un recours en justice de Marguerite, il choisit celui de perdre le Roi. Non sans raison, il le croyait capable de soutenir, ouvertement ou non, la plaignante pour assurer la dévolution de l'héritage aux enfants de France[49]. Pendant la guerre de Savoie, il fit parler à Bouillon d'unir en une action commune les opposants des deux religions, les Espagnols et Biron, et, un peu plus tard, il lui proposa de s'allier étroitement eux-mêmes par le mariage d'un fils et d'une fille[50].

Henri IV, instruit de ces allées et venues, avertit Marguerite du mauvais dessein de son mauvais nepveu contre Usson (mars 1601).

La réponse de la Reine montrait l'ardeur de son ressentiment : Le principal soin que j'ay de conserver ceste place est pour, en partant, en faire un present à vostre Majesté à qui je l'ai desdiée, et n'en suis ni ne veulx estre, jusqu'à ce que j'en parte, que le cappitaine et le concierge de vostre Majesté ! Ce mal conseillé garçon tient plusieurs places en ce pays, des maisons qu'il m'usurpe du bien de la feue Royne ma mère, qui sont presqu'aussi fortes que ceste-ci, chasteaux, rochers, enceintes, qui, pour le bien de son service, seront mieux par terre que debout. Pour ceste-cy elle s'assurera, s'il lui plaist, qu'avec l'aide de Dieu, il n'y mettra jamais le pied : il se vante qu'elle (votre Majesté) la lui a promise quand j'en seray partie ; je la supplie très humblement de ne me faire ce desplaisir qu'ung lieu que j'ai tant pris de peine à rendre beau ne vienne entre telles mains[51].

Henri IV s'en serait bien gardé. Il soupçonnait les mauvaises dispositions et les arrière-pensées du Connétable, du duc de Montpensier, et du duc d'Epernon, transféré du gouvernement de la Provence dans celui de l'Angoumois. Les peuples étaient exaspérés par les surcharges d'impôts. La Rochelle murmurait, Limoges s'insurgea ; une prise d'armes générale menaçait[52]. Ce ne fut qu'une menace. La Fin, soit que le cœur lui ait failli au moment de l'exécution, ou plutôt qu'il se soit laissé séduire par les avantages sans risques d'une dénonciation, alla trouver le Roi (mars 1602), avoua les desseins et les trames du Maréchal, livra les pièces probantes. Biron, arrêté à Fontainebleau le 14 juillet, fut condamné à mort par le Parlement et exécuté (29 juillet). Mais Henri IV, pour ne pas compromettre ou irriter Henriette d'Entragues, ne fit pas traduire en justice cet autre fauteur de complots, le comte d'Auvergne. Après quelques mois d'emprisonnement, il ordonna de le relâcher, et, disait un poète anonyme, l'épargna pour l'amour du vice.

Au commencement de l'année (janvier 1602) s'était glissé dans Paris un libelle imprimé, disait-on, à Bruxelles : L'Inceste du mariage de Henri IV avec Marie de Médicis[53]. Le succès de malignité qu'il eut explique, comme le complot de Biron, l'offre faite par Marguerite au Roi de renoncer à un titre qui pouvait fournir un argument à la polémique.... A cette heure, lui écrivit-elle, que Dieu vous a fait la grace de lui donner des enfans, et que l'on voit, ce que l'on n'eust jamais pensé, des ames si monstrueuses qu'elles conçoivent des volontés parricides contre un prince tel que vostre Majesté, de qui ils ont tant esprouvé la bonté et connu la valeur, je la supplieray très humblement que je laisse ce nom de Royne, afin que tels pernicieux esprits ne prissent à l'avenir quelque prétexte sur ce nom, qui peust, en quoy que ce fust, troubler le repos de messieurs vos enfans, et trouver bon que je me nomme de mon duché de Valois[54].... Henri IV n'y consentit pas avec raison, mais l'insinuation contre la légitimité du second mariage d'Henri IV se reproduisit, peu de temps après, sous une nouvelle forme.

