THIERS — 1797-1877

 

XXIII. — LA RÉVOLUTION DE 1848.

 

 

Pas besoin d'une oreille très exercée pour percevoir les premiers craquements de l'édifice. La lutte entre Thiers et Guizot s'intensifie. M. Thiers s'apprête à travailler les côtes à M. Guizot écrit Mérimée le 29 janvier 1847. D'abord, les deux adversaires s'observent ; Dupin sourit : C'est comme à Fontenoy, à qui ne tirera pas le premier. On finira bien par tirer. A la Chambre, une cour de députés accompagne Thiers qui, observe un ironiste, pousse l'opposition jusqu'à arborer une cravate noire à un spectacle de la Cour. Sous un air de gaîté et d'insouciance, il cache une extrême animosité contre le roi, lequel ne passe pas pour avoir de goût pour les ministres réels des Affaires Etrangères. Il entretient une correspondance suivie avec Bugeaud, le défend auprès de Guizot, et se laisse aller aux épanchements : on ne peut s'imaginer à quel point il est revenu de tout depuis que l'horloge de la vie a sonné 50 ans ! Bugeaud répond : Il y a une chose dont vous ne reviendrez certainement pas, c'est du patriotisme. Quand vient l'automne, en dépit du calme matériel apparent en Algérie, il règne dans l'air et dans les imaginations une inquiétude, une agitation assez générale. La reddition d'Abd-el-Kader semble y devoir affermir notre domination ; d'aucuns s'en félicitent ; Thiers, sortant des Tuileries, hausse les épaules : Peuh ! La prise d'Abd-el-Kader est de maigre importance, en face des événements qui se préparent ici.

En effet, les scandales s'accumulent. Les Pairs se jugent les uns après les autres, et se condamnent alternativement comme voleurs ou meurtriers. Le gouvernement facilite le suicide du duc de Praslin, assassin de sa femme : Il est déplorable, dit Duvergier, de laisser enraciner cette idée funeste qu'il y a une justice pour les riches et une justice pour les pauvres. C'est la plus révolutionnaire des idées, et on ne devrait rien faire qui pût y prêter force. Ce scandale est énorme. Dans certaines sphères, on commence à se demander : Que dira le peuple ? Les mécontents et le mépris croissent de jour en jour. Le public est disposé à tout croire. On peut prévoir une réaction morale contre les vols, les mauvaises spéculations, les chantages. On craint pour l'ordre public à Rouen, à Bordeaux, à Paris. L'affaire des mines d'Algérie éclabousse le maréchal Soult. Thiers assiste au procès Teste-Cubières. J'ai voulu voir ce lugubre spectacle. Cubières m'a fendu le cœur. Il m'a intéressé, comme il intéresserait tout le monde. Teste a impudemment déployé pour lui, comme il a déployé pour tant d'autres, son talent déclamatoire de défendre les mauvaises causes, et c'était odieux de lui voir faire un métier quand il s'agissait de son honneur. De Vichy, Mme Dosne s'éplore en termes imagés : Ce malheureux Teste me paraît confondu. Il avait les doigts crochus et les mains palmées. C'est une grande pitié que cette affaire, et un vrai malheur pour la révolution de Juillet. Son gendre témoigne de son dégoût de la politique ; elle le remonte en termes vigoureux et pénétrants : Vous êtes dégoûté du pouvoir, mon cher gendre, fatigué des mensonges des hommes ; mais de grands cœurs doivent se mettre au-dessus de ces déceptions pour ne considérer que l'intérêt du pays ; c'est en lui qu'un homme d'Etat doit puiser sa force et son courage. Il faut qu'il lise au fond du cœur de ses amis politiques, qu'il considère qu'ils n'ont pas encore, comme lui, connu les décevantes satisfactions du pouvoir, qu'ils y aspirent, qu'ils en ont besoin même, politiquement, et que ces pensées et ces désirs les font s'agiter. Croyez-vous eue la Révolution de Juillet aurait pu être faite par des hommes s ns illusions, comme vous l'êtes presque tous devenus ? Et si vous autres, jeunes gens pleins d'ardeur et d'amour du bien, ne vous en étiez pas mêlés, croyez-vous que les banquiers, les père de famille, auraient tiré la première fusée ? Il vient la rejoindre à Vichy, où, philosophiquement, il mange, dort et écrit comme partout, se moquant de ceux qui prennent quelque soin de leur santé. De là, il va visiter ses électeurs d'Aix, fonde une demi-bourse en faveur de l'Ecole normale de Marseille, et paraît au début d'août à Toulouse, rendez-vous général de la famille, qui s'installe à Pau. Mme Dosne y tombe sérieusement malade. Ses enfants lui prodiguent les soins les plus tendres ; son gendre la veille la nuit, et dispute de tendresse avec ses filles. Les uns et les autres m'étouffent de soins, écrit-elle ; ce sont des douceurs sans pareilles. Preuve qu'elle revient à la vie : le 2 septembre, elle fait à son gendre une grande tartine politique. Lui se rend à Cauterets avec sa femme, et regagne Paris à la mi-septembre. Il découvre partout un sentiment de plus en plus fâcheux pour le gouvernement, auquel il reproche de suivre aveuglément la politique du laissez-dire. A ses yeux, le moment approche où les circonstances s'aggraveront pour tout le monde. Le roi s'en tient toujours aux combinaisons ministérielles. Il explique à Dupin : Vous voulez que je renvoie mon ministère et que j'appelle Molé ; mais Molé échouera ; et après lui, que reste-t-il ? M. Thiers, escorté de MM. Barrot et Duvergier qui voudront gouverner, qui m'ôteront tout pouvoir, qui bouleverseront ma politique ; non, non, mille fois non. J'ai une grande mission à remplir, non seulement en France, mais en Europe, celle de rétablir l'ordre : c'est là ma destinée, c'est là ma gloire ; vous ne m'y ferez pas renoncer. Louis-Philippe croyait rétablir l'ordre : il préparait la révolution.

L'opposition de gauche accueille la réforme électorale proposée par Duvergier de Hauranne, et la réforme parlementaire visant les incompatibilités, proposée par Rémusat. Pour les soutenir, le comité électoral de Paris imagine une campagne de banquets. ; La disette, la crise financière, les paniques à la bourse, la crise industrielle lui font craindre des violences. Le public n'ignore plus rien ; les honnêtes gens flottent entre l'indignation et le dégoût. Le 9 juillet, le banquet du Château Rouge se passe dans le calme. Mme Dosne engage son gendre à donner l'absolution aux organisateurs. Il n'en faut pas faire une affaire car bien des gens en profiteraient pour amener une nouvelle démission. Sa lettre croise celle où Thiers disait combien ce banquet avait affligé les gens sages, et combien il trouvait impolitique la conduite de ses amis. Il s'y rallie, cependant, mais pas ostensiblement : il est trop homme de gouvernement pour cela. Il laisse à Barrot la conduite des banquets, n'y paraît pas, n'avoue pas ce qui s'y dit, mais il en est le cuisinier. Merruau le félicite de cette attitude.

