LA VIE DE MARGUERITE DE VALOIS

 

CHAPITRE IX. — EN RÉVOLTE CONTRE LES DEUX ROIS.

 

 

Archives municipales d'Agen, CC, 79. Mémoires... écrits à la main par feu M. Trinque (copie aux Archives départementales du Lot-et-Garonne). J. de Croze, Les Guises, les Valois et Philippe II, Paris, 1866, 2 vol. Scipion Dupleix, Histoire générale de France avec l'Estat de l'Eglise et de l'Empire, 5 vol., 1621-1643, t. IV : Histoire de Henri III, roy de France, 1633. Frossard, Notice biographique sur la belle Corisande, Bulletin de la Société Ramond, 29e année, 1894. La Huguerye, Mémoires inédits, d'après les manuscrits autographes, publiés par de Ruble (Soc. Hist. Fr.), 3 vol., 1877-1880. Lauzun, Itinéraire, pp. 315-337.

 

MARGUERITE attendait avec impatience depuis le 7 décembre à Agen fin n de ce long accord. Sans impatience, le roi de Navarre, en février et mars, quitta Nérac pour Pau, d'où il lui était plus court de rejoindre Corisande en ses maisons d'Hagetmau et des Pyrénées[1]. Les devoirs religieux de la reine furent la cause d'un dernier retard. En ses épreuves, l'ardeur de sa foi s'était accrue ; elle se manifesta par des donations au collège des Jésuites que la municipalité d'Agen et l'évêque Frégose avaient fondé (lettres patentes du 23 février 1584)[2]. Elle tint à faire ses Pâques dans cette ville catholique, avant de rentrer à Nérac, dont les protestants avaient, au temps de Jeanne d'Albret, saccagé les églises. Pâques tombant cette année-là le 1er avril, la première rencontre des époux n'eut lieu que le 13 au Port-Sainte-Marie. L'après-midi, ils partirent pour Nérac, où ils soupèrent et couchèrent[3]. De ce qui se passa ce soir-là en public, on ne sait que ce que raconte La Huguerye, un agent en marge de la diplomatie internationale, alors aux ordres du prince de Condé, et qui pendant sa vie changea plusieurs fois d'opinion, de parti et de maître. C'est un témoin oculaire, mais imaginatif. Il faut se défier de ses appréciations, même quand on accepte ses renseignements.

Le Roy et la Royne sa femme, dit-il, arrivèrent (du Port-Sainte Marie) environ les quatre heures, et furent tous deux seulz, se promenans en la galerie du Chasteaû de Nérac, jusques au soir, où je vey (vis) ceste princesse fondre incessamment en larmes, de telle sorte que quand ilz furent tous deux à table, où je les voulus voir, (c'estoit fort tard, à la chandelle, en ce temps-là), je ne vey jamais visage plus lavé de larmes ny yeux plus rougis de pleurs. Et me feist cette princesse grand pitié, la voyant assise près du Roy son mary, qui se faisoit entretenir de je ne sçay quelz discours vains par des gentilshommes qui estoient à l'entour de luy, sans que luy ni aultre quelconque parlast à ceste princesse, qui me feist bien juger ce que Du Pin (le secrétaire du roi de Navarre) m'avoit dit que c'estoit par force qu'il l'avoit reeue.

Mais pourquoi pleurait-elle ? était-ce de honte ou de colère ? Si de honte, il faut que, dès les premières heures, le roi de Navarre lui ait marqué son mépris ; si de colère, qu'il lui ait signifié qu'elle ne serait plus pour lui que la reine, une cruelle déception après plusieurs lettres aimables et une même tendre, où il l'appelait ma mie. Il est possible aussi qu'elle pleurât de joie. Après huit mois de tourments et d'angoisses, sa réconciliation avec son mari, quelle qu'elle fût, pouvait l'émouvoir comme un grand bonheur.

Elle avait cessé d'être la princesse errante, incertaine de l'avenir, ballottée par les prétentions contraires des deux Rois, pour redevenir à demeure la reine de Navarre. A défaut d'affection, elle comptait sur des égards, comme fille et sœur de roi. Sans doute, elle ne se flattait pas de fixer un mari d'intempérance amoureuse, et se résignait-elle au partage avec Corisande, comme autrefois avec Fosseuse et tant d'autres.

Ses lettres à Catherine et Henri III, écrites quelques jours après son arrivée à Nérac, disent bien ce qu'elle veut dire. Madame, Jolet (Yolet) vous dira l'honneur et bonne chère que j'ai resue du Roy mon mari et mon ami, et le contentement auquel je suis qui seroit parfaict, si je vous savois, Madame, et mon frère (le duc d'Anjou) en bonne santé.

Remarquons ce mot d'ami que les femmes n'emploient généralement qu'avec un mari honoraire, si l'on peut dire.

Monseigneur, écrit-elle à Henri III, je loue Dieu que je soys si heureuse que resevies plaisir du contentement où je suis avec le Roy, mon mary. Et le (Dieu) supplye qui (qu'il) luy plaise nous maintenir en ceste bonne vollunté[4].

Le roi de Navarre ne laisse voir que sa déférence pour le roi de France. Monseigneur, suivant le commandement qu'il a pleu à Vostre Majesté me faire et le desir que j'ay d'y obeir et satisfere, je suis venu en ce lieu pour y recevoir ma femme qui y est des le treiziesme du mois....[5]

Il partit quelques jours après la rencontre pour aller dire adieu à la princesse sa sœur à Pau. Hagetmau étant sur la route, peut-on douter qu'il s'y soit arrêté pour se consoler avec cette chère maîtresse de l'arrivée d'une épouse importune. Marguerite se résignait à ce demi-bonheur. Elle est en très bonne santé, écrit Bellièvre à Catherine le 26 avril... et monstre d'avoir beaucoup de contentement de se veoir en ce lieu (Nérac)[6].

Elle reconstitua immédiatement sa Cour. Sa mère aurait voulu qu'elle prît, pour chevalier d'honneur, M. de Gondrin, et, pour principale dame d'honneur, Mme de Gondrin. Mais, avant qu'elle eût marqué ses préférences, Marguerite choisit Mme de Noailles (Jeanne de Gontaut-Biron). Bellièvre n'osa pas découvrir le commandement maternel, pour ne pas faire, écrivait-il à Catherine, un maulvaix service à Vostre Majesté, c'est-à-dire l'exposer à l'affront d'un refus. Il connaissait le caractère entier de la reine de Navarre et se doutait qu'elle gardait rancune à sa mère de l'avoir abandonnée à la colère du Roi son frère. Catherine approuva la discrétion du diplomate et l'initiative de sa fille, sachant que Mme de Noailles était, dit-elle, une très femme de byen et d'honneur et de bon lieu[7]. Il avait été question d'inscrire aussi sur l'état des dames, Mme de Duras, sans que Bellièvre dise d'où vint cette suggestion. Mais qui d'autre a pu avoir cette pensée que Marguerite, soit par fidélité à ses attachements, soit par esprit de revanche et comme pour se réhabiliter elle-même dans la personne de cette confidente, dont la mauvaise réputation avait été la cause ou le prétexte des persécutions d'Henri III. Quant à Mme de Duraz, dit Bellièvre, le roy de Navarre en est si aliéné qu'il n'est besoing que l'on en parle pour le présent.

Un autre familier eut en avril 1584 son congé, ce fut Jean Choisnin, l'ancien précepteur, puis le conseiller et secrétaire de la reine de Navarre, que lors son voyage en France elle avait nommé administrateur de tous ses biens (Fontainebleau, 1er juillet 1582). Son renvoi, qui suivit cette grande faveur, s'explique peut-être par son rôle aux Pays-Bas, où il apparaît, aussitôt après la mésaventure de Chartier, dans l'entourage du frère bien-aimé de Marguerite. Il y jouit bientôt d'un tel crédit que, pour être agréable au duc d'Anjou, Catherine pria Henri III de le gratifier d'une faveur dont il lui ferait requête[8]. Mais la Reine-mère eut lieu de se repentir de sa recommandation. Choisnin fut un de ces agents secrets que Monsieur, aux abois, employa dans ses marchandages avec le duc de Parme, pour se faire payer très cher la rétrocession de Cambrai[9], ou pour amener les Etats généraux et la Cour de France, par la menace du marché, à consentir de nouveaux sacrifices d'hommes et d'argent.

Sa disgrâce suivit de près la réconciliation générale des maisons de France et de Navarre. Sans doute Henri III ne lui pardonnait pas d'avoir, avec ou sans bonne foi, offert aux Espagnols de leur restituer Cambrai, la seule des conquêtes du duc d'Anjou, que, comme boulevard de la frontière française, il tint à conserver à tout prix. Peut-être le soupçonnait-il d'avoir servi jusqu'à la fin d'agent de liaison entre un frère et une sœur ennemis. En tout cas, ce n'est ni volontairement, ni volontiers, que Marguerite se sépara de ce bon serviteur.

