CATHERINE DE MÉDICIS

 

CONCLUSION.

 

 

Si Catherine n'était pas l'auteur responsable de la Saint-Barthélemy, est-il paradoxal de prétendre qu'elle ferait assez belle figure dans l'histoire ? Il n'y a rien à redire à ses mœurs ; on ne lui connaît ni favoris de haut parage ni même simples valets de cœur. Elle fut, épouse ou veuve, la femme de vie incoulpée, que célébrait Henri III. C'est une légende qu'elle a favorisé les écarts de jeunesse de ses fils pour les énerver et plus facilement les conduire. Elle eut le mérite, qui n'est pas petit, de défendre pendant trente ans l'État et la dynastie contre les forces anarchiques du temps. Entre toutes les reines de France du XVIe siècle — car Marie Stuart ne fit que passer — elle personnifie la civilisation et l'esprit de la Renaissance. Mais son crime est si grand qu'il a fait oublier vertus, qualités et services.

Seuls ou presque seuls les historiens de l'art, distraits de l'obsession du massacre par la nature de leurs études, trouvent de quoi admirer dans sa vie. Et c'est justice. En son mécénat, il n'y a de blâmable que le prix qu'il a coûté.

Née d'une Française de la plus haute aristocratie et de Laurent de Médicis, duc d'Urbin, petit-fils de Laurent le Magnifique, et comme lui chef de la République florentine, orpheline presque en naissant, mais élevée à Rome et à Florence, sous la tutelle de ses grands-oncles les papes Léon X et Clément VII, et transportée à quatorze ans, par son mariage avec un fils de France, de ces capitales de l'art et du catholicisme à la Cour de François Ier, la plus brillante de la chrétienté, elle aimait d'un goût atavique, que les impressions de l'enfance et de la jeunesse renforcèrent encore, le luxe, la représentation et la magnificence. Quand, à partir du règne de Charles IX, son fils, elle disposa librement des finances de l'État, elle s'entoura de dames et de demoiselles d'honneur, qu'elle voulut parées comme déesses, multiplia les fêtes et bâtit des palais et des châteaux pour donner à la royauté, et se donner à elle-même, le décor, les cortèges et l'éclat qui répondaient à ses rêves de grandeur. Son intelligence était vive et sa curiosité large et toujours en éveil. Elle recherchait la compagnie des doctes, des lettrés, des artistes, des collectionneurs. Elle collectionnait elle-même des tableaux, des objets d'art, des produits exotiques et, ce qui n'avait pas encore de nom, des bibelots. Elle amassait des cartes géographiques, des livres, des manuscrits. Elle savait probablement le latin, et du grec, peu ou beaucoup. Elle patronna ou pensionna les écrivains italiens de son temps, Alamanni, l'Arétin, le Tasse et, parmi les prosateurs et les poètes de l'époque antérieure, elle était capable d'apprécier le franc réalisme de Boccace et l'idéalisme subtil de Pétrarque.

Grâce à cette teinture des langues antiques et à sa connaissance de la littérature italienne, sans oublier la française, elle fut mieux qu'un banquier de la République des lettres. Elle entremêla les ballets en usage à la Cour de chants, de musique et d'une action scénique, d'où allait sortir l'opéra. Elle inspira l'idée d'un nouveau genre dramatique, la tragi-comédie. Même — s'il était vrai qu'elle a fait servir les moyens de séduction de son cercle de femmes à des fins politiques, elle souhaita que la poésie du moins restât chaste, comme le refuge de l'idéal. Elle recommanda expressément à Baïf, tout en le louant d'avoir adapté le Miles gloriosus de Plaute à la scène française, de se garder des lascivetés des anciens, et elle invita Ronsard, qui, à cinquante ans, continuait de chanter le vin et l'amour avec l'enthousiasme d'un jeune homme, à imiter, comme il fit, l'adorateur de Laure en ses délicatesses de pur sentiment.

Elle-même en sa jeunesse avait délibéré d'écrire avec sa belle-sœur Marguerite de France, sur le modèle du Décaméron ou de l'Heptaméron, un recueil de Nouvelles, mais qui seraient des histoires vraies. Mais elle a eu d'autres soucis et sa production littéraire, si l'on peut dire, consiste en une énorme correspondance presque toute politique, qu'elle a dictée et souvent même écrite de sa main dans une orthographe bizarrement phonétique, et où ressortent des lettres familières, en trop petit nombre, d'un agrément et d'un tour si français. Elle est assurément de la même famille intellectuelle que Marguerite d'Angoulême et Marguerite de France, mais, à la différence de la sœur et de la fille de François Ier, elle excelle aux sciences et aux mathématiques et se distingue encore de ces pures lettrées par ses goûts artistes.

Elle a aimé les bâtiments jusqu'à en dresser avec ses architectes le plan, l'ordonnance et la décoration. Tous ses enfants, sauf François II, né maladif et mort jeune, et ses filles, Elisabeth et Claude, comprimées, l'une par l'étiquette de la Cour de Madrid, l'autre par la médiocrité de celle de Nancy, sont des esprits cultivés, raffinés, curieux de poésie, de philosophie, et de musique. Henri III parle et Marguerite de Valois écrit avec une perfection, rare pour le temps, de noblesse et d'élégance.

Mais les historiens politiques sont sans bienveillance. La plupart la représentent comme uniquement attachée à son intérêt, indifférente au bien et au mal, sans religion ni scrupules. Pour les moralistes et les romanciers, elle est l'incarnation du machiavélisme. Les protestants, et c'est bien naturel, l'exècrent et les catholiques en général la renient.

C'est là un jugement sommaire, inspiré par cette idée toute naturelle, mais quelquefois fausse, qu'ayant commandé un crime énorme, elle était née criminelle. D'où la conclusion que ses sentiments étaient viciés en leur source, qu'elle était incapable d'un acte généreux, qu'elle n'aimait rien ni personne et que dans sa vie tout fut calcul, égoïsme, ruse, perfidie, cruauté.

Catherine, la vraie Catherine, ondoyante et diverse, ne ressemble pas à ce portrait brossé à grands traits, tout en noir, et comme figé en sa malveillance. Elle n'a pas été toujours la même au cours de trente ans de règne ; elle a varié comme un homme, plus qu'un homme. Elle a été poussée par l'ambition, entraînée par la lutte, exaspérée par les résistances, mais il ne semble pas qu'elle n'eût pas mieux aimé gouverner doucement.

