THIERS — 1797-1877

 

XXVII. — LA COMMUNE.

 

 

Le gouvernement réuni dans la même résidence, les affaires ne traîneront plus. Sitôt arrivé, Thiers en donne l'assurance à Faidherbe qui se plaint qu'on ne réponde pas à ses propositions de récompenses. Il ne blâme pas de Broglie qui ne se conforma pas aux instructions de Jules Favre : il eût été absurde de tenter quelque chose à Londres, bon moyen de donner aux Prussiens des doutes sur notre volonté d'exécuter le traité. Notre excellent Jules Favre n'a pas assez d'habitude et trop de souffrances dans l'âme pour bien juger ce qu'il fallait faire. Et il nomme le général Valentin prétende Police.

Les lettres de l'excellent Jules Favre l'ont fixé sur la situation ; jamais gouvernement n'en rencontra de pareille : l'ennemi occupe 43 départements, 400.000 soldats sont prisonniers en Allemagne, 100.000 internés en Suisse, tandis qu'à Paris 300.000 hommes disposent de 350.000 fusils, de 2.000 canons et d'abondantes munitions ; ils viennent de passer plusieurs mois à ne rien faire, portant un fusil dont ils ne se servaient pas beaucoup, vivant des secours de l'administration municipale ; ils sont entre les mains des comités révolutionnaires. Comme pour les exciter à plaisir, l'Assemblée leur supprima l'allocation de 1 fr. 50 par jour, rendit exigibles dans les 48 heures les échéances prorogées depuis 7 mois, et se refusa à examiner la question des loyers impayés. Ces hommes se persuadent qu'il y eut trahison et lâcheté à traiter, s'irritent au plus haut point de l'entrée des Prussiens à Paris et des menaces qu'ils croient voir peser sur la République. Blanquistes, jacobins, socialistes, tenants de l'Internationale, ratés de la politique et de la littérature, éléments louches des bas-fonds sociaux, illuminés, étrangers suspects, s'entendent pour aviver la fermentation des cervelles, qui amènera l'établissement de communes indépendantes, leur fédération, le collectivisme, c'est-à-dire la dissociation et la dissolution de la France.

A Bordeaux, Thiers ne voulait pas prendre l'initiative de l'attaque, préférant une solution pacifique. Sur place, il change d'avis : il faudra soumettre Paris, et, d'abord, le désarmer. Il réunit un conseil des ministres le 17 et convoque en outre Vinoy et d'Aurelle de Paladine, Jules Ferry, maire de Paris, et Choppin, délégué provisoire à la police de Paris avant la nomination du général Valentin. L'idée dominante est de risquer la partie et de reprendre les canons de Montmartre ; Thiers l'adopte, Ferry l'appuie. Les généraux arrêtent les dispositions d'attaque et fixent le début de l'action à 2 heures du matin. On rédige une proclamation qui sera affichée au petit jour : que les bons citoyens se séparent des mauvais, qu'ils aident à la force publique au lieu de lui résister, il faut à tout prix que l'ordre, condition du bien-être, renaisse entier, immédiat, inaltérable.