La Reine-mère avait tellement désespéré du ménage royal qu'elle aurait voulu en assurer pour toujours la bonne intelligence. C'est à cette fin qu'elle dressa le 25 avril (1584) pour sa fille une instruction de quelques pages sur l'art de conserver l'affection et l'estime d'un mari. Mais les conseils de l'expérience maternelle étaient, par la force des choses, une telle critique du passé, que, sachant Marguerite orgueilleuse, obstinée, et d'autant plus irritable qu'elle avait plus souffert et même du fait de ses plus proches, Catherine écrivit à Bellièvre la lettre de direction destinée à la reine et s'en remit à ce diplomate insinuant du soin de faire passer les reproches grâce aux ménagements du commentaire. Les faits anciens ou récents servaient d'exemple à cette leçon de morale pratique. Un point délicat à toucher après le scandale de Paris, c'était la composition de l'entourage royal. Il importait aux prynsesses qui sont jeunes et qui panset (pensent) aystre belles — plus belles peut-être qu'elles ne sont — de s'accompagner de jans d'honneur, hommes et femmes car, aultre (outre) que nostre vye nous fayst honneur au (ou) déshonneur, la compagnye que avons à nous y sert beaucoup. Marguerite allèguera sans doute, comme elle a toujours fait, que la Reine-mère a été plus accommodante en sa jeunesse à l'égard de la duchesse d'Etampes et de Mme de Valentinois, sans considérer que François Ier, son beau-père, et Henri II, son mari, étant rois, elle était tenue de leur obéir. Mais bien qu'elle déférât à leurs volontés, ils ne lui demandèrent jamais et jamais elle ne fit chose contre son honneur et reputatyon. Sur ce point, elle s'estimait irréprochable et elle n'aurait point à sa mort à en demander pardon à Dieu ni à craindre que sa mémoire en souyt (soit) moins à louer. Elle ajoute, ce qui ouvre un jour curieux sur ses sentiments de parvenue, que si elle avait été fille de roi, elle n'eût pas enduré de son mari le partage avec Diane de Poitiers. Par des raisons de politique, elle se justifiait de ses complaisances récentes, celles que Marguerite aurait été tentée de lui reprocher le plus, entre autres, comme on le devine, pour Mme de Sauves. Depuis son veuvage, l'intérêt de ses enfants l'avait forcée d'accepter tous les services et de n'offenser personne. D'ailleurs, à la façon dont elle avait vécu à partir de ce temps-là, elle pouvait sans risques pour sa réputation parler et aler et anter (hanter) tout le monde. Quand sa fille aurait son âge, elle pourrait faire de même sans hofense (offense) ni de Dieu, ni scandale du monde. Il n'y avait d'excuses à de certaines condescendances que l'ignorance, ou quand les favorites sont fammes sur quy l'on n'a puysance. Mais Marguerite était fille de roi, et ayant espousé un prynse [qui], encore qui (bien qu'il) s'apele roy l'on set byen qui le (qu'il la) respecte tant qu'ele faist ce qu'ele veut.

Est-il possible que Catherine se méprît à ce point sur les sentiments de son gendre. De cette erreur de psychologie, elle déduisait une règle de conduite, qui n'était plus de saison, si elle l'avait jamais été. Marguerite devait bien se garder comme autrefois de feyr cas de celes à qui yl (le roi de Navarre) feyra l'amour. Si son mari n'avait pas d'affection pour elle, c'est qu'elle ne montrait aucune humeur de ses infidélités. Il en a conclu qu'elle ne l'aimait pas et même qu'elle était bien aise qu'il ayme autre chause (chose) afin qu'ele en puysse faire de mesme. Il faut donc qu'elle lui obéisse en cet que la rayson veult et que les fammes de byen doivent à lor mary en ses aultres chauses, mais en même temps qu'elle lui fasse connaître ce que l'amour qu'ele luy porte et cet que ayl ayst (elle est) ne lui peuvent fayre endeurer. Assurément, yl ne le saret (saurait) que trover très bon et que [l]'aystimer et aymer d'avantage[10]. Catherine se faisait illusion sur son gendre. Etait-ce le moment de changer de méthode avec un homme qui avait déjà exploité sans scrupules la condescendance de la reine à ses plaisirs. Après les scandales de Paris, pouvait-on croire qu'il serait moins exigeant et, si l'on peut dire, moins méprisant. Rien de plus maladroit que de recommander la réserve et comme une sorte d'intransigeance morale à une femme de vertu compromise ou suspecte. Où trouverait-elle un appui ? Son frère très cher dépérissait de fièvre. Les nouvelles tristes et facheuses qu'elle eut d'une rechute avaient changé en deuil la joie de son retour à Nérac, ne pouvant resantir, écrivait-elle au maréchal de Matignon, ni esperer bien ni contantement an l'aprehantion d'une si cruelle perte. J'estois sans cela trop heureuse[11]. Sa mort (10 juin) lui fut, en même temps qu'une peine de cœur, un avertissement et une menace. Le chef des huguenots aurait continué, malgré qu'il en eût, à, ménager la sœur de l'héritier présomptif et de l'ancien chef des politiques, allié d'hier et peut-être de demain. Mais lui disparu, quel compte tiendrait-il d'une épouse qu'il n'aimait pas et que le roi de France lui avait appris à mépriser. Contre un mari dont elle connaissait l'égoïsme impérieux et un frère impitoyable, il ne restait à Marguerite pour la défendre que sa mère, molle et prudente, et qui n'irait jamais jusqu'à s'opposer aux volontés d'Henri III. La vieille Reine n'oublie pas qu'elle est sujette, et son dévouement s'arrête à la limite de son obéissance et de sa tendresse pour le Roi son fils.

Elle gémissait, elle aussi, de tant vivre pour voir tout mourir devant elle, et d'être privée de tous ses enfants — elle veut dire, en sa langue, de ses fils — hormis d'un seul qui me reste, encore qu'il soit, Dyeu mercy, très sain. Mais par malheur il est jusqu'ici sans postérité. En ce surcroît d'épreuves, sa plus grande consolation sera de voir ce qui reste du Roy monseigneur (Henri II) bien ensemble, n'estant plus que deux.

Je vous prye, recommande-t-elle à Bellièvre, dyre à la reyne de Navarre ma fille, qu'elle ne soit cause de me augmenter mon afliction et qu'elle veille (veuille) reconestre le Roy son frère comme elle doit et ne veille fayre chouse qui l'ofence[12]....

De cet esprit de soumission elle exigeait la preuve immédiate. Même avant la mort du Duc, Henri III avait chargé d'Epernon, qui s'en allait dans le Midi visiter sa mère, de voir en passant le roi de Navarre. Le rétablissement de la paix toujours en question dans ce pays d'équilibre instable suffisait à expliquer ce projet de rencontre. Mais la fin prévue et prochaine de l'héritier présomptif et la reconnaissance de son successeur en expectative n'y étaient probablement pas étrangères. Henri III avait, semble-t-il, perdu tout espoir d'avoir des enfants. Qui règnerait après lui ? La loi salique désignait le premier prince du sang, de la maison de Bourbon, qui, comme celle des Valois, remontait à saint Louis. Mais ce représentant du droit dynastique était hérétique et relaps. Les catholiques ardents s'organisaient en parti de combat, la Ligue, pour résister à l'avènement d'une dynastie protestante. Ils se proposaient d'aider le Roi et au besoin de le forcer à exclure du trône le Béarnais et à choisir pour prétendant le cardinal de Bourbon, oncle-germain du roi de Navarre, un barbon de soixante-cinq ans à cervelle légère. Leur chef effectif était l'ancien soupirant de Marguerite, Henri de Guise, brave comme son père François, cher comme lui aux gens d'épée et au peuple de Paris et des grandes villes, et que soutenaient de leurs bénéfices et de leurs charges ses frères, le cardinal de Guise et le duc de Mayenne, et ses cousins, les ducs d'Aumale et d'Elbeuf, tous les brillants cadets de la maison de Lorraine. Henri III avait à cœur de sauvegarder le catholicisme, mais, d'autre part, il s'estimait lié par la loi de succession en vertu de laquelle il régnait. On a cru, non sans vraisemblance, qu'il avait donné mission à son favori d'engager son beau-frère à se faire catholique : une solution qui accordait ses principes, sa conscience et son autorité. Quel coup décisif d'affaiblir les huguenots par la défection de leur chef et d'ôter aux ligueurs tout prétexte ou toute raison d'armer. Pour allécher le prétendant de demain et l'incliner à une conversion, il lui faisait des appels discrets. Sans souci des arrière-pensées, les députés du roi de Navarre, Clervant, Duplessis-Mornay et Chassincourt, à qui l'éventualité d'un retour au papisme aurait paru sacrilège, signalaient à ce prince les affirmations répétées de ses droits à la couronne. Henri III, écrivaient-ils le 14 avril, sachant son frère perdu, n'avait pas hésité à leur déclarer qu'il tenait leur maître pour la seconde personne de France, c'est-à-dire la première après lui. Il s'amusait des prétentions du vieux cardinal de Bourbon. Un des soirs passés, disent-ils encore, en présence du duc de Mayenne, après un long discours de la maladie de Son Altesse, il avait conclu : Aujourd'hui, je recognois le roy de Navarre pour mon seul et unique héritier[13]. C'était évidemment pour que Mayenne allât le dire à Guise.