Elle passait pour bénigne, et il est probable qu'en temps normal elle le fût restée. Elle ne manquait pas de générosité ni de hardiesse, comme il parut en sa régence. Du vivant d'Henri II, un mari qu'elle aimait d'amour, elle avait osé, au risque de déplaire à ce persécuteur de l'hérésie, montrer quelque compassion pour les persécutés. Sous François II, elle réagit discrètement contre l'intolérance des Guise. Le règne de Charles IX, qui fut son règne, débuta par une initiative audacieuse : l'arrêt des persécutions et l'inauguration de la liberté de conscience. Assurément elle cherchait à s'attacher les adversaires des Guise, et il y avait du calcul dans ce changement de politique. Mais s'y serait-elle obstinée, malgré la résistance de la masse des catholiques et la pression du roi d'Espagne, Philippe II, et des papes Fie IV et Pie V, si elle n'avait pas naturellement répugné à la violence. Elle alla même si loin dans ses complaisances qu'elle fut accusée de favoriser les doctrines nouvelles, bien qu'elle prétendit les souffrir seulement pour le maintien de la paix publique et la conservation de l'État. Les chefs catholiques, alarmés, la mirent en demeure de se soumettre, si elle ne voulait se démettre, mais après la première guerre civile, quand la mort ou le discrédit des triumvirs lui eut rendu sa liberté d'action, elle revint à la pratique de la tolérance, comme au système de son choix. Elle ménagea les protestants, aussi longtemps qu'elle le put, et, si l'on peut dire, qu'ils le voulurent, sans dépasser toutefois les libertés consenties par l'Édit de pacification d'Amboise, et même en restant un peu en deçà, pour ne pas provoquer une nouvelle réaction. Une preuve entre quelques autres du parti pris de la plupart des historiens, c'est que, tout en la déclarant jalouse à l'excès de son pouvoir et impatiente de tout partage, ils lui dénient le mérite de ses bonnes intentions et l'attribuent tout entier au chancelier de L'Hôpital, grand homme de bien, médiocre homme d'État, qui ne sut pas comprendre comme elle que la meilleure façon de protéger les protestants, c'était de rassurer les catholiques.

On incrimine son ambition, qui fut, il est vrai, très grande, comme si elle n'était pas en soi légitime. Elle aimait le pouvoir pour lui-même d'une passion refoulée jusqu'à la quarantième année et d'autant plus ardente qu'elle était plus tardive, mais elle y tenait aussi comme à l'unique moyen d'assurer l'avenir de ses enfants. Elle ne l'a pas usurpé ; elle ne l'a pas retenu illégalement ; ses deux fils, Charles IX et Henri III, sauf des velléités d'action personnelle, fréquentes sous celui-ci, très rares sous celui-là, lui en ont laissé la charge, sachant qu'il ne pouvait être en des mains plus habiles et plus fidèles. Mais on peut justement redire à la façon dont elle l'a exercé. Encore faut-il distinguer entre les époques. Au début elle s'efforça de tenir les chefs de partis et les grands unis sous sa main par bonne grâce, promesses, dons et faveurs, car, son autorité sauve, elle était libérale, généreuse et même prodigue. Elle aimait à plaire et à faire plaisir. Elle chercha sincèrement, de la première à la seconde guerre civile, à réconcilier les Guise avec Condé, avec les Montmorency et même avec Coligny, qu'ils accusaient d'avoir fait assassiner le duc François, sous Orléans, par Poltrot de Méré. Mais elle se dégoûta vite de cette bonne volonté improductive. Femme et étrangère, mal servie ou même trahie par les pouvoirs intermédiaires : princes du sang, grands officiers de la couronne, gouverneurs, qui, en ces temps d'absolutisme théorique, mais de faible centralisation, étaient nécessaires au Roi pour se faire obéir d'un bout du royaume à l'autre, elle apprit à se défier de tout le monde. L'intérêt de ses enfants, qu'elle ne distinguait pas du sien, devint l'unique règle de sa conduite. Entre les rois de France, elle prit pour modèle t le roi Louis r, c'est-à-dire Louis XI. Elle se plaignit un jour à Henri III comme d'une injure qu'il pût imaginer qu'elle était une pauvre créature que la bonté mène. Persuadée qu'en se défendant elle défendait l'État et la dynastie, elle finit par n'avoir plus aucun scrupule sur les moyens. Quel malheur pour sa mémoire qu'elle n'ait pas toujours fait un emploi plus humain, sinon plus innocent, de ses grandes facultés !

Elle avait des qualités d'homme d'État auxquelles elle ajoutait les siennes propres ; une intelligence vive, alerte et toujours en éveil, beaucoup de finesse, d'adresse, de souplesse, l'art d'agir à couvert et d'avancer sans avoir l'air de cheminer. Sa grande maîtrise sur ses sentiments, que sa fille Marguerite admirait tant pour être elle-même hautaine, primesautière, impulsive, était un don de nature que les obligations de la vie de Cour et les nécessités de la politique avaient porté à sa perfection. Même en ses plus vives émotions, elle ne se départait pas de son calme. Elle répugnait par prudence, et aussi par un instinct délicat des bienséances féminines[1], aux éclats de voix et de passion. La souveraine qui a ordonné l'acte le plus violent de notre histoire n'a guère commis de violence de parole. Elle recommandait à Henri III, qui s'aliénait les plus grands personnages par ses médisances, de surveiller sa langue. Ami, ennemi, étiquettes changeantes.... Comme la prudence conseilloit de vivre avec ses amis comme devant estre un jour ses ennemis pour ne leur confier rien de trop.... aussi l'amitié venant à se rompre et pouvant nuire, elle ordonnoit d'user de ses ennemis comme pouvant estre un jour amis. Avec les chefs de partis dont elle préparait la ruine, elle restait jusqu'à la fin douceur, compliments, flatteries, effusions et caresses.

Elle parlait bien, le plus souvent avec bonne grâce, un grand désir apparent de convaincre et de toucher, et, quand il le fallait, avec autorité. Elle n'était jamais à court de raisons et, avec la logique particulière aux femmes, ne s'embarrassait pas des contradictions. Bonne psychologue, elle démêlait très bien ce qui se cachait de calculs intéressés sous les affectations de zèle public et religieux. N'ayant pas de scrupules, elle n'en soupçonnait pas chez les autres. Les bonnes paroles, les vagues promesses, les engagements à échéance lointaine, les protestations de saintes intentions ne lui coûtaient pas. Elle abondait en expédients, dont quelques-uns de comédie, enchevêtrait les combinaisons et prolongeait les marchandages. Même quand la partie paraissait perdue, elle était d'avis de négocier encore, de négocier toujours, et, en cas d'opposition irréductible, de chercher à gagner du temps. C'était beaucoup, écrivait-elle à Henri III, de s'assurer, même au prix des concessions les plus pénibles, le moyen d'attendre un nouveau tour, celui-là favorable, de la roue de la fortune.