Bouillon était allé prudemment visiter ses terres du Limousin et, invité à venir se justifier, il se retira à Heidelberg, chez son beau-frère, l'Electeur palatin (janvier 1603) et provoqua en sa faveur les manifestations de sympathie des puissances protestantes. Il s'avisa même d'arguments théologiques contre la dynastie. Un traité de la Digamie avait paru, publié d'ailleurs avec privilège du Roi, où l'auteur, d'après Athénagoras et Tertullien, ces apôtres du rigorisme, et contrairement à l'opinion de saint Paul, condamnait les secondes noces. Or si elles étaient répréhensibles, que fallait-il croire de celles qui étaient contractées, non après la mort, mais du vivant de l'un des conjoints ? Bouillon demandait à Du Maurier, le représentant de ses intérêts en France, ce qu'il pensait de ce point de doctrine. Mais ce sage conseiller, voyant où menait la conclusion, répondit sèchement que cette question n'était pas aujourd'hui en controverse.... C'est pourquoy, Monseigneur, il est à croire que le but de l'autheur, en général, est autre que celuy où il semble viser[55].

Du Maurier avait raison de supposer qu'Athénagoras et Tertullien n'étaient là que pour faire pièce à Henri IV. Peut-être, dans l'opinion des gens prévenus contre son divorce, digamie sonnait comme bigamie, ou encore sa promesse même conditionnelle de mariage à Henriette d'Entragues paraissait avoir la valeur d'un engagement ferme.

Le comte d'Auvergne et Balzac d'Entragues, forts de la signature royale, avait repris leurs menées. Ils furent traduits devant le Parlement et convaincus de relations avec l'ambassadeur d'Espagne et de projets criminels contre l'Etat, Henriette refusa de comparaître. Elle bravait les juges et le Roi : Il ne voudrait pas, disait-elle, qu'il fût dit qu'il avait fait tuer sa seconde femme. Même pendant l'enquête et le procès, il mendiait des rendez-vous. Au prix de quelques complaisances, elle sauva la vie à son père et à son frère. La peine de mort prononcée contre le comte d'Auvergne fut commuée en prison perpétuelle ; Balzac d'Entragues, mis en liberté, et Henriette, déclarée innocente (fév. 1605). Mais cette fois il fallut restituer au royal suborneur la reconnaissance illusoire de ses achats d'amour[56].

Marguerite triompha de la ruine des d'Entragues. Elle ne pardonnait pas. à Charles de Valois de détenir l'héritage de Catherine et à Henriette d'être le défenseur possible auprès du Roi de cette injustice. La châtelaine d'Usson se crut définitivement assurée contre un retour de faveur de la maîtresse quand elle sut que le Roi en avait pris une autre, Jacqueline de Bueil, qui était très belle. Marguerite félicita l'élue en des termes où elle se peint tout entière : Obligée par devoir et plus [encore] de volonté d'honorer tout ce que le Roy ayme, elle appelait les bénédictions d'en haut sur cette liaison irrégulière et requérait le Ciel de vœux très dévotz qu'il continuât à sa Majesté ce contentement et à Jacqueline ce bonheur à très longues années, sans que jamais cette indigne (Henriette), de la forcennerie de laquelle cette beauté (votre beauté) nous a tous délivrez, leurs Majestés, le royaume et moy, se puisse relever de sa cheute (déc. 1604)[57]. Quel singulier mélange de haine, d'inconscience morale et de piété !

Son unique objet est de complaire au Roi, de qui elle attend tout. Dans l'affaire du divorce, elle s'est déclarée prête, dès la première sollicitation, à lui rendre sa liberté. Il n'y a qu'un point où elle résiste, et vraiment on n'en saurait l'en blâmer, c'est sur celui des compensations. Elle avait des dettes, et, après la misère d'Usson, rêvait d'un train princier. Elle a réclamé les revenus de sa dot, l'équivalent de son douaire, et les privilèges attachés à son apanage, qui étaient de nommer aux offices et aux bénéfices, de rendre la justice et d'en recueillir les fruits.