A la lumière de ces faits, le voyage du duc d'Epernon apparaît en pleine valeur. Il n'était pas douteux que le roi de Navarre n'accueillît à bras ouverts le messager du roi de France. Mais Marguerite consentirait-elle à recevoir ce cruel ennemi ? Elle qui, hautaine et vindicative, en avait voulu à mort à Du Gast de quelques propos injurieux dont il se défendait[14], s'abaisserait-elle à faire bonne grâce à celui qu'elle regardait comme le conseiller de son arrestation et l'auteur responsable de sept mois de tourments et d'angoisses. Son mari s'était rencontré avec le mignon à Pamiers, où, parmi les grandes chères et caresses qu'ils s'entrefirent, il l'invita à venir à Nérac[15]. Catherine tremblait que sa fille ne s'éloignât le jour de la visite ou ne refusât de la recevoir, et elle recommandait à Bellièvre d'incliner cet esprit altier et entier aux résignations nécessaires. C'était le lendemain de la mort du duc d'Anjou, un moment mal choisi, pour fayre chouse qui l'ofense (Henri III), comme je say, dit-elle, qu'il se sentira l'aystre, si elle (Marguerite) ne voit monsieur d'Epernon, je dys le voyr comme venant de son Roy et de son frère aisné, luy portant de ses lettres, m'aseurant (étant sûre) que si elle le voyt, qu'elle se remettra aussi bien avec luy qu'ele y fut jeamès, ou ne ne le faisant, elle me donnera beaucoup d'ennuy pour le mal qu'elle se fera[16].

Mais Marguerite ne se hâtait pas de répondre. La Reine-mère la supposant hostinée en ces (ses) aupinions appelait à l'aide Bellièvre[17] pour lui faire peur d'un refus et lui vanter les avantages d'un consentement.

A la date du 7 juillet, Marguerite était résignée à cette humiliation, comme elle l'écrivait au maréchal de Matignon, celui de tous ses amis qu'elle honorait le plus, — un ami de passage. Elle avait reçu une lettre de sa mère pleine de commandements si exprès pour voir monsieur d'Epernon, avec telles cominations (menaces) [que], d'autant que j'aime sa vie et son repos, qui ne (négation à supprimer) m'a forsée à lui obeir ; ce que toutefois j'ai encore remis après en avoir averti et resu le commandement du roi mon mari auquel je dois ce respaict. J'espère sa response dans six ou sept jours, et après je croi qu'il fauldra que je souffre ceste veue (la vue du favori). Je la voi si affligée de la perte que nous avons faicte (la perte du duc d'Anjou) que certes la crainte que j'ai de l'annuier et la perdre me faict faire une forse à moi mesme que je ne pensois estre an ma puissance[18].

Au vrai, c'est moins à sa mère qu'à son mari qu'elle a déféré. Le roi de Navarre, lors de sa rencontre à Pamiers avec d'Epernon, s'était défendu de vouloir dans une affaire domestique intervenir d'autorité. Il avait fait à sa femme le serment de ne pas la contraindre et il n'y manquerait pas, mais il lui avait écrit : qu'il tenait le Duc pour le plus grant et meilleur amy qu'il eust — c'est le mignon lui-même qui le répète à Bellièvre... et quand ele (la reine de Navarre) me veroust (verrait) qu'yl serouet très aise que tout ce qu'yl aimouet (aimait) m'aimast et qu'ele me fit bonne chere[19]. C'était dans une forme aimable un ordre impératif, et Marguerite, sous peine de rompre, n'avait qu'à obéir, mais elle en souffrit cruellement dans son orgueil et sa dignité. Je voi bien, écrit-elle à Bellièvre, que je ne puis fuir ni esviter le malheur de cete veue. Ce n'est le prumier (sic) et ne sèra le dernier que je croi qui me viendra de tele part... (de la part du Duc). Mais puisque ma vie est resduite à la condision de cele des esclaves, j'obeiré à la forse et à la puisanse à quoi je ne puis ressister[20]....

D'Epernon arriva le soir du 4 août à Nérac et il y resta deux jours (5 et 6). Le roi de Navarre l'y avait précédé de quelques heures. La réception fut celle qu'on pouvait attendre d'une femme dressée aux manèges de la vie de Cour. Dès le lendemain (5 août) sa première dame d'honneur, madame de Noailles, envoyait des nouvelles à Catherine. La reine de Navarre a faict fort bonne chère au Duc, sçaichant, madame, que vous l'auriez bien agreable.... Mais à la constatation de ce devoir d'obéissance, s'ajoute un post-scriptum qui lui donne toute sa valeur. Madame, depuis ma lettre escripte, M. de Pernon a parlé si longuement à la royne de Navarre, vostre fille, qu'elle m'a dict qu'elle estoit fort contente de luy. Il m'a dict aussi le semblable ; et s'en retournet aussi content qu'il pouvoit désirer[21].... Brantôme, qui a eu les confidences de Marguerite, révèle sous la feinte de l'attitude la vérité des sentiments. La reine de Navarre, pour complaire au roi son mari, se desguisa de telle façon que M. d'Épernon venant arriver en sa chambre, elle le recueillist de la mesme forme que le Roy l'en avoit priée et elle lui avoit promis : si bien... que le Roy et M. d'Espernon en demeurarent contans ; mais les plus clairsvoyans, et qui cognoissoient le naturel de la Reyne, se doubtoient bien de quelque garde dedans : aussi disoit-elle qu'elle avoit joué un rolle en ceste commédie mal vollontiers[22].

La scène jouée à la satisfaction des connaisseurs, les acteurs se séparèrent. D'Epernon partit pour Lyon où il alla rejoindre Henri III ; le roi de Navarre pour Hagetmau où l'attendait la belle Corisande (7 août), et Marguerite pour Notre-Dame-de-Bon-Encontre, célèbre pèlerinage près d'Agen. Le mois suivant, elle se rendit à Encausse, une station thermale du pays des Comminges, pour demander à la vertu fécondante des eaux le bonheur d'être mère (20 septembre-10 octobre 1584)[23].

Le roi de Navarre ne paraissait plus disposé à l'y aider. Sa réconciliation avec elle le 13 avril n'avait été ni franche ni entière. Dès avant le 26, comme l'apprend une lettre de Bellièvre, il avait quitté Nérac et s'en allait à Pau, annonçant pour la semaine suivante un voyage en Languedoc. Il s'écartait de sa femme le plus possible. Il arriva tout juste de Lectoure à Nérac le matin du 4 pour assister à la fameuse réception ; le 8, il était déjà reparti. Les nouvelles du bon ménage des époux sonnent faux. Dans sa lettre à la Reine-mère, Mme de Noailles, qui veut être optimiste, ajoute à ses renseignements sur l'accueil de l'hôte : Le roy de Navarre à son retour (à Nérac) a faict fort bonne chère à la reyne, sa femme, et lui a teneu tant d'honnestes propos qu'elle en a beaucoup de contentement ; et croyez, madame, qu'elle faict tout ce qu'elle peult et que vous pouvez désirer pour conserver son amitié. La dame d'honneur soulignerait-elle les égards du mari et les prévenances de la femme, s'il était pour elle mieux qu'un compagnon de règne.

Quand Marguerite, de retour de Bon-Encontre, et en route pour Encausse, le croisa le 15 sept. à Lectoure, il l'entretint, pendant les deux jours qu'ils passèrent ensemble, sans doute de l'Assemblée de Montauban, d'où il revenait. Il était bon qu'elle connût les vœux et griefs du parti protestant, pour en instruire au besoin Catherine. Après la cure d'Encausse, il reparut à Nérac pour la recevoir, mais il ne s'y attarda point. L'humble billet qu'elle lui écrivit après le jour des Rois (6 janvier 1585) est une plainte discrète sur l'abandon où il la laisse. La fête solennisée à la façon accoutumée se feut peu (pu) dire belle, si elle eu st eu l'honneur de vostre presance ; car sans cela rien à mon jugemant ne se peult estimer agreable[24].... Elle perdait sa peine et ses avances. Depuis deux ans son mari était épris de la comtesse de Guiche, et si follement qu'à la Cour de France elle passait pour l'avoir ensorcelé (ammaliato da lei)[25].