Elle avait une prodigieuse activité dont sa correspondance témoigne et qui s'étendait jusqu'aux détails d'administration. Elle fut toujours son principal ministre ou celui de ses fils. Ce n'est pas assez de dire qu'elle remplissait avec zèle les devoirs de sa charge elle y avait du plaisir. Cette passion d'agir défia les fatigues, l'âge, la maladie. Toute sa vie, elle fut en mouvement et en voyage. En son extrême vieillesse, elle se faisait porter, ne pouvant plus chevaucher, d'un bout du royaume à l'autre pour régler sur place les affaires d'État et apaiser les troubles. On peut dire presque sans exagération qu'elle mourut debout. Elle prenait d'ailleurs doucement les tracas et les soucis du gouvernement. Elle était gaie en sa jeunesse et les misères du temps ne parvinrent pas à la rendre mélancolique. Elle garda à peu près jusqu'à la fin une sorte de vaillance sereine, que l'on admirerait davantage si l'on ne craignait pas qu'elle fût l'indice de quelque sécheresse de cœur.

Mais cet esprit plein de ressources avait ses lacunes et ses défauts. Elle était si fine que, pensant avoir accaparé la plus grosse part de toute la finesse du monde, elle en attribuait trop peu à ses adversaires. Elle se croyait tellement sûre de démêler les fils de l'écheveau politique qu'elle ne craignait pas de les embrouiller. Elle pécha souvent par ignorance et par incompréhension. Elle ne soupçonna jamais la sincérité intransigeante des passions religieuses. Au début de sa régence, elle s'imagina qu'elle mettrait d'accord à Poissy, sur une formule équivoque, les catholiques qui croyaient à la présence réelle, matérielle et charnelle du Christ dans l'Eucharistie, et les réformés, qui réprouvaient la consécration du prêtre à l'autel comme un abominable sacrilège. Elle se flatta d'obtenir du pape et du concile de Trente le silence sur les différends dogmatiques qui déchiraient la chrétienté, en même temps que les concessions les plus larges en fait de discipline et de culte. Elle pécha aussi par vanité. Après la reprise du Havre aux Anglais et l'incorporation définitive de Calais à la France — une négociation d'ailleurs bien conduite — elle ne douta plus de son habileté diplomatique et de son bonheur. Elle proposa au pape, à l'empereur et au roi d'Espagne, qui d'ailleurs n'acceptèrent pas, d'aviser ensemble en Congrès aux moyens de rétablir l'unité chrétienne. Elle était si fière de se montrer au monde en compagnie de ces potentats qu'elle ne réfléchit pas aux soupçons que les protestants pouvaient concevoir de ses avances. Pendant son grand tour de France de 1564 à 1566 pour raviver la foi monarchique des peuples, en leur faisant voir le jeune roi Charles IX, ce fut, entre autres raisons, par gloriole et contrairement à toute prudence politique, qu'elle obtint de Philippe II, à force d'instances, non qu'il la rejoignît lui-même à Bayonne, mais qu'il y envoyât sa femme Elisabeth de Valois et ses principaux conseillers. Elle avait tant souffert, dauphine et reine, de s'entendre traiter de fille, mal dotée et sans espérances, du premier citoyen d'une République, qu'elle étalait volontiers ses alliances pour faire oublier la médiocrité de son origine. Ne s'avisa-t-elle pas, afin de se rehausser elle-même en ses ascendants, de revendiquer la couronne de Portugal, comme héritière de Mathilde de Boulogne, la femme répudiée d'un roi de Portugal, morte trois siècles auparavant ?

Elle a trop sacrifié à l'esprit de magnificence. Elle a dépensé beaucoup en bâtiments, en bijoux, en vêtements, en superfluités de luxe et de splendeur courtisane. Elle aurait voulu, à l'exemple des empereurs romains, faire largesse de jeux et de plaisirs au peuple et le mieux tenir en l'amusant. Les fêtes faisaient partie de son programme de gouvernement. Elle a gaspillé des millions en entreprises sans avenir comme de faire élire un de ses fils au trône de Pologne. Elle a poursuivi plus d'une chimère. Elle est très imaginative, c'est un trait de sa nature qu'on n'a pas assez remarqué. Il lui arrive souvent de voir les événements, non comme ils sont, mais comme elle les désire. Dans l'élaboration d'un projet et les débuts de la mise en œuvre, elle est tout enthousiasme. Elle n'envisage que les solutions favorables, se fait illusion sur ses chances, et ne doute pas du succès. Elle a exprimé un jour le regret que le malheur des temps l'empêchât, comme si le temps seul était en cause, de faire de ses deux fils les seigneurs du monde. C'est l'aveu qu'elle a beaucoup rêvé.

Mais elle avait plus d'ambition que de volonté et plus d'élan que de force. Devant les résistances que duraient et les obstacles qu'il aurait fallu emporter de haute lutte, elle se décourageait vite et se détournait ; elle n'est ferme, obstinée, résolue, que dans la défense des intérêts personnels et dynastiques. Elle prend, laisse, reprend et définitivement abandonne un projet. Le grave historien contemporain de Thou remarque qu'elle n'avait pas encore fini une construction qu'elle s'en dégoûtait et en commençait une autre. Il en fut ainsi de ses initiatives. Elle n'a pas montré plus de constance dans son essai de tolérance que dan sa lutte contre le parti protestant. Elle ne termine rien et vit dans l'inachevé. Elle n'a point d'esprit de suite, elle est femme.

Elle est mère, on paraît l'oublier, une mère très dévouée, qui, dit sa fille Marguerite, que pourtant elle traita si mal, aurait tous les jours donné sa vie pour sauver celle de ses enfants. L'amour maternel fut le mobile dirigeant et quelquefois exclusif et aveugle de sa politique. Il lui restait, quand elle prit le pouvoir à la mort de François II, trois fils et Marguerite à marier. Pendant presque tout le règne de Charles IX, elle fut occupée et préoccupée de les établir royalement. La reine d'Angleterre, Elisabeth, était le plus beau parti de la chrétienté, mais sa religion, l'aide qu'elle avait donnée aux huguenots dans la première guerre civile, son entêtement maladroit à retenir Le Havre et à revendiquer Calais, et enfin son âge — elle avait en 1563 trente ans — ne permettaient pas de croire qu'elle épousât le roi de France, qui en avait treize. Catherine n'avait pas laissé de lui offrir la main de son fils, peut-être pour faire peur à Philippe II, son gendre, d'un rapprochement avec l'Angleterre protestante et le disposer à souscrire à ses convenances matrimoniales. Elle prétendait qu'il mariât son fils et son héritier le fameux dément D. Carlos à Marguerite et sa sœur, Doña Juana, reine douairière de Portugal, en la dotant d'une principauté, à Henri, duc d'Anjou, frère puîné de Charles IX. Elle ne doutait pas de son assentiment, comme chef de la maison des Habsbourg, aux fiançailles du roi de France avec la fille aînée de l'empereur. Mais c'était une gageure de vouloir traiter doucement les réformés, comme elle faisait alors, et s'unir plus étroitement au champion de l'orthodoxie. Le roi d'Espagne avait la tolérance en horreur et il redoutait que l'hérésie calviniste, se glissant dans les Pays-Bas par la frontière française, n'achevât de débaucher ses sujets déjà trop insoumis : deux raisons entre beaucoup d'autres de ne pas aider à la fortune des Valois. A Bayonne, le duc d'Albe rudement jeta bas les châteaux que la Reine-mère avait construits en Espagne. Mais elle ne renonçait pas volontiers à bâtir en l'air.

