THIERS — 1797-1877

 

XXIX. — LA PRÉSIDENCE.

 

 

Son élection à la présidence, le 30 août 1871, marqua à peine une trêve. Il adresse à l'Assemblée un bref message le 1er septembre : il la remercie de sa confiance en lui ; elle peut compter qu'uni profondément à elle, d'intention et de durée, il tâchera panser les plaies du pays, pour le rendre, le plus tôt possible, bien ordonné, pacifié au dedans et au dehors, affranchi de l'invasion étrangère, et de plus, honoré, aimé, s'il est possible, des nations des deux mondes. Union quant aux buts, sûrement pas quant aux moyens. La droite n'a pas souscrit de bon cœur à une proposition qui consacre constitutionnellement la République. Elle va s'attaquer aux ministres républicains avant d'attaquer le Président ; comme dit Rouher, elle mange l'artichaut feuille à feuille.

De Londres, le duc de Broglie se réjouit de la proposition Rivet : Il y a toujours avantage à appeler les hommes et les choses de leur nom véritable. Il fallait, répond Thiers, donner cette satisfaction à la gauche modérée ; pour lui, sa tâche accomplie, il sera heureux de trouver un successeur, homme ou chose, car, dit-il, bien que ma santé soit assez bonne, je sens venir le terme de mes forces, et je voudrais bien sincèrement avoir le temps d'écrire encore quelque chose. Et Broglie de répondre à son tour : Je ne me corrigerai certainement pas du désir de m'entendre avec vous, et du regret de ne le pouvoir pas toujours. Le 13 septembre, la proposition de prorogation de l'Assemblée déposée par Target motive un nouveau message du Président : après une session aussi longue et aussi dure, le gouvernement a besoin d'un répit non pour se reposer, mais pour travailler, et l'Assemblée d'une reprise de contact avec ses électeurs, en vue de l'élection des conseils généraux ; il faut savoir du pays lui-même comment il entend se constituer, soit suivant une tradition millénaire, soit en revêtant une forme nouvelle. La prorogation est votée, et la rentrée fixée au 4 décembre. En fait, l'Assemblée a beaucoup perdu de sa popularité ; les plus clairvoyants de ses membres s'en aperçoivent ; ce qu'elle a perdu, le Président l'a gagné. Les journaux de droite prennent un ton chagrin et taquin que Charles de Lacombe ne croit ni juste, ni politique, tout en estimant urgent de demander à Thiers, qui tend toujours vers la gauche, une politique décidément et publiquement conservatrice. Emile Ollivier explique l'attitude du Président en en faisant un disciple de Proudhon ! Thiers semble répondre au vœu de Lacombe lorsqu'il écrit : Il faut donc être conservateur ; je le suis plus que vous tous, mais je le suis en homme politique, qui sait son métier, et qui comprend que pour maintenir l'ordre il faut n'être l'homme d'aucun parti. Les élections cantonales marquent un succès pour les républicains conservateurs ; Duvergier, qui depuis plus de trente ans conseille Thiers avec une franchise et une netteté de vues précieuses, lui trace la voie : Je vous en prie, restez fermement attaché au gouvernement qui nous divise le moins. La République n'est pas en faveur dans nos départements, mais les républicains ont tout fait pour la perdre ; il faut que les conservateurs prennent garde de perdre la cause de l'ordre, ce qu'ils feraient s'ils se séparaient des républicains modérés pour satisfaire des fantaisies dynastiques. Picard disait l'autre jour à Jaubert : La République avec les conservateurs. Ce doit être la devise du nouveau gouvernement.

L'Assemblée rentrée le 4 décembre, le Président lit son message le 7. La situation justifie un certain optimisme : relations paisibles avec l'Europe, principales difficultés réglées avec la Prusse, 6 départements occupés au lieu de 36, 2 milliards payés sur 5, le crédit consolidé malgré un embarras monétaire passager, la rentrée facile des impôts nouveaux présageant le retour de l'équilibre financier, la reconstitution de l'armée, l'activité de l'industrie, l'ordre matériel rétabli ; seul, l'ordre moral laisse à désirer, surtout dans le midi ; enfin des négociations se poursuivent pour le renouvellement des traités de commerce. Quel contraste avec la situation léguée par l'Empire ! Le Président doit, par son impartialité, être une moyenne acceptée par les partis raisonnables et imposée à ceux qui ne le sont pas : il se considère comme un administrateur délégué par une Assemblée souveraine, pour réorganiser le pays. Le pays est sage, il faut se garder des partis qui voudraient ne pas l'être. La droite interrompt plus que la gauche qui traite l'auteur du message de gargotier monarchique. Jules Ferry transmet à son frère Charles l'impression désolée qu'il en reçoit : Je t'apporte aujourd'hui un surcroît de découragement, et je t'en demande pardon. Il ne vient pas de moi, mais de ton chef, de celui que Favre appelle le petit roi ! Le message d'hier est un sujet d'affliction générale. La droite sourit du désappointement de la gauche. Thiers n'a contenté personne : Rien de l'enseignement obligatoire, rien de Paris. Vis-à-vis de la Chambre une attitude plate, qui ne peut être sincère, et dont personne ne lui sait gré... Pas un mot de la République, pas même le mot. Il semble passer à droite, contrairement à son langage habituel, à ses confidences, à celles de ses ministres. Sommes-nous joués ? Entre les d'Orléans, auxquels une loi rend les biens confisqués en 1852, et qui prennent position, et les Bonaparte qui conspirent ouvertement, Thiers ne peut durer que s'il a un plan et une politique. Du centre gauche aux confins de la gauche radicale, on veut le mettre en demeure, on ne veut plus d'atermoiements.

Il est vrai que le prince Napoléon tenta un coup au conseil général de la Corse. Il est vrai que Thiers eut, le 8 décembre, une entrevue avec les princes d'Orléans : il voit des inconvénients graves à leur entrée à la Chambre, et estime toujours valables les engagements qu'ils prirent de ne pas siéger durant cette législature. Les princes répondent que la situation changea le jour où Thiers devint Président de la République : leur engagement expira du coup ; le duc d'Aumale se plaint qu'il ait plusieurs fois comparé les d'Orléans aux Bonaparte. On se sépare sans conclure. Le 12, conversation avec Lacombe qui dit : Il faut toujours rester sur le terrain conservateur et ne pas parler de République. Thiers répète : Oui, oui, il ne faut pas parler de République. Mais il redoute les intrigues de Decazes en faveur des princes. Il répète qu'il ne tient pas au pouvoir, qu'il a les yeux malades. Avec une sincérité toute filiale, Lacombe, qui lui est très attaché, lui dit : Ne répétez pas si souvent que vous ne seriez pas fâché d'être débarrassé des affaires. Cela peut blesser la majorité, à qui vous avez l'air de mettre le marché à la main. Puis, à force de vous l'entendre dire, le pays s'habitue à cette idée-là. J'ai entendu beaucoup de personnes me dire ces vacances : enfin, M. Thiers peut s'en aller d'un moment à l'autre, il faut avoir quelqu'un. Or, il faut que le pays attache au pouvoir une idée de permanence.

Le bruit se répand que les princes viendront à l'Assemblée le 18 : ils ne viennent pas ; chaque député trouve à sa place un n° des Débats contenant le texte des lettres à leurs électeurs où ils se déclarent déliés de tout engagement ; Thiers ne partage pas cet avis ; ils en appellent à l'Assemblée qui estime n'avoir ni responsabilité à prendre, ni avis à donner sur des engagements auxquels elle n'a pas participé. La journée est bonne pour vous et pour votre œuvre, écrit C. Périer au Président ; médiocre pour l'Assemblée, mauvaise pour les princes. Comme ils auraient mieux fait de croire ceux qui leur conseillaient de se tenir tranquilles ! Loin de là : ils viennent siéger le lendemain ; mais sans bruit, modestement ; ils s'asseoient l'un à côté de l'autre sur les bancs du centre droit. Irrité, Thiers, sûr des tendances du suffrage universel, sûr que les républicains et les légitimistes s'opposeraient à toute tentative en faveur des princes d'Orléans qu'il eût préférés à tous autres, tenu par ses devoirs envers la France et sa loyauté envers les partis qu'il a pour mission de pacifier, prend nettement position le 26 décembre, en adhérant à la République pour laquelle il demande l'essai loyal, au beau milieu de son discours sur l'impôt sur le revenu.