Il est alors dans la plénitude de sa maturité et de son développement. Il a gardé la vivacité de la jeunesse. Sa fertilité d'idées s'oppose à la sécheresse de Guizot. Le 27 décembre, le discours du roi à l'ouverture des Chambres provoque une baisse de la rente ; 3.000 étudiants pétitionnent pour la réouverture des cours de Quinet, Michelet et Mickiewicz ; l'opposition et le ministère discutent l'Adresse en des débats acharnés. Thiers mène alors l'attaque avec un brio, une verve qui ne faiblissent pas un moment. Le 25 janvier, il expose les difficultés de la situation financière. Devant la confiance ébranlée, l'optimisme du ministre l'effraie. Il montre l'augmentation croissante des budgets, les charges nouvelles créées par les emprunts, le danger causé par la dette flottante, la rareté des capitaux, la dépréciation des valeurs, l'illusionnisme du ministre dont il accuse la gestion coupable et aveugle. Le 31 janvier, son attaque porte sur la politique italienne du gouvernement ; les traités de 1815 à la main, il prouve que le gouvernement n'a pas fait ce qu'il devait : il aurait dû obliger les Autrichiens à obéir à ces traités dont ils veulent nous faire, à nous, une loi constante et éternelle. Toutes les fois qu'un gouvernement absolu disparaît en Europe, toutes les fois qu'il s'élève un gouvernement libre, la France est délivrée d'un ennemi, et elle gagne un ami. Porter la liberté où elle n'est pas, au moyen des baïonnettes, est un acte de violence ; la porter d'une autre manière, au moyen de ce qu'on appelle la propagande, est une perfidie... Mais nous ne devons pas souffrir qu'on vienne l'étouffer avec des baïonnettes partout où elle se sera développée comme l'herbe pousse au printemps.

Le 2 février, il combat l'attitude, dans les affaires de Suisse, du gouvernement qui donna son appui au parti conservateur et catholique, provoquant dans le pays une vive irritation. Là, la révolution et la contre-révolution sont en présence. On nous oppose toujours la prudence et le respect de l'indépendance des gouvernements, et voilà qu'on les met de côté pour provoquer les puissances à intervenir en Suisse. La révolution espagnole est en péril, vous restez prudents et froids. L'humanité souffre en Italie où le sang coule, vous êtes paralysés par le respect de l'indépendance des souverains. Et en Suisse, quand le parti de la contre-révolution et celui de la révolution sont aux prises, quand la contre-révolution va être vaincue après l'avoir mérité, vous vous empressez de vous en mêler. Le ministère soutient la doctrine autrichienne qui veut que l'on se mêle des affaires suisses : attirer les puissances en Suisse constituerait un malheur pour la France, qui a intérêt à une neutralité suisse forte. Faible, on la viole. Par deux fois la contre-révolution livra le pont de Bâle aux Autrichiens : c'est elle que l'on soutient ! Politique absurde ! Je serai toujours du parti de la révolution, même s'il passe des mains des modérés à celles des radicaux... Le gouvernement doit blesser profondément le cœur du pays, car il blesse le mien. Le lendemain, Guizot riposte : en Suisse, la lutte est entre le parti libéral modéré et le désordre, et non entre la révolution et la contre-révolution, et Thiers, ministre, se prononça sur les menées du parti radical suisse. Non, dit Thiers, ce que je n'ai pu souffrir, c'est que la Suisse devînt un repaire de propagandistes auxquels tout est bon, l'assassinat comme l'invasion à main armée. A ce moment, les deux héros de la Chambre, écrit Mérimée à la comtesse de Montijo, M. Thiers et M. Guizot, sont malades de la grippe ; ils toussent à qui mieux mieux des discours éloquents qui n'avancent guère les choses. La bataille continue.

Le 10 février, discussion du paragraphe de l'Adresse relatif aux banquets que le discours de la Couronne réprouve. Duchâtel, Dumon, Barrot, Guizot mènent vigoureusement une lutte ardente. Thiers entre en lice : M. Guizot a dit que l'on pouvait abuser de tous les grands pouvoirs et de toutes les grandes armes, je lui refuse ce pouvoir et ces armes. Il est jaloux des droits de la majorité, je le suis de ceux de la minorité. Les injustices dont vous vous plaignez, vous vous les permettez envers ma minorité. Vous n'abattrez pas mon courage ni ne lasserez la persévérance à vous dire ce que je crois la vérité. Le 12 février, la dernière bataille s'engage sur la question de la réforme parlementaire. Guizot reconnaît l'état des esprits, dans le pays et à la Chambre, mais un gouvernement sensé doit faire les réformes sans les proclamer à l'avance ; il s'efforcera de rétablir l'unité du parti conservateur divisé sur cette question ; s'il ne réussit pas, il laissera à d'autres le soin de présider à la ruine de la politique conservatrice. Personne, répond Thiers, ne nie le mal : 200 fonctionnaires dans une Chambre de 400 députés. L'accord n'est pas loin de se faire sur le remède, mais il y a dix ans qu'on en discute. Le plus grand parti et le gouvernement n'ont pas d'opinion arrêtée sur la plus grande question du moment. Sallandrouze demande une proposition cette année, Morny l'année prochaine, de Goulard un jour dont il n'indique pas la date, et le ministère, quand les conservateurs tomberont d'accord ! La vérité a progressé, des députés le proclament dans le pays, le gouvernement les traite d'une manière outrageante. Guizot l'emporte lorsque l'on passe au vote. Cette séance marque son dernier triomphe. Chacun des discours de Thiers a retenti comme un coup de bélier, non contre le ministère, mais contre le régime.

Le banquet réformiste projeté par un groupe d'électeurs du XIIe arrondissement met le feu aux poudres. On en retarde la date, fixée d'abord au 19 janvier. Le ministère l'interdit, le 7 février, et annonce qu'il s'y opposera par la force. Thiers n'en veut pas : le gouvernement, assure-t-il, ne peut faire autrement que de résister ; si on le brave, une collision sanglante est fatale ; l'opposition, vaincue, portera la responsabilité du sang versé ; sa victoire peut amener le renversement de la monarchie ; pour éviter le banquet, mieux vaudrait démissionner. Les députés incertains de leur réélection ne partagent pas cet avis. Au fond, Thiers pense que les choses s'arrangeront mieux qu'on ne suppose : au pis aller, l'abdication du vieux ; serait-ce un si grand malheur ? Agitation et pourparlers. La gauche constitutionnelle se réunit. Chambolle proteste contre une proclamation de Duvergier. Thiers n'assista pas à la réunion ; à la Chambre, Chambolle lui conte ce qui s'y passa. Mon cher ami, dit Thiers, il faut reprendre votre proposition ; nous n'avons plus un moment à perdre ; faites convoquer de suite une réunion, et tâchons que ; tout le monde y vienne.