Cette passion sans mesure, publique et déclarée, du protecteur des églises pour une grande dame catholique, inquiétait les graves conseillers du roi de Navarre et scandalisait d'austères compagnons d'armes, comme d'Aubigné. Dans la lettre où Clervant, Chassincourt et Duplessis-Mornay rapportaient à leur maître qu'eux présents Henri III avait reconnu son droit à lui succéder, ils trouvèrent l'occasion de lui recommander la dignité, la gravité, une tenue royale. Pardonnés encore ung mot à vos fidelles serviteurs, sire, ces amours si découverts et auxquelz vous donnés tant de temps ne semblent plus de saison. Il est temps, sire, que vous fassiés l'amour et à toute la Chrestienté et particulièrement à la France, que par tous vos mouvemens vous vous rendiez agréable à ses yeux. Et croyés, sire, que vous n'y curés pas employé beaucoup de mois, veu ce que nous lisons en son visage, que vous ne gaigniés sa bonne grâce[26]....

Mais, de tous les sacrifices, le seul auquel Henri de Bourbon ne se résigna jamais, ce fut celui de ses plaisirs.

Sa maîtresse n'était pas de même espèce que les précédentes favorites, dont aucune, sauf cette petite sotte de Fosseuse, ne se flattait de l'épouser, mais souhaitait, après un bail plus au moins long, d'échoir, telle une veuve, à quelque bon gentilhomme à qui elle apporterait avec une dot le prestige de l'intimité royale. La comtesse de Guiche[27] appartenait à l'aristocratie de la noblesse gasconne, et s'estimait d'assez grande maison pour épouser un roi de Navarre. Comme elle en avait l'espérance et même l'engagement, elle comptait bien se débarrasser de cette intruse légitime. Les façons si nouvelles et si imprévues du roi de Navarre avec sa femme ses absences si nombreuses et si longues, ses courtes apparitions de visiteur pressé, n'est-ce pas la preuve qu'il obéit à une volonté impérieuse, celle d'une maîtresse jalouse qui lui interdit les privautés de la vie conjugale par peur d'une réconciliation durable ou d'une chance de maternité. Le bruit de ce parti pris courut jusqu'à Paris. L'Estoile, brutalement, consigne que la reine passait pour être fort mal contente de son mari qui la négligeoit, n'aiant couché avec elle seulement une nuict depuis les nouvelles de l'affront que le Roy son frère luy avoit faict recevoir en aoust 1583... la caressant de belles paroles et bon visage mais de l'autre (autrement) point ; dont la mère (la Reine-mère) et la fille enrageoient[28].

C'était le plus raffiné des outrages, venant d'un homme qu'elle savait incontinent et si facile à prendre son plaisir où il le rencontrait, et c'était pour surcroît une marque d'insultant mépris, comme s'il la croyait capable de le faire servir de couverture à l'enfant d'un autre et voulait se ménager l'alibi péremptoire pour un désaveu de paternité.

Il n'est pas étonnant qu'humiliée dans son orgueil de femme et ses droits d'épouse, Marguerite ait écouté d'une oreille complaisante les vengeurs qui s'offraient. Depuis la mort de son frère, la Ligue catholique recrutait des soldats et des adhérents et se préparait à barrer la route à l'héritier du trône, son mari. Pour comprendre qu'elle se soit déclarée contre lui, il faut l'imaginer folle de colère et convaincue que, malgré toutes ses soumissions, elle serait, en cas de mort d'Henri III, et même auparavant, répudiée.

Il y avait à la Cour de Navarre, un parti qui, par politique ou par esprit sectaire, travaillait contre la femme légitime. Le chef du Conseil, Ségur, en était, souple courtisan, qui, après avoir diffamé la maîtresse, s'était rallié à sa cause et peut-être à ses desseins.

Turenne, mis en liberté un jour ou deux avant la mort du duc d'Anjou (8 ou 9 juin 1584), avait rejoint le roi de Navarre à Nérac et s'y trouvait lors de la visite de d'Epernon. Il revenait d'une captivité de trois ans, plus aigri que jamais contre les catholiques, et en particulier contre la reine de Navarre, à qui il ne pardonnait pas peut-être ses anciens mépris d'amoureuse. Il la soupçonnait d'être en rapports avec les chefs de la Ligue, et, pour l'en convaincre, il persuada au roi de Navarre d'arrêter un de ses valets de chambre, Ferrand, qui circulait de Gascogne en France et de France en Gascogne, et, le menant à Pau, soudain luy faire confesser ce qu'il sauroit. On le prit sur le chemin de Bordeaux, qui s'en allait, affirme Turenne, trouver le duc de Guise, mais à Pau on obmit le principal qui estoit de le faire chanter, il veut dire de le mettre à la question, pendant qu'à Nérac on examinait les formes qu'on y tiendroit. Durant ce temps le Roy et la Reyne-mère furent avertis de la prise[29].

L'interrogatoire n'avait rien découvert de probant, et le roi de Navarre fut bien embarrassé de cette capture hors de son royaume. Il s'en excusait dans une lettre à Matignon sur un propos tenu par Ferrand. Je m'asseure que nul ne pourra trouver mauvais qu'en chose qui regarde la conservation de ma personne et pour esviter les entreprises que quelques ungs que vous pouvez penser (les ligueurs) avoient dessignés (desseignées) j'en aye uzé de la sorte[30]. Mais il n'en était pas aussi sûr qu'il en a l'air. Ce jour-ci (28 février), note L'Estoile, arriva à Paris un gentilhomme de la part du roi de Navarre, envoyé de lui exprès pour faire plainte au Roy et à la Royne sa mère d'un secrétaire dudit roy de Navarre, nommé Ferrand, que sa femme lui avoit donné, qui s'estoit mis en effort de l'empoisonner, ce faisant (comme il disoit et soutenoit) par le conseil et commandement de sa maîstresse[31]. Mais il ne semble pas, contrairement à l'affirmation du nouvelliste, que les magistrats de Pau eussent tiré pareil aveu de l'inculpé. Le roi de Navarre alléguait sans preuves un attentat contre sa personne pour se justifier d'avoir commis sur la terre de son suzerain un acte d'autorité souveraine. A la première nouvelle de la violation de ses droits, le roi de France avait fait partir Brûlart, président au parlement de Paris, pour réclamer le prisonnier et lui faire son procès. La Reine-mère, émue de ce nouveau scandale, suppliait Matignon d'avoir pour bien recommandée la conservatyon de l'honneur et aultoryté du Roi... et ce qui luy touche de sy près come sa seur[32]. Elle engageait Brûlart à presser son gendre avec les honnestes persuazyons de faire ramener le prisonnier Ferraud (Ferrand) en ce royaume. Le roi de Navarre se garda bien de braver le roi de France, son unique recours contre les ligueurs en armes. Ayant eu advis, lui écrivit-il le 1er avril 1585, des menées ou pratiques que aulcuns faisoient contre vostre service, en quoy il s'aidoient de Ferrau (ou Ferrand), il avait tait amener en Béarn, où il se trouvait lui-même, ce domestique de sa femme, qui était en quelque sorte le sien, pour essayer à en tirer et descouvrir la vérité. Il n'a jamais pensé, en ce faisant, empiéter sur son autorité et le fait est si peu de conséquence qu'il ne mérite pas que le roi de France s'en donne peine et en conçoive aulcun mécontentement. Il était prêt, comme il l'a dit au président Brûlart, à renvoyer Ferrand et à le mettre à la disposition de Sa Majesté (Montauban, 1er avril 1585)[33]. Ce qu'il fit.

Le président Brûlart, s'il faut en croire Busini[34], avait aussi mission de lui dire un mot de ses rapports ou plutôt de son absence de rapports avec la reine. Le mauvais mari envoya son confident Frontenac, le messager conjugal, à celle qu'il aurait voulu écarter de sa vie et il s'excusa de la prise du secrétaire. Elle répondit que si elle l'avait cru si curieux, elle aurait fait passer par ses mains les dépêches qu'elle expédiait[35].