La situation se tend. Thiers s'irrite facilement. Ses provocations disproportionnées ne visent peut-être qu'à contraindre l'Assemblée à des amendes honorables, mais il se prend au jeu. De jeunes irrévérencieux comme Paul Cambon, agacés, le traitent de vieille garde de 1830 et 1848, et lui seraient ennemis si la droite ne se montrait aussi malhonnête pour leurs amis, si aveuglément hostile à Paris. Le petit roi intimide ses ministres, sauf Dufaure qu'il ménage. Il n'aime pas être contrôlé, encore moins défendu. Son cabinet, composé de la fleur des hommes éloquents, en est à la portion congrue de la parole dit Favre à Jules Ferry. Tantôt l'un, tantôt l'autre se prépare à charmer l'Assemblée : au moment où il va commencer, le maître incomparable quitte vivement son petit paletot, et le ministre supplanté le voit à la tribune avant même d'avoir essayé d'y monter. Le 18 janvier 1872, Duvergier l'engage à ne plus faire de concessions, car la commission des Trente paraît vouloir lui imposer non un modus vivendi, mais un modus moriendi. Le jour où il est battu dans le vote de l'impôt sur les matières premières, impôt dont Paul Cambon disait que les industriels marseillais lui préféreraient Esquiros ou Manteuffel, il se lève, sort de la salle suivi de ses ministres, écarte sans dire mot les importuns qui se pressent sur son passage, mais se dédommage en cours de route : Eh bien ! Qu'ils s'en tirent maintenant ! Qu'ils en trouvent un autre pour leur cuisiner leur République ! Il traite Buffet de canaille et Féret de crétin. Lorsqu'on lui apporte l'ordre du jour faisant appel à son patriotisme et refusant sa démission, il se montre profondément ému : c'est par conviction qu'il soutient certaines opinions avec vivacité, mais sans irritation ni susceptibilité ; et puis, la fatigue le gagne, sa santé faiblit ; il craint de ne pas répondre à ce qu'on attend de lui ; enfin, il cède ; on se congratule. A Paris, l'émotion fut intense : Qu'allons-nous devenir ? Que va faire M. Thiers ? En débarquant à la gare Saint-Lazare, les voyageurs venus de Versailles s'écrient : Il reste ! Il reste ! C'est bien de Thiers, et de lui seul, que le pays attend la direction et le salut. Aussi, lorsqu'on lui détache Lacombe pour savoir s'il accepterait un vice-président : jamais ! Ce projet est absurde ; je n'y ai jamais songé. D'abord, le pouvoir ne sera jamais vacant. Si je donnais ma démission, je continuerais à expédier les affaires jusqu'à ce qu'on m'ait remplacé. Si je venais à mourir, il y a Dufaure, qui est vice-président du Conseil et qui tiendrait le pouvoir. Oh ! Je sais que je puis être assassiné, quoique je sois bien gardé. Et pais, je dépense beaucoup de vie, je suis très nerveux, on me trouvera un jour mort dans mon lit. Pourtant, je ne crois pas... Lacombe lui apprend que l'idée de la vice-présidence vient de la gauche et du centre gauche. Oh ! Je les ferai taire. Ils ont passé la nuit ici le soir de ma démission, ils étaient à mes pieds. Un compétiteur ? Un censeur ? Jamais il n'acceptera cela.

Falloux tente sans succès un nouvel essai de fusion. Alors la majorité envisage une fusion parlementaire, le renversement de Thiers, la lieutenance-générale au duc d'Aumale. Après le discours du 28 mai 1872, où le prince exalte le drapeau tricolore, on dit : Le comte de Chambord a un sujet de moins, et M. Thiers un neveu de plus. Le comte de Chambord incrimine ces combinaisons stériles et refuse encore de devenir le roi légitime de la Révolution. La fusion parlementaire échoue, comme l'autre. Par contre, on parle d'une restauration impériale. Thiers n'y attache guère d'importance, mais fait surveiller la côte par un aviso, pour prévenir un débarquement annoncé de Napoléon III. Il en tire argument pour démontrer à Lacombe que si les monarchistes le renversent, leurs divisions ouvriront la porte au césarisme ; encore quelques mois, et il libérera le territoire, puis s'en ira. Conciliabules, sourdes intrigues : Thiers, aussitôt averti, crible d'épigrammes ses adversaires. Idiots, imbéciles ! grogne-t-il. Il s'amuse à observer au duc de Broglie qu'on peut tout de même vivre en Suisse, où les radicaux gouvernent : Je sais bien que ce sont des gens grossiers et mal élevés qui gouvernent, et que c'est là ce qui déplaît à vos parents et à vos amis qui sont des aristocrates comme vous. Mais il faut en prendre son parti : c'est la démocratie, et on peut vivre avec un gouvernement mal élevé. Le duc riposte par des impertinences et prononce le nom de Mac Mahon parmi les monarchistes ; depuis son retour de Londres, son influence grandit à l'Assemblée ; ses attaques provoquent la colère de Thiers. Le public, lui, n'aime pas cette Assemblée réactionnaire ; à Thiers seul on reconnaît de la fermeté et du bon sens, et on murmure : Est-ce que le père Thiers ne foutra pas bientôt ces gens-là à la porte ? A ceux qui lui reprochent de ne pas gouverner avec la majorité, il répond : Je la cherche, cette majorité, et je trouve la conspiration. L'Assemblée se sépare le 20 mars. Gambetta commence sa campagne dans les villes de province. Il dit de Thiers : Il y a quelque chose de plus beau que d'avoir écrit les annales de la Révolution française, c'est de l'achever en couronnant son œuvre par la loyauté, par la sincérité de son gouvernement. Et le Président profite de ces vacances parlementaires pour donner sa première grande soirée à l'Elysée.

Il assiste le 22 avril à la séance de rentrée de la Chambre. Le lendemain, on apprend qu'une indisposition subite l'a frappé : l'inquiétude se propage, la Bourse baisse. Le jour même, il se rétablit et reparaît, alerte et dispos. L'enquête sur les responsabilités de la guerre ayant amené la rentrée parlementaire de Rouher qui défend l'Empire et prononce un réquisitoire contre le gouvernement de la Défense nationale, le duc d'Audiffret-Pasquier réplique, le 22 mai, et, désignant Thiers : Le pays ne sait pas ce que ces 14 mois ont pesé sur cette tête blanche. Et quand vous l'aviez devant vous hier, quand vous avez pu surprendre sur son visage les traces de la fatigue, vous êtes-vous souvenu de ce temps où il avait lutté contre vous, où, avec un patriotisme admirable, éclairé par une vieille expérience, il avait combattu toutes vos folies ? Debout en un élan d'enthousiasme, presque tous les députés acclament ces paroles. Malgré tout, l'hostilité des partis ne lui laisse aucun répit, à ce moment où il négocie la libération définitive, discute la loi militaire, et prépare l'emprunt de 3 milliards. Il répète : la République conservatrice ! Quel inconvénient à ce provisoire qu'est la dictature de la capacité ? Des heurts se produisent ; à la sortie étroite qui se trouve au bas de la tribune, Paulin Gillon le croise, et lui reproche d'avoir, l'avant-veille, infligé à la Chambre l'apparence d'une docilité. Mais je suis libre, Monsieur. — Moi, aussi, je suis libre !Monsieur, je n'ai jamais été le commis d'une monarchie, je ne serai pas le commis d'une République. Charles Ferry se plaint à son frère que le Président fasse prévaloir une politique inspirée par l'égoïsme bourgeois, et escamote la substance de la République en en conservant le nom. D'autre part, les chefs monarchistes, le conseil des Neuf, émus par les élections radicales du 9 juin 1872, et par sa menace de démission du 10, lui demandent ses intentions, l'adjurent de prendre dans la majorité un ministère décidé à combattre le radicalisme. Il les écoute, les mains aux genoux, les yeux mi-clos fixant le tapis. Quand ils ont fini, il relève lentement la tête, sourit, se prétend plus conservateur que la majorité et, au duc de Broglie qui parle avec une certaine acrimonie, déclare qu'il doit garder loyalement le dépôt de la République ; les divisions des monarchistes rendent la monarchie impossible ; le pays se tourne vers la République qui existe en fait ; et Thiers esquisse un programme de Constitution qui permettra de résister aux entreprises de la démagogie. Le pays vote pour les radicaux parce qu'il veut affirmer sa volonté républicaine. Après tout, dit-il aux monarchistes, puisque vous êtes la majorité, pourquoi ne proposez-vous pas vous-même qu'on rétablisse la monarchie ? Il ajoute, en reconduisant ses interlocuteurs après une entrevue qui dura 2 heures et demie : Que voulez-vous ! La République est de ces choses que l'Empire nous a léguées, avec tant d'autres. Et les Débats appellent cette démarche : manifestation des bonnets à poil.