Chez Durand, place de la Madeleine, le 13 février. Des légitimistes, Berryer, La Rochejacquelein, s'y introduisent, Lamartine également. Avant la séance, Duvergier écrit à Thiers : Je comprends votre situation quant au banquet et je ne voudrais pas qu'on en fît l'affaire principale. Vous avez des raisons pour n'y pas aller, j'en ai pour y aller. Liberté réciproque à cet égard. Chambolle reprend sa proposition : démissionnons, pour obtenir une nouvelle consultation du corps électoral. Personne ne le soutient. On vote le banquet par 70 voix contre 18. Pourquoi ne m'avoir pas tous soutenu ? demande Chambolle. Ai-je donc tort aujourd'hui ?Il n'a que trop raison, dit Vivien. Et Thiers : Je n'ai point changé d'avis ; je pense comme Vivien ; mais, je vous en conjure, ne m'interpellez pas ! On m'a demandé de ne point prendre part à ces débats aujourd'hui, et j'ai donné ma parole. En effet, Duvergier et Rémusat ont entamé une négociation avec des amis de Duchâtel et de Guizot ; la négociation échoue parce que le gouvernement se croit sûr de triompher. Même conviction chez Thiers, et raison pour laquelle, sachant la volonté de ses amis de donner le banquet, il n'a soutenu ni Chambolle, ni le républicain Marie qui disait : Si nous sommes prêts pour une révolution, donnez votre banquet ; si nous ne sommes pas prêts, ce sera une émeute, et je n'en veux pas. La résolution adoptée par la réunion donne l'alarme au parlementaire constitutionnel qu'est Thiers : il voit l'action politique transférée hors du pays légal, et fait partager ses appréhensions à Barrot et quelques autres. Aidé par Vitet et Morny, il obtient des concessions qui diminuent la portée de la manifestation. Il s'efforce de gagner du temps. Le 19 février, Duvergier lui signale que le gouvernement paraît incliner à la modération, et que les organisateurs se croient à peu près certains de rester maîtres de la manifestation : Malgré cela, je serai fort aise que tout soit terminé. Ce jour-là, nouvelle réunion des oppositions chez Durand. Thiers reste muet. Il hausse les épaules quand Falloux s'inquiète des violences de Lamartine : les forces du gouvernement écraseront toute émeute possible. La garde nationale donnera une bonne leçon à Guizot : Le roi a l'oreille fine, il entendra raison et cédera à temps.

Le 20 février, la sous-commission du banquet discute le programme élaboré la veille par Marrast. Merruau, du Constitutionnel, en fait, représente Thiers ; il exige l'approbation préalable de Duvergier et de Barrot. Marrast obtient le consentement de ce dernier sans même lui donner lecture de la pièce. Duvergier s'accusera de sa propre négligence à empêcher la faute de se commettre. Ce jour-là, de Corbeil, un mystérieux solitaire, d'une franchise assez piquante et d'une singulière pénétration, adjure Thiers de se rendre au banquet : Je suis du petit nombre de gens qui, ne vous aimant pas, vous estiment, et qui croient à votre sincérité quand vous parlez de vos inclinations libérales. Je n'ai de sympathie que pour votre talent, mais j'ai toujours méprisé les ridicules calomnies dont vous avez été poursuivi... Je ne partage pas l'incertitude du public, et je suis convaincu d'avance que vous n'irez pas au banquet de mardi. L'intérêt de l'opposition, l'intérêt de votre situation personnelle, un devoir d'honneur envers vos amis vous commandent d'y aller. Vous n'irez pas. Cette abstention sera un grand malheur pour la cause libérale. Le solitaire cherche à en démêler les motifs : une paresse naturelle chez Thiers, la crainte d'affaiblir un pouvoir qu'il compte exercer un jour, l'influence de son entourage : trois femmes de plus d'esprit que de jugement ; Rémusat, petite maîtresse bégueule, hermine paresseuse à qui on finit par arracher un ou deux discours et jamais une action ; enfin Victor Cousin, qui n'est whig qu'en théorie. Bien entendu cette lettre ne modifie rien à la ligne de conduite de son destinataire, mais il la conserve soigneusement dans ses papiers.

Le programme de Marrast paraît dans les journaux, le 21 au matin. Le préfet de Police riposte par une proclamation : on appliquera l'ordonnance sur les attroupements aux députés qui se rendront en corps au banquet. Rémusat se concerte avec Thiers : empêcher le banquet reste le seul moyen d'éviter une collision. Ils vont chez Barrot, y trouvent Duvergier, Malleville, Abbatucci inclinant à accepter la manifestation réduite que concède le gouvernement. Thiers opine : allez-y individuellement, vous serez ridicules ; en corps, on sabrera la foule à cinquante pas de vous, et vous serez odieux. On ne l'écoute pas. Le groupe se rend dans le bureau du Palais-Bourbon où l'opposition se réunit. Là, consternation générale ! Barrot n'avait pas prévu tout cela ! Seul, Thiers a le courage de son opinion : devant l'attitude du ministère, renoncer au banquet devient un devoir impérieux, sinon, il faut l'accepter réduit à rien comme le veut le gouvernement, et en conseillant à la foule de ne pas s'y rendre. L'opposition en a bien envie, mais n'ose afficher son renoncement. Elle voudrait que Barrot annonçât à la tribune sa nouvelle attitude. Thiers l'y pousse : Mon ami, voici une de ces occasions où il faut savoir prendre une décision. Votre parti n'ose pas reculer. Tirez-le d'embarras. Montez à la tribune ; dites qu'en présence des nouvelles et imprévues résolutions du gouvernement, la manifestation annoncée ne serait qu'une occasion de verser du sang ; que pour la défense d'un droit, quelque fondé qu'il soit, vous ne voulez pas vous exposer à cette extrémité ; que vous poursuivrez le triomphe de ce droit par d'autres moyens ; qu'en conséquence vous engagez les citoyens à rester chez eux. Vous aurez toute la Chambre pour vous ; vous empêcherez la multitude de venir demain ; vous sauverez l'ordre, et vous constituerez la majorité votre obligée. Quelques-uns de vos amis crieront. J'offre de partager avec vous la responsabilité, m'engageant à dire de ma place ce que vous voudrez. Le visage de Barrot s'assombrit. Il ne répond rien, monte à la tribune, parle mollement et sans succès. Thiers quitte la Chambre, fort triste. Il va chez Barrot avec les députés de l'opposition pour prendre un parti définitif. Il se mêle le moins possible à la discussion pour qu'on ne puisse accuser l'opposition de céder à son influence paralysante. 80 contre 17 décident de ne pas aller au banquet. La réunion terminée, on le prie de rédiger la note annonçant la décision prise. Le soir, il se rend avec sa femme au bal de la princesse de Ligne : on danse, mais dans une atmosphère d'inquiétude.