Lorsque Philippe II envoya le duc d'Albe avec une armée aux Pays-Bas pour y châtier les protestants et les rebelles, les chefs huguenots espérèrent un moment que Catherine s'opposerait par la force à la marche des Espagnols et, voyant qu'elle gardait une neutralité bienveillante, ils se persuadèrent, contre toute apparence, qu'à Bayonne, les deux Cours avaient concerté la ruine des Églises réformées. Leurs inquiétudes leur tenant lieu de preuve et de raisons, ils tentèrent de se saisir du Roi et de la Reine-mère à Monceaux pour organiser le gouvernement et diriger la politique extérieure à leur gré. Catherine, furieuse de cet attentat qui jurait avec ses ménagements, se promit d'exterminer ce parti intraitable. Elle pensait que Philippe II, en faveur de cette cause commune, se montrerait plus facile sur la question des mariages. Mais après la mort de sa femme, il refusa d'épouser Marguerite, que sa belle-mère s'était hâtée de lui offrir, ou de la faire épouser à son neveu, le roi de Portugal, D. Sébastien, et, pour surcroît de mortification, il prit pour femme l'aînée des archiduchesses d'Autriche, dont elle avait arrêté les fiançailles avec Charles IX.

Alors pour se venger de tous ces mépris, elle se rapprocha des protestants, qu'elle n'était pas parvenue à réduire. D'Angleterre lui vinrent des propositions d'alliance sous la forme la mieux faite pour la tenter. La reine Élisabeth, qui détenait prisonnière la reine d'Écosse, Marie Stuart, veuve de François II et nièce des Guise, laissait entendre, pour distraire les sympathies françaises, qu'elle agréerait volontiers comme prétendant à sa main Henri, duc d'Anjou. C'était le fils préféré de Catherine, qui, le croyant déjà roi d'Angleterre, l'imaginait souverain des Pays-Bas et empereur élu d'Allemagne, grâce aux moyens de sa femme et l'aide de son frère. Elle fiança Marguerite à Henri de Bourbon, fils de la reine de Navarre, Jeanne d'Albret l'héroïne de la Réforme. Elle et Charles IX reçurent secrètement Ludovic de Nassau, qui venait les solliciter de délivrer les Pays-Bas de la tyrannie espagnole. Les huguenots, émus par les épreuves de leurs coreligionnaires étrangers, passaient déjà la frontière par bandes. Le jeune roi avide de gloire écoutait avec complaisance leur chef, l'amiral Coligny, qui le poussait à conquérir les Flandres. Catherine, rassurée par le concours probable de l'Angleterre, n'y contredisait pas.

Mais Elisabeth refusa de se joindre à la France contre l'Espagne et rompit le projet de mariage.

La Saint-Barthélemy fut l'issue tragique d'une aventure politico-matrimoniale où Catherine s'était laissée un moment entraîner par le mirage d'une dot et d'espérances plus que royales. Après cette exécution sanglante, elle se tourna encore une fois vers Philippe II et lui demanda la main d'une infante et une principauté pour son fils en récompense du grand service rendu à l'Espagne et au catholicisme. Il refusa. Elle ne lui pardonna plus et lui chercha partout des ennemis. Elle fit passer de l'argent aux Nassau, expliqua les massacres à sa façon, aux princes protestants et triompha trop vite de l'élection du duc d'Anjou au trône de Pologne, comme d'une borne mise à l'action envahissante des Habsbourg.

Ces brusques changements de front écartent l'idée d'un système politique. Les combinaisons matrimoniales étaient son principal objet ; elle allait des alliances catholiques aux alliances protestantes et revenait des protestantes aux catholiques au gré de ses désirs ou de ses rancunes. La guerre indirecte qu'elle fit dorénavant à Philippe II, c'est moins la reprise du conflit traditionnel entre les maisons de France et d'Autriche, un moment suspendu par le traité du Cateau-Cambrésis, ni même une offensive discrète contre la prépondérance espagnole, que la revanche de cette éternelle marieuse. Assurément elle n'avait pas tort de penser que les unions de famille consolident les accords diplomatiques, mais encore aurait-il fallu régler les mariages sur la politique, et non la politique sur les mariages. Que de fautes et pour quel résultat ! Charles IX n'eut pas l'aînée des archiduchesses d'Autriche qu'elle lui destinait ; Henri III épousa une cousine pauvre du duc de Lorraine ; le duc d'Alençon ne se maria pas et Marguerite de Valois fit avec le roi de Navarre, Henri de Bourbon, le ménage que l'on sait.

Sous le règne d'Henri III, la question des mariages passa au second plan mais les mêmes préoccupations maternelles dominèrent la politique intérieure et extérieure. Catherine aimait éperdument ce fils-là, que, du vivant de Charles IX, elle avait fait nommer lieutenant général, c'est-à-dire chef suprême des armées. Elle l'admirait pour sa beauté, sa distinction, son éloquence, et pour ses victoires de Jarnac et de Moncontour — une gloire d'emprunt due à l'habileté manœuvrière du maréchal de Tavannes. Cette idolâtrie coûta cher. Pour lui assurer un libre passage à travers l'Allemagne protestante jusqu'à ce lointain royaume où sa vanité maternelle le transportait et lui concilier les sympathies de l'aristocratie polonaise, alors en majorité tolérante, elle lâcha La Rochelle, que défendaient avec peine les survivants de la Saint-Barthélemy, et perdit peut-être l'occasion d'anéantir le parti protestant.

Autre conséquence, et celle-ci certaine. Le dernier de ses fils, le duc d'Alençon, prétendit, au départ du duc d'Anjou, occuper dans l'État même situation privilégiée que ce frère favori. Il demanda la lieutenance générale et, ne l'ayant pas obtenue, il projeta de s'enfuir à Sedan, sur la frontière, et d'imposer de là ses conditions. Catherine soupçonnait même les ennemis du roi de Pologne de pousser ce jeune prince ambitieux — Charles IX dépérissant à vue d'œil — à fermer, en cas de vacance du trône, l'entrée du royaume à l'héritier légitime. Elle le tint sous bonne garde à Vincennes avec le roi de Navarre, qui, converti de force à la Saint-Barthélemy, avait décidé, lui aussi, de gagner le large. Elle s'acharna contre les Montmorency, cousins de Coligny et amis du duc d'Alençon. Elle fit emprisonner à la Bastille le chef de cette puissante maison, François, qui n'était coupable que de n'avoir pas dénoncé clairement un complot où ses deux plus jeunes frères étaient entrés, et elle fit ôter le gouvernement du Languedoc à Damville, son frère cadet, un vengeur possible. Damville arma pour sauver les prisonniers et se sauver lui-même et il n'hésita pas, lui jusque-là catholique zélé, à s'unir aux huguenots du Midi. Des malcontents des deux religions se forma un nouveau parti, celui des politiques, dont l'intervention fit perdre à Catherine le bénéfice inhumain de la Saint-Barthélemy.