A 7 heures, Ferry envoie une dépêche à Versailles : tout va bien. Thiers vient au Louvre où se tient l'état-major de Vinoy ; bientôt arrivent de mauvaises nouvelles ; il rejoint les ministres au ministère des Affaires Etrangères, dans la grande galerie donnant sur le quai. L'opération est manquée : il ordonne à Vinoy d'abandonner les canons et de rallier ses forces sur la rive gauche. Vers 2 heures, impatient, il va jusqu'au pont de la Concorde au-devant des troupes que ramène le général Faron. Il rentre au ministère. Des tambours et des clairons ; on regarde aux fenêtres : trois bataillons de fédérés vont rejoindre l'insurrection. Je crois que nous sommes flambés, murmure le général Le Flô : le palais n'est gardé que par un demi-bataillon de chasseurs. Le chef du Pourvoir exécutif ne peut rester à la merci d'un coup de main. D'ailleurs son parti est pris : le plan qu'en février 1848 il proposa à Louis-Philippe, puis à l'Assemblée pendant les journées de Juin, ce plan qu'à Londres en 1852 il exposa en détail à l'Anglais Senior, il va l'appliquer rigoureusement, avec une incroyable fermeté, et rien ne l'en détournera : abandonner Paris à lui-même, se retirer à Versailles, y maintenir les forces nécessaires pour garder le gouvernement et l'Assemblée, réunir une armée et reprendre Paris, quoi qu'il en coûte. En face, il reconnaît des adversaires contre lesquels il lutte depuis 40 ans, ces hommes de désordre ignorants, incapables, paresseux, utopistes, qu'il exècre et qui lui ont voué une haine mortelle ; dès 1831 il fut aux prises avec l'émeute, cette fois il la prend corps à corps, sachant par expérience qu'aucune concession ne l'apaisera. Il n'y a pas à hésiter ; les troupes envoyées à Montmartre ont levé la crosse en l'air et fusionné avec les insurgés : infailliblement, même sort attend les quelque 18.000 hommes dont le gouvernement dispose en tout et pour tout, si on les laisse à Paris. Vouloir réduire l'insurrection avec ces seules forces serait folie. Une tentative pour rassembler la garde nationale fidèle avorte : on bat la générale, et 600 hommes se présentent ; les autres se cachent ou rejoignent leurs familles en province. Favre, Simon, Picard, hommes du 4 septembre, hésitent : Thiers prend la décision, d'accord avec Le Flô. Il est 5 heures. Vinoy lui dit : Mettez votre pardessus, la porte du Bois-de-Boulogne est gardée, votre sortie est assurée par là. Il lui donne une escorte de chasseurs à cheval. Avant de monter en voiture, Thiers lui ordonne d'évacuer Paris et les forts ; il réitère l'ordre au crayon en passant le pont de Sèvres. Par chance, on consigna au Mont Valérien 2 bataillons de chasseurs douteux, et désarmés, avant leur transfert en Algérie ; ce soir-là, une colonne de fédérés se présente : le commandant du fort, lieutenant-colonel Lochner, leur en impose ; il a distribué 20 fusils aux 28 chasseurs restés fidèles ; les fédérés font demi-tour. La nuit du 19 au 20, à 1 heure du matin, Thiers est couché ; sa femme lui lit un mot urgent de Vinoy, qui, introduit, insiste, obtient l'ordre de réoccuper le Mont Valérien, et, avec une petite colonne de toutes armes rassemblée la nuit, s'y installe à la pointe du jour, juste avant le départ des chasseurs. Le 19, dès 4 heures du matin, Thiers convoque le maire, Rameau, qui préparera les vivres et le coucher des troupes. Le soir, il apprend d'un rédacteur du Figaro, Jules Richard, l'assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas, qui fait dire à Jules Favre : On ne discute pas, on ne traite pas avec des assassins. A 7 heures, Thiers rédige de sa main, comme il fera pour tous les bulletins envoyés aux préfets, une circulaire aux autorités : le gouvernement est à Versailles avec 40.000 hommes ; les autorités n'exécuteront d'autres ordres que ceux du gouvernement légal, à peine de forfaiture ; les représentants se hâteront pour assister à la séance du 20. A 8 heures, ordre au personnel des ministères de venir à Versailles, sauf le nécessaire pour garder les archives et les locaux ; ordre à la Justice de suspendre son cours à Paris. Puis, envoi d'instructions aux généraux Corréard à Auxerre, Clinchant à Cambrai, Faidherbe à Lille, Ducrot à Cherbourg, Polhès à Besançon, Gresley à Charleville, pour recevoir et diriger sur Versailles les prisonniers retour d'Allemagne ; tout ce qui arrive par mer débarque à Cherbourg ; ils hâteront les transports en s'entendant avec les autorités allemandes. Ont-ils des officiers ? Des fusils ? Thiers se met en quête de batteries d'artillerie, de munitions, de parcs du génie. Il dirige sur Toulon des bataillons qui réprimeront l'insurrection algérienne. Il exulte lorsqu'une ï division, un corps d'armée sont formés et en état de se mettre en route : à Versailles, tout est prêt pour les recevoir. Il recommande de faire travailler les officiers avec les hommes pour qu'ils fassent connaissance. Il utilise les ressources disponibles de la Marine en hommes et en munitions. Il prescrit aux préfets d'envoyer les mobiles, mobilisés et gardes nationaux d'un bon esprit, et prêts à partir, pour former une garde constitutionnelle autour de l'Assemblée ; l'Etat fournira solde, armement et subsistances ; il en faut aussi pour maintenir l'ordre à Paris et dans toute la France ; si l'on manque de monde, que l'on recrute des volontaires où on incorporerait des francs-tireurs sûrs, en leur disant que c'est pour quelques semaines seulement. Il réclame au plus tôt le 3ge de ligne et le régiment étranger que le préfet du Doubs signale comme très sûrs. Il indique les routes et la conduite à suivre : reposer les hommes, ne pas faire de mécontents, ne pas envoyer d'isolés ; les autorités allemandes savent le motif de ces mouvements, et n'apporteront aucun obstacle. Il visite casernements et campements, prodigue les encouragements et les éloges, excelle à remonter le soldat, lui parle, se préoccupe de son bien-être, le nourrit bien, accorde des rations de vin, fait des rappels de soldes. Il envoie de la paille, des sacs à terre, des milliers de peaux de mouton, des bonnets de police, du bétail sur pied. Il ne se couche que certain de l'exécution de ses ordres. Il promet de larges récompenses et veut que l'on ménage les hommes : Il vaut mieux économiser le sang que le temps... Je désire épargner le sang avant tout... L'argent n'est pas une considération lorsqu'il s'agit de la vie des soldats. Entouré d'une foule enthousiaste, il accueille les unités qui arrivent. Après 15 jours, il a' 80.000 hommes, le double de ce qui est accordé par le traité, mais il a pris l'engagement d'honneur de ne les employer qu'à rétablir l'ordre à l'intérieur. Au bout de 6 semaines, il aura 170.000 hommes, dont 130.000 combattants entraînés et disciplinés. D'eux-mêmes, les généraux offrent leur épée. Pour commander en chef, il ne veut pas de Vinoy, trop fatigué ; de Bourbaki, malade de sa tentative de suicide ; de Baraguey d'Hilliers, trop vieux ; de Canrobert, qu'une légende dont il faut bien tenir compte représente comme inféodé à la politique impériale ; de Changarnier, trop âgé, malade ; de Le Bœuf, disqualifié ; de Bazaine, parce qu'il a le malheur de s'appeler Bazaine. Reste Mac Mahon, qui précisément vient le voir : il lui offre le commandement de l'armée ; le maréchal se récuse : un vaincu soulèverait des critiques. Vaincu, dit Thiers, tout le monde l'a été ; quant aux critiques, c'est à moi d'y répondre.

Il nomme l'amiral Saisset commandant supérieur des gardes nationales de Paris : Je n'ai pas d'instructions à vous donner ; les maires de Paris ont mes pleins pouvoirs ; laissez-les faire ce qu'ils croiront utile ; vous leur devez vos avis, votre assistance militaire, mais rien de plus. Le 20 mars, il ordonne aux préfets de saisir le prétendu Journal officiel où les insurgés, couverts du sang de Lecomte et de Clément Thomas, osent parler de leur modération. Le 21, il reçoit les maires, et promet des élections municipales prochaines, des élections dans la garde nationale, et l'oubli pour les gardes qui rentreraient dans l'obéissance. Aux députés, il dit : Nous ne faisons pas la guerre à Paris ; nous sommes prêts au contraire à lui ouvrir les bras, s'il nous les ouvre lui-même. L'Assemblée, houleuse, le soupçonnant de complaisance envers la capitale ; Je vous ai amenés ici sains et saufs, entourés d'une armée fidèle ; je vous ai réservé ce lieu où je pourrai vous défendre et où vous êtes inviolables. Clemenceau lui reproche d'avoir précipité le pays dans la guerre civile, mais devant la stupéfaction générale, se rétracte à demi, allègue qu'il n'est pas encore maître de sa parole. Favre et Dufaure lui crient : C'est indigne ! Vous nous dénoncez aux bourreaux ! Thiers calme Jules Favre, absolument furieux. Il fait voter l'ordre du jour impliquant un délai, si court soit-il, pour donner à Paris et aux grandes villes la loi municipale indispensable, mais il défie les maires, qui connaissent bien les insurgés, de formuler un projet que ces gens-là accepteraient. Le 22, les fédérés donnent une nouvelle mesure de leur désir de conciliation en fusillant place Vendôme l'innocente manifestation des Amis de l'Ordre. Le 23, Thiers refuse de laisser discuter les propositions des maires, crainte qu'une parole malheureuse fasse couler des flots de sang. Il apprend l'arrestation de Chanzy : S'il y a des sacrifices à faire, dit-il à Saisset, pour sauver le général Chanzy, faites-les. S'il en faut pour épargner à Paris certaines extrémités, faites-les également. Une dépêche impérieuse appelle à Versailles Rouland, gouverneur de la Banque de France, avec Taschereau et La Rogerie, bourrés de billets de banque. Je vous tiens, lui dit Thiers, je vous garde parce que j'ai besoin de vous. J'ai besoin de vous parce que j'ai besoin d'argent. Nous sommes gueux comme des rats d'église ; nous avons fouillé dans toutes les poches et nous n'avons pu réunir que 10 millions ; or, au bas mot, il m'en faut 200 ; installez-vous ici et écrivez à vos succursales, arrangez-vous comme vous voudrez, mais donnez-moi de l'argent, et encore de l'argent, sans cela tout est perdu. Comme Rouland risque des objections : Que ferez-vous à Paris ? Rien, sinon nous créer des embarras. Vous serez arrêté, et en votre lieu et place les gens de l'insurrection, qui sont mieux armés que moi, nommeront un gouverneur de la Banque de France. Nous aurons beau ne pas le reconnaître, il sera le maître de la caisse, des dépôts, des comptes courants, et fera la ruine générale. Rouland reste. Le sous-gouverneur, marquis de Ploeuc, demande si Thiers ne pourrait envoyer un régiment au pas de course ? Nous n'en sommes pas là !