Désormais, c'est la guerre. Il faut l'interpeller sur tout, le harceler sur tout, afin qu'il n'y puisse pas résister, dit le duc de Broglie, qu'égare singulièrement la passion politique. Thiers se rapproche de la droite quand les négociations avec Berlin l'y obligent ; l'évacuation obtenue, il ne s'appuie que sur la gauche. Il répète à l'Assemblée : Vous nous avez donné une forme de gouvernement qu'on appelle la République. Lorsque le ministre de Goulard annonce le succès de l'emprunt de 3 milliards, il en fait honneur à la République conservatrice. Cette fois, Charles Ferry annonce à son frère : M. Thiers, soutenu par les fractions du parti républicain, sera plus fort qu'il ne l'a jamais été, et pourra regarder de haut les petites intrigues de la droite. Malheureusement, sa santé décline manifestement. Les amis de la maison s'en inquiètent, et ils ont raison. Espérons que l'absence de la Chambre lui rendra la santé. Huit jours plus tard, il continue : La scission entre M. Thiers et la droite s'accentue chaque jour davantage. Avant-hier, la droite a hué M. Thiers et a demandé son rappel à l'ordre. La gauche entière, devenue aujourd'hui la majorité ministérielle la plus compacte et la plus disciplinée, a bravé les injures de la droite. C'est un changement de décors des plus surprenants. Ce sont les orateurs de la droite qui ne peuvent plus se faire entendre. La gauche couvre leurs voix par le bourdonnement des conversations particulières. Gavardie traite les gauchiers de prétoriens. C'est à se tordre... M. Thiers n'à qu'à prononcer le mot République pour mener la gauche où il lui plaît. Comme toujours dans les circonstances importantes, Duvergier dit son mot dans la coulisse : les fureurs de la droite au mot de République ont contraint Thiers à se prononcer pour la République conservatrice, seule forme de gouvernement qui puisse rallier les opinions modérées, et c'est parfait ; il ne fallait pas laisser plus longtemps le pays dans l'indécision. Au jour du grand débat, il montrera sans peine que ce n'est pas lui qui rompit le pacte de Bordeaux, mais bien les auteurs des manifestes monarchiques et les pèlerins d'Anvers. Trois prétendants rendent la monarchie impossible ; la République conservatrice est la meilleure arme pour combattre la République radicale. Montalivet est entièrement d'accord avec Duvergier. Quant à Jules Ferry, évadé du vase clos de la politique intérieure, il découvre de son poste d'Athènes des horizons nouveaux : à l'étranger, les hommes d'Etat ont pour M. Thiers une admiration qui dépasse la nôtre. Il n'y a que deux hommes en scène, Bismarck et lui, et il est, lui, le sympathique, le favori. Il écrit à Antonin Proust : On ne comprend exactement la situation de Thiers qu'à l'étranger. Elle est immense, et les politiques — il en est de très fins dans les légations étrangères — trouvent que les républicains sont devenus très forts puisqu'ils ont su en tirer parti. A son frère Charles : Les étrangers disent crûment : les grandes choses faites par M. Thiers depuis un an. L'admiration qu'inspire le petit roi est une des passions de l'Europe.

Pendant que Thiers suit à Trouville les expériences d'artillerie, les commentaires des partis vont leur train. On pressent qu'à la rentrée il se passera quelque chose. La droite se figure volontiers que l'attitude de la gauche obligera le Président à se rapprocher des conservateurs. Lacombe confie à Falloux qu'à son avis Thiers n'entend favoriser, en fait d'améliorations, que celles qui consolideront son pouvoir personnel. Duvergier encourage son vieil ami à souffrir, par patriotisme, que l'Assemblée ne soit pas toujours de son avis sur les questions d'ordre législatif, mais il ne doit pas fléchir dans la direction générale de sa politique, ni se laisser envahir par les sentiments réactionnaires de la droite : il ne faut pas qu'en République, être républicain soit un motif d'exclusion ; la haine de la majorité pour les auteurs de la révolution du 4 septembre est un véritable scandale.

Le pays est calme et satisfait. Les adversaires du Président affermissent eux-mêmes son autorité, qui est immense et consolide la République. Ferry reconnaît que peut-être Thiers se serait fourvoyé en suivant les conseils qu'il lui donna ; un plein succès couronne au contraire sa politique de petits moyens, de détours, de tact. Il mérite la reconnaissance des républicains. A aucune époque on ne vit un tel dévouement, opiniâtre, continu, à ses devoirs et à sa patrie. Bien d'autres en sont persuadés : un comité se forme pour ériger un monument à Thiers ; en réponse, il dicte à B. Saint-Hilaire cette lettre au président du comité, Alfred de La Valette : Monsieur le Président, M. le Président de la République a eu connaissance, par voie indirecte, du projet que vous avez formé de lui élever un monument au moyen d'une souscription nationale. M. Thiers est très touché d'une intention qui ne peut qu'être fort honorable pour lui, en même temps que pour ceux qui ont bien voulu la concevoir. Mais je suis chargé par lui de vous prier de ne pas donner suite à ce projet. Les honneurs du genre de celui que vous avez le dessein de rendre à M. Thiers ne relèvent que de la postérité. Les contemporains ne peuvent jamais être de bons juges. En les supposant même tout-à-fait impartiaux, chose déjà difficile, ils ne sont pas placés de manière à ce que leur appréciation puisse être complète. La mort seule, en fermant la carrière, permet à l'histoire d'embrasser l'ensemble de la vie qu'elle interrompt, et qu'elle consacre. C'est à ce tribunal qu'il convient de laisser le soin de juger M. Thiers quand le moment sera venu. La France lui a décerné déjà la plus belle récompense qu'il pût recevoir de son vivant ; elle lui a confié le grand et laborieux devoir de gouverner. Il s'en acquitte avec le plus infatigable dévouement ; et tout ce que les bons citoyens, jaloux de lui témoigner leur reconnaissance, peuvent faire aujourd'hui pour lui, c'est de l'aider et de le soutenir dans la politique libérale et conservatrice qu'il a adoptée et qui peut seule assurer le salut de la société française.