Elle ne sut pas garder la Pologne. Aussitôt que Charles IX fut mort, soit par crainte de déplaire au nouveau roi qu'elle savait mortellement las de son exil chez les Sarmates, soit par désir passionné de l'embrasser plus vite, elle le dissuada et tout au moins ne lui conseilla pas de prendre le temps avant son retour, d'assurer l'avenir de la puissance française en Orient. Le grand dessein contre les Habsbourg tourna en fuite éperdue de Cracovie à la frontière autrichienne. Ce fut aussi sa faute — la faute de l'aveuglement maternel — si Henri III n'inaugura point son règne par la proclamation d'une amnistie générale. Elle avait une si haute idée de sa valeur militaire qu'elle le poussa, malgré l'avis de la plus sage partie du Conseil, à poursuivre la lutte à outrance contre les protestants et les catholiques unis. Ne lui suffisait-il pas de paraître pour vaincre ? Pures illusions, et si vite dissipées.

Le César qu'elle imaginait ne résista pas à l'épreuve de quelques mois de campagne dans le Midi ; le grand roi, qu'elle se flattait de former et aussi de conduire, s'aliéna en deux ans les princes, l'aristocratie, la noblesse et la nation par sa hauteur, sa paresse, ses mignons et son mauvais gouvernement. Le due d'Alençon s'enfuit du Louvre et prit le commandement des rebelles, qu'une armée de protestants d'Allemagne renforça. Catherine, tremblante, accorda aux coalisés et à leur chef des conditions de paix si avantageuses que les conseillers de jeune barbe d'Henri III l'accusèrent d'incapacité ou même de faiblesse pour le fils coupable. Voyant l'effet de ces attaques perfides sur l'esprit et le cœur du Roi, elle l'aida, malgré qu'elle en eût, à réparer l'humiliation de sa défaite, au risque d'une nouvelle humiliation. Elle parvint à lui ramener le duc d'Alençon, promu depuis sa victoire duc d'Anjou, et Damville, et, grâce au concours ou à la neutralité des catholiques modérés, lui permit de battre les huguenots et de restreindre à deux villes par bailliage la liberté de conscience et de culte qu'il avait été forcé d'étendre à tout le royaume. Mais, après cette satisfaction d'amour-propre, elle ne songea plus qu'à lui procurer le repos qu'il estimait le plus grand des biens et qu'elle, expérience faite de son incurable inertie, regardait comme une impérieuse nécessité'. A cinquante-neuf ans, elle partit pour le Midi lointain, qui était de toutes les régions de France la plus divisée par les passions religieuses, la résistance des réformés au dernier édit de pacification, la formation des ligues catholiques, la lutte ou même la guerre entre les ordres et l'esprit d'indépendance des gouverneurs. Elle s'y attarda dix-huit mois, au hasard des mauvais gîtes et des rencontres dangereuses, malgré le risque du loin des yeux, loin du cœur, et s'efforça de réconcilier le Roi avec ses sujets et les sujets entre eux.

Mais elle ne réussit qu'à gagner du temps. Les protestants refusèrent d'exécuter la convention de Nérac qu'ils avaient débattue longuement et conclue avec elle. L'agitation recommença et s'étendit. Les Etats de Bretagne, de Normandie, de Bourgogne protestaient avec menaces contre l'aggravation des impôts. Il y eut des émeutes de paysans en Normandie et une tentative de complot où de grands seigneurs de la province étaient compromis. Le duc de Guise, que rendaient suspect les sympathies des catholiques ardents, avait quitté la Cour avec éclat. Henri III avait contre lui les huguenots et il n'avait pas pour lui tous leurs ennemis. Des brasseurs de troubles allaient de parti en parti et de province en province, et trouvaient partout des oreilles complaisantes. La retraite du duc d'Anjou en son apanage, qui annonçait une nouvelle rupture des deux frères, augmentait les chances de guerre civile et les dangers du Roi. Catherine voyait clairement que toute son habileté ne suffirait pas à contenir le mécontentement public et que l'aide du Duc y était indispensable. La casuistique politique du temps — la Reine-mère ne le savait que trop — reconnaissait aux princes du sang et à plus forte raison à l'héritier présomptif le droit de défendre les intérêts de l'État contre les fautes des gouvernants. Ces conseillers-nés de la Couronne, et qui en étaient comme les copropriétaires, donnaient à une prise d'armes, en y adhérant, le caractère d'une Ligue du Bien public ; ils lui ôtaient, en la combattant ou même en la désavouant, les meilleures chances de succès et de durée. Catherine a dû regretter plus d'une fois qu'Henri III ne comprit pas la situation privilégiée de Monsieur, la seconde personne de France, ou que, s'il la comprenait, il ne fit pas violence à ses rancunes. Elle le savait si enclin à régler sa faveur sur ses sentiments qu'elle pouvait, connaissant sa haine pour son frère, appréhender pour elle-même les suites d'une tentative de conciliation. Mais elle continuait à l'aimer tant que, jugeant d'un intérêt vital de maintenir au moins une apparence d'accord entre ses deux fils, elle s'exposa jusqu'à lui déplaire pour le mieux servir. Elle lui insinua doucement et finit par lui persuader, non sans peine, quoique ce fût son bien, de déléguer à son frère l'honneur de traiter avec les protestants du Midi, qui s'étaient encore une fois soulevés. Elle accueillit avec empressement les avances de la reine d'Angleterre, qui coquetait avec la France aux mêmes fins politiques qu'en 1571, et elle négocia, avec autant d'ardeur que si elle eût pensé réussir, le mariage de son plus jeune fils avec une souveraine, dont la différence d'âge allait s'accentuant d'un fiancé à l'autre. Elle cherchait à le contenter ou à l'amuser pour le soustraire à la tentation de brouiller au dedans. Mais il ne se payait pas d'espérances ou de satisfactions de vanité.