Aux départements, il prêche le calme et la résolution : La République n'est mise en péril que par les anarchistes... La Chambre approuve ce que j'ai dit à l'égard de la République. Mon discours a satisfait tous les républicains modérés. Ceux qui ne tiennent pas compte des partis monarchiques ne voient qu'une moitié de la question. La République est le gouvernement qui nous divise le moins. De Lyon, Pasteur lui exprime son admiration pour ses patriotiques paroles. Pendant ce temps, les maires capitulent devant le Comité central, qui brusque les élections : elles ont lieu le 26 mars, sans liberté, sans autorité morale, et sont radicalement nulles, mais la Commune est installée.

D'autres insurrections naissent et meurent à Lyon, à Marseille d'où Thiers expulse les garibaldiens, à Limoges où les communistes assassinent le colonel du régiment de cuirassiers, à Toulouse, à Narbonne, à Perpignan, au Creusot, à Saint-Etienne. Thiers signale aux préfets l'action de l'Internationale, ces tyrans du travail dont ils se prétendent les libérateurs, qui arrêtent l'industrie et retardent le départ des Allemands. Il ordonne le renvoi de Cassagnac fils, venu de Nice à Auch où il n'est guère en sûreté ; de même pour Rouher, que le courage du sous-préfet de Boulogne tira d'un grave péril en l'arrêtant pour le transférer à la maison d'arrêt d'Arras, puis en l'embarquant pour la Belgique. Il prend toutes les affaires en mains : chaque matin, il donne ses ordres aux chefs de services des différents ministères ; c'est le Petit Conseil ; le Grand Conseil, le conseil des ministres, se tient ensuite : il y discute de finances avec Pouyer-Quertier, de l'état de l'Europe avec Jules Favre, de stratégie avec le Flô ; sa sympathie relative pour Dufaure ne l'empêche pas de l'admirer comme orateur et comme juriste ; il ne tarit pas d'éloges sur lui, quitte à raturer ses projets de lois et ses circulaires. A l'Assemblée, il affirme sa volonté de rétablir l'ordre, de respecter la loi, de ne trahir aucun parti ni détruire la forme du gouvernement : le pays, réorganisé, sera libre de choisir ses futures destinées. Il justifie les mesures qu'il prend. Il fait amender le projet de loi relatif à l'organisation municipale qui lui ôtait les moyens de rétablir l'ordre : si l'assemblée ne le suit pas, il laisse entendre qu'il résignera le pouvoir. L'Exécutif est plus que jamais l'homme tout-puissant et l'homme nécessaire, écrit Jules à Charles Ferry. Hier, sur un mot de lui, la Chambre, qui avait voté l'élection des maires, est revenue sur sa décision. L'Exécutif sauvegarde en ce moment ce qui nous reste de la République, et la barrière est si fragile que c'est un devoir de le conserver comme la prunelle de ses yeux. Il rend compte des opérations militaires et vante la conduite des troupes. Il condense la matière de ses discours dans ses circulaires aux préfets, détruit les fausses nouvelles et maintient le moral de la population.

Fermement décidé à ne pas se presser, il écarte les conseils des impatients. Cette procrastination, remarque le duc de Broglie, renouvelée de Fabius Cunctator, rend au pays un éminent service, car le moindre échec pouvait tout perdre. Il indique son plan au général Du Barail en lui donnant un commandement : Je ne veux rien précipiter. Nous mettrons tout le temps qu'il faudra pour faire l'éducation militaire de nos jeunes soldats, un mois, deux mois, trois si c'est nécessaire. Avant de rien commencer, il faut que l'outil soit solide. Du Barail reconnaît l'adresse, la précision, la finesse vraiment admirables avec lesquelles il manœuvre au milieu de difficultés sans nombre. Il réunit des conseils de guerre, critique les manœuvres avec une verve intarissable, prépare un plan de retraite en cas de prise de Versailles par les fédérés, oblige les généraux à passer la nuit sur pieds, au milieu des troupes, lorsqu'il prévoit une attaque. A pied, sans suite, sans ostentation, il passe des revues dans les avenues de Trianon ; à peu de distance, Mme Thiers l'attend dans sa voiture. De longues heures aux avant-postes, il suit avec une longue-vue les effets de l'artillerie, indiquant aux généraux les points faibles des fortifications, qu'il connaît mieux que personne. Il détermine l'emplacement de la batterie de Montretout, achevée en 8 jours par 1.000 ouvriers que dirige un entrepreneur de travaux publics, Hunebelle, dont Thiers vante le désintéressement. De son observatoire du Mont-Valérien, le lieutenant-colonel Lochner lui signale les moindres mouvements de l'ennemi.

Le 31 mars, Taine annonce que les bataillons de marche mettent sac au dos et vont attaquer ; le 2 avril, ils se font battre. Thiers ne quitte pas le siège du gouvernement, reçoit les dépêches, donne les ordres, et, à 10 heures du soir, exténué, presque aphone, annonce le succès à l'Assemblée qui jouit désormais d'une sécurité absolue. Nouvelle attaque des insurgés le 3, qui se termine par leur fuite en débandade. Bismarck suit pas à pas la marche des événements, pour, le cas échéant, parer à l'imprévu. Ce jour-là, la Commune met en accusation Thiers, Dufaure, Picard, Simon, l'amiral Pothuau, et prononce le séquestre de leurs biens jusqu'à ce qu'ils aient comparu devant la justice du peuple. On brûle place de l'Hôtel-de-Ville un drapeau blanc soi-disant pris aux-Versaillais, preuve certaine que Thiers veut rétablir un roi. La Montagne s'adresse au bourreau de Paris : Haindrich, passe ton couperet sur la pierre noire ; il faut que la tête de ces scélérats tombe.