Après Trouville, les intimes le représentent comme décidé à faire un pas de plus hors du provisoire, à mettre hardiment le marché à la main aux royalistes, à brusquerie dénouement. Gambetta poursuivait sa campagne de discours : il ménage Thiers. J'ai été, dit-il, pour ma part extrêmement sensible à l'honneur qu'on m'a fait, en associant mon nom à celui de l'homme éminent qui aura ce mérite, si rare en France, de subordonner ses convictions antérieures aux nécessités de la patrie et à la loi des événements... Vieillard expérimenté, plein de ressources, familier avec les difficultés de la politique, étonnant de zèle et d'activité pour la chose publique. Thiers qualifie le discours de Grenoble de mauvais, très mauvais, mais conserve son indulgence à l'orateur, tantôt gouvernemental et tantôt tribun tenu par sa clientèle ; il profite de la circonstance pour abonder dans le sens de Casimir Périer : Mon cher Casimir, ce n'est pas à moi qu'il faut prêcher la haine et le mépris de cette tourbe révolutionnaire, qui prend tous les titres, qui s'appelait républicains sous la monarchie, qui s'appelle radicaux sous la république, n'étant jamais contente de rien, parce qu'il lui faut toujours autre chose que ce qui existe, voulant manger, boire sans rien faire, et trouvant tout aussi bon, même meilleur, de dresser ses tables sur des ruines qu'au sein d'un pays prospère et tranquille. J'ai combattu ces gens-là toute ma vie, en 1834 sous le feu des barricades, et en 1871 en leur arrachant Paris malgré leurs 3.000 bouches à feu... Nous avons l'occasion de les combattre résolument et de les forcer à mettre au jour le vide de leur politique. Le mot de République conservatrice a, dans le pays, un succès immense.

A l'ouverture de la session, le 13 novembre, les esprits sont très excités ; Falloux vient de publier un article très vif contre Thiers. Le Président lit lui-même son message. Après un exposé flatteur de la situation économique et financière, il passe à la situation politique et prend définitivement position : la République existe ; elle est le gouvernement légal du pays ; vouloir autre chose serait provoquer une nouvelle révolution, la plus redoutable de toutes. La République sera conservatrice ou elle ne sera pas ; on ferait une œuvre d'un jour en établissant une république qui serait celle d'un parti. A ces mots, l'émotion est intense ; debout à leur banc, les députés crient et s'interpellent ; des membres de la droite se dirigent vers la tribune ; le centre se réserve ; la gauche applaudit à tout rompre. Le président Grévy suspend la séance. A la reprise, Audren de Kerdrel demande la nomination d'une commission chargée d'examiner le message. Thiers tient à honneur d'être jugé par le pays et par l'Assemblée. L'Assemblée, dit Grévy, peut répondre au message, mais non l'examiner ; elle adopte la proposition de Kerdrel modifiée en ce sens.

Thiers a mûrement réfléchi son acte : le régime actuel, une Assemblée unique et souveraine avec un pouvoir exécutif issu d'elle et responsable devant elle, ne peut être que provisoire ; l'extrême-gauche en souhaite la prolongation parce que ses principes révolutionnaires veulent une Assemblée unique et souveraine, l'extrême droite parce qu'elle espère restaurer la monarchie à la faveur du provisoire. Les partis du centre veulent organiser la République conservatrice ; personnellement, Thiers ne veut pas de la présidence à vie que lui offre le centre droit, il ne veut même pas d'une présidence trop prolongée, ni du rôle d'un petit usurpateur bourgeois profitant du malheur des temps pour s'imposer à la France. Il agit par dévouement patriotique, dans un intérêt de gloire qu'il avoue. Il lui paraît essentiel que l'Assemblée laisse après elle des pouvoirs publics suffisamment organisés. Quoi qu'il arrive, lui écrit Duvergier, ne parlez pas de démission. Restez à votre poste jusqu'à la dissolution de l'Assemblée. Vous seul pouvez modérer les élections prochaines. Les Français de Saint-Pétersbourg envoient au Président une adresse de félicitations à l'occasion de son message, et Jules Ferry s'épanouit d'aise et fond de contentement.

Le 18 novembre, Changarnier interpelle le gouvernement sur le banquet de Grenoble, et Broglie somme le Président de s'expliquer. Thiers se montre non pas irrité, mais blessé d'être traité en suspect alors que toute sa vie, et surtout ses deux années de pouvoir répondent pour lui ; il exige un ordre du jour de confiance que 263 voix contre 166 lui accordent. Mais la manœuvre du duc de Broglie l'a séparé de la gauche et de la droite, qui votèrent ensemble. Tandis qu'on lui met son paletot, il se plaint violemment à Lacombe qu'il prend par le bras : Vous devriez tous être à mes pieds. — Allons, M. Thiers ne dites pas de ces choses-là. Vous les avez condamnées dans la bouche de Napoléon 1er, ce n'est pas à vous, vieux parlementaire, à les répéter. — Eh bien ! Je laisse le mot, mais on devrait être pénétré de reconnaissance pour moi et on ne me témoigne que de l'ingratitude. Pour Lacombe qui s'est abstenu : Ceux qui se sont abstenu ne sont pas moins coupables que ceux qui ont voté contre. Thiers lui quitte le bras en arrivant dans la galerie des Tombeaux où l'attendent Mme Thiers et Mlle Dosne.

Son joug paraît intolérable à Falloux, qui décide de le traiter de haute lutte. Après discussion sur la responsabilité ministérielle et la création d'une 2e Chambre proposée par Thiers, la commission de Kerdrel demande à l'Assemblée de nommer une commission de 15 membres pour préparer un projet de loi : c'est là le but avoué ; ce que veut la commission, c'est interdire la tribune à M. Thiers. Dufaure demande en son nom la création d'une commission de 30 membres qui présentera un projet de loi sur les attributions des pouvoirs publics et la responsabilité ministérielle, mais outrepasse ses désirs et stupéfie la gauche en assurant que le gouvernement cherche un accord avec la majorité. Le lendemain, Thiers en revient très énergiquement à la politique de son message ; au dehors, sous une pluie battante, la foule attend. Il parle dans un silence où, au dire d'un huissier, les mouches n'osent pas voler. On lui reproche de monter trop souvent à la tribune : si on use d'un droit en l'y attaquant, il use d'un droit en répondant. Il n'a pas besoin de faire une profession de foi : il a toujours voulu le triomphe de l'ordre ; or dans une société ordonnée, tout doit s'obtenir par la discussion et le vote. Il a toujours rêvé pour son pays la monarchie constitutionnelle, mais les circonstances l'obligèrent à s'engager. On a parfaitement le droit de lui objecter : tenez vos engagements ; le jour où il quitte le pouvoir, son engagement est tenu. Si vous étiez à ma place, si vous travailliez 18 heures par jour comme je le fais, vous verriez si je puis tenir pour un motif quelconque à la conservation du pouvoir ! Il ne trompe personne : il ne partage pas les opinions de la gauche sur bien des questions, mais la gauche l'applaudit parce qu'il déclare aujourd'hui seule possible en France la République conservatrice. Pratiquement, on ne peut faire autre chose. Il réclame un vote de confiance ou de méfiance. Le projet de Dufaure est voté par 372 voix contre 335. A la gare Saint-Lazare, la foule accueille les députés aux cris de : Vive la République !

Le lendemain, 30 novembre, l'Assemblée vote un blâme au ministre de l'Intérieur, Victor Lefranc, à cause des adresses votées par les conseils municipaux en faveur de Thiers, qui ne vent pas rompre avec les radicaux. Thiers doit consentir une concession : il remplace Victor Lefranc par de Goulard, membre du centre droit. Et la droite ne se tient pas de joie lorsque Dufaure, d'accord avec son Président, combat vigoureusement Gambetta qui demande la dissolution de l'Assemblée. L'année finit dans une détente générale. La popularité de Thiers est réelle, et vient en grande partie, pense Renan, de ce que le pays voit en lui une garantie contre les excès d'une Assemblée qui ne le représente en rien. Les monarchistes ne s'entendent pas, dit Bismarck à Gontaut-Biron, il n'y a pas d'autre parti à prendre que de soutenir l'ordre de choses actuel : il faut que vous gardiez Adolphe Ier. Charles Ferry prétend qu'on ne le tirera du pouvoir ni par les pieds, ni par la tête. Quant à lui, il envoie à Chambolle cette jolie lettre, si doucement mélancolique : Vous m'écrivez du fond de votre douce et bien méritée retraite, et moi de l'enfer où je vis depuis deux ans et demi. Mais votre voix amie m'a fait un véritable bien, et je vous en aurais remercié plus tôt si j'avais eu un peu de temps. Mais les devoirs s'enchaînent les uns aux autres, tous urgents, et ne laissent pas un instant pour respirer. Que je regrette le temps où, avec une famille alors complète, avec quelques amis fidèles, unis avec moi d'esprit et de cœur, je voyais couler le torrent des choses sans être emporté par lui et sans la terrible charge de le diriger. Hélas ! On ne revient pas vers le passé ! Tout au plus peut-on jeter en arrière un regard triste et fugitif qui n'inspire que de douloureux regrets. Ne l'oubliez pas, et venez me voir la semaine prochaine à l'Elysée, et me rendre, autant qu'il est en vous, quelque chose de ces temps qui ne sont plus.