Le lendemain matin, Thiers apprend qu'après son départ Barrot reçut les organisateurs du banquet, auquel un groupe de 60 à 70 gardes nationaux du XIIe, très exaltés, refusaient obstinément de renoncer. Pour obtenir l'abandon, Barrot, Malleville, Abbatucci, Duvergier promettent un acte d'accusation contre le ministère. Thiers en veut à Barrot de cette concession. Sur les instances de Duvergier, il va le voir en compagnie de j Rémusat. Il combat l'acte d'accusation déjà rédigé et adopté, il préférerait une adresse à la Couronne pour obtenir le changement des ministres. Prudence intempestive, dit Barrot ; la motion de Thiers échoue. On se rend à la Chambre. L'émeute commence à gronder dans la rue. Il faut traverser de nombreux rassemblements sur le boulevard. Devant le ministère des Affaires Etrangères, fortement gardé par la troupe, la foule pousse des cris séditieux. A la Madeleine, à la place Louis XV, elle s'enfuit en riant devant les charges de la garde municipale à cheval. A la Chambre, on palabre sans aboutir. Fatigué de ces bavardages stériles, Thiers, au milieu de l'après-midi, veut se rendre compte de ce qui se passe au dehors : il traverse la place Louis XV, la place de la Madeleine, suit le boulevard jusqu'aux Affaires Etrangères, et revient par la rue Saint-Florentin. Des enfants, des ouvriers dépavent les rues en un tour de main, commencent des barricades, s'enfuient en bousculant les passants lorsque la troupe marche sur eux ; elle reçut pour consigne de n'utiliser que le plat du sabre ou la crosse du fusil. De retour à la Chambre, il apprend que l'émeute a dressé deux barricades aux Champs-Elysées. Il y va, avec Merruau et Jules de Lasteyrie. Un omnibus et des fiacres renversés, des chaises, de petites boutiques forment les barricades, d'ailleurs totalement vaines, puisqu'elles ne barrent que la chaussée et non les contre-allées. Entre les deux, quelques milliers d'ouvriers, de jeunes gens, d'enfants, en blouse, en redingote, en veste, crient à tue-tête et lancent des pierres. Devant le rond-point la troupe, immobile, triste, déconcertée par l'absence de la garde nationale. Un escadron de chasseurs passe par les contre-allées et pénètre sur le terrain qu'occupe l'émeute : elle lui fraie le passage, enlève les rangées de chaises en criant : Vive l'armée ! mais derrière lui reforme la barricade. A ce moment, on reconnaît Thiers. On prend ses compagnons pour des policiers. Cris de : Vive Thiers ! A bas Guizot ! mais aussi : A bas les bastilles ! A bas les lois de septembre ! Des pierres volent. Quelques-uns tentent de le protéger ainsi que ses compagnons. Lentement, serré de plus en plus près, il traverse les Champs-Elysées pour gagner les hôtels du faubourg Saint-Honoré. Quelqu'un lui prend le bras : Venez, suivez-moi, je vais vous faire ouvrir la grille de l'hôtel Cibiel. C'est l'architecte de l'hôtel. Le portier, terrifié, se décide difficilement à ouvrir. L'hôtel n'a pas d'issue sur le faubourg. Il faut passer dans le jardin d'un hôtel voisin pour se mettre hors de danger. Peu fier de son aventure, Thiers reprenait le chemin de la Chambre, quand des collègues rencontrés lui apprennent que la séance est levée. Il rentre chez lui, très frappé de la gravité du mouvement.

Le 23, le ministère convoque la garde nationale. Peu d'hommes obéissent. Ceux qui se présentent commencent à crier : Vive la réforme ! Thiers se rend de très bonne heure à la Chambre. Il apprend qu'on se bat dans les quartiers de l'Hôtel-de-Ville et du Panthéon. Soudain, grand tumulte : une colonne de 6 à 800 gardes nationaux marche sur la Chambre. Thiers suit Barrot et ceux de leurs collègues qui escaladent les marches du Palais-Bourbon face au pont de la Concorde. Barrot s'avance vers les gardes nationaux, les interpelle courageusement, les arrête en leur demandant s'ils ont oublié le respect dû à la représentation nationale. Ils lui remettent une pétition réclamant le renvoi des ministres. Le calme se rétablit. Les députés sortis rentrent en séance. Ils se disposent à interpeller le gouvernement lorsque Guizot est appelé au Château. Bientôt il revient, et annonce que le roi a chargé le comte Molé de constituer un Cabinet. Que s'est-il donc passé ? Thiers le demande à Duchâtel qui arrive des Tuileries une heure plus tard, et lui conte : le roi, préoccupé, avait perdu sa ténacité de la veille. Ah ! Il a eu peur, interrompt Thiers. La reine entra en larmes dans son cabinet, disant que Guizot mettrait le comble aux services qu'il a déjà rendus au roi s'il offrait sa démission. Sur quoi Duchâtel vint le chercher à la Chambre. Guizot, blessé, accompagna sa démission de propos amers. Le roi lui exprima des regrets, et, à quatre heures, fit appeler Molé. Le seul conseil que je puisse donner au roi, dit ce dernier, c'est d'appeler MM. Barrot et Thiers. — Appeler M. Thiers ? Que dira l'Europe ?Ah ! Sire, ce n'est pas à l'Europe qu'il faut penser en ce moment. La maison brûle. Il s'agit d'appeler ceux qui peuvent éteindre le feu. — Oui, mais pourquoi M. Thiers ? M. Thiers n'a pas assisté aux banquets plus que vous. — Il les a défendus, et ses amis les ont organisés. — Laissez-moi M. Thiers, et dites-moi comment vous composeriez un cabinet. Les amis de Molé insistent : rien à faire sans Thiers. Ils s'informent de ses dispositions. Les premiers pourparlers n'aboutissent pas. Molé lui fait demander un rendez-vous pour dix heures, à son hôtel, place Saint-Georges.