Soupçons et moqueries menaient à la rupture, que les passions féminines précipitèrent. La maîtresse et l'épouse légitime étaient engagées dans ce conflit, celle-ci exaspérée par ses malheurs et ses ressentiments, celle-là fière de son empire sur son amant, forte des fautes passées de sa rivale et qui comptait sur celles qu'on pouvait attendre encore d'un orgueil humilié. Marguerite accusait Corisande d'avoir voulu l'empoisonner et en donnait pour preuve qu'une de ses suivantes avait crevé d'un bouillon préparé pour elle-même. Elle vous accusait, écrit aussi le roi de Navarre à Ségur, d'être venu à Nérac exprès pour l'enlever et mener prisonnière à Pau, avec plusieurs aultres propos de mesme[36].

Le roi de Navarre parlait de ce dessein à la légère comme d'une imagination de sa femme. Mais est-il bien sûr qu'on n'ait rien machiné contre elle. D'Aubigné raconte qu'au retour de la reine en Gascogne, après l'éclat scandaleux de sa vie amoureuse à Paris, le Conseil de Navarre délibéra de faire mourir l'épouse adultère. Il se loue d'avoir rompu par ses remontrances une telle action, de quoy son maistre le remercia[37]. Ce dernier trait, qui peint si bien cet homme aussi humain que mari infidèle, permet de croire que d'Aubigné n'a pas tout inventé.

Après ces actes ou ces menaces d'hostilité, il paraît légitime que Marguerite prît ses précautions. Lui suffisait-il de se mettre sous la sauvegarde de la Cour de France ? Elle se défiait de son frère, elle n'avait pas confiance en sa mère, et surtout elle brûlait de se venger de l'amant de Corisande. C'est aux ennemis intransigeants de son mari qu'elle recourut. La Ligue amassait des armes, levait des soldats, faisait appel à la grande puissance catholique, à l'Espagne. Le 31 décembre 1584, au château de Joinville, les Guise et les ambassadeurs de Philippe II contractèrent une Sainte-Union pour la défense du catholicisme et, en cas de vacance du trône, l'exclusion des Bourbons hérétiques. Les niasses, avec même passion et plus désintéressée de prévenir l'avènement d'une dynastie protestante, devancèrent le mot d'ordre des princes catholiques. A Paris et dans les grandes villes du royaume, gens du peuple, et gens de métiers, petite et moyenne bourgeoisie, se groupèrent et se tinrent prêts à marcher.

Il est probable que Marguerite fut dès le début avertie de ces négociations et de ces remuements. Peut-être son secrétaire Ferrand allait-il s'aboucher avec les chefs de la Ligue. Un fait significatif, c'est, au commencement du carême de 1585, le 19 mars, son départ de Nérac, la capitale protestante du duché d'Albret, pour la catholique Agen, une ville de son apanage. Le roi de Navarre avait, comme d'habitude, consenti à cette retraite, et il ne s'avisa pas ou ne voulut pas s'aviser que, Pâques tombant cette année le 21 avril, sa femme consacrait, cette fois, plus que la semaine sainte, à se préparer à la communion.

Elle aurait pu se tenir tranquille, à l'abri, dans Agen, mais elle avait bien d'autres soucis que sa sécurité. Les épreuves lui rendaient sa foi plus chère ; elle s'irritait des mépris de son mari et craignait d'être sacrifiée à sa rivale ; elle tremblait même pour sa vie. Poussée par la colère, par la peur, par l'esprit de prosélytisme, elle complota d'empêcher, elle aussi, le roi de Navarre d'être, le cas échéant, roi de France. Elle aimait mieux perdre ses propres chances que de souffrir qu'il gardât les siennes. Epouse de l'héritier présomptif, elle lia partie, par une sorte de gageure, avec les ennemis de l'héritier présomptif.

Deux jours après son arrivée à Agen — mais ce n'est peut-être qu'une simple coïncidence, — le 21 mars, à l'autre bout du royaume, Guise surprit Châlons-sur-Marne. C'était le signal de la prise d'armes catholique, en même temps que paraissait un manifeste fameux, la Déclaration de Péronne, postdaté du 31 mars, Sur les causes qui ont meu... le Cardinal de Bourbon et les Pairs Princes, Seigneurs, villes et communautez catholiques de ce royaume de France : De s'opposer à ceux qui par tous moyens s'efforcent de subvertir la Religion Catholique et l'Estat. Il y était question des dangers que ferait courir au catholicisme la disparition d'un roi sans enfants et on y dénonçait les favoris qui s'estants glissez en l'amitié du Roy nostre prince souverain, se sont comme saisiz de son authorité pour se maintenir en la grandeur qu'ils ont usurpée. Ces favoris, c'est-à-dire d'Epernon et Joyeuse, séquestrent le Roi ; ils éloignent de la privée conversation de Sa Majesté, non seulement les princes et la noblesse, mais tout ce qu'il a de plus proche.... Cette attaque contre d'Epernon devait être particulièrement agréable à Marguerite.

Elle avait été bien accueillie dans cette ville d'Agen, à qui, durant son séjour de quatre mois, du 7 décembre 1583 au 12 avril 1584, elle avait rendu le prestige et assuré les avantages d'une petite Cour. Les habitants étaient bons catholiques, et, depuis que le roi de Navarre avait occupé la ville en 1577, ils le redoutaient comme voisin et le détestaient comme hérétique. A la nouvelle des événements du nord, les consuls et la Jurade délibérèrent de lui fermer leurs portes (4 avril) et, en prévision d'un nouveau coup de main, ils arrêtèrent les mesures de défense. C'est l'occasion que saisit la comtesse d'Agen. Elle alla déclarer au Conseil de ville qu'ayant lieu de se défier du roy de Navarre et de plusieurs aultres de sa religion[38], elle avait résolu de dresser deux compagnies de gens de pied soudoyés de ses deniers pour la sûreté de sa personne.

Ainsi fut fait à la fin d'avril et les soldats mis sous le commandement de Ligardes et d'un autre capitaine, d'Aubiac, qui apparaît pour la première fois dans, l'histoire de Marguerite, pour quelle faveur, mais aussi pour quel destin !

Dans ces actes d'hostilité contre le roi de Navarre, le lieutenant-général du Roi en Guyenne, le maréchal de Matignon, ne voyait que des mesures de précaution. Il ne pensait pas, faisait-il dire à Henri III par son enseigne, que ladicte Dame veuille pour le regard dudict Agen fère chose qui doibve déplaire au Roy (de France), mais elle se y est réfugiée pour estimer qu'elle n'estoit en seureté à Nérac, sachant la maulvaise volunté que luy porte la contesse de Giche et le pouvoir qu'elle a sur le roy de Navarre[39].

Ce Normand, d'ordinaire si fin, était tellement obsédé par le souvenir de Mont-de-Marsan qu'il n'appréhendait qu'une récidive de l'heureux preneur de places contre Agen. Il y cantonna une compagnie de gens d'armes et en dressa une autre de gens de pied pour la seureté de ladicte Dame qui se trouve fort desnuée de moyens.

Bellièvre, aussi aveugle que le Maréchal, perdit son temps à remontrer à Clervant le scandale des amours du roi de Navarre avec sa maîtresse et représenta Marguerite comme contraincte de se retirer à Agen pour se préserver de ladicte contesse qui entreprend contre sa vie[40].

Henri III lui-même fut un moment si préoccupé de la conservation d'Agen, qu'il permit aux habitants de lever quelques forces et semble, écrit Bellièvre à Catherine, qu'il ne se donne pas peine que la reyne de Navarre y soit[41]. Mais il ne cessait pas d'en vouloir à sa sœur et Catherine le savait. Elle avait reçu de sa fille et de Mme de Noailles des lettres, où elles lui représentaient leur misère et sollicitaient un secours d'argent. Elle avait fait remettre ces suppliques au Roi et s'inquiétait d'en savoir l'effet. Elle pensait à mettre en mouvement Villequier, un des favoris, et Bellièvre, pour qu'ils intercédassent avec Villeroy auprès de son fils, en faveur de sa fille[42]. La nécessité de la reine de Navarre est si grande, écrivait-elle le 27, qu'elle n'a pas moien d'avoir de la viande pour elle[43].

Matignon continuait de croire à l'innocence de Marguerite. Obligé, pour des raisons de service de rappeler la compagnie de gens d'armes de Boisjourdan, il lui avait offert en échange une compagnie de gens de pied, mais elle avait refusé. C'était, à son avis, imprudence et suffisance de femme. Je crains que cette ville ne se perde. Il cherchait au dehors l'ennemi qui était logé dans la place. Aussitôt qu'il pourrait quitter Bordeaux, où il venait de chasser de la citadelle de Château-Trompette le sieur de Vaillac, adhérent de la Ligue, il projetait d'aller à Agen mettre la ville en défense contre une attaque possible des protestants[44].