La trêve ne peut durer. Falloux est persuadé que Thiers ne lui accordera pas la vraie paix. Soyez donc sûr, dit-il à Lacombe, que vous ne trouverez nullement en moi un adversaire à outrance, mais un ami comme vous, c'est-à-dire un ami qui veut sauver M. Thiers de lui-même, et comprendre la France dans ce salut. On a conservé le souvenir d'une entrevue ménagée chez elle par Mme de Castellane à Thiers et à Falloux : le ton de la conversation monte tellement que la maîtresse de maison doit se retirer et les laisser seuls. Et cependant Thiers incline à un accommodement, persuadé d'ailleurs que, sitôt la convention de la libération signée, l'Assemblée déclarera, par un beau décret, qu'il a bien mérité de la patrie, et le mettra par terre. A voir comme on combine savamment contre lui un règlement disciplinaire, comme on lui impose une abdication progressive qu'il se rapetisse en acceptant, Jules Ferry est dégoûté du parlementarisme par ce code d'impertinences parlementaires ; il répète à Mme Ferry-Millon : Pour l'Europe, la France, c'est M. Thiers et rien autre. Il est insensé et criminel de lui refuser les moyens de gouverner. Emmanuel Arago discerne comment messieurs les ducs de la droite veulent en venir à l'éloignement de Thiers et à la mainmise sur tous les portefeuilles. Le Président se débat pied à pied à la commission des Trente, reste sur le terrain de son message, et ne recule pas d'une semelle. C'est la fondation de la République par la main même de ses ennemis les plus acharnés et les plus perfides. Ils sont forcés de céder à la nécessité, écrit Saint-Hilaire, qui pronostique : La République seule a des chances de durer par cela même qu'elle existe, personne ne voulant la révolution, et le gouvernement de M. Thiers rendant tous les jours de plus en plus de services... Sa santé est miraculeuse, à 76 ans tout-à-l'heure, et rien ne la menace. Vue optimiste : Thiers vient d'avoir une syncope. La fatigue l'accable. Il avoue au cardinal de Bonnechose : Le pouvoir me fatigue ; je voudrais me démettre, mais mon fidèle ami Mignet, s'y oppose ; c'est la sagesse personnifiée. Il me fait un devoir de rester. En attendant, je désire, je cherche un successeur ; ce sera, peut-être, le duc d'Aumale. Il confie à Lacombe : Mon âge me tient un autre langage que ma santé : mon âge me dit de quitter le pouvoir, ma santé me dit d'y rester. Il ajoute familièrement, alors que, par une contradiction évidente, les plus ardents à lui fermer la bouche tiennent à maintenir sa responsabilité : Mes engagements lient ma conscience, mais ne dirigent pas ma conduite ; si nous étions sur un théâtre où l'on pût faire des apartés, je pourrais dire, après avoir parlé de la nécessité de vivre en république, à part moi : je m'en f..., mais nous n'y sommes pas ; j'ai promis de respecter la république ; si l'on voulait faire la royauté, je m'effacerais, mais je ne l'empêcherais pas, seulement je me suis engagé à ne pas la faire moi-même. A ce moment, un nommé Polhès, qui, à la fin de la Commune, se disait correspondant du Times, lui vole des papiers ; on ne sait ce qu'il en advint.

La volonté de la commission des Trente de lui imposer silence horripile le Président. On veut donc faire de lui un combattant avec le sabre cloué au derrière ?... Un porc à l'engrais dans la préfecture de Versailles ?... Un mannequin politique ? Le duc de Broglie mène la commission, et c'est après un long entretien de Saint-Hilaire avec le duc que la commission adopte, sauf une légère modification, l'article proposé par le gouvernement : l'Assemblée nationale ne se séparera pas sans avoir statué sur l'organisation des pouvoirs législatif et exécutif, sur la création et l'organisation d'une seconde Chambre, sur la loi électorale. Si bien que la droite combat Thiers au moment où il achève de libérer le territoire, et la gauche au moment où, par le moyen de ce texte, il pose les assises solides de la République. Le duc de Broglie, rapporteur, lit son rapport à l'Assemblée le 21 février ; le projet de loi écarte Thiers de la tribune et supprime son action directe sur l'Assemblée et sur le pays. Le Président s'agite à son banc, se lève, se rassied, parle à l'oreille de Saint-Hilaire, s'avance dans l'hémicycle, puis se calme, ferme les yeux, paraît s'endormir, et se réveille brusquement pour lancer une interruption. Le 3 mars, veille du jour où il doit parler, la présidence est le théâtre d'une scène assez piquante : Lacombe, Cumont et l'Ebraly prennent vers dix heures à la gare Broglie et d'Haussonville. Tous cinq vont à la préfecture.

Notre entrée, raconte Lacombe, produit quelque émotion. Le salon est rempli des membres de la gauche, qui ne se dissimulent pas le motif qui nous amène, de même que nous devinons l'espoir qui les a attirés. Le salon présente un aspect curieux et vraiment dramatique. Les dames sont dans le salon du fond, avec quelques invités ; mais dans le premier salon se tiennent les députés. On cause par groupes, à voix basse, et les yeux errant sur les groupes voisins ; on épie mutuellement ses moindres paroles, ses regards, et dès qu'un mouvement se produit d'un côté vers M. Thiers, tous les autres groupes s'ébranlent en même temps et dans le même sens. M. Thiers nous reçoit avec empressement, il s'assied sur un canapé, nous fait asseoir, quelques-uns à côté de lui, les autres sur des chaises. Aucun membre de la gauche n'est assis ; tous se placent en cercle debout derrière nous. On se regarde d'abord. Broglie dit quelques mots sur la séance de demain. Thiers témoigne l'espoir que son langage satisfera la majorité. Il faut prévoir, lui dis-je, que des deux côtés extrêmes on cherche un conflit et qu'on pourra vous interrompre pour le provoquer ; c'est là le grand écueil ; ne rendez pas l'Assemblée responsable de quelque manifestation isolée et calculée. — Oh ! dit-il en souriant, j'ai, après 40 ans, quelque expérience de la tribune, et j'éviterai, je l'espère, ces difficultés. A ces mots, un rire, gros d'adulation pour le Président et d'ironie pour moi, éclate bruyamment sur la galerie qui nous entoure. Si je disais un mot, une scène serait inévitable comme à la Chambre, mais je n'ai garde de satisfaire ces espérances et je parais n'avoir rien remarqué. Le duc de Broglie insiste, Cumont parle du déchirement que produirait un langage contraire à celui de M. Dufaure, et comme, à l'autre bout de la galerie, l'amiral Jaurès semble sourire : Oui, amiral, reprend-il de sa voix traînante et sarcastique, ce serait comme je le dis, et vous verriez ce que produirait dans la Chambre l'attitude des membres de la commission venant abandonner le projet qu'ils avaient présenté... Cependant, le langage est gêné ; M. Thiers ne veut pas blesser cette gauche qui le surveille, et nous-mêmes, nous ne voudrions pas, devant elle, prononcer des paroles qui, repoussées par lui, l'engageraient fatalement contre nous. Lord Lyons vient du premier salon et se dispose à se retirer. M. Thiers alors va vers lui, pour lui dire adieu. Nous disons au duc de Broglie qu'il faut qu'il prenne le Président à part, et que, comme rapporteur, il lui fasse entendre que nous rompons tout, s'il dément en quoi que ce soit le langage de Dufaure. Le duc de Broglie s'approche pour le saisir, dès qu'il aura quitté lord Lyons qu'il accompagne à la porte du salon. Aussitôt, Fourcaud et le général Billot accourent de l'autre extrémité du salon pour se mettre également en faction près de M. Thiers et empêcher un tête-à-tête avec le duc. Chacun, du salon, a les yeux tournés vers eux, attendant, avec des dispositions diverses, ce qui va se passer. Enfin, lord Lyons se retire, M. Thiers rentre, le duc de Broglie le prend ; les deux autres s'approchent, mais M. Thiers mène le duc dans un coin, et les deux compagnons en sont pour leur indiscrétion inutile. Le duc et M. Thiers causent quelque temps. Aux gestes du duc, nous voyons ses efforts pour convaincre son interlocuteur ; il a tout à la fois la crainte de céder à sa raideur naturelle, et, en voulant la vaincre, de manquer de fermeté. Au bout de quelque temps, il revient à nous. Nous cherchons sur son visage le résultat de l'entretien ; nous n'y voyons guère qu'une inquiétude qui veut se dissimuler ; cependant, c'est à qui restera le dernier dans le salon : la gauche veut demeurer jusqu'au bout. Ricard, vautré sur un canapé, semble dire : La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir. Broglie et d'Haussonville, obligés de rejoindre le chemin de fer, se retirent avec l'Ebraly en nous demandant, à Cumont et à moi, de rester. Rolland dit devant nous à M. Thiers qu'il faut qu'il se repose et qu'on le laisse ; mais, comme il ne s'en va pas lui-même, nous restons, et, quelque impatience qu'ils en aient, il faut que tous les membres de la gauche se décident un à un à s'en aller, nous demeurant là. Il est vrai que Ricard fait bonne garde, et que, le dernier à partir, nous le laissons encore dans le salon, comme le premier huissier de la maison.