Mais elle était si obérée et si dépensière que tout cet argent fondait entre ses mains. Par sollicitation ou autrement, elle s'ingéniait à obtenir plus encore. C'est par calcul qu'elle refusa de confier au Roi la liquidation de ses emprunts. Avec les 200.000 écus, payables en quatre annuités et reçus à cette fin, elle espérait, non sans quelque profit, acquitter les 8o.000 écus qu'elle devait en 1585 et tout ce qui depuis s'y était ajouté. Mais elle fut bien déçue. Les commissaires, chargés de vérifier ses dettes à Bordeaux et Paris pour France et Gascogne, trouvèrent qu'elles excédaient d'un tiers le don du Roi. C'était, à l'entendre, les larcins et mauvais ménages de quelques chanceliers et trésoriers qui l'avaient mise dans ces embarras, où elle n'avait coulpé que de nonchalance, vice commun à ceux de sa qualité. Elle oubliait les goûts dispendieux des Valois-Médicis. En outre, le trésor avait encore à lui verser une partie des quatre derniers quartiers des quatre années susdites. Elle demandait l'équivalent de ce qu'elle devait et de ce qu'on lui devait, pour détourner ses créanciers, en les rassurant, de recommencer leurs poursuites.

Elle se permettait aussi de rappeler au Roi que, hormis cette assignation pour ses dettes, elle n'avait de lui que cinquante mille francs de pension, car elle tenait des rois ses frères les cinquante mille autres. Or, il y a plusieurs princes, qui ne sont pas de sa qualité, qui ont cent mille francs de pension. Qu'il voulût bien considérer aussi qu'en échange de l'assignation pour le paiement de ses dettes, elle avait abandonné le revenu de ses terres de Picardie, qui était de 63 .000 francs. Elle suppliait donc sa Majesté de lui continuer l'assignation de cinquante mille écus, pour trois ans, disait-elle le 17 avril, et pour tant de temps seulement, corrigeait-elle le 21 juin, que Monsieur de Rosny et messieurs de vostre Conseil connoistront... estre nécessaire pour achever de m'acquitter. Ce sont bienfaicts qui passent mon mérite, mais non l'affection que j'ay à son service[58].

Doucement, mais fermement, quand elle le peut, elle défend ses droits contre les empiètements du pouvoir royal.

Henri IV, par des lettres patentes données à Blois au mois d'août 1599 et enregistrées au parlement de Paris le 2 mars 1600, avait érigé en duché-pairie pour le fils aîné de Mayenne les baronnies d'Aiguillon, Montpezat, Sainte-Livrade et d'Olmerac. C'était une façon de reconnaître la fidélité de l'ancien chef de la Ligue. Marguerite, après y avoir réfléchi deux ans, protesta contre cette création qui soustrayait ces seigneuries à sa haute justice de comtesse d'Agenois[59] et dérogeait aux lettres patentes de 1599 (29 déc.). La défaveur de cette injustice lui serait une si grande indignité qu'elle la disait insupportable[60]. Elle mit en mouvement ses amis, le Connétable, le secrétaire d'Etat, Loménie, et de nouveau déclara au Roi que ses renonciations avaient une limite.

Monseigneur, à vous seul, comme à mon supérieur, à qui je dois tout, j'ay tout cédé, à mes inférieurs, à qui je ne dois rien, je ne cède rien[61]. Ce début peut faire juger de la vigueur du plaidoyer ; elle est un excellent avocat. Le Roi finit par admettre le bien fondé de ses réclamations et par un arrêt du Conseil (fév. 1604), il maintint à d'Aiguillon la qualité de duc et pair, mais en même temps il confirma le droit d'hommage et vasselage de la comtesse d'Agen sur la terre d'Aiguillon et autres terres jointes et annexées en icelle, et défendit qu'aucun siège ducal ne fût établi audit Aiguillon[62].

Elle savait attendre, comme on le voit en ce litige, et prenait le temps de se renseigner. Mais elle ne laissait pas échapper l'occasion favorable, comme on le vit dans la grande affaire de la succession de Catherine de Médicis.