Ce fut le Roi qui le détrompa. Par les révélations que lui fit le 1er avril le beau-père de Péricard, le principal secrétaire du duc de Guise, il avait appris que les ligueurs comptaient sur Agen et Villeneuve d'Agenois, c'est-à-dire sur Marguerite[45]. Il en conclut que sa sœur agissait de concert avec eux, et il apprit en effet plus tard qu'elle avait envoyé à leur chef un émissaire, vraisemblablement Jean Choisnin, qu'elle s'était empressée de reprendre à son service. Après réflexion, il donna l'ordre au Maréchal de s'acheminer vers Agen, car, disait-il, j'ay esté adverti que ma sœur a délibéré de s'en assurer et que desjà elle se vante qu'elle l'a du tout à sa dévotion ; à quoy je vous prie remédier et n'en sortir point qu'avenant que (au cas où) ma dicte sœur y veuille séjourner longuement et qu'elle et ma dicte ville dépendent de ma disposition... et néantmoins vous y conduiré avec votre accoustumée prudence afin de n'éfaroucher personne (3 mai 1585)[46]. Il était trop tard. Matignon n'a pu recevoir que le 10 ou le 11 mai la lettre datée du 3. Avant qu'il eût le temps d'agir, Marguerite, prévenue peut-être, assembla le 15 mai à l'évêché le Conseil et principaux habitants de la ville, et, raconte un témoin oculaire, après quelques remontrances que fit ladite dame de la défiance et de la crainte qu'elle avait du roi son mari et autres de son parti, pour conclusion elle demanda les clefs de la ville qui lui furent baillées. Il eût été dangereux de les lui refuser, car ...pendant ce Conseil, il y avoit deux compagnies, — apparemment celles de Ligardes et d'Aubiac — en armes au milieu de la place de ladite ville, près ledict évesché[47].

C'était une révolte contre le Roi, semblable aux coups de force ou aux surprises, qui en mars et avril 1585 donnèrent à la Ligue tant de places et de villes. Et c'est aussi la main mise sur les libertés municipales. La comtesse d'Agen ôte la garde des portes aux bourgeois pour la donner à ses soldats ; elle cantonne dans la ville dix nouvelles compagnies qu'elle vient de lever. Elle organise sa Cour et son gouvernement, et y réserve la première place à ceux qui ont souffert pour elle les persécutions de son frère et de son mari. Mme de Duras redevient sa dame d'honneur Elle prend pour chevalier d'honneur le mari de la favorite, le nomme commandant en chef de la porte et pont de la Garonne, un poste capital pour la défense, et enfin l'expédie comme ambassadeur à Madrid, en quête des doublons d'Espagne. Un autre compagnon de disgrâce, Jean Choisnin, était déjà parti avec ses instructions pour s'entendre avec le duc de Guise. Le rôle que la reine s'est assigné ou qu'on lui assigne est d'élargir son action autour d'Agen, afin de fermer les avenues de la Garonne au roi de Navarre et de les tenir ouvertes aux ligueurs du Plateau central. Aussi ne l'abandonne-t-on pas à ses propres forces. Le chef du parti dans la Haute-Auvergne, François de Lignerac, bailli des montagnes, la rejoint avec un escadron de gentilshommes et dirige les opérations militaires qu'elle arrête sur place ou que Guise inspire de loin.

En même temps qu'elle armait, elle écrivait au duc de Lorraine, son beau-frère, de lui donner asile en ses Etats. Voulait-elle laisser croire que ces armements étaient de simples mesures de défense contre l'hostilité de la Cour de Navarre, et qu'elle n'aspirait qu'à vivre tranquille loin de ses ennemis ? Mais alors, pourquoi cachait-elle dans ses lettres à son frère ce que, dit Catherine, l'on tient de deçà pour certain, c'est-à-dire ce recours au chef de la maison de Lorraine. La Reine-mère, qui ne savait pas encore, le 22 mai, le coup d'Etat du 15, se tourmentait des préparatifs de Marguerite, de qui elle recevait, avec ces nouveaux troubles, tant d'ennuiz, écrit-elle, que j'en suis cuidé mourir[48]. Elle craignait que sa fille ne rompît avec son gendre ; elle craignait que son gendre ne répudiât sa fille.

A Epernay, où elle négociait avec le parti catholique un compromis Lux dépens de l'autorité royale et des Edits de pacification, elle eût des nouvelles qui augmentèrent ses ennuys, car l'on m'a dict icy, écrit-elle à Bellièvre le 28 mai, qu'elle (Marguerite) faict fortiffier maintenant Agen et y a des gens de guerre.... et oultre cela, que le sieur de ... (lisez Duras) est avec elle et sa femme aussi et qu'elle les a pris pour son chevalier et dame d'honneur[49]. C'était une provocation à l'adresse des deux Rois. Je voy que Dyeu m'a laysé cete createure pour la punytyon de mes péché... c'ét mon flo (fléau) en cet monde[50]. Mais le 20 juin, aussitôt qu'elle eut arrêté avec les chefs de la Ligue les clauses de la paix — de cette paix qui ne fut signée à Nemours que le 7 juillet — elle se reprit à espérer que Dieu lui donnera quelque moyen pour le faict de ma fille la reyne de Navarre au moings, à mectre les choses en leur estat qu'elles ne seront pas si mal, que se comportant comme je luy ay tousj ours conseillé elle ne soit beaucoup mieulx qu'elle n'est....[51] On est surpris de son optimisme.

Autre illusion. Pour ménager l'orgueil de son fils, elle avait refusé à Nemours de comprendre sa fille parmi les contractants de la Ligue à qui elle distribuait des prix de révolte. Guise n'y contredisait pas, comme intéressé aux bons rapports de la sœur et du frère. La Reine-mère espérait que Marguerite désarmerait et que le roi de Navarre n'armerait pas et elle se flattait d'assurer, par la réconciliation de ces époux mal assortis, le maintien de l'ordre et de l'obéissance dans le Midi.

Or la reine de Navarre avait commencé les hostilités contre son mari, comme celui-ci l'écrivait à Ségur le 28 juin. Ceux d'Agen commencent à courir... monsieur... [et madame de Duras] triomphent et ne croiriez les insolens propos dont ils usent. Nostre patience dure tant qu'elle peut. Dieu veuille qu'elle puisse continuer[52].

Il retardait le plus possible, par égard pour Henri III, sa riposte aux provocations, mais la ligueuse d'Agen allait de l'av.ant, sans se soucier l'un traité où elle n'était pas comprise. En août, il écrivait à Turenne : Duras va voir le roy d'Espagne et, malgré la coqueluche et la peste, dont il en réchappe bien peu, il va par les ennemys demandant quilz aydent de moyens à la Reyne de chasser les érétyques, qui sont avec celuy que l'on nomoit son mary. Le 19 août, celle que l'on nommait sa femme, fit un grand feu de joie dans sa bonne ville d'Agen pour célébrer la paix de Nemours et l'alliance du roi de France et de la Sainte-Union contre le roi de Navarre et le parti protestant[53].

La Reine-mère n'était pas plus heureuse avec son fils. Elle souhaitait qu'il tendît la main à sa fille. Mais le Roi ne fit pas le geste attendu. Il détestait les ligueurs plus que les huguenots et sa sœur plus que les ligueurs. Alors, en sa passion d'apaisement, Catherine eut l'idée étrange de lui faire demander par le secrétaire d'Etat Villeroy s'il trouverait bon qu'elle fît intervenir le duc de Guise, d'autant qu'il m'a asseuré, dit-elle, et promis (lors des négociations d'Epernay), de luy mander (à Marguerite) qu'il ne se mesleroit jamais plus d'elle et qu'elle ne s'adressast plus à luy[54]. Villeroy ne répondit pas, comme on pense. Elle, qui ne jouait jamais franc jeu, n'imaginait pas que ses adversaires lui rendissent à l'occasion la pareille. Guise avait intérêt à laisser aux prises le roi et la reine de Navarre, pour avoir raison ou prétexte de rappeler à Henri III ses engagements contre les hérétiques. Quelques semaines après la signature de la paix de Nemours, il écrivait à l'ambassadeur d'Espagne en France, Bernardino de Mendoza, de faire attribuer à la reine de Navarre cinquante mille écus que les ligueurs auraient dû recevoir comme subside de guerre[55]. Le jour même où Catherine le proposait comme médiateur, le 14 septembre, il pressait Philippe II de secourir leur alliée de quelque bonne somme de deniers, afin qu'elle que nous avons establie comme obstacle aux desseings de son mari et instrument fort propre pour contraindre le Roy très chrestien d'entrer en la guerre promise par le dernier Edict ne soit abandonnée de ses gens, maintenant que nous avons le plus de besoin de son intencion. Il portait témoignage des bons offices que ladite dame faict en Guienne pour la conservation de nostre religion, laquelle (religion) sans son secours et les moyens dont jusques à ce jour nous l'avons aydée en seroit desjà bannie, pour estre le principal païs où tous les hérétiques de France ont établi leur refuge et retracte et où ils délibèrent de dresser et assembler leurs principales forces[56].