Il avait repris les projets de conquête de Coligny sur les Pays-Bas pour s'y tailler une principauté indépendante et il aurait voulu que le Roi, à défaut de concours direct, lui permit de faire des levées en France, comme à l'étranger, et lui donnât de l'argent pour entretenir ses soldats. C'était demander à ce frère, qui le détestait, de rompre avec l'Espagne, la première puissance militaire du temps, d'achever la ruine de ses finances et d'abandonner son royaume au passage et aux ravages des gens de guerre. L'indignation d'Henri III fut un moment si vive qu'il convoqua les compagnies d'ordonnance et commanda aux gouverneurs de disperser par la force les bandes qui marchaient contre les Pays-Bas. Catherine, qui appréhendait, elle aussi, les conséquences de cette aventure, s'était efforcée d'en détourner le Duc, aussi longtemps qu'elle put, par conseils, remontrances, prières et promesses mais quand elle le vit disposé à soulever le royaume plutôt que d'y renoncer, elle aima mieux courir le risque des représailles espagnoles que le danger d'une guerre plus que civile. Soutenir cette offensive en Flandre, sous main, ce serait, exposa-t-elle au Roi le moyen, sans provoquer une contre-attaque, de conjurer les troubles. Philippe II, vieil et caduc et qui avait tant d'autres affaires, se bornerait, sauf l'injure d'une agression directe, à se défendre, sans riposter, mais elle ne réussit qu'à rassurer Henri III sans le passionner. Il la laissa faire par faiblesse, par paresse, par peur d'une insurrection, et se désintéressa de l'entreprise. Il ne retrancha rien de ses plaisirs pour y aider et la favorisa au plus bas prix possible.

Catherine, au contraire, était si convaincue que la paix intérieure était liée à la fortune du Duc qu'elle, naturellement craintive et habituée à cheminer à couvert, osa braver en face la puissance espagnole. Sous prétexte des droits qu'elle disait tenir de la reine Mathilde, sa parente, — une revendication où il y avait d'ailleurs une bonne part de vanité — elle s'avisa de disputer la couronne vacante du Portugal à Philippe II, fils d'une infante portugaise, afin d'avoir une raison spécieuse de lui faire la guerre. Son intention n'était pas de lui enlever de force cet héritage, ni même, comme on l'a supposé récemment, de fonder une nouvelle France dans l'Amérique du Sud portugaise. Elle voulait simplement occuper les Açores et Madère, qui commandent les routes de l'Amérique et de l'Inde, et, après ce premier succès — mais seulement après — débarquer au Brésil. Que le Duc, déjà maître de Cambrai, se maintînt aux Pays-Bas, et qu'elle pût, de ces postes insulaires, saisir au passage les galions d'Espagne, alors elle se retournerait vers Philippe II pour traiter avec lui les mains pleines et l'amener par échange et composition à donner une infante en mariage au duc d'Anjou avec tout ou partie des Pays-Bas pour dot. Ainsi les mécontents seraient privés de leur chef naturel et le Roi débarrassé, aux dépens des Espagnols, du plus redoutable de ses sujets. Pacifique par nature et par calcul et redevenue belliqueuse uniquement par sollicitude maternelle, elle travaillait à la grandeur d'un de ses fils pour garantir le bonheur de l'autre. Et le fait est qu'après la mort du duc d'Anjou, il ne fut plus question d'expéditions navales et militaires.

Il est vrai que certains contemporains de Catherine et, par exemple, les Italiens expliquent autrement ses complaisances pour le duc d'Anjou. Ce ne serait pas par amour d'Henri III, mais en prévision d'une vacance du trône, qu'avertie par les morts précoces de François II et de Charles IX, elle aurait secondé le dernier de ses fils, héritier présomptif et souverain en expectative, pour s'assurer, le cas échéant, la première place dans un nouveau règne. Les secours qu'elle lui fit passer en Flandre, la poursuite de son mariage avec Elisabeth et la diversion en Portugal étaient destinés à lui prouver que, même au risque de heurter les sentiments du Roi, elle cherchait à faire de lui un prince souverain, en attendant la couronne de France. Mais ce n'est là qu'une hypothèse. Les politiques de l'école et du pays de Machiavel, sans oublier les pamphlétaires qui recueillent ou inventent toutes les raisons de dénigrer, ignorent ou refusent d'admettre que le sentiment a son rôle dans l'histoire. Ils ne prêtent que des calculs à cette souveraine, qui, quelque maîtrise qu'elle eût, avait les nerfs, le cœur et les prédilections d'une femme. Elle aimait tous ses enfants, et sur ce point on peut croire sa fille Marguerite, dont elle a puni sans pitié les fautes politiques, sinon l'inconduite. Mais il y en avait un qu'elle préférait de beaucoup à tous les autres et celui-là il n'est pas niable qu'elle l'a favorisé pendant tout le règne de Charles IX, avec une tendresse presque coupable. On vient de voir combien de fautes, et de quelles conséquences, elle a commises, avant et après son avènement, par excès de zèle et de passion maternelle. Les faits et la correspondance témoignent qu'elle n'a jamais cessé de l'aimer et que, malgré ses déceptions, elle l'a toujours autant aimé. Aussi, pour avoir le droit de conclure qu'elle s'est dès le début du règne réservée pour le règne prochain et qu'elle a réglé sa conduite sur cette vue d'avenir, il faudrait prouver que, pour le bien d'Henri III, elle aurait dû adopter une politique autre que celle qu'elle a suivie. Après la constatation, qui ne prit pas plus de deux ans, de l'impopularité du Roi et du pouvoir d'opinion de Monsieur, son frère et son successeur désigné, il n'y avait d'autre remède à l'action anarchique des partis que de contenter le duc d'Anjou. Le laisser en liberté sans le satisfaire, c'était l'induire en tentation de révolte, où il ne faillirait pas, comme auparavant, de succomber. Le tenir en prison, d'où il s'était d'ailleurs échappé deux fois, c'était fournir aux opposants des deux religions le mot d'ordre et le prétexte d'une prise d'armes générale. Une première guerre entre les deux frères avait affaibli l'autorité royale et fortifié le parti protestant, et le mal n'avait été réparé, et seulement en partie, que grâce au concours du Duc lui-même. Une seconde guerre, sous le même chef, menaçait de ruiner la monarchie et d'emporter le monarque. Pour le salut d'Henri HI, il fallait éviter à tout prix la rupture. Les sacrifices d'hommes et d'argent en Portugal, aux Pays-Bas, et l'hostilité de l'Espagne furent la rançon de la paix intérieure. Mais le bénéficiaire savait très bien qu'elle ne travaillait pas pour lui. Ne lui avait-elle pas démontré plusieurs fois, de bouche et par lettre, les difficultés, les dépenses et les médiocres chances de succès de son entreprise ? Ne l'avait-elle pas rappelé vivement à ses devoirs de sujet et d'héritier présomptif qui l'obligeaient à faire passer l'obéissance au Roi et l'intérêt du royaume avant ses appétits de conquêtes ? N'avait-elle pas retardé l'expédition autant qu'elle l'avait pu et jusqu'au dernier moment essayé de l'empêcher ? Si elle avait tenu à se concilier la faveur du roi de demain, elle n'aurait pas mis tant de mauvaise grâce et de lenteur à le servir. Sa principale préoccupation, qu'on ne peut dire égoïste, fut toujours de faire vivre en paix ses deux fils et pour la sécurité de celui qui lui était le plus cher, de doter princièrement l'autre aux dépens de Philippe II.