 

Le lendemain, 4 mars, Thiers soutient le texte intégral de la commission : une gêne personnelle pour lui, mais aussi des institutions nécessaires, en résulteront. Le 13 mars, 407 voix contre 225 votent le projet, qui n'apaise pas la violence des débats : l'alliance des monarchistes et des bonapartistes est accomplie depuis la mort de Napoléon III. Une distraction de Grévy, provoquée par une belle étrangère, déchaîne une tempête à la suite de laquelle il démissionne. Malgré l'intervention personnelle de Thiers, il persiste dans sa résolution. Maintenant, la convention pour l'évacuation est signée ; les droites portent à la présidence de l'Assemblée Buffet, républicain, puis bonapartiste, enfin monarchiste constitutionnel. Il refusa un portefeuille offert par Thiers dont il se sépara après avoir été de ses amis politiques. Il est élu le 4 avril. Les droites s'en serviront pour abattre le Président. La veille de cette élection où est battu Martel, républicain, candidat agréable à Thiers, le duc d'Aumale prononça à l'Académie française son discours de réception ; il eut pour parrains Guizot et Thiers, qui, craignant qu'on ne voie dans ce parrainage une manifestation orléaniste, distribua une trentaine de cartes à des députés du centre gauche. Le 7, l'Assemblée se sépare jusqu'au 19 mai, et le Président passe ses vacances à l'Elysée.

Mme de Rémusat se plaint que Versailles soit un lieu malsain de toutes les façons et admire son vieil ami : plein d'entrain. la santé remise, il voit déjà une Chambre modérée et patriote succéder à ces fous qui s'imaginent qu'ils sont honnêtes, et il observe en passant que la bêtise humaine dépasse toujours toute prévision. Jules Favre insiste auprès de lui sur la nécessité d'aborder résolument le rivage le long duquel ils furent forcés de louvoyer. Les lois que vous présenterez, lui dit-il, doivent contenir l'affirmation de la France républicaine, et, s'il se peut, sa régularisation. Or, l'entente de Thiers avec la commission des Trente inquiète les républicains. Des élections sont prévues à Paris pour le 27 avril : Thiers lance et soutient ardemment la candidature de Rémusat. Les républicains avancés lui opposent Barodet, ancien instituteur, ancien maire de Lyon. Les républicains modérés, prévoyant le péril que vont courir Thiers et la République, tiennent pour Rémusat. Gambetta se prononce contre. Thiers hésite. Il veut regagner la faveur des radicaux, qui veulent son humiliation et poussent Barodet à refuser de se présenter à Lyon comme on l'y engage. Les conservateurs se détachent du Président en le voyant défendu par la gauche modérée. Après une bataille d'affiches telle qu'on n'en a pas encore vue, Barodet passe ; les républicains comprennent après coup la faute qu'ils viennent de commettre. Leurs candidats l'emportent en province. La droite, diminuée, veut croire à une résurrection de la Commune, et brusque les événements.

Dans un discours à l'assemblée générale des Sociétés savantes, Jules Simon ayant reporté sur Thiers seul le mérite de la libération du territoire, Buffet menace de réunir la Chambre si Jules Simon n'est pas désavoué. De Goulard provoque une scène au conseil, et l'un et l'autre démissionnent. Les droites envisagent alors les candidats possibles à la succession de Thiers. Le nom du duc d'Aumale provoque un désaccord. Broglie met en avant celui de Mac Mahon, auquel il songe depuis longtemps, sûr d'avoir au moment voulu des alliés dans l'entourage du maréchal qu'il faudra décider. En effet, Mac Mahon a des obligations envers le Président ; il refuse, puis cède peu à peu, et finit par déclarer qu'il ne laissera pas la France sans gouvernement si Thiers se retire. Alors le duc de Broglie règle avec ses amis le scénario du drame qui va se jouer.

Le jour du grand combat est venu, écrit Duvergier le 9 mai. Je vous en prie, n'écoutez pas les tristes conseils des peureux du centre droit, et, dès le premier jour, mettez la Chambre en demeure de choisir entre la République et la Monarchie. Le provisoire nous tue... J'aimerais mieux vous voir abandonner le pouvoir que le conserver aux conditions que voudraient vous faire les patrons du Français, du Moniteur et du Journal de Paris, qui traitent couramment Thiers de renégat de la monarchie. Le 13, Duvergier revient à la charge : Il me paraît de la dernière importance qu'à la première occasion vous reproduisiez dans un grand discours, comme vous savez les faire, ce que vous avez dit depuis le 24 mai, soit dans vos lettres, soit dans vos réponses aux adresses que vous avez reçues. Il est temps qu'il fournisse aux modérés leur guide et leur programme. Je sais par une vieille expérience que vous ne vous décidez pas facilement à monter à la tribune quand vous n'y êtes pas obligé ; et vous vous souvenez du temps où, quand vous parliez, on disait que Duvergier vous avait jeté à l'eau. Je voudrais vous y jeter aujourd'hui, mais je n'ai pas le bras assez fort.