Par son testament du 5 janvier 1589, la Reine-mère avait légué à Charles de Valois, fils naturel du défunt roi Charles, les comtés de Clermont et d'Auvergne, avec les baronnies de la Tour et de la Chaire (Cheyre), leurs appartenances et dépendances et générallement tout ce qui luy appartient et peut appartenir au dict pays d'Auvergne, comme aussi elle lui donne et lègue le comté de Lauraguais etc.[63]

En dépit de l'exhérédation, Marguerite n'avait pas cessé de se considérer comme la légitime héritière de sa mère. Elle attaqua le testament en son point le plus faible, la disposition relative au comté de Lauraguais dans le Languedoc. Catherine en avait d'abord attribué la propriété sous certaines conditions à sa petite fille, Christine de Lorraine (14 oct. 1587)[64], mais, la donation n'ayant pas eu d'effet, elle aliéna l'année suivante le Lauraguais pour 63.000 écus à Charles D'Escars, évêque de Langres. A qui, de l'aliénataire ou du légataire, appartenaient les terres et les droits ? Marguerite assigna l'évêque en restitution du fief maternel et le parlement de Toulouse lui accorda onze parties du revenu dont les douze font le tout[65] (28 août 1601). C'était un premier succès. Le lendemain de l'arrestation du comte d'Auvergne, elle annonça au Roi qu'elle allait poursuivre son restablissement en son bien, qu'insolemment lui usurpait Charles, Monsieur, qu'elle ne nommait plus neveu, puisqu'il s'est montré ennemi de vostre Majesté (21 nov.). La malice du Comte et le pouvoir qu'il avait en cette province lui avaient jusque-là fait ajourner la revendication du bien de la feue reine sa mère, qui m'est justement acquis par la substitution du contrat de mariage de ladite reine. Mais elle voit qu'à cette heure, il lui sera très aisé d'entrer en possession avec un arrêt favorable de la Cour de Parlement et un commandement du Roi aux capitaines gouverneurs des places fortes. Elle prie Sa Majesté de commander à ses juges de lui faire prompte et bonne justice. Il importe d'enlever à ce méchant homme et à ses enfants, qui peut estre serons un jour semblables à luy des châteaux dont quatre Mercurol, Iboi, Crains (Cremps) et Busen (Busseol) sont presque aussi forts qu'Usson. Elle ne les veut d'ailleurs que pour les faire abattre[66].

Mais le testament de Catherine paraissait inattaquable. Marguerite avait à son contrat de mariage reçu 300.000 écus d'or (810.000 l. t.) et, moyennant laquelle somme, renoncé à prétendre, avoir ou demander autre chose quelconque es biens hoirie ou succession du feu roi Henri son père, ni à l'avenir à ceux de la reine sa mère[67].

Le parlement de Paris, sur la production du testament de Catherine et des lettres d'Henri III, qui en étaient confirmatives, avait mis provisoirement Charles de Valois (10 juin 1589) en possession du domaine d'Auvergne, un provisoire qui dura longtemps. Les juges ne connaissaient pas, quand ils donnèrent cet arrêt, le contrat de mariage de Catherine de Médicis avec le duc d'Orléans, depuis Henri II (27 oct. 1533). La demoiselle de la Renouillère qui l'avait reçu en dépôt le tint longtemps fort secret, mais un jour, de sa propre initiative, ou sur l'ordre du Roi[68], elle décida de le produire. La Cour alors, sur la requête présentée par la reine Marguerite en juillet 1601, avait ordonné qu'il fût enregistré au greffe.

Cette pièce était capitale et le parlement de Toulouse la connaissait sans doute, lorsqu'il avait rendu (25 août 1602) un jugement favorable aux revendications de Marguerite sur le Lauraguais. Le duc d'Orléans (depuis Henri II) et Catherine de Médicis, dans la donation entre vifs et irrévocable qu'ils se faisaient de leurs biens propres, admettaient à leur succession les mâles par ordre de primogéniture, et, s'il n'en restait point, les tilles à parts égales[69]. Comme Marguerite était la seule survivante des enfants d'Henri II et de Catherine, il s'ensuivait que la substitution prévue au Contrat de mariage devait jouer en sa faveur. La renonciation de 1572 ne pouvait détruire l'effet de la donation de 1533. Catherine, ne s'étant réservé que l'usufruit de ses biens, n'avait pas le droit d'ôter à sa fille une propriété dont elle était elle-même dessaisie. Ainsi pensait Messire Louis Servin, avocat général au parlement de Paris[70] et, conformément à ses conclusions, la Cour prononça (30 mai 1606) que la reine Marguerite jouirait par provision des comtés d'Auvergne arrêt que le Roi confirma et rendit exécutoire le 17 juin 1606.