Loin de s'inquiéter, les bons citoyens n'ont jamais eu plus de raison de prendre confiance en l'avenir, dit la circulaire de Thiers du 10 avril. Le 11, la Ligue des Droits de Paris, un groupe de francs-maçons, essaient auprès de lui une tentative de conciliation : c'est, répond-il, à la Commune et non à moi qu'il faut prêcher la paix ; qu'elle mette bas les armes et reconnaisse le gouvernement légal du pays ; il les engage, bien qu'ils ne soient mandatés que par eux-mêmes, et dans son désir d'épargner le sang, à revenir s'ils arrachent quelque chose à ces bandits. Il leur montre les Prussiens menaçant d'intervenir. Pour se faire mandater, ces ligueurs provoquent une réunion qui décide de demander énergiquement à Versailles la paix basée sur le programme de la Commune, le seul qui puisse amener la paix définitive. Thiers écoute ces prétentions sans sourciller et répond froidement qu'il ne faillira pas au devoir de défendre l'Assemblée. Irrités, les délégués provoquent une assemblée plénière, et n'y forment qu'un groupe dissident dont le Grand Orient se dégage. Ils organisent une promenade dans Paris, et plantent des bannières sur les remparts pour arrêter le bombardement ; dans une 3e audience, Thiers les expédie en moins de 5 minutes : Que Paris mette bas les armes, et j'écouterai toute proposition raisonnable. Paschal Grousset demande qu'on en finisse avec les conciliateurs, des traîtres, dit-il. Les choses en restent là.

En contact étroit avec Mac Mahon et son chef d'Etat-major le général Borel, Thiers, qui recommande expressément de ne pas tirer sur Paris, trace des plans d'opérations et poursuit les préparatifs d'attaque, évitant les petites affaires jusqu'à l'action décisive qu'il veut foudroyante et écrasante : la résistance, rendue impossible, sera moins sanglante. En attendant, les égarés pourront revenir à la raison. Le moment approche. Du 5 au 20 avril, 700.000 personnes fuient Paris, encombrant la gare Saint-Denis. Les quartiers de l'Ouest sont déserts, les affaires arrêtées. On dit : A tout prix, il faut que cela finisse. Circulaires, proclamations, discours du Chef du Pouvoir exécutif s'emploient à calmer les impatiences. Les opérations actives commencent le 25 avril. Le 27, il parle : il a créé une armée puissante par son organisation et son sentiment du devoir, par le choix de ses chefs, avec, en tête, un soldat sans peur et sans reproche. Le cœur lui saigne en soutenant cette abominable guerre civile, mais c'est rendre service à la civilisation tout entière. S'il ne s'agissait que d'un sacrifice d'orgueil personnel, il n'en est pas qu'il ne fasse pour mettre un terme à ces horreurs : il défend la liberté contre un odieux despotisme, sans mandat, sans frein, sans principes, sans conscience, qui fait le mal avec une ignorance désastreuse. Il est résolu, aussi énergique que sa douleur est vive. Ici, le droit ; en face, la plus odieuse usurpation par des criminels qui ne peuvent avouer ce qu'ils veulent : 37.000 communes ayant chacune leur armée régulière, c'est-à-dire la dissolution de la France. A qui déposera les armes, il promet la vie sauve et des secours temporaires. Il faut que la souveraineté du pays soit reconnue.

Parallèlement, il donne à l'amiral de Gueydon les moyens de dompter les municipalités révolutionnaires et l'insurrection arabe en Algérie, où le décret accordant la naturalisation aux Juifs ajoute à l'effervescence. Il surveille les menées bonapartistes, Il cite au Moniteur le fils du duc de Broglie qui lui écrit : Un mot de vous donne la gloire, et il confère la Légion d'Honneur au duc de Chartres, à Robert le Fort, qui s'en avoue heureux et fier. Mais combien dur de résister à la Chambre qui exige un succès brutal et complet, à la commission des Quinze qui exige des mesures de rigueur contre les insurgés parisiens et ne le trouve pas assez ferme ; qui se méfie de ses tendances républicaines, de ses entrevues avec les conciliateurs qui vont et viennent d'un camp à l'autre, avec les maires de villes où il empêche des explosions insurrectionnelles en assurant qu'aucun complot ne menace la République. Au fond, la majorité monarchique se sent jouée : On répète trop souvent que nous sommes ici pour organiser et non pour constituer, dit Audren de Kerdrel. Entre intimes, Thiers se plaint de cette opposition comme d'une injurieuse ingratitude. Au moment où il prépare l'effort suprême contre la Commune, ces méfiances se traduisent le 11 mai par une question de son ami Mortimer-Ternaux, l'un des orléanistes les plus remuants de l'Assemblée, au sujet de ses communications avec la Commune. La mesure est comble : tout hérissé de colère, son petit toupet blanc dressé comme une aigrette, il se fâche, il dit son fait à la droite. Comment se dévouer au service public devant pareilles tracasseries ? Il y a parmi vous des imprudents qui sont trop pressés. Il leur faut 8 jours encore ; au bout de ces 8 jours, il n'y aura pas de danger, et la tâche sera proportionnée à leur courage et à leur capacité. Ces 3 derniers mots, prétend-on, ajoutés sur épreuves. Il se tient pour attaqué et offensé. Il veut une explication et une compensation à ces indignités. Vous choisissez le jour où je suis proscrit et où on démolit ma maison. Il refuse toute explication. Bertauld lit le décret de la Commune qui ordonne la démolition de l'hôtel de la place Saint-Georges. Thiers reprend : Je suis obligé d'ordonner des actes terribles ; je les ordonne, parce que j'ai au fond du cœur la conviction que je représente le droit contre le crime. L'algarade est si violente que la Chambre vote l'ordre du jour de confiance par 490 voix contre 9. Le pauvre Mortimer-Ternaux se plaint qu'il ait brisé une amitié de 30 ans : C'est vous qui l'avez brisée ! Le malheureux baisse la tête, le corps affaissé. Politiquement, il est mort. On dit qu'effectivement, il en mourut.