Il en est à peu près neuf. Une des bandes qui parcourent Paris, frappant aux portes pour qu'on illumine en signe de joie de la chute des ministres, se presse à la grille de l'hôtel Thiers. Elle est forte d'environ 800 hommes. Thiers avait dans son salon une compagnie nombreuse. Mme Dosne sort la première, suivie de son gendre et de ses filles. Grand tumulte de cris. Ces hommes pressent les mains de Thiers à travers la grille. Bonjour M. Thiers ! Vive M. Thiers ! Vive Mme Thiers ! Puis : Ouvrez la grille !Ne l'ouvrez pas ! On l'ouvre. Ils entrent. Thiers leur parle. Ils sont contents. Un cri de : Vive l'Italie !Vive la France ! crie un autre. Qu'est-ce que cela nous fait, l'Italie ! Ils serrent les mains de Thiers et des dames, puis se consultent pour savoir à qui demander d'illuminer, se décident pour Barrot, et s'écoulent paisiblement. On referme la grille. Thiers et sa femme rentrent au salon. Deux des manifestants reviennent sur leurs pas. Ils sonnent. Mme Dosne est encore dans le jardin. Que veulent-ils ? Parler à M. Thiers. — A quelle occasion ?Madame, c'est que nous expirons de fatigue et de faim. Nous voulons demander à souper à M. Thiers. — Si c'est cela, mes amis, entrez. On va vous donner ce que vous souhaitez. Elle les conduit dans la salle à manger. Le couvert n'est pas encore enlevé. Elle ordonne à ses gens de servir ces deux hommes ; les domestiques obéissent en faisant la grimace. Filles et gendre viennent de temps à autre dire quelques mots aux deux hommes. L'un est un jeune coiffeur sans travail, aux mains noircies de poudre. Qui a pu vous porter à cette rébellion ?Que voulez-vous ! Je n'avais pas d'ouvrage. Je me suis jeté dans la mêlée. Autant mourir tué que de faim. L'autre, une belle figure de Christ, phraseur, érudit d'estaminet, conte sa vie d'un ton inspiré : fils d'ouvrier, envieux d'un cousin qui tenait boutique, il en abusa, commit des sottises sur lesquelles il glisse, puis, hanté par ses lectures de journaux, prophétise : M. Thiers, vous allez être bientôt ministre, ou vous l'êtes même, hé bien ! Pensez au peuple ! Faites reprendre le commerce. Mais vous vous laisserez encore tromper par le roi ; il ne vous laissera pas faire ce que vous voudrez. Vous ne serez pas le maître. Le roi ne veut que des commis. Il boit. Qui m'eût dit que j'aurais l'honneur de dîner à la table de M. Thiers ? Son camarade le tire par la manche : Allons, dépêche-toi ! Tu ennuies M. Thiers, tu abuses de sa bonté, de celle de ses dames. Et comme le jeune perruquier regarde d'un œil inquiétant les deux jeunes femmes qui ne pensaient nullement aux inconvénients de leur jeunesse, Mme Dosne renvoie ses filles au salon. Thiers prend à part les deux émeutiers, successivement pour ne pas les humilier, et leur donne à chacun un louis. Mme Dosne les bourre de bons conseils ; ils lui demandent la permission d'en revenir solliciter de nouveaux, et laissent leur nom et leur adresse. Bien volontiers mes amis. Elle les reconduit dans l'antichambre où, au même moment, son neveu pénètre brusquement : Un malheur affreux vient d'arriver aux Affaires Etrangères. On s'y bat. C'est une horrible mêlée. Les deux hommes disent : Allons rejoindre les nôtres. On n'en entend plus parler. Un passant entre chez le concierge : Dites à M. Thiers de faire éteindre les lampions. Il n'y a plus à se réjouir. Un grand malheur est survenu.

A dix heures, arrive Molé. Thiers lui apprend la fusillade des Capucines, refuse le ministère, et promet son concours, sans conditions de sa part, mais sous réserve des conditions que poseraient ses amis. La dissolution lui paraît inévitable. Quoi ! dit Molé, je vous ferais une Chambre où vous auriez la majorité pour me renverser ensuite ?Mes amis ne sont pas gens à vous tendre un piège ; mais gouverner avec la Chambre telle qu'elle est aujourd'hui me paraît devoir être impossible ; au reste, quoi que vous décidiez, je vous appuierai sans conditions, et, dans tous les cas, vous êtes assuré de la session actuelle. Molé rentre chez lui, apprend la gravité croissante des événements, et écrit au roi qu'il résigne sa mission.

Minuit. Le cabinet du roi. Louis-Philippe reçoit la renonciation de Molé. Il est assis au grand bureau qu'il occupe une fois la nuit tombée, et Guizot sur la table où le roi travaille le jour, dans l'embrasure de la fenêtre donnant sur le jardin des Tuileries ; Montalivet, debout près de Louis-Philippe, insiste sur la nécessité de la dissolution. Guizot s'insurge : Eh ! Monsieur, que deviendra ma majorité ?Eh ! Monsieur, que deviendra la royauté ? Que deviendra la dynastie ? A son habitude, Louis-Philippe penche dans le sens de Guizot. Vous avez raison. Il faut prendre un parti. Allez chez M. Thiers, et amenez-le moi le plus tôt possible. — Ah ! sire, vous m'épargnerez cette tristesse ! je ne peux aller chercher M. Thiers ; j'ai pu me résigner à le conseiller au roi, mais j'entends ne me faire aucun mérite auprès de M. Thiers de ce conseil. Permettez-moi donc d'aller porter de votre part l'ordre à un de vos aides-de-camp d'aller avertir M. Thiers que le roi l'attend aux Tuileries, et qu'il l'invite à s'y rendre sans aucun retard. Impossible d'éviter Thiers. Qu'au moins Bugeaud soit auparavant nommé commandant en chef de l'armée et de la garde nationale. M. Thiers, dit le roi, ne voudrait peut-être pas nommer lui-même le maréchal, mais il l'acceptera, je n'en doute pas, s'il le trouve nommé et installé. Montalivet va communiquer les ordres, et à la prière du duc de Montpensier, revient attendre l'arrivée de Thiers dans la pièce précédant le cabinet du roi.