Le même souci maternel suffit à expliquer son grand effort pour maintenir l'union entre les catholiques après la mort du duc d'Anjou. Henri III n'avait pas d'enfant ni aucune chance d'en avoir. Son successeur légitime était, selon la loi salique, le roi de Navarre, Henri de Bourbon, premier prince du sang, né catholique, élevé par sa mère dans le protestantisme, converti de force à la Saint-Barthélemy, et revenu au prêche après sa fuite. Les princes et la nation catholique ne voulaient pas pour roi de ce relaps. Ils formèrent une Ligue pour obtenir d'Henri III, par injonctions d'abord et en dernier lieu à main armée, qu'il déclarât ce Bourbon hérétique déchu de tous ses droits à la couronne, qu'il reconnût pour héritier présomptif le vieux cardinal de Bourbon, et qu'il fit aux protestants une guerre d'extermination. Henri III résista tant qu'il put par respect du droit dynastique, par haine des sommations et par amour de ses aises. On a prétendu que Catherine, en menant son fils de capitulation en capitulation, avait l'arrière-pensée de préparer l'avènement au trône du duc de Lorraine, son gendre, ou du marquis de Pont-à-Mousson, son petit-fils. Mais elle n'en a jamais rien laissé voir. La lecture de ses lettres prouve au contraire que dans les négociations avec le duc de Guise, le cardinal de Bourbon et les autres chefs de la Ligue, elle chercha toujours à les apaiser, c'est-à-dire à les désarmer, au minimum de concessions possible. Sans doute elle estimait que si son fils était réduit à faire la guerre, il valait mieux pour lui marcher à la tête des catholiques contre les protestants que de s'aider de la minorité protestante contre la majorité catholique. Mais elle travailla de toutes ses forces à lui épargner cette alternative. Elle aurait voulu décider le roi de Navarre à se convertir pour détacher de la Ligue tous ceux des catholiques qui ne s'y étaient affiliés que par peur d'une dynastie protestante. Elle lui offrit même à cette condition de faire annuler son mariage avec Marguerite, cette grande amoureuse, devenue pour surcroît de griefs ligueuse, et qu'elle avait fait enfermer dans le château fort d'Usson. Peut-être a-t-elle eu une pauvre opinion, et si fausse, d'un prétendant qui refusait d'échanger la Bible contre l'expectative d'une couronne, mais elle a dû se dire qu'après tout c'était son affaire. Henri III n'avait que deux ans de plus que lui ; sauf accident, la question de la vacance du trône ne se poserait pas de sitôt. Elle n'était pas femme, alors que tant de difficultés la pressaient, à s'inquiéter d'une échéance qui vraisemblablement ne se produirait qu'après sa mort. A supposer qu'elle fît des vœux, dont il n'y a pas un témoignage certain pour le marquis de Pont-à-Mousson, le fils de sa fille, elle savait bien que l'abrogation de la loi salique ouvrirait la voie à d'autres candidatures : celle de l'infante Claire-Isabelle-Eugénie, fille d'Elisabeth de Valois et de Philippe II, et celle du duc de Savoie, Charles-Emmanuel, petit-fils de François Ier par sa mère, Marguerite de France. En cas d'élection par les États généraux, le duc de Guise serait le candidat de la nation catholique, et il n'était pas croyable que ce cadet de Lorraine sacrifiât ses chances à son cousin de la branche régnante. La désignation comme héritier présomptif d'un vieillard sexagénaire, Bourbon, mais catholique, contentait les ligueurs, et, en excluant le roi de Navarre, uniquement pour son hérésie, elle ne heurtait pas de front les partisans de la loi salique. Ce compromis n'a pas dû déplaire à la vieille Reine, amie du Cardinal et des ajournements. Mais l'assassinat du duc de Guise à Blois souleva la noblesse et les grandes villes ligueuses contre le roi meurtrier et Henri III fut obligé, pour se défendre, d'appeler à l'aide le roi de Navarre et les protestants.

Catherine mourut sur ces entrefaites. Brantôme croit que si elle avait vécu, elle aurait reconstitué le bloc catholique. Au vrai, il n'était pas en son pouvoir de réparer l'irréparable ; son rôle était fini et son système d'expédients hors de saison. En bien, en mal elle avait donné sa mesure. Elle avait réussi pendant trente ans à maintenir en équilibre l'édifice chancelant de la monarchie, malgré les plus violentes secousses. Aussi, à la juger sur sa force de résistance ou sur son bonheur, sera-t-on tenté de la ranger parmi les grandes souveraines. Mais elle ne mérite pas d'être placée si haut. Elle a eu de généreuses intentions et de nobles initiatives, mais il lui a manqué les moyens et même la volonté de mener à bien celles de ses œuvres qui dépassaient les fins immédiates de conservation et qui sont le triomphe de la tolérance, le maintien de l'autorité royale, l'accroissement de la puissance française. Elle a vécu au jour le jour.

Elle était trop préoccupée de l'intérêt des siens ou de son propre intérêt pour suivre une politique vraiment nationale. S'il faut entendre par amour du pays qu'elle avait une très haute idée, et d'ailleurs très légitime, de la grandeur de la maison de France où le hasard d'un mariage l'avait fait entrer, les preuves en surabondent dans sa correspondance. On peut alléguer aussi que plusieurs fois elle souhaita de pouvoir reconnaître par ses services les obligations qu'elle avait au royaume et à la dynastie. Elle se rappelait, après vingt-deux ans (10 août 1579), la défaite de Saint-Quentin (10 août 1557), qui, dit-elle, nous coûta si cher. Il y a d'elle un mot touchant sur le pauvre peuple français et l'affirmation répétée que Dieu, aujourd'hui comme autrefois, ne l'abandonnera point. Elle ajoute, il est vrai, immédiatement : ni elle ni ses enfants. Mais pitié, regrets, confiance en Dieu, gratitude personnelle et même orgueil familial et dynastique ne sont pas un programme d'action. Le souvenir du désastre de Saint-Quentin à l'un des anniversaires serait peut-être révélateur d'une peine profonde et durable, si l'arrivée, deux jours auparavant, à Grenoble, où elle était alors, du vainqueur même du 10 août, Emmanuel-Philibert, duc de Savoie, n'expliquaient pas suffisamment cette réminiscence. Il est permis de se demander si son indignation, en apprenant que le duc d'Anjou aux abois délibérait de vendre Cambrai aux Espagnols, est le cri de honte du patriotisme blessé ou simplement la constatation douloureuse que tant d'efforts, de dépenses et de sacrifices, aboutissaient au néant. Son plus beau titre de gloire, c'est la reprise du Havre, après la première guerre civile, et la réunion définitive de Calais à la France. Mais il faut bien dire que, sous peine de soulever la masse catholique, à qui le Colloque de Poissy et les hardiesses religieuses de sa Régence l'avaient rendue suspecte, elle était obligée de reprendre aux Anglais ou déclarer annexées pour toujours les places fortes que les chefs huguenots leur avaient livrées ou promises. A la même époque elle céda contre un secours, sans répugnance, parce que sans risques, à Emmanuel-Philibert, devenu le mari de sa chère belle-sœur, Marguerite de France, quelques-unes des villes piémontaises que le traité du Cateau-Cambresis avait laissées, au moins provisoirement, à la France. Elle n'eut pas un mot de protestation quand Henri III lui abandonna les autres à titre gracieux. Elle s'entremit en 1579 pour lui faciliter l'acquisition dans les Alpes Maritimes du comté de Tende que l'Amiral de Villars, qui en était seigneur, ne voulait céder qu'avec l'agrément du Roi très chrétien. On ne voit pas qu'elle se soit beaucoup émue en 1588 de la conquête par Charles-Emmanuel, le successeur d'Emmanuel-Philibert, du marquisat de Saluces, la dernière des possessions françaises d'outremonts. Et cependant elle n'ignorait pas combien il importait à la France de garder ces portes des Alpes pour rassurer les États libres d'Italie contre la crainte de l'hégémonie espagnole. Faut-il croire qu'ayant marié sa petite-fille, Christine de Lorraine, au grand-duc de Toscane, Ferdinand, et lui ayant fait donation de tous les droits des Médicis de la branche aînée, elle estimait qu'elle pouvait se désintéresser des affaires de la péninsule ? Ses visées sur Florence, au temps d'Henri II, sa velléité de rouvrir en 1578 la question d'Urbin, close depuis un demi-siècle, la revendication, quel qu'en fût le mobile, de la couronne de Portugal sont les indices, entre beaucoup d'autres, d'une ambition très personnelle. Elle ne s'est pas élevée jusqu'à l'idée abstraite de l'État ; elle a toujours travaillé pour ses enfants et pour elle.