Merruau demande à Thiers beaucoup de santé et pas mal de dictature. Duvergier le félicite de cette juste correction infligée à la droite, avec laquelle il voudrait le voir rompre, pour former avec la gauche modérée et les centres une majorité moins nombreuse, mais plus solide. Cette lettre le réconforte : Vous, le plus ancien de mes amis, je suis heureux de vous trouver toujours d'accord avec moi dans l'une des circonstances les plus douloureuses et les plus importantes de ma vie. Excepté vous, Rémusat, Saint-Hilaire, Calmon, Casimir Périer, le plus grand nombre de mes amis se conduisent fort mal, pour des ambassades non données, des bâtons de maréchal refusés, pour des portefeuilles qui n'arrivent pas, etc. Ceux qui me soutiennent, et ils sont nombreux, sont des amis inconnus qui, par conviction, par impulsion de leur département, m'appuient de toute leur force. Rien ne peut vous donner une idée de ce que font les Daru, les Lasteyrie, etc. Je n'en finirais pas, si je vous les citais. Et cependant j'ai sauvé la situation en sortant de Paris malgré tout le monde, en faisant une armée de 130.000 hommes là où il n'y avait ni un arsenal, ni un magasin, ni un dépôt, et où il a fallu tout créer, et en conduisant enfin les opérations d'une main sûre qui ne répondait pas à l'impatience des étourneaux qui bavardent. J'ai mis 40 jours à faire l'armée... Les légitimistes, et les orléanistes aussi mauvais que les premiers, veulent que je leur livre la République. Ce serait un manque de foi dont je ne me rendrai pas coupable. Dans ma conviction, il n'y a de possible actuellement que la République. Hors de là, on aura une affreuse guerre civile... Je ne me prêterai pas à une conduite qui serait à la fois une faute politique et une trahison. Je suis charmé de me trouver d'accord avec vous... Ma maison est démolie, je n'ai plus ni feu ni lieu, et cette maison où je vous ai reçus tous, et cultivés 40 ans, est détruite jusqu'aux fondements. Mes collections sont dispersées ! Ajoutez quelques calomnies, et vous aurez le compte de ce que l'on gagne à servir son pays. Il n'eut jamais tant besoin de soutien moral. Il dira bientôt : Quand je songe aux efforts presque surhumains qu'exigèrent de moi la lutte contre l'insurrection et ses conséquences, quand je compare mon dévouement pour le rétablissement de l'ordre avec le peu de gratitude que l'on m'a montrée depuis, je trouve confirmé une fois de plus ce précepte de philosophie, que la satisfaction d'avoir fait le bien est, en ce monde, la seule récompense certaine de l'accomplissement du devoir. Par surcroît, il doit à ce moment signer le traité de Francfort, plus dur que les préliminaires. Bismarck tient à en finir avant que l'écrasement de la Commune rende au gouvernement une plus grande liberté d'action. Thiers craint la guerre et demande, le 18 mai, une prompte ratification. A ceux qui veulent échanger Belfort contre une bande de terrain le long du Luxembourg, il rappelle ses 14 heures de lutte pour garder Belfort. Vous en parlez à l'aise, vous qui n'avez pas signé ce traité... Pour ceux qui ont eu la douleur d'y apposer leur signature, il n'est pas besoin d'en exagérer le malheur... S'il y a quelqu'un en France qui ait le droit de refuser sa signature à ce traité, c'est moi, moi qui au milieu des outrages les plus violents qu'un homme eût pu recevoir à la tribune, ai persisté à soutenir la paix. Je m'étais dit que si je n'avais pas pu empêcher la guerre, je n'aurais pas la douleur d'en recueillir les conséquences. Plus tard, la calomnie s'élèvera ; elle commence déjà. 433 voix contre 98 ratifient le traité.

Quant à sa maison, Rochefort lance l'idée dès le 6 avril : il faut répondre aux obus par des coups de pioche ; mais il observe que si la justice populaire démolit l'hôtel Thiers qui coûta 2 millions, l'Assemblée de Versailles lui en votera une autre qui en coûtera 3. L'idée fait son chemin, accompagnée d'excitations à la violence. On dévide contre Thiers un invraisemblable chapelet d'aménités : infâme vieillard, Nain grotesque, Tamerlan à lunettes, crapaud venimeux, général Boum, serpent à lunettes, etc. Le 14 avril, des gardes du 322e bataillon opèrent une perquisition, sans résultat. Raoul Rigault appose les scellés et laisse un poste. Erostrate, écrit le Vengeur du 6 mai qui ajoute : Qu'il n'en reste qu'une pierre, avec cette inscription vengeresse : Là fut la maison d'un Français qui brûla Paris. Le 10, un arrêté du Comité de Salut public, ratifié le 12 par l'Assemblée communale, ordonne la saisie des biens et la démolition de l'hôtel. Saint-Hilaire fait une démarche auprès de Courbet, Président des Arts de toutes sortes, pour sauvegarder les objets d'art. Les uns veulent tout vendre, car, Paris vaincu, ce qu'on mettra dans les musées sera rendu au propriétaire ; d'autres veulent tout transporter au pied de la colonne de Juillet et l'y brûler ; les pierres iront aux barricades. Protot, ministre de la Justice, veut envoyer à la Monnaie les pièces représentant les d'Orléans. Courbet se rappelle sa visite à Thiers à la fin de l'Empire : il estime à 1.500.000 frs les objets d'art, et les réclame pour les musées. Jules Fontaine, professeur de mathématiques, spécialisé dans la confection des bombes Orsini, condamné à 15 ans de réclusion, libéré le 4 septembre par le gouvernement de la Défense qui lui offre une préfecture, nommé Délégué aux Domaines par la Commune, est chargé de l'opération avec J. Andrieu, délégué aux Services publics. Ils décident de remettre le linge aux ambulances, les objets d'art et les livres rares aux musées et aux bibliothèques ; on vendra les meubles aux enchères ; on établira un square public sur l'emplacement de l'hôtel parricide. D'ailleurs, par la suite, on découvrira chez Fontaine nombre d'objets volés à Thiers. Les deux délégués, assistés de commissaires de police, prennent possession de l'immeuble le 11. Ils se heurtent à une foule hostile. Le procureur de la Commune leur adjoint son substitut, Gaston Dacosta. Fontaine va en fiacre place Vendôme, et revient avec Protot à cheval et sommé de son képi galonné ; deux artilleurs et un officier escortent les voitures où prennent place les collaborateurs de Protot et de Raoul Rigault. Rue Notre-Dame-de-Lorette, Protot réquisitionne des paveurs, qui hésitent devant les quolibets et les cris hostiles de la foule. Dacosta saisit une pioche, entre dans l'hôtel, ressort par une lucarne du toit ; salué de cris et de sifflets, il s'accroche à une cheminée et détache quelques plâtras. A coups de canne, Protot casse quelques vitres de la véranda. Les paveurs se décident à obéir. Un groupe de Vengeurs de Flourens arrête plusieurs manifestants et dégage la place. Le déménagement commence. Survient Courbet, flanqué de Jules Vallès et de Félix Pyat. Nombre d'objets jonchent les pelouses et les allées. Fontaine se prétend sûr de ses hommes, et n'a pas dressé d'inventaire. Peu auparavant, Mme Thiers fit porter chez Chambolle des objets de prix ; on agit en hâte, et on oublia une statuette de Persée à laquelle Thiers tenait beaucoup. Courbet voit démolir une petite chapelle en bois sculpté ancien, des bibliothèques, des marbres de cheminées. Il constate la disparition de terres cuites de grande valeur, et ramasse deux têtes, qu'il met dans sa poche. Onze voitures du mobilier de la Couronne et une trentaine de voitures de déménagement réquisitionnées chez Dailly et CIe emportent le butin : les meubles au garde-meuble, les objets d'art au Louvre qui refuse de les recevoir et de là au salon de Stuc des Tuileries, les papiers à la Préfecture de Police où ils flambent, comme flambera le salon de Stuc et son contenu. Le 15 mai, l'Anglais Furley rend visite à lady Tuf-ton, qui demeure place Saint-Georges ; il voit les portes et les fenêtres arrachées, les murs croulants. M. Thiers, écrit Jules à Charles Ferry, a grandement pris l'assassinat de son immeuble ; il a pleuré ses bronzes et ses souvenirs, mais, après tout, ce n'est pas à tout le monde que ces choses arrivent, et c'est une des formes de la gloire. Le 16 mai, à 5 heures 53 du soir, le colonel Lochner annonce du Mont-Valérien que la colonne Vendôme est abattue.