Une heure du matin. On est au 24 février. Deux aides-de-camp courent à la recherche de Bugeaud et de Thiers. A une heure et demie, Bugeaud apporte son acceptation. Vers deux heures, le général Berthois se présente chez Thiers qui, malgré ses inquiétudes pour sa famille, se décide cependant, traverse des avant-postes comme dans une place assiégée et arrive aux Tuileries un peu avant trois heures du matin. Montalivet se précipite au devant de lui. Le roi vous a fait appeler, mon cher Thiers, avec la pensée d'accepter, en définitive, toutes les conditions que vous jugerez indispensable de lui faire. Une seule prière, en passant, de votre ancien collègue qui vous demande de ménager le roi, au nom des sentiments qui nous sont communs sur tant de points. — Je ferai pour le mieux, autant que me le permettra mon devoir. Cela dit d'un accent bref et agité. Introduit dans ce cabinet où il traita tant d'affaires, où depuis si longtemps il n'est plus entré, Thiers, lorsque le roi paraît, s'incline plus respectueusement encore qu'autrefois. Le roi reste froid, et du ton d'un homme obsédé : J'ai appelé Molé. A défaut de Guizot, c'est lui qui s'éloigne le moins de mes idées. M. Molé n'a pu former un cabinet. Je m'adresse à vous, maintenant, en avez-vous un ? Thiers pourra le former parmi ses amis politiques. Je suis pressé, dit le roi, il me faut des ministres. — Sire, j'en aurai dans quelques heures. — Lesquels ? Des hommes de l'opposition, je m'y attends... mais lesquels. — Le principal est M. Barrot. — M. Barrot ! mais c'est un songe-creux ! Quelle réforme me demandera-t-il ?La réforme Duvergier de Hauranne qui a été discutée et qui n'a rien d'excessif. — Celle qui augmente si fort le nombre des députés ? Est-ce que cela ne vous effraie pas ? Et puis, les incompatibilités ? De toute urgence, le nom de Thiers doit paraître au Moniteur. Soit : mais il y faut joindre celui de Barrot. Le roi s'en défend, puis accepte cette rédaction : Le Roi a fait appeler M. Thiers et l'a chargé de former un cabinet. M. Thiers a demandé à s'adjoindre M. Barrot. Le roi y a consenti. Vous savez que j'ai chargé le maréchal Bugeaud du commandement en chef des troupes ?Il est à craindre que cette nomination soit prise pour une provocation à l'opinion publique. — Duchâtel l'a contresignée, vous n'en répondrez pas. D'ailleurs Bugeaud vous aime, vous l'aimez, et la confiance de vous à lui est complète. — Oui, Sire, je regarde le maréchal comme le premier officier de notre temps, mais il est à craindre que son nom n'indispose la garde nationale. — Je ne puis me priver de son énergie quand j'aurai, peut-être, à combattre pour défendre ma couronne. Thiers n'objecte rien. Il parle de la dissolution. Le roi bondit et refuse net. On en discutera demain. A tout événement, Thiers ajoute : Mais si nous n'étions pas d'accord demain ? Je serais libre d'accepter ou de refuser ?Sans doute, je l'entends bien ainsi, car moi aussi je serai libre. Le roi ne se rend pas compte de la gravité de la situation. L'entrevue a duré une demi-heure. Thiers promet de revenir au jour, et se retire. A Montalivet qui guettait sa sortie : Eh bien ! Je ne suis pas absolument d'accord avec le roi sur tous les points, mais cela viendra, et, en attendant, j'ai accepté. — J'en suis heureux, car le péril est grand. Montalivet lui prend les deux mains, sûr que le ministre de 1834 se rappellera sa courageuse énergie devant l'émeute. Le duc de Nemours et le duc de Montpensier écoutent, très calmes.

A l'Etat-Major général, installé au côté Sud de la place du Carrousel, une trentaine d'officiers de service attendent. Bugeaud arrive vers deux heures du matin. Le visage haut en couleur et marqué de petite vérole, vigoureux malgré ses 72 ans, il donne ; ses ordres avec une certaine brusquerie qui lui est habituelle. Vers trois heures, Thiers paraît. Ah ! dit le maréchal, je suis enchanté, M. Thiers, d'avoir à servir le roi avec vous. — Je ne désirais pas le ministère, mais dans la position où sont les affaires je ne refuserai pas un loyal concours au roi. — Je vais faire une proclamation pour annoncer que je suis nommé, au commandement supérieur des troupes, et je dirai que vous êtes chargé de composer le Cabinet. — Je ne sais s'il est bien utile que vous fassiez une proclamation ; ce qu'il faut avant tout, c'est faire savoir qu'un ministère partisan de la réforme est arrivé aux affaires ; dans tous les cas, M. le Maréchal, si vous faites une proclamation, dites bien que MM. Thiers et Barrot sont chargés de composer un ministère. Il n'est pas encore formé ; nous allons nous efforcer d'y parvenir. Le maréchal ne cache pas son anxiété. Il ignore ses moyens d'action. Il sait seulement qu'il n'a pas 16.000 hommes, fatigués, démoralisés, depuis deux jours sac au dos et les pieds dans la boue glacée, leurs chevaux privés d'avoine.

Revenu chez lui, Thiers convoque Rémusat, que le nom de Bugeaud inquiète, et qui veut s'entretenir avec le roi. Louis-Philippe les reçoit à quatre heures du matin ; il est épuisé de fatigue, enveloppé de flanelle, et prêt à se mettre au lit. Je ne puis, dit-il, me priver de l'énergie du maréchal si je suis réduit à combattre. Il convainc Rémusat, que Thiers emmène chez Duvergier, puis chez Barrot, hostile, lui aussi, à la nomination de Bugeaud. Si nous voulons nous concilier le peuple, il ne faut pas nous encombrer de l'homme le plus impopulaire de Paris. — Nous aurons sans doute à soutenir une furieuse bataille ; il ne faut pas nous priver des services du premier soldat de l'Europe. Thiers, Rémusat, Duvergier, Barrot décident de s'adjoint Cousin, Vivien, La Moricière et Malleville, et d'adopter comme programme la réforme de Rémusat, la réforme Duvergier, la dissolution de la Chambre, l'indépendance complète en politique extérieure. Thiers propose de demander les concours de Passy, Dufaure et Billault, qui refusent. Il voudrait bien prendre quelque repos, mais n'y peut songer. Des nouvelles de plus en plus alarmantes lui parviennent : Paris se couvre de barricades ; les ouvriers de la banlieue et des faubourgs entrent dans les maisons et s'emparent des armes. On se demande maintenant si l'annonce d'un ministère Thiers-Barrot et de la dissolution suffira pour apaiser l'insurrection. Les futurs ministres réunis chez Thiers, que Cousin rejoindra aux Tuileries, se mettent en route vers sept heures. Dans la rue, on les reconnaît. Une foule les suit. On crie : Vive Thiers ! Vive Barrot ! Et, Louis-Philippe jouissant désormais dans le public d'une réputation de fourberie : Le roi vous trompe ! On va nous égorger ! On va nous mitrailler !Non ! Voyez Barrot ! Voyez Thiers ! Nous sommes ministres, nous ne sommes pas des égorgeurs !Mais Bugeaud ?Bugeaud ne vous fera pas de mal. Les parlementaires engagent les gardes nationaux à revêtir leur uniforme et à prendre les armes. Barrot, qui sait parler au peuple, promet que tout ira bien si on démolit les barricades, mais devant l'attitude de la foule il en revient à son hostilité contre Bugeaud, et, ma foi, retournerait volontiers chez lui. Le groupe suit la rue Laffitte, le boulevard, la rue de Grammont, la rue Sainte-Anne, se heurte au feu d'une compagnie d'infanterie et des gardes du château qui protègent la troupe sur laquelle on tire des fenêtres des maisons voisines. Afin de n'être pas pris pour un rassemblement hostile et de faire cesser le feu, Thiers s'avance seul, d'un pas rapide ; un homme, qui plus tard lui demandera une place, prétend le protéger en courant à ses côtés. Il obtient la cessation du feu et pénètre dans la cour des Tuileries avec ses collègues. Appuyé par La Moricière, il décide difficilement Barrot à franchir les guichets.