Ces lettres prouvent avec évidence que Marguerite adhéra dès le début au mouvement de la Ligue. Elle s'y était lancée pour venger ses injures, mais au lieu d'y jouer un premier rôle, elle n'était et ne pouvait être qu'un instrument aux mains des chefs du parti. La paix conclue avec Henri III, ils ont, comme le dit Guise, jugé à propos afin d'entraver l'exécution des projets du roi de Navarre de poursuivre sous le nom de cette dernière la réalisation de leurs premiers desseins. Mais il lui faut des fonds. Quel que soit son dévouement à la cause catholique, elle ne peut continuer la guerre sans les subsides d'Espagne. Philippe II qui, depuis la réunion du Portugal, prétendait soumettre à son empire et à sa foi toute la chrétienté, n'avait pas assez des trésors du Nouveau-Monde pour ses ambitions politiques et religieuses. Il connaissait l'histoire amoureuse de Marguerite, et se la représentait mal en amazone. Il n'envoya pas les 50.000 écus et les affaires d'Agen changèrent de face.

Agen était pour ce temps-là une assez grande ville, plus grande d'un tiers, dit Scaliger, que La Rochelle, aussi grande que Grenoble[57]. Elle était riche en hôtels bâtis par les gentilshommes qui avaient chassé les Anglais de Guyenne ou par leurs descendants, et en belles maisons bourgeoises, comme celle de la veuve de Pierre Cambefort, où Marguerite était descendue[58]. Assise entre le bord de la Garonne et le rebord de hauteurs médiocres, elle était ceinte de remparts flanqués de tours, qui, du côté du fleuve, dominaient une grève de prairies, le Gravier, comme on l'appelait. La porte de la Garonne, à la tête d'un pont de pierre, dit le Long-Pont, gardait les communications avec la rive gauche et le faubourg du Passage. A l'opposite se dressait avec ses bastions neufs la porte du Pin. A l'est la porte Neuve s'ouvrait vers Toulouse ; à l'ouest, celle de Saint-Georges, vers Bordeaux. La porte Saint-Antoine doublait celle de la Garonne[59].

A toutes ces entrées, du moins à celles qu'elle ne ferma point, Marguerite mit en corps de garde ses soldats. Elle fit travailler aux fortifications et commença, quand elle resta seule en armes en face du roi de Navarre, de bâtir une citadelle, entre le couvent des Jacobins et la porte Neuve, dans la partie haute de la ville, pour surveiller le dehors et commander au dedans. En même temps elle cherchait, pour se donner de l'air, à s'emparer des places fortes qui bridaient Agen aux quatre points cardinaux. Le roi de Navarre, en fidèle sujet et en adroit politique, avait, au premier bruit de la prise d'armes de la Ligue, offert ses services à Henri III et au maréchal de Matignon[60]. Quand il eut connaissance des clauses du traité de Nemours, qui tendaient à l'extermination de son parti et à sa propre ruine, il remontra au Roi qu'il avait tenu tous ses engagements soubz l'asseurance qu'Elle (Sa Majesté) lui avait donnée de ne rien faire à son préjudice[61]. Mais on l'attaqua et il se défendit. Les ligueurs d'Agen assaillirent Tonneins qui lui appartenait, et furent reçus si vigoureusement par la garnison que, comme il raconte en se moquant, le capitaine Geoffre... et son enseigne y ont esté tués et trente ou quarante soldats [laissés] sur la place, et le reste noyé, se pensantz sauver par eau (commencement de juillet).

Ils ne réussirent pas mieux à Villeneuve-sur-Lot, une ville du roi de France. Laissons à un bon prosateur du XVIIe siècle, historien sans critique, Mezeray, sa Marguerite guerrière, marchant en personne à l'attaque de la place, et son personnage d'âme romaine, le premier consul Cieutat, qui, le poignard sur la gorge, refuse de lui en ouvrir les portes[62].

L'ambassadeur florentin, Busini, rapporte plus simplement à son secrétaire d'Etat (23 juillet 1585) que la reine de Navarre aurait voulu naguère (ultimamente) s'emparer de Villeneuve et que le succès n'était pas douteux, si son mari n'avait prévenu son attaque et défait quatre compagnies d'infanterie qu'elle avait avec elle — se il marito non avessi provisto confarli disfare quattro compagnie di fanteria lia con lei[63].

Le roi de Navarre assistait indirectement le roi de France. Si les ligueurs entrèrent dans Valence, ils ne parvinrent pas à enlever un fort où les habitants furieux de voir manger leur bien, s'estoient retranchés et tinrent ferme[64].

Ils visaient Lectoure dont le roi de Navarre avait organisé la défense, et ils eurent un demi-succès à Saint-Mézard, sur la rive gauche du Gers, où n'ayant pas réussi à prendre le château, ils laissèrent aux habitants, tous bons catholiques, des armes et des chevaux pour barrer la route d'Agen[65].

Agen restait investi, quoique d'assez loin. Aussi Marguerite poussa vivement les travaux de défense. Elle réquisitionna les paysans pour curer les fossés des anciennes fortifications et creuser ceux des nouvelles. Elle rasa toutes les maisons sur l'emplacement projeté de la citadelle et n'indemnisa pas les propriétaires. C'était le plus beau quartier de la ville et elle le fit jeter bas, souvent de la main même de ceux qu'elle expropriait.

Comme elle touchait mal ses revenus et ne recevait rien de l'Espagne (d'où Duras était revenu les mains vides), elle pressura ses sujets, augmenta les impôts, vida les caisses publiques, emprunta de force aux particuliers. Elle se déchargea sur les habitants de la nourriture et de l'entretien des troupes. Elle logea des soldats dans les maisons des protestants, où ils se comportèrent comme en pays conquis, et mit dans chacune de celles des bourgeois catholiques qui avaient fui jusqu'à une compagnie entière de gens de pied. Ces garnisaires firent tous les dommages dont ils se pouvoient adviser.

On ne laissa ouverte qu'une porte de la ville et quelquefois même on ne l'ouvrait que sur le soir, en sorte que les Agenais ne pouvaient qu'avec beaucoup de peine introduire quelque peu de leurs blés, de leurs vins, de leurs provisions des champs. Les gens de guerre logés en ville et ceux qui étaient cantonnés aux environs trouvaient ainsi dans le plat pays de quoi s'accommoder. Mais dans Agen, en août, les vivres manquèrent et la faim fit des victimes. La peste, ce fléau des temps de désordre et de misère, apparut, s'étendit, et dans les six mois qu'elle dura, tua 15 à 1800 personnes. La reine refusait de croire à l'épidémie, une feinte prétendait-elle, pour l'éloigner de la ville. Elle défendit aux habitants d'en sortir et d'expédier au dehors aucun de leurs meubles. Une dernière violence, la démolition en trois jours, 15, 16 et 17 septembre, de quarante-quatre autres maisons, acheva d'exaspérer les bourgeois, privés de leurs franchises municipales, épouvantés par la contagion, ruinés par les extorsions de la reine et les mangeries de la garnison[66].

Ils députèrent secrètement à Matignon, qui était à Tonneins, lui demandant de les autoriser à remettre Agen en la première liberté et obéissance du roi de France. Le maréchal avait vu en sa vie beaucoup de revirements, et il n'était pas bien sûr qu'Henri III ne s'accorderait pas, une fois de plus avec Marguerite. Aussi tenait-il à concilier le souci de son avenir avec les intérêts de son maître. Il donna ordre et puissance aux citadins de prendre et saisir les forts de la ville, de chasser et expeller par la force, et avec armes, si besoing est, les cappitaines, soldatz et aultres gens de guerre qui y sont et de lui en donner l'entrée pour la tenir en l'obéissance de sadite Majesté (Henri III), mais tout cela, observait-il, portant tous honneurs, respect et avec le très humble service que est deu à la reyne de Navarre, sans attempter à aulcune personne de ceulx qui sont à sa suite ne portant les armes pour offenser ceulx de ladite ville (Tonneins, 20 sept. 1585)[67]. Sous cette réserve, il leur laissait toute liberté d'agir contre leurs ennemis. Lui, à Tonneins, se tint prêt à intervenir.