Tout est prêt pour la grande offensive. Les opérations commencent. De suprêmes tentatives de conciliation échouent. La Commune menace de brûler Paris ; Thiers n'y peut croire. Il pose 3 conditions : les insurgés mettront bas les armes ; nulle poursuite au-dessous du grade de colonel ; les portes de Paris ouvertes pendant 3 jours. Beaucoup de négociateurs, qualifiés traîtres, sont incarcérés par la Commune. Ils ne manquent pas : Thiers reçoit rapports sur rapports ; les délibérations les plus secrètes de la Commune arrivent sur son bureau. On lui soumet maints projets pour entrer dans Paris par surprise. Par le colonel Luigi Frapolli, dictateur de Modène pendant 8 jours et grand maître de la franc-maçonnerie italienne, il cherche, sans succès, à gagner La Cecilia. Georges Veysset, qui s'occupa de ravitailler Paris, offre ses services ; aidé des frères Guttin, de Mme de Forsans-Veysset, de Planat et plusieurs autres, il achète les batteries de Montmartre qui, retournées, tirent sur les fédérés, et négocie l'achat de deux portes à Dombrowski. La Commune soupçonne la trahison et place des commissaires civils auprès des généraux ; Veysset, dénoncé, arrêté le 24 mai, sera fusillé par ordre de Ferré. Une autre négociation paraît près d'aboutir : Thiers accepte un rendez-vous la nuit, au bois de Boulogne, avec un colonel de la Commune auquel il versera 500.000 frs en échange d'une porte. Il groupe 80.000 hommes dans le Bois, au début de mai, par une nuit claire et froide ; il s'y tient avec le général Douay, et attend en vain le signal convenu. A l'approche du jour, il faut réintégrer les tranchées. A 7 heures, Thiers regagne Versailles. Il ne s'arrête pas à l'offre des Allemands de lui livrer le chemin de fer de Saint-Denis. Il faut bien en venir à l'attaque de vive force, suivant le plan adopté par le conseil de guerre du 12 mai.

On prend les forts de Vanves et d'Issy, on attaque l'enceinte. Du 14 au 21 mai, Thiers ne quitte pas les batteries de Montretout et du général de Cissey. Le 21, on doit décider l'assaut dans un conseil tenu au Mont Valérien ; à 3 heures, Thiers quitte Versailles ; au pied de la montée du fort, un officier au galop annonce que le général Douay entre dans Paris et n'assistera pas au Conseil. Thiers fait pousser ses chevaux : au fort, Mac Mahon, les yeux à la lunette dirigée sur le Point-du-Jour, s'écrie : Nous sommes repoussés ! Thiers regarde, voit des hommes qui vont et viennent tranquillement. Le capitaine de vaisseau Krantz regarde à son tour : Ces gens-là ne fuient pas. Nous ne sommes pas repoussés, mais ils exécutent une manœuvre que, d'ici, nous ne pouvons pas nous expliquer. Plus de doute : deux longs serpents noirs entrent par la porte du Point-du-Jour, dont le fameux Ducatel signala l'abandon. Le maréchal va prendre la tête des corps de Douay et de Ladmirault ; Thiers retourne à Versailles, lui envoie les troupes de Vinoy et de Clinchant, et ordonne à Cissey d'occuper les quartiers de la rive gauche. Il envoie des vivres et de la paille, puis dîne en famille avec quelques amis qui partagent sa joie. Il prend un peu de repos, part à 2 heures du matin, et entre dans Paris à 3 heures. Il voit Mac Mahon prêt à établir son Quartier Général au Trocadéro, pris par le général Douay. Ladmirault est parvenu à l'Arc de Triomphe. Cissey pénètre dans le faubourg Saint-Germain. Jules Ferry accompagne le 1er bataillon de chasseurs qui occupe le ministère des Affaires Etrangères, où Mac Mahon et le gouvernement s'installent, en relations constantes avec l'Assemblée nationale qui siège. La guerre de barricades commence. Thiers sort de Paris au petit jour. Au delà de Boulogne, il dépasse une foule effarée d'hommes et de femmes, les fureurs de la lutte, le désespoir de la défaite empreintes sur leur visage, insurgés prisonniers que les soldats poussent devant eux. Il annonce à l'Assemblée l'entrée de l'armée dans Paris. Les lois seules présideront, dit-il, au châtiment des coupables. Il fait voter la reconstruction de la colonne Vendôme et la réparation de la chapelle expiatoire. Sur la proposition de Cochery, l'Assemblée vote à l'unanimité cette résolution : L'Assemblée déclare que les armées de terre et de mer, que le Chef du pouvoir exécutif de la République française ont bien mérité de la patrie. Thiers remercie de cette récompense, la plus grande qu'il ait reçue de sa vie. Il serre des mains. Jules Simon l'embrasse.

Sans arrêt, ses dépêches aux préfets annoncent 90.000 hommes dans Paris le 22 mai, les progrès des opérations, le drapeau tricolore sur la butte Montmartre et la gare du Nord, des milliers de prisonniers. Sur la barricade de la rue Royale, un rat mort pend à une potence portant une pancarte : Mort à Thiers, Mac Mahon et Ducrot, les rongeurs du peuple, défense d'y toucher. Ordre est donné d'arrêter les ballons partis de Paris, et les chefs de la Commune qui fuient la ville.