La bataille s'engage le 19 mai. Une demande d'interpellation sur la composition du cabinet et la politique du gouvernement, affirme la nécessité d'une politique résolument conservatrice. Dufaure riposte par le dépôt d'un projet de loi sur l'organisation des pouvoirs publics et la création d'une 2e Chambre, en fait, un cadre de constitution. On ajourne la rencontre au 23. Apprenant ce qui s'est passé, Duvergier s'écrie que la folie de la droite dépasse tout ce qu'il avait imaginé. Il faut, dit-il, que le ministre de l'Intérieur, C. Périer, se montre assez conservateur pour plaire aux timides du centre droit, et assez libéral pour ne pas déplaire à la gauche. Quand je vois la folie des radicaux et celle des conservateurs, je me demande quelquefois si nous ne tentons pas une œuvre impossible. Le lendemain, préparatifs de bataille ; la majorité paraît incertaine, Mac-Mahon très résolu. Il a déclaré qu'il exécuterait la volonté de l'Assemblée, n'y eût-il qu'une voix de majorité. Thiers s'entretient avec Lacombe : Je connais les choses ; depuis 40 ans, j'ai tout prévu ; je ne me suis jamais trompé, j'en sais plus que vous tous réunis. — Mais enfin, M. Thiers, Napoléon Ier était un génie incomparable ; fallait-il pour cela qu'on ne lui présentât plus d'observations ? Est-ce qu'il ne s'est jamais trompé ? Est-ce qu'un pouvoir n'est pas souvent aveuglé par son entourage ? Je ne vous le cache pas, c'est ce que je vois aujourd'hui. — Vous êtes l'impopularité, je suis la popularité ! Le pays est avec moi. — Le pays est avec vous parce que vous êtes au pouvoir ; si vous le quittez, vous verrez ce qui arrivera au bout de huit jours. Vous verrez qui ira vous voir place Saint-Georges ; ce sont ceux que vous regardez aujourd'hui comme vos adversaires... Il y a 6 mois, un conseiller municipal de Clermont disait : Il faut marcher avec M. Thiers ; il dit aujourd'hui : Il faut que M. Thiers marche avec nous. Lacombe ajoute : L'homme est aimable, bon enfant, entendant après tout les plus fortes observations avec facilité, malgré ses emportements, mais il est infatué ; sa personnalité se dresse entre son esprit et toutes choses : il ne voit qu'elle et ramène tout à elle. Ce jour-là même, le préfet de Pau, Nadaillac, reçoit un rédacteur de l'Indépendant des Basses-Pyrénées, Garet, et le morigène : Faites vos réflexions. Vous ignorez la situation. La voici : M. Thiers va être renversé du premier coup, son ministère d'abord tombera, puis ce sera lui. C'est décidé, irrévocablement décidé. Il était temps que cela finît. Il n'y a qu'une autorité souveraine, celle de l'Assemblée. C'est la seule que l'armée veuille aujourd'hui reconnaître. On est sûr de l'armée, et tout est prêt pour agir. Les généraux sont tous résolus. Il est probable que M. Thiers se retirera volontairement. S'il résiste et s'il veut descendre dans la rue, ce qu'il ne fera pas, M. de Cissey sera le premier à lui mettre la main au collet. — Mais ne craint-on pas un soulèvement à Paris et ailleurs ?C'est prévu. On fera le coup de fusil. Il faut terrifier les masses et dompter les mauvais instincts qui s'y font jour. Dans mon pays, le Loir-et-Cher, c'est effrayant, voyez-vous : on en veut à la propriété ; c'est la guerre de la blouse contre l'habit. Il sera pénible de faire tirer sur des gens désarmés. On ira jusqu'au bout. L'Assemblée est résolue à employer la force, et la répression sera énergique. Ici même, je me dispose à la lutte s'il faut en venir là... La France est un pays de moutons, il suffit de savoir la mener.

Le 23 mai, le théâtre s'emplit du parterre au cintre. Des porteurs de cartes se cachent dans les rideaux, se recroquevillent dans les petits coins, comme des rats. La famille de Thiers occupe la loge présidentielle, et Mac Mahon, en civil, accompagné d'officiers en uniforme, celle, des officiers généraux. La princesse Troubetzkoï, pire que belle dans une tribune, et, à côté de Mme de Rémusat, la maréchale de Mac Mahon, qui n'assiste habituellement jamais aux séances. Le duc de Broglie attaque. L'œuvre immense qu'à grand renfort de travail et de talent Thiers vient courageusement d'accomplir pour la France, disparaît sous une thèse politique : le chef du gouvernement est-il avec la droite ou avec la gauche ? L'histoire est impitoyable pour les gouvernements et les ministres dont la faiblesse livre à l'ennemi les lois et les sociétés qu'ils sont chargés de défendre. L'ordre matériel ne suffit pas : il faut un gouvernement d'ordre moral. La mine hautaine, le duc assène coup sur coup à un adversaire ligoté par le petit supplément de Constitution voté le 13 août précédent. Il ne discerne sur la figure de Thiers que la surprise de se voir traiter de la sorte par un homme qu'il connut enfant. Impassible et muet, Thiers n'a de tressaillement que lorsque Broglie parle du ridicule d'être dupe : on l'eût dit piqué par un aiguillon. Des piqûres d'amour-propre, on en cite sous le manteau qui remontent à deux ans, et qui se renouvelèrent ; l'aristocrate dominateur qui s'entend dire : J'ai disposé de vous... je vous communiquerai vos instructions, ou qui apprend le propos qui le détermina à abandonner l'ambassade de Londres pour se faire le chef de l'opposition, ou encore dont les félicitations, après le vote clôturant les travaux de la commission des Trente, reçoivent un accueil peu encourageant, prend enfin une revanche. Mme de Rémusat dit à la maréchale de Mac Mahon : Mais c'est incroyable : pour parler ainsi, il faut qu'ils aient un gouvernement tout prêt. La maréchale se démasque : Oui, madame, tout est prêt, et vous le verrez bien. Descendu de la tribune, le duc met près d'un quart d'heure à regagner sa place, tant on l'entoure.

Dufaure lui répond : non moins ennemi du radicalisme, il présente un projet d'organisation des pouvoirs au nom du gouvernement, qui ne fait qu'obéir à l'Assemblée. Il est aussi applaudi que de Broglie, mais sur d'autres bancs. D'ailleurs, les résolutions sont prises ; pourquoi tant discuter ? La droite demande la clôture quand Waddington, plus pâle encore que de coutume, monte au fauteuil du président, et lui remet un pli cacheté : usant du droit que lui confère la loi, et que, dit-il, la raison seule suffirait à lui assurer, Thiers prie le président d'informer l'Assemblée de son intention d'intervenir au débat. Ses amis voudraient qu'il parlât tout de suite. Il se levé : Je demande... Une impérieuse acclamation lui coupe la parole : La loâ ! La loâ !Il faudrait un mandarin pour l'interpréter ! crie Edouard Charton. La majorité veut en finir, et renvoie au lendemain matin 9 heures.