Toujours calmes et dignes, mais abattus, les ducs de Nemours et de Montpensier viennent vivement au-devant de lui. Les troupes semblent mornes. Des aides-de-camp, des gens de service, de simples citoyens traversent, affairés, la cour du Château. Des exprès avaient remis à Thiers deux lettres de Bugeaud qu'il n'eut pas le temps de lire et confia à Rémusat et à Duvergier : elles contenaient des renseignements déplorables sur l'insuffisance des moyens de résister à l'émeute. Thiers quitte ses collègues et passe à l'Etat-Major général où Bugeaud lui confirme de vive voix ce qu'il vient de lui écrire : moins de 17.000 hommes disponibles, éparpillés de Vincennes à Chaillot, à peine 4.000 aux Tuileries, moins de 10 cartouches par homme et pas de pain pour la journée. Thiers revient à ses collègues et communique ses inquiétudes aux princes. Si l'essai de pacification manque, il faut concentrer les troupes aux Tuileries ; si elles n'y peuvent tenir, il développe le plan qu'il appliquera exactement et rigoureusement en 1871 : ce 24, le roi se retire à Saint-Cloud ; le 25, on y rassemble 60.000 hommes ; le 26, Bugeaud et lui laissent 5.000 hommes à la garde du roi et marchent sur Paris avec 20.000 hommes formés en deux colonnes, l'une avançant par l'Arc de Triomphe et les Champs-Elysées avec 74 pièces de canon, l'autre venant par le faubourg Saint-Antoine et prenant les barricades à revers ; les deux colonnes se rencontreront à l'Hôtel de Ville qui sera détruit, mais on ensevelira l'insurrection sous ses cendres. Je détruirais, dit-il, dix monuments de ce genre pour étouffer une révolution.

Le roi s'est levé. Fatigué, vêtu d'un large habit brun, il marche avec effort. Introduit, Thiers lui présente ses collègues. Louis-Philippe jette un regard soupçonneux sur Duvergier. Je les accepte tous, dit-il ; venons aux choses. Il refuse la dissolution. Il remet la réforme à plus tard. Il demande que faire, sur l'heure. Barrot veut remplacer Bugeaud par La Moricière. Thiers propose de donner à La Moricière le commandement de la garde nationale sous le commandement en chef de Bugeaud. Les princes approuvent. Le roi consent à la transaction, si Bugeaud l'accepte. On se rend auprès du maréchal. Il accueille admirablement La Moricière. Vous ne pouviez me donner un meilleur second, dit-il. Il prend un manteau d'uniforme sur un de ses officiers, et le jette sur les épaules de La Moricière qui était en civil. Il explique qu'il n'a pas attendu l'ordre de concentrer ses troupes aux Tuileries pour prendre les premières mesures dans ce but. Il ordonne le mouvement général de repli sur le Château.

Les gardes nationaux de là place Vendôme refusant de croire au changement de ministres à moins que Thiers et Barrot ne le leur confirment en personne, Barrot prétend qu'à la vue de Thiers la foule criera : A bas les bastilles ! A bas les lois de septembre ! Déjà on entend dire dans le public : Pas plus de Thiers que de Molé ! Ce sont des hommes nouveaux, des hommes pris parmi nous que nous voulons ! Horace Vernet survient. Il glisse à l'oreille du maréchal : Retenez M. Thiers. J'ai traversé l'insurrection. Je l'ai trouvée furieuse contre lui, et je suis convaincu qu'on le couperait en petits morceaux. Barrot dit en riant à Thiers : Restez ici ; s'il y a quelque balle à attraper, il est inutile que nous y soyons tous. D'ailleurs, le roi aura besoin de vos conseils. Et Bugeaud : Laissez-les aller tâcher de raconter leur histoire. J'ai besoin de vous ici. Une scène de comédie. Thiers, convaincu que son devoir est de rester, laisse sortir Barrot et La Moricière avec Horace Vernet, et bientôt retourne auprès du roi avec Duvergier et Rémusat. A leur vue, deux bataillons de gardes nationaux et la garde nationale à cheval récemment arrivés dans la cour du Carrousel, crient : Vive la Réforme ! Vive le roi ! Vive Thiers !

Dans les appartements du roi, Thiers se heurte à plusieurs journalistes ; ils affirment que dans Paris on ignore la formation du nouveau ministère : on n'a pu afficher les placards de la Préfecture qui l'annonçaient. Emile de Girardin veut une proclamation. On la rédige. Elle annonce le nouveau ministère et la dissolution de la Chambre ; la réforme parlementaire et la réforme électorale seront soumises à la Chambre future. Il faut l'assentiment du roi. Soutenu par les instances du duc de Nemours, Thiers l'obtient. Vers dix heures et demie, le roi et sa famille, Thiers, Duvergier, Rémusat et une vingtaine de personnes déjeunent. Les nouvelles les plus sinistres affluent. Un parent de Rémusat, M. de Laubespin, lui annonce à l'oreille l'échec de la colonne Bedeau et l'avance de 20.000 ouvriers par la rue de la Paix et la rue de Richelieu. Que dit-il ? demande le roi. — Sire, des choses très graves. Thiers, prévoyant, obtient de Bugeaud qu'il s'occupe en personne de faire garder les Tuileries et d'assurer la retraite de la famille royale en cas de nécessité. Louis-Philippe passe dans son cabinet, endosse un uniforme de général tout en écoutant le rapport de Laubespin. Faut-il rester, ou s'en aller ? Thiers développe son plan de retraite sur Saint-Cloud et de marche sur Paris le lendemain. Il se targue de l'approbation de Bugeaud. Mais on discute : Vincennes ? ou Saint-Cloud ? Pas Vincennes, qui est une prison, dit Thiers, mais Saint-Cloud, qui est une position stratégique. Le roi refuse de quitter Paris, et veut se montrer aux troupes. A onze heures, il monte à cheval avec ses deux fils pour passer la revue des forces massées devant le château. Bugeaud, La Moricière, Thiers, Rémusat et quelques officiers l'accompagnent à pied. Une fois passé l'Arc de Triomphe du Carrousel, des cris de Vive la Réforme ! l'accueillent. Des hommes sortent du rang, poussent le cheval du roi, font au-dessus de sa tête une voûte avec leurs baïonnettes que Thiers, marchant à hauteur de la tête du cheval, écarte avec sa canne. A leurs cris, le roi répond : Elle est accordée ! Elle est accordée !