Ils partent, laissant l'incendie derrière eux. Partout, les flammes s'élèvent. Le 24 mai, à 6 heures 30 du matin, Thiers apprend l'incendie des Tuileries, et, à 8, la délivrance de la Banque. Il mobilise tous les pompiers disponibles. Il va à Paris, constate le désastre. Il est inconsolable. Il revient à l'Assemblée : Ces atroces scélérats, sentant qu'ils ne peuvent plus conserver la possession de leur victime, la malheureuse ville de Paris, veulent ne nous l'abandonner que détruite ! Il se plaint de la défiance de l'Assemblée à son égard : il sera implacable, mais légalement, suivant les lois, avec les lois, par les lois. Il parle de responsabilités partagées. Des rumeurs s'élèvent. Pour moi, devant mon pays, devant la justice, devant l'histoire, je la prendrai tout seul, s'il le faut. Mais ce ne sera que sur votre refus. Il dément que le gouvernement mette des armes en de mauvaises mains. Il défend Jules Ferry accusé de se conduire en préfet de la Seine. En face de difficultés plus grandes qu'avant la victoire, il supplie qu'on lui laisse le calme dont il a besoin pour agir.

La question des otages se pose dans son acuité. Le 9 avril, Raoul Rigault chargea B. Flotte de négocier l'échange de Blanqui contre l'archevêque et 4 otages. Mgr Darboy propose comme négociateur l'abbé Deguerry, que Rigault refuse ; il accepte l'abbé Lagarde. Flotte insiste sur les cruautés commises par les Versaillais ; l'archevêque se laisse impressionner, et, en demandant l'échange proposé, supplie le Chef du pouvoir exécutif de mettre fin à ces atrocités, dans une lettre que l'abbé Lagarde emporte, promettant de revenir, sa mission remplie. L'abbé est un négociateur, et non un simple commissionnaire. Le 13, Flotte lui remet un laissez-passer ; il s'embarque à la gare de Lyon, descend à Melun, prend une voiture dont le cheval s'abat, gagne à pied Longjumeau, et n'arrive à Versailles que le 14 à midi. Thiers le reçoit aussitôt, accueille son ambassade avec sympathie, mais discerne facilement que l'archevêque est un instrument aveugle aux mains de la Commune. Il devra consulter les ministres et la Commission des Quinze ; il ne se montre pas défavorable à l'échange, malgré sa répugnance à traiter avec les rebelles. En attendant la réponse annoncée pour le lendemain, l'abbé voit les ministres qui lui apprennent un incident machiné par la Commune pour faire échouer sa négociation : le 6, Dacosta s'entendit avec Rigault ; il exerce une pression le 7 et le 8 sur l'abbé Deguerry et Mgr Darboy, qui écrivent à Thiers pour le conjurer d'adoucir la cruauté des Versaillais, et finissent par la même affirmation : ils écrivent sans aucune pression et de leur propre mouvement, ce qui suffit à prouver le contraire. Ils ne parlent pas d'échanger les otages. Le 13, Dacosta tire du Dépôt l'abbé Bertaux, curé de Montmartre, le charge de porter ces deux lettres, et le met en route directement sur Versailles, où l'abbé arrive le jour même. Le journal l'Affranchi a déjà publié le texte des lettres, qui semblent avaliser les affirmations de la Commune. Thiers vient de les lire en original et dans le journal, quand l'abbé Lagarde se présente à l'heure convenue : Avant de répondre à votre lettre, dit-il, il faut que je réponde à une autre de date antérieure, mais qui vient seulement de m'être remise par M. le curé de Montmartre, après avoir été publiée avant-hier dans un journal de Paris. Revenez demain samedi à la même heure. Il remet sa réponse à la lettre apportée par l'abbé Bertaux : il s'étonne grandement que l'archevêque ait pu croire un seul instant que les soldats fusillaient des prisonniers et achevaient des blessés ; il promet encore une fois la vie sauve aux égarés qui déposeront les armes. Lorsque l'abbé Lagarde revient, il sort du conseil des ministres, unanimes ainsi que la Commission des Quinze pour refuser tout échange. Cette unanimité décide Thiers, qui hésitait. Que l'abbé Lagarde attende deux jours encore sa réponse. Saint-Hilaire reçoit l'abbé le 17, et l'engage à attendre. Le cœur brisé, l'abbé se mêle à une négociation menée par Washburne, le cardinal Chigi, et d'autres, pour gagner Dombrowski, Cluseret ou Félix Pyat. Cluseret, compromis, est révoqué et arrêté. La Commune a entravé la mission de l'abbé Lagarde : elle veut la faire échouer. Le 23 avril, le Cri du Peuple couvre l'abbé d'injures, l'accuse d'obéir à Thiers et de trahir son serment de rentrer à Paris. Saint-René Taillandier le conduit à Jules Simon : le gouvernement décline toute responsabilité, car cette campagne de presse est de nature à le compromettre. Ce soir-là l'abbé écrit à Jules Simon que l'état des négociations entamées par ailleurs lui fait un devoir de rester à Versailles : on l'a avisé que son retour serait le signal du massacre des otages. Journaux et clubs s'exaspèrent et menacent. Malgré le cardinal Chigi et Washburne, Thiers ne croit pas au danger. Au milieu de mai, l'Anglais Norcott, après plusieurs entrevues avec l'archevêque, reçoit ce billet, signé Viard, vu et approuvé par Cournet, délégué à la Sûreté générale, et le colonel Chardon : Le Cen Norcott est prié d'employer toute son influence et ses relations pour appuyer l'échange du Cen Blanqui contre la personne du Cen Darboy. Il a une entrevue avec Saint-Hilaire, Thiers refusant de le recevoir. De son côté, Cernuschi essaie de sauver Chaudey. On sollicite l'intervention du général allemand de Fabrice. Que le sieur de Fabrice, dit Rochefort, nous restitue d'abord Blanqui, prisonnier de M. Thiers, et peut-être alors lui rendrons-nous Darboy, prisonnier de la Commune.

Le 25 mai, à 7 heures 25, Thiers annonce aux préfets que le gouvernement est maître de Paris, sauf une très petite partie ; il décrit les ravages de l'incendie ; la Banque, la Bibliothèque nationale, le Louvre sont sauvés ; on a plus de 20.000 prisonniers ; la population, indignée, acclame l'armée. Des cadavres jonchent les rues ; il ordonne à Alphand de les inhumer la nuit, d'enlever les barricades, de rétablir la viabilité, de supprimer les pont-levis, d'ouvrir les portes de Paris. Il maintient les consignes qui empêcheront là sortie des coupables et des objets volés. Mac Mahon ira aussitôt que possible au secours des otages. Le 26, instructions à Jules Ferry : Réorganisez les bureaux de la mairie, et nous renverrons ensuite les maires. Courez aux prisons incendiées et voyez ce que sont devenus les prisonniers. Après les prisonniers, songez aux incendies. Je vous envoie des pompiers à force. Songez en même temps aux inhumations. Il discute avec Ferry la question des journaux, et lui recommande de ne pas se laisser gouverner par ses anciens amis. Il lui assure 18 jours de vivres, que les Prussiens ont ordre de laisser passer.