Ces distinctions de juristes qui paraissent subtiles permettent de croire que la politique n'était pas étrangère à l'arrêt. En effet, Marguerite fit donation de tous ses biens au Dauphin sous réserve d'usufruit (10 mars 1606), et, trois ans plus tard (1609), elle abandonne l'usufruit même des terres d'Auvergne moyennant une forte pension[71]. C'est l'acte final d'un mauvais mariage et d'un heureux divorce.

 

 

 



[1] Guessard, p. 300 et note.

[2] Guessard, pp. 300-301, avril 1593.

[3] Guessard, pp. 301-302, 24 sept.

[4] Guessard, pp. 302-303, 16 nov.

[5] Guessard, p. 307-308, 14 oct. 1594. Elle se vieillit à plaisir, n'ayant à cette date que quarante et un ans.

[6] Guessard, p. 304, 10 nov. 1593.

[7] Dussieux, p. 197, sept. 1593.

[8] Dussieux, pp. 197-198, 27 déc. 1593.

[9] Desclozeaux, p. 260, note et référence.

[10] Guessard, p. 317.

[11] Guessard, p. 314, 24 janvier 1595.

[12] Guessard, p. 327, 24 février 1597.

[13] Dussieux, pp. 246-247, 15 avril 1596.

[14] Guessard, p. 328, 24 février 1597.

[15] Cohendy, Lettres missives, p. 199.

[16] Dumoulin, pp. 125-126.

[17] Lettres missives, p. 202.

[18] Lettres missives, p. 204.

[19] Guessard, p. 328, 24 février 1597.

[20] Guessard, p. 358, 21 juin 1602.

[21] Guessard, pp. 331-332.

[22] Guessard, pp. 332-333.

[23] Guessard, p. 334, 9 avril 1599.

[24] Tamizey de Larroque, Lettres inédites du cardinal d'Ossat, Paris, 1872, p. 34-38.

[25] C'est la dispense accordée par le pape Grégoire XIII après la conversion du roi de Navarre, 26 sept. 1572. Procès, pp. 443-447.

[26] D'Ossat, p. 37.

[27] Abbé Féret, p. 97. Déjà en juillet 1598, le Roi avait fait écrire au cardinal de Givry Anne d'Escars, qu'il avait l'intention d'épouser sa maîtresse et qu'il passerait outre à l'opposition de Rome si Sa Sainteté ne lui faisait pas la grâce de l'y autoriser. E. Saulnier, Le Mariage de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, Revue historique, t. CVI, janvier-avril, 1911, pp. 283-284.

[28] Abbé Victor Martin, Les négociations du nonce Silingardi, thèse 1919, pp. 21-22.

[29] Chronologie septenaire, p. 218.

[30] Procès, p. 389.

[31] L'arrêt dans Du Mont, Corps du Droit des gens, déc. 1599, t. V, 1, pp. 598-599.

[32] Lettres missives, V, p. 194 (vers le 20 décembre).

[33] Cette lettre est dans L'Estoile, VII, pp. 199-200, la teneur, dit-il, étant extraicte fidèlement de l'original. Palma-Cayet en cite quelques phrases, dans sa Chronologie septenaire, p. 231, année 1599. On la trouve aussi dans Guessard, p. 348, mais datée inexactement d'après les manuscrits, du 27 avril 1600. Guessard, p. 343, donne comme la réponse de Marguerite une lettre assurément postérieure et qu'il date, toujours sur la foi des manuscrits, du 11 novembre 1599, avant le jugement de dissolution. Il faut donc intervertir l'ordre des lettres qu'il a publiées, mettre à la page 343, celle de la page 348 et vice versa, et rectifier la date des deux.

[34] L'Estoile, VII, pp. 197-198.