Toute sa confiance reposait sur les gardes nationaux : ceux-ci, les mieux disposés puisqu'ils sont venus, lui font défaut. Il cesse brusquement la revue et rentre au Château. Thiers répète : Le flot monte ! Il s'entretient avec Bugeaud. On tire sur eux des fenêtres des maisons bâties sur la place du Carrousel. Bugeaud ordonne de riposter. Thiers admire l'effet pittoresque de la décharge qui court d'un bout à l'autre de la ligne. Il retourne auprès du roi. On y discutait encore de Vincennes ou de Saint-Cloud. Un tumulte à la porte des appartements royaux, et un flot d'arrivants. Un petit homme à la tête forte, surmontée d'un fourré que jamais peigne ne débroussailla, pénètre vivement ; c'est Crémieux : le peuple ne veut ni de Bugeaud, ni de Thiers ; il veut un ministère Odilon Barrot. Thiers supplie le roi de tenter l'expérience. Le roi signe immédiatement la nomination de Barrot à la présidence du conseil. Qui la contresignera ? Par habitude, le roi ordonne : Qu'on appelle Guizot. Il se reprend aussitôt : Mais Trézel est là. Et c'est Trézel qui signe. Je ne vous retire pas grand'chose, je le sais, dit le roi à Thiers, mais j'ai besoin de vos conseils. — Je resterai tant qu'il y aura du danger.

M. de Rheims entre avec un nouveau groupe. Il dit à Thiers : Tous vos domestiques, sauf deux, sont sur les barricades. Un parti d'insurrection est entré chez vous. Mme Dosne les reçut avec beaucoup de tact et de politesse. Ils n'emportèrent que vos armes à feu. Ils emportèrent aussi un arbre de la Liberté : Mme Dosne leur donna le moins beau de ses peupliers, assurant qu'étant plus jeune, il reverdirait plus aisément. Puis : le peuple ne sait rien de ce qui se passe ; seule, l'abdication en faveur du comte de Paris, avec la régence de la duchesse d'Orléans, peut conjurer le péril. Le duc de Nemours demande l'avis de Thiers et de Rémusat, qui répondent par un silence accablé. Il faut tenter ce dernier sacrifice, dit le prince. Il en parle au roi. De leur appartement, la reine et les princesses ont entendu. Elles entrent dans le cabinet du roi, leurs enfants à la main et pleurant. La reine embrasse son mari : C'est un bon roi. On le regrettera. Elle regarde autour d'elle et lance ce reproche qui veut atteindre la duchesse d'Orléans : L'histoire jugera tout le monde, ici !... — Eh bien, dit le roi, j'abdique si je puis ainsi assurer la couronne au comte de Paris. Aussitôt, exode de gens qui crient : Le roi a abdiqué ! A cet instant, on prévient Thiers que Bugeaud demande à lui parler. Il aborde le maréchal qui descendait de cheval : Si nous avions eu des cartouches, nous aurions pu tuer 10.000 hommes, sans pour cela gagner la bataille. On ne prend pas 3.000 barricades avec ce que nous avions de monde. Une balle brise une vitre au-dessus de leur tête. Les troupes se replient lentement sur les grilles du Carrousel. M. de Cercey accourt : Ils sont fous ! Il ne nous reste qu'à nous aller faire casser la tête ! Le roi est revenu sur son abdication. Thiers retourne à ses côtés et entend la duchesse d'Orléans se déclarer incapable de gouverner. Le duc de Nemours insiste pour l'abdication. Le roi écrit lentement. Emile de Girardin émerge de la foule : Le temps presse, qu'on se hâte ! Le roi répond avec hauteur et dignité : Je ne puis pas écrire plus vite ! Le froid bleuit ses doigts. La foule se précipite vers les portes pour annoncer de nouveau l'abdication. Thiers entend la princesse de Saxe-Cobourg-Gotha qui l'accuse : Je crois que Thiers trahit le roi. Indigné, il s'adresse aux ducs de Nemours et de Montpensier ; Venez, princes, venez dire à la princesse de Saxe-Cobourg si c'est moi qui ai conseillé l'abdication !Non, dit le duc de Nemours, M. Thiers n'a pas voulu donner un avis sur l'abdication ; il n'y est pour rien. Et se tournant vers lui : Ne tenez pas compte des paroles que vous venez d'entendre et qu'excuse la douleur de la princesse.

Thiers, Rémusat et Duvergier sortent du palais du côté du jardin des Tuileries, tandis que la foule se précipite dans les appartements situés sous le pavillon de l'Horloge. Ils arrivent place de la Concorde. La famille royale attendait les voitures, deux broughams sans armes, les seules qu'on ait pu amener ; un cocher fut tué. Grâce à l'heureuse précaution prise par Thiers, un régiment de cuirassiers protège le roi et les siens jusqu'à ce qu'ils soient montés en voiture, et-les escorte au galop le long du quai, vers Passy. Thiers regarde s'évanouir cette royauté qu'il contribua tant à élever, et dont en vain il s'efforça de prévenir la chute. La foule hostile le sépare de Duvergier et de Rémusat, le presse, le bouscule. Des gardes nationaux le sauvent ; grâce à eux, il peut gagner le Palais-Bourbon. Un peu avant une heure, haletant, il pénètre dans la salle des Pas-Perdus. Des députés l'entourent. Il confirme le départ du roi. Il ne sait rien de la duchesse d'Orléans qu'il croit partie avec la famille royale. Il refuse d'entrer dans la salle des séances, adresse des reproches à ceux qui l'entourent, et demande par quelle porte sortir : il n'en voit pas une ouverte juste devant lui. Son collègue Talabot, un homme résolu, s'offre pour l'accompagner et le prend par le bras. Ils évitent le pont Louis XVI pour ne pas retomber dans cette foule à laquelle Thiers échappa tout à l'heure, ne passent pas davantage le pont des Invalides, crainte d'un attroupement que Thiers croit voir sur la rive droite, traversent enfin le pont d'Iéna, se jettent dans la rue d'Auteuil à la vue de quelques gamins criant sur les gradins, là où devait s'élever le palais du roi de Rome, entrent dans le bois de Boulogne où par bonheur ils croisent un cabriolet qui consent à les conduire par les boulevards extérieurs jusqu'à la barrière de Clichy. Thiers, gesticulant, sanglotant, bouleversé par la catastrophe à laquelle il vient d'assister, par ses propres périls, par la pensée de l'avenir de la France, se réfugie enfin dans son hôtel. Là, des avis l'engagent à changer de résidence. Il se cache pendant quelques jours chez la comtesse Taverna. Il aurait dit : Il ne nous reste plus qu'à nous faire oublie. Il apprend que Pelletan et Louis Blanc, près de se battre en duel à propos d'un article de critique du premier sur l'Histoire de la Révolution du second, se rencontrèrent par hasard à l'entrée de l'Hôtel de Ville, et tombèrent dans les bras l'un de l'autre : Le ciel soit loué ! dit-il. Si Pelletan avait tué Blanc, j'aurais été le plus petit homme de France !