Les événements qui suivirent sont confus et prêtent à conjectures. Il y avait eu probablement de l'agitation en ville, et Marguerite s'était retirée depuis quelques jours dans le couvent des Jacobins, dont les premiers travaux de la citadelle assuraient la défense. Mais le matin du 25, une trentaine d'habitants se saisirent de la porte du Pin, dont ils désarmèrent le poste. Attaqués, dit un des leurs, par un grand nombre d'ennemys, c'est-à-dire par les soldats de Marguerite accourus à la rescousse, ils s'enfuirent de peur, sauf douze qui résistèrent et, rejoints par trente de leurs compatriotes, finirent par l'emporter. Une autre troupe marcha droit à la citadelle, dont elle occupa les murs en construction, et y fut bientôt renforcée par une masse de peuple. Il n'apparaît pas dans les récits[68] que les assaillants aient livré bataille aux défenseurs. Peut-être attendaient-ils de Tonneins un mot d'ordre ou un secours. Marguerite dîna, comme d'habitude, vers le milieu du jour. Mais, soudain, les poudres accumulées dans une partie du couvent firent explosion, jetèrent bas une partie des bâtiments et ensevelirent sous les ruines un moine et des soldats. La reine, affolée par cet accident qu'elle prit pour un attentat, et désespérant de tenir contre un assaut des bourgeois et une attaque de Matignon, ne pensa plus qu'à fuir. Elle abandonna son train, ses bagages, et sa Cour, et, prise en croupe par un écuyer, elle courut cet après-midi, avec quelques dames et quelques cavaliers, jusqu'à Brassac, à huit lieues d'Agen.

Dans l'histoire de Marguerite, la prise d'armes d'Agen n'est pas un simple épisode ; c'est la rupture définitive avec son mari et avec son frère, et c'est la perte de deux couronnes, celle qu'elle portait et celle qu'elle pouvait attendre, comme femme de l'héritier présomptif, à la mort du roi régnant.

Une vie d'aventure commence, étrange, passionnelle, douloureuse, où la religion n'est qu'à moitié intéressée. Ce n'est pas l'ardeur de sa foi, si grande qu'elle fût, mais les mépris du roi de Navarre, les menées de Corisande et le souvenir des persécutions d'Henri III qui l'entraînèrent dans un parti, seul capable, pensait-elle, de la venger de sa rivale, de son mari et de son frère.

 

 

 



[1] Lauzun, Itinéraire, p. 271.

[2] Lauzun, Itinéraire, p. 270.

[3] Et non le 18 mai, comme le dit à tort La Huguerye, II, p. 316.

[4] Tamizey de Larroque, Annales du Midi, IX, lettres I et II en app. (p. 35 et 36 du tirage à part).

[5] Lettres missives, I, p. 645.

[6] Bellièvre à Catherine, Lettres, VIII, p. 430.

[7] Lettres, VIII, p. 185, 10 mai.

[8] Chartier fut arrêté en juin et relâché en juillet 1583 ; l'apostille de Catherine en faveur de Choisnin est du 30 juillet, Lettres, VIII, p. 116 ; le copiste a lu à tort Choimin.

[9] Kervyn de Lettenhove, t. VI, p. 490 (déc. 1583) et p. 491 (janvier 1584).

[10] Lettres, VIII, pp. 180-182, 25 avril 1584. Mariéjol, Catherine de Médicis, p. 359-360. Comparer Baguenault de Puchesse, Les idées morales de Catherine de Médicis, Revue historique, mai-juin 1900. Il est bon, comme je le fais, de placer la leçon à sa date.

[11] Appendice aux Lettres de Catherine, VIII, p. 417, avril-mai 1584.

[12] Lettres, t. VIII, p. 190, 11 juin.

[13] Duplessis-Mornay, II, p. 575, 14 avril.

[14] Brantôme, VIII, p. 62.

[15] Brantôme, VIII, p. 65.

[16] Catherine à Bellièvre, Lettres, VIII, p. 190, 11 juin 1584.

[17] Lettres, VIII, p. 194.

[18] Itinéraire, pp. 293-294.

[19] 29 juin 1584, Lettres de Catherine, app. t. VIII, p. 437.

[20] Annales du Midi, t. IX, lettre XI. Cette lettre doit être du commencement de juillet, comme celle qu'elle écrivit à Matignon.

[21] Lauzun, Itinéraire, pp. 295-296.

[22] Brantôme, VIII, p. 67, et aussi p. 66. Scipion Dupleix, Histoire de Henri III, 1633, p. 111 raconte, contrairement aux faits, que le duc d'Epernon, qui a toujours été accort et prudent, aurait levé toutes sortes de soubçons et de deffiance.

[23] Lauzun, Un Voyage de Marguerite de Valois aux eaux d'Encausse en Comminges en 1584, Auch, 1913. Encausse est un bourg du canton d'Aspet, arrondissement de Saint-Gaudens.

[24] Itinéraire, p. 310.

[25] Desjardins, IV, 535 (octobre 1584) ; p. 546, note 1 (janvier-février, 1585).

[26] Duplessis-Mornay, II, pp. 577-578.

[27] Frossard, Notice biographique sur la Belle Corisande, Bullet. de la Société Ramond, 29e année 1894.

[28] L'Estoile, février 1585, t. II, p. 182.

[29] Mémoires de Turenne, p. 176.

[30] Lettres missives, II, p. 8, 9 février 1585.

[31] L'Estoile, II, pp. 181-185.

[32] Lettres, VIII, p. 239, 20 février et, p. 243, 12 mars 1585.

[33] Lettres missives, II, p. 28.

[34] Mars 1585, Desjardins, IV, p. 549.

[35] D'après Lauzun, qui ne cite pas de référence (Itinéraire, p. 312).

[36] Lettres-missives, II, p. 79.

[37] Réaume, I, p. 52.

[38] Itinéraire, p. 315.

[39] 5 avril 1585, Matignon à Henri III, app. aux Lettres de Catherine, VIII, pp. 431-432.

[40] Lettres, VIII, p. 435, 18 avril.

[41] Lettres, VIII, p. 433, 7 avril 1585.

[42] Lettres, VIII, p. 256, 16 avril 1585.

[43] Lettres, VIII, p. 265.

[44] Bordeaux, 30 avril 1585, Itinéraire, p. 318.

[45] Lettres de Catherine, VIII, p. 244 et la note 1.

[46] 3 mai, Jacques de Callières, Histoire du maréchal de Matignon, 1661, p. 159.

[47] Itinéraire, p. 319 et 320. Il y a de la journée du 15 mai deux versions, l'une de M. Trinque consul et jurat de la ville d'Agen, dont les Mémoires inédits de 1570 à 1615 n'ont été probable ment écrits qu'après 1615, et l'autre de Pierre de Lafont, habitant de Layrac, le premier témoin entendu par Jacques Bonnaud, receveur général des finances en Guyenne, chargé par le Roi de faire une enquête sur les événements d'Agen sous le gouvernement de sa sœur. Les déposants de 1586, un an après les faits, (Itinéraire, pp. 313-314 et note) sont plus croyables que Trinque, qui, écrivant sous Louis XIII, évitait de mettre en cause l'ancien roi de Navarre, devenu Henri IV.

[48] Lettres, t. VIII, p. 291.

[49] Lettres, t. VIII, p. 300.

[50] Lettres, t. VIII, p. 318, 15 juin 1585.

[51] A Bellièvre, 20 juin 1585, VIII, p. 325.

[52] 28 juin, Lettres missives, II, p. 79.

[53] Itinéraire, p. 230. Marguerite n'a pas attendu que Sixte-Quint excommuniât le roi de Navarre pour prendre les armes contre lui. La Bulle privatoire, qui le déclarait déchu comme hérétique et relaps de ses droits à la couronne, est du 9 sept. 1585 et encore ne fut-elle connue en France qu'en octobre.

[54] Lettres, VIII, pp. 351-352, 14 septembre 1585.

[55] Croze, I, p. 350.

[56] Guise à Mendoza, 14 septembre 1585 ; Croze, I, pp. 351-352.

[57] Scaligeriana, verbo Agen, p. 28.

[58] Itinéraire, p. 368.

[59] Description d'Agen dans Merki, La reine Margot, p. 324.

[60] Au Roi vers la mi-mars, Lettres missives, II, p. 19. Au Maréchal, 6 avril, p. 35. Le 4 juillet, p. 83-84, il donna rendez-vous à Matignon à Tonneins.

[61] Lettres missives, II, p. 82, 10 juillet.

[62] François de Mezeray, Histoire de France, t. III : contenant le règne du Roy Henri III, pp. 373-374.

[63] Desjardins, IV, pp. 591-592.

[64] Lettres missives, II, pp. 122-123, P. S. de la lettre du 20 août.

[65] Lettres missives, II, p. 122, 20 août. Ainsi faut-il entendre les termes très brefs de la missive.

[66] Itinéraire, pp. 321-322.

[67] Itinéraire, pp. 333-334.

[68] La lettre de messire Joseph de Lart de Galard que cite Lauzun, p. 336, est forcément mal datée, puisqu'elle raconte à la date du 21 les événements du 25.