Tout en reculant, les insurgés entraînent les otages, hors de la portée des troupes du gouvernement. Ils assassinent Chaudey à Sainte-Pélagie le 23. Nouvelles instructions à Ferry : Nous ne consentons à aucune exécution lorsqu'un homme est devenu prisonnier. Pendant le combat nous ne pouvons rien et nous voudrions en vain nous en mêler. Tâchez de sauver les otages, faites sous ce rapport tout ce qui sera humainement possible. La mort de Gustave Chaudey m'a rempli de douleur. Le 28, un billet de Mac-Mahon, daté de 8 heures 35, lui apprend l'assassinat de 64 otages ; l'entrée des troupes à la Roquette en sauve 169. Thiers lui répond à 9 heures : Je suis affecté plus que je ne puis le dire de la fin tragique de nos otages. Elle n'est la faute de personne, est celle des scélérats qui l'ont ordonnée, mais elle n'en est pas moins douloureuse.

Le 29, Paris est délivré. La lutte est terminée, l'ordre est rétabli, le travail et la sécurité vont renaître. Ce jour-là, l'Assemblée assiste à une messe d'actions de grâces, dont la musique est purement militaire, à l'église Saint-Louis de Versailles. Thiers, en redingote noire, suivi du ministre de la Guerre et d'un brillant Etat-major, a assez grand air. Il a maigri à peine : sa contenance, mélange de douleur concentrée et de dignité, ne représentait pas mal le rôle du grand citoyen impassible au milieu des ruines et des plus affreuses calamités. Arrivent les félicitations de Canrobert : Par vous et par son armée, la France vient d'être délivrée du péril le plus terrible et le plus affreux qu'elle ait jamais couru ! Alexandre Dumas va écrire un long et très flatteur article dont Thiers se montre vivement touché ; il charge Eyma de témoigner sa gratitude au brillant et spirituel écrivain, qu'il ne connaît pas personnellement.

L'heure du châtiment a sonné. Il ordonne au général Borel de veiller à la cessation des fusillades : Pendant la bataille, tout s'explique, mais après, c'est de l'irrégularité monstrueuse. Ranc, seul, échappe aux poursuites : on le soupçonne de ménager ses bons offices entre Thiers et les exaltés du parti républicain. Car Thiers n'aime pas les vengeances politiques. Il voudrait que l'on n'exécutât que ceux qui trempèrent leurs mains dans le sang des otages ou de Lecomte et Clément Thomas. Il se plaint de se heurter à de vieux magistrats sans cœur et sans esprit politique. Il essaie de sauver Gaston Crémieux, dont il considère la mort comme une cruauté gratuite et absurde, et Rossel qu'il défend contre les généraux invoquant la nécessité de punir un officier coupable de désertion à l'ennemi et d'attaque contre la France. Ces exécutions lui causent un chagrin profond. Il réussit à sauver Lullier, fou dangereux, sans doute, mais ayant des qualités. Il ne répond pas au vieux Beslay qui demande à partager le sort de ses collègues de la Commune, et qui rendit trop de services à la Banque pour jamais être inquiété. Un ami de Bergeret, l'un des chefs les plus compromis, cherche à lui procurer les pièces d'identité nécessaires pour le sauver ; il sollicite un écrivain illustre qui propose de les demander à Thiers. On y va. Bergeret attend dans un salon voisin. On aurait dû tous les fusiller, dit Thiers, c'était le plus simple ; mais on a été maladroit ; on a tué des nigauds qui s'étaient mis dans la révolte sans savoir pourquoi ; les chefs les ont plantés là et ont gagné au pied. Maintenant ils sont pour nous un grave inconvénient ; les prisons regorgent... Je veux bien aider l'ami de votre ami ; qu'il aille se faire pendre ailleurs ; nous le condamnerons par contumace, de cette façon nous ne le reverrons jamais. J'arrangerai cela avec Saint-Hilaire, qui est le meilleur des hommes. Amenez-moi votre ami. En voyant entrer ce petit bonhomme maigre et jaune, Thiers se met à rire : Eh bien ! Grand gamin, on a donc oublié de vous fusiller ? Ainsi Bergeret sortit de France sans être inquiété. Hugo vient demander à Thiers de sauver Rochefort ; en passant, Thiers dit : Je suis comme vous un vaincu qui a l'air d'un vainqueur ; je traverse comme vous des tourbillons d'injures. Cent journaux me traînent tous les matins dans la boue. Mais savez-vous mon procédé ? Je ne les lis pas. — C'est précisément ce que je fais... Lire des diatribes, c'est respirer les latrines de sa renommée. Le 10 janvier 1872, Rochefort écrira à Edmond Adam : Vous me dites que M. Thiers m'a sauvé la vie. Je le crois comme vous, car si j'avais été jugé dans le premier mois de mon arrestation, il n'y a aucun doute que j'eusse été condamné à mort et fusillé sans circonlocution. L'intervention de M. Thiers ne fait donc pas de doute pour moi, et il m'est impossible de ne pas m'en souvenir. Mais il a beau demander à la commission des grâces, que l'Assemblée lui adjoignit, de réduire les rigueurs de la justice, la haine des hommes de la Commune le poursuit. Un exemple entre cent : à Genève, le citoyen Rocher réunit un faisceau d'inexactitudes matérielles qu'il édite en brochures : Le Monsieur de la rue Transnonain, chanoine mitré de Saint-Jean de Latran et fils aîné du Pape, et Les véritables incendiaires de Paris ; il y dit : Thiers a participé à la mort de Mgr Darboy ; Mac-Mahon tira à boulets rouges sur Paris ; les agents provocateurs organisèrent le massacre de 50.000 assassinés, faisant 150.000 veuves et orphelins ; des gendarmes firent sauter la poudrière de l'avenue Rapp, etc., bref, un effrayant terrorisme règne dans le royaume de Thiers Ier. Les publications de ce genre se multiplient, foisonnent longtemps encore après la Commune. La caricature joue dans cette campagne un rôle de premier plan, une caricature bien éloignée de la verve et du génie de Daumier, et dont l'un des protagonistes est ce Pilotell qui prit part de façon suspecte aux opérations contre la maison de Thiers ; pour cette raison on le baptisera Pille-Hôtel. Lorsque le Chef du pouvoir exécutif et l'Assemblée assistent aux obsèques de Mgr Darboy, on se demande s'il ne reste pas d'explosifs dans la crypte de Notre-Dame.

Thiers a rempli la première partie de sa tâche. Il a écrasé la plus formidable insurrection à laquelle jamais gouvernement se soit heurté, et empêché la dislocation de la France devant l'ennemi. Il lui reste à accomplir l'œuvre de reconstruction et l'œuvre de libération. Montalivet lui rappelle la demi-ligne qu'en 1836 il souhaitait dans l'Histoire Universelle : elle devient aujourd'hui un glorieux alinéa.