Toute la nuit, conciliabules. Thiers a dicté son message à Saint-Hilaire. Le 24, à 9 heures un quart, ému, mais résolu, le teint pâle, il monte à la tribune. Dans son attitude, ni bravade, ni défi, mais une dignité très accentuée et un grand dédain. Un témoin raconte : Il fit peut-être le discours le plus habile et le plus fort de sa longue carrière, avec l'accent lointain et profond des ultima verba. Je ne pus échapper à l'émotion qui gagna la salle entière lorsque ce vieillard de 76 ans déroula devant nous toute sa vie. Il commença par prendre tout sur lui. Dans quel état avait-il pris le pouvoir, dans quel état s'apprêtait-il à le rendre ? Comparez ! A peine fait-il une courte allusion à ce ton hautain, cet air de morigéner, cette allure parfois cassante du duc de Broglie, dont il avait été plus offensé qu'il ne voulait en convenir, mais à la fin il n'y put tenir, et lança à la tête du noble duc le mot le plus capable de le blesser. Il a dit : Je ne crains les hauteurs de personne : par ma vie, par mes actes, et peut-être par quelques qualités bien modestes d'esprit, je suis capable de supporter les dédains. A mon âge, je n'ai besoin que d'une mémoire honorable, et j'espère la laisser après moi. Non, je ne crains pas pour ma mémoire, car je n'entends pas paraître au tribunal des partis ; devant eux, je fais défaut ; je ne fais pas défaut devant l'histoire, et je mérite de comparaître devant elle. Il rappelle les faits de sa présidence : J'éprouve un certain sentiment que je contiens à peine, quand je vois des hommes beaucoup plus jeunes que moi et qui ont encore apporté dans la politique plus de paroles que de faits, mettre en doute mon esprit conservateur. Il trace les principes de la constitution qu'il apporte : deux Chambres, avec dissolution en cas de conflit, et un pouvoir exécutif ; hors de là, il n'y a que la dictature. Loin de vouloir dissoudre l'Assemblée, il veut qu'elle dure assez longtemps pour faire les lois de la République conservatrice, qu'il définit ; alors, d'une main sûre, il lance le trait final : On nous a dit, avec une pitié dont j'ai été très touché, qu'on plaignait notre sort, que nous allions être des protégés, de qui ? Du radicalisme. On m'a prédit, à moi, une triste fin... et puis on nous a dit qu'il y avait une chose fâcheuse, outre une fin malheureuse : c'était d'y ajouter le ridicule. On me permettra de trouver cela bien sévère. Un homme qui aurait servi son pays toute sa vie, qui aurait, dans les temps les plus difficiles, sacrifié sa popularité pour la vérité, qui aurait rendu des services que je ne prétends pas avoir rendus, un tel homme, peut-être, pourrait traiter avec cette pitié des hommes comme ceux qui sont sur ces bancs — il désigne les ministres —. Je remercie l'orateur de ses sentiments compatissants. Qu'il me permette de lui rendre la pareille et de lui dire aussi que, moi, je le plains. De majorité, il n'en aura pas plus que nous ; mais il sera un protégé aussi, je vais lui dire de qui... d'un protecteur que l'ancien duc de Broglie aurait repoussé avec horreur : il sera le protégé de l'Empire ! Ecouté en silence, crainte d'incidents imprudents, Thiers parle pendant 2 heures sans être à bout de souffle. Il faut à l'Assemblée, démontée, un moment pour se remettre. L'agitation reprend. La loi ordonne de lever la séance après que le Président de la République a parlé. Buffet annonce qu'on la reprendra à 2 heures, en dehors de la présence de M. le Président de la République ; il déploie ce jour-là contre Thiers toutes les ressources que lui fournit son autorité de président et que lui suggère sa rancune personnelle. Il est midi moins vingt. On va déjeuner.

Thiers se rend chez Buffet. Il veut assister à la fin du débat. Votre présence à l'Assemblée, à quelque titre que ce soit, est formellement interdite par la loi. — Et si je me rends dans la tribune présidentielle, que pourrez-vous faire ?Je ferai immédiatement évacuer cette tribune et toutes les autres s'il le faut. Il se résout à attendre à la préfecture, tandis que la pièce se joue à l'Assemblée comme le duc de Broglie l'a réglée. L'attitude des 15 membres du groupe Target précipite le dénouement. L'ordre du jour pur et simple, accepté par Dufaure, est repoussé par 362 voix contre 348, et l'ordre du jour Ernoul, qui ne met pas en discussion la forme du gouvernement, mais regrette que le récent remaniement ministériel n'ait pas donné aux intérêts conservateurs la satisfaction qu'ils avaient le droit d'attendre, est adopté par 360 voix contre 334. Thiers est battu de 16 voix. L'émotion de la Chambre se traduit par un étonnement silencieux, un embarras, un malaise qui se résolvent en fièvre. Que faire ? On veut en finir rapidement. Baragnon est chargé de traîner la séance en longueur pendant que les chefs se concertent. Aux acclamations et aux huées de la gauche, il demande, pour le soir même, 8 heures, une 3e séance, qui est votée.

Lorsque l'on apprend à Thiers le résultat du vote, il comprend que l'écart de 16 voix est en sa faveur. Il faut le détromper. Sextius Aude assiste à la scène, et constate un très pénible désappointement. Mais Thiers se ressaisit aussitôt. Entre les deux séances, les chefs des droites prennent toutes précautions pour le cas où il voudrait conserver le pouvoir ; ils acclament le nom de Mac Mahon. La présence du maréchal à l'Assemblée devenait gênante ; sans qu'il sût pourquoi, on l'engagea à se retirer avant la fin. On le circonvient. Il proteste lorsqu'on lui dit que l'Assemblée va probablement le nommer Président de la République : Thiers est indispensable ; Thiers l'a nommé au commandement en chef de l'armée. Il saute dans sa voiture, se fait conduire auprès de Thiers et le supplie de garder le pouvoir au moins jusqu'à la libération complète du territoire. Mais Thiers en a assez. La majorité est ingouvernable. Après lui, personne ne pourra gouverner. Que faire, demande Mac Mahon, si l'Assemblée me choisit ? Nos relations à tous deux me permettent-elles d'accepter ?Vous êtes le seul juge. — Mais si vous me promettez de revenir sur votre démission, et d'accepter de nouveau la présidence, je refuserais. — Quant à cela, Monsieur le maréchal, c'est moi qui suis juge. Ce serait une comédie, je n'en ai jamais joué, je ne jouerai pas celle-là. Et il lui tourne le dos.

Ses ministres lui ont apporté leur démission. Il l'accepte, et rédige la sienne, dont la minute, raturée, subsiste à la Bibliothèque Thiers. L'Assemblée rentre en séance à 8 heures. Les visages sont pâles. Dufaure annonce la démission des ministres et celle du Président, au milieu d'un silence fait de stupeur indignée d'un côté, de joie contenue de l'autre. Presque aussitôt, l'orage se déchaîne. Foubert, de la Manche, velu comme une casquette de loutre, soutenu par l'amiral Jaurès, demande un vote pour savoir si l'on accepte la démission du Président. Buffet lit une motion de Broglie et de Changarnier, acharnés contre le vaincu, pour la nomination immédiate de son successeur. Foubert parle dans un superbe élan de colère vengeresse, venue du cœur. On ne l'écoute pas, on repousse sa motion par 31 voix. Deux ans plus tard, Thiers en fera un sénateur inamovible et gratifiera son fils d'un fructueux emploi. Buffet risque un éloge de Thiers ; le colonel de Chadois, Langlois et Choiseul lui coupent la parole : Gardez le silence, M. le Président !Pas d'hypocrisie !Le silence serait plus digne ! Un tollé de cris d'indignation l'oblige à se taire. A 11 heures, l'Assemblée élit Mac Mahon. Le bureau va quérir l'adhésion du maréchal, qui la donne. Buffet l'annonce à 11 heures 30, el, lève la séance à minuit moins dix. Trois députés échangent leurs réflexions. Ricot : Je ne croyais pas que ce fût si facile. — Combarieu : Que voulez-vous ? J'ai soutenu M. Thiers, mais, je le reconnais, vous avez tout fait légalement. — Mazeau : La République est perdue : dans 2 mois nous ne serons pas 200 à la défendre. La droite a fait payer à Thiers sa volonté de la fonder.

Il crible d'épigrammes ceux qui le forcèrent à rendre son tablier, métaphore de garçon de café qu'ils lui appliquaient journellement quand ils travaillaient à lui ôter sa serviette. Lorsqu'à minuit, de Marcère et quelques amis vont le voir à la préfecture, dans le grand salon où se tient le conseil, les ministres sont assis à leur rang autour de la table. Thiers s'est assoupi dans un fauteuil au coin du feu. Il se réveille, se lève, leur serre les mains en les remerciant d'être venus, et leur dit adieu.

Quant au nouveau président, désormais l'ennemi de la gauche, il récolte un quatrain :

Mac Mahon, l'illustre vaincu,

Loyal, mais avide de gloire,

Tient à se faire dans l'histoire

La même place que Monck eut.

Lorsque Thiers prit le pouvoir, l'ennemi occupait 43 départements ; le gouvernement devait faire face à une insurrection de 300.000 hommes armés de 350.000 fusils, de 2.000 canons, et abondamment pourvus de munitions ; l'armée n'existait plus ; les finances étaient à plat, et le chef de la comptabilité du ministère apportait au ministre le dernier million dans son chapeau ; l'administration était désorganisée.

Deux ans plus tard, lorsque Thiers quitte le pouvoir, l'administration est réorganisée, les finances prospères, l'insurrection écrasée, et le territoire libéré.