Mais c'est son crime surtout, son grand crime, qui nuit à sa mémoire. Sans doute, ce ne fut pas uniquement sa faute si ses dispositions à l'égard des protestants passèrent de la bienveillance à l'hostilité. L'amour du pouvoir était, avec l'amour maternel, sa plus ardente passion. La plupart des réformés, en leur sectarisme béat, n'ont pas l'air de l'avoir compris. Au temps de ses plus grands services, ils se plaignirent toujours que ce ne fût pas assez. Ils exigeaient qu'elle se compromît pour eux, et cependant ils jetaient au travers de son ambition les droits des princes du sang, qui étaient destructifs de ceux des reines-mères, et ils lui signifiaient de toutes façons que, femme et étrangère, elle devait quitter la place. On ne pouvait être plus maladroit et, en quelque sorte, plus ingrat. Elle les soutint quelque temps par dégoût de la violence, par haine des Guise, par un juste orgueil de son initiative généreuse. Mais il lui eût paru ridicule de se perdre pour les sauver. Ils ne lui surent aucun gré, après la première guerre civile, de son retour à la modération. Ils l'accusèrent d'être allée à Bayonne concerter avec la Cour d'Espagne la ruine des Églises réformées de France et des Pays-Bas et ils en admirent pour preuve qu'elle ne voulût pas rompre avec Philippe II et libérer à tous risques et périls leurs coreligionnaires étrangers. Pour ces griefs d'ordre général auxquels s'ajoutaient quelques griefs personnels, leurs chefs tentèrent de l'enlever avec le Roi son fils et de se rendre maîtres du gouvernement et de l'État.

Le trait le plus ancien que les documents nous ont révélé du caractère de Catherine, c'est le souvenir des bienfaits et des injures. Le vicomte de Turenne, son cousin à la mode de Bretagne, qui la vit à Florence à neuf ans, dit que personne ne se ressentait plus que cette enfant du bien et du mal qu'on lui faisait. Les réformés en firent la cruelle expérience. Leurs révoltes, bien qu'elles apparaissent auréolées de prestige religieux, n'en étaient pas moins criminelles. Il n'y avait pas de tribunal en France ni ailleurs qui pût les absoudre ou les excuser d'avoir à Meaux, sans meilleure raison que leurs inquiétudes ou leur passion de prosélytisme, attenté sur la liberté du Roi et de sa mère. Catherine les jugeait dignes de mort et ne pouvant ni les traduire en Cour de Parlement, ni les réduire par la force, elle employa sans scrupules contre les plus redoutables d'entre eux les armes que lui suggéraient sa tradition italienne et son impuissance. Des tentatives d'empoisonnement et d'assassinat, elle glissa jusqu'au massacre. Elle était d'un temps où la vie humaine comptait pour rien ou peu de chose, et d'un rang qui passait pour dispenser des formes de la justice. Mais elle a outrepassé les bornes du droit royal de punir. Elle a ordonné l'égorgement en masse de gens de guerre, qui étaient d'anciens rebelles sans doute, mais réhabilités par les édits, rentrés en grâce et en faveur, venus à Paris pour un mariage, c'est-à-dire pour une fête de réconciliation, et dont quelques-uns étaient les hôtes même du roi en sa maison du Louvre. Le fait qu'elle n'a pas prémédité de longue main cette exécution, suivie de celle d'une multitude innocente dans toutes les parties du royaume, n'ôte pas à ce crime de l'ambition et de la peur son caractère atroce. Et cependant les mœurs d'alors étaient si cruelles et le préjugé du pouvoir absolu des rois si généralement établi que, malgré ce forfait, la Reine-mère a trouvé un appréciateur indulgent à qui on ne se serait pas attendu. Un homme qu'elle n'aimait pas et qui le lui rendait bien, son gendre, le roi de Navarre, devenu roi de France et, depuis son retour au catholicisme, maître obéi de ses sujets des deux religions, le signataire de l'Édit de Nantes, Henri IV enfin, causait un jour avec Claude Groulard, premier président au Parlement de Rouen, de soir prochain mariage avec une autre Médicis, Marie, nièce du grand-duc de Toscane, Ferdinand. Groulard, catholique violemment modéré et qui rendait Catherine responsable de tous les méfaits de la Ligue, lui fit observer que s'il se mariait à Florence d'où le mal seroyt (était) venu en France, de là la guérison viendroit. Quelques uns m'ont desjà dit cela, me respondit-il, et adjousta (ce que j'admiray). Mais, je vous prie, dict-il, qu'eust peu faire une pauvre femme ayant par la mort de son mary cinq petits enfants sur les bras, et deux familles en France qui pensoient d'envahir la Couronne, la nostre et celle de Guyse ? Falloit-il pas qu'elle jouast d'estranges personnages pour tromper les uns et les autres et cependant garder, comme elle a faict, ses enfans, qui ont successivement régné par la sage conduite d'une femme sy advisée ? Je m'estonne qu'elle n'ai encore faict pis.

Avait-il oublié la Saint-Barthélemy ?

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Le jour où, dans une lettre de conseils à sa fille, longtemps après la mort de Diane de Poitiers, il lui échappa de traiter la maîtresse de son mari de p....., elle s'en excusait : C'est un vilain mot à dire à nous autres (honnêtes femmes).