[35] C'est la lettre que Guessard a publiée à tort comme la première réponse de Marguerite au Roi après le jugement du divorce et qu'il a aussi, à tort, datée du 11 novembre 1599. Elle est peut-être d'avril 1600.

[36] D. Vaissette, Histoire du Languedoc, nouvelle édition, XI, col. 905-906.

[37] Mariéjol, Le mariage d'Henri IV avec Marie de Médicis, Lyon, 1924, p. 3.

[38] Guessard, p. 351, Usson, 9 déc. 1600.

[39] Guessard, p. 346, antidatée d'un an par Guessard.

[40] Guessard, p. 352. Le Dauphin est né le jeudi 27 sept. 1601. La lettre de félicitations de Marguerite est du 4 octobre.

[41] Guessard, p. 346.

[42] Mariéjol, Histoire de France de Lavisse, VI, 2, pp. 38-39.

[43] Cohendy, p. 205.

[44] Cohendy, p. 206, 1er déc.

[45] Cohendy, pp. 207-208.

[46] Cheverny, p. 362.

[47] Mariéjol, Histoire de France de Lavisse, VI, 2, p. 39.

[48] Guessard, p. 345.

[49] En juin 1602, Marguerite laissait entendre au Roi qu'elle n'a rien au monde qui ne lui soit dédié et à messieurs ses enfants, Guessard, p. 358.

[50] Ouvré, Aubéry du Maurier, 1853, p. 65. Cf. 66-67.

[51] Guessard, p. 347, 17 mars 1601 (et non 1600).

[52] Mariéjol, Histoire de France, VI, 2, p. 41.

[53] L'Estoile, VIII, p. 9.

[54] Guessard, p. 359, Usson, 7 avril 1602.

[55] Ouvré, p. 70.

[56] Mariéjol, Histoire de France de Lavisse, VI, 2, p. 45.

[57] Revue historique et nobiliaire de L. Sandret, 1870, p. 42 et Bulletin du Bibliophile, 1894, p. 482.

[58] Sur les dettes et la nouvelle assignation, voir surtout deux lettres, 17 avril 1602 et 21 juin, Guessard, pp. 353-355 et pp. 356-57. En somme, s'il est possible de s'en fier à ses indications toujours un peu vagues, il lui restait dû une partie des quatre derniers quartiers des quatre années susdites. Le quart de 50.000 écus étant 12.500, dont elle n'avait touché qu'une part, mettons la moitié 6.250, elle demandait une nouvelle assignation, pendant trois ans environ, de 50.000 écus, c'est-à-dire 150.000 écus pour la dédommager des 25.000 écus (6.250 * 4) qui ne lui avaient pas été versés. Jusqu'à la fin elle a fait à la bienveillance royale des appels de ce genre. Sous prétexte de dettes à payer, que le plus souvent elle ne paie pas, elle quémande infatigablement.

[59] Guessard, pp. 369-370 et note 2, 10 octobre 1603.

[60] Guessard, p. 373, 26 oct. 1603.

[61] Guessard, p. 377, 19 nov. 1603.

[62] P. Anselme, IV, p. 201.

[63] Lettres de Catherine, IX, P. 496.

On trouvera le détail des possessions d'Auvergne dans le plaidoyer de Louis Servin, avocat général au Parlement de Paris, en ses Actions notables, etc. Paris, 1640, p. 445.

[64] Lettres, IX, pp. 471-472.

[65] D. Vaissète, XI, pp. 768-769.

[66] Guessard, pp. 386-388, 21 nov. 1604.

[67] Du Mont, Corps diplomatique, V, partie I, p. 215.

[68] Guessard, p. 386.

[69] Contrat de mariage du 27 octobre 1533 dans les Lettres de Catherine, X, pp. 481-483.

[70] Conclusion de l'avocat général Servin, p. 466. Ce qui avoit été donné par sa mère, disait l'avocat général Servin, et dont elle (Catherine) avoit disposé par le contrat de l'an mil cinq cens trente-trois n'estoit plus bien d'icelle. De manière que la renonciation (de Marguerite) ne se peut appliquer à ces biens donnez.

[71] Sur ce qui lui restait après cet abandon, voir Saint-Poncy, II, p. 501.