THIERS — 1797-1877

 

XXII. — LE MONDE ET LA POLITIQUE.

 

 

Thiers supporte allégrement ce labeur écrasant ; de plus, son étonnante activité soutient sans faiblir le double effort d'une vie mondaine et d'une vie politique. Dans les salons, il parle politique, littérature, beaux-arts, histoire. Il n'écoute pas, devine la pensée de son interlocuteur, la traite comme sienne, ne se laisse pas interrompre, et se dispense ainsi de répondre aux objections éventuelles. De même, à son bureau ministériel, il possède l'art d'esquiver les explications et de démonter les quémandeurs, qu'il renvoie avec un vague : Vous arrangerez cela avec Gasparin. Dans le monde, son auditoire oublie les heures, tenu sous le charme jusqu'à une heure avancée de la nuit. Les plus mal disposés à son égard éprouvent promptement la séduction de son esprit. S'il agace le comte Apponyi, l'aristocratique neveu de l'ambassadeur d'Autriche, c'est pour des raisons profondes, comme de se mettre en habit et non en uniforme aux réceptions officielles où la carte d'invitation prescrit l'uniforme. Apponyi ne se doute pas à quel point Thiers aime fronder les personnes d'une position sociale plus élevée que la sienne, à se montrer vulgaire, ce qu'il n'est jamais dans l'intimité, avec celles qui aiment les belles manières, et à tenir des propos libertins avec celles qui affectent la pruderie. En ce temps-là, sa facilité à se mouvoir fait paraître aux yeux de Heine les autres Français comme des lourdauds allemands ; Chateaubriand le voit perché sur la monarchie de Juillet comme un singe sur un chameau ; Lamartine prétend qu'il a taillé en flèches la massue de Mirabeau ; Cousin dit que Guizot se perd par la stérilité et Thiers par l'abondance ; Sainte-Beuve qui en 1836 définissait Thiers le plus spirituel des Marmousets, sourit en entendant Molé affirmer que Thiers, si distingué en conversation, manque d'élévation en écrivant, et Thiers assurer que Molé, si distingué en conversation, tombe dans le commun dans ses discours de tribune.

La journée finie, le secrétaire Goschler, un collaborateur et un ami, a repris sa liberté. Le silence se fait dans la bibliothèque, arrangée avec un goût si parfait que Montalivet envoie son architecte prendre modèle. L'ombre a envahi le jardin où Thiers aime à faire les cent pas en devisant, tandis qu'autour de lui bondissent d'élégantes gazelles, ou le beau lévrier donné par Molé ; les oiseaux-mouches, qui dans les serres volètent parmi les plantes tropicales, ont posé leurs gemmes sur les branches, et dorment. La table est servie ; Thiers est gourmand, et l'ordinaire copieux : le jour où Dosne éprouve les premières atteintes du choléra qui va l'emporter, sa femme a toutes les peines du monde à l'empêcher de manger de plus de trois plats de viande. La Presse souligne malignement l'énormité d'un melon, du poids de 50 livres, servi sur la table de Thiers ; on n'en avait vu de pareil qu'une fois, sur celle de l'archichancelier Cambacérès. En cuisine comme en toutes choses, le maître de maison possède une compétence étendue. Le cas échéant, il l'utilise à des fins autres que comestibles : son ami le procureur général Borély, chez lequel il loge lorsqu'il vient voir ses électeurs aixois, le fait déjeuner avec le secrétaire de l'émir Béchir, prince du Liban ; on se met à table : Mon honorable voisin de droite a étudié la question d'Orient, dit Borély à Thiers, qui considère le secrétaire, prend la parole pour ne plus la quitter, selon son invariable habitude, et professe un cours non de diplomatie, mais de cuisine provençale ! Dans la saison où les thons viennent réaliser dans les madragues provençales la pêche miraculeuse de l'Evangile, Rahondet, maître d'hôtel de la Mule noire à Aix, un rival de Carême, a soin de m'envoyer un pâté de thon, suivi de bien d'autres où se déploie son talent culinaire. Après des considérations sur ce chef-d'œuvre, d'autres sur la bouillabaisse, la bourrido chantée par le poète Germain, l'Aidi, qui arrache des cris aux gens du Nord, la brandade où triomphe le cuisinier de Mignet, l'humble reite, matelote marseillaise agrémentée de sapenes ou câpres, les anchois de Fréjus — ville que fonda Jules César, Forum Juliense —, et le quiché, dont il raffole, le quiché, large croûte de pain garnie de mie, où l'on étend plusieurs anchois, que l'on imbibe d'huile en pressant les anchois avec de petits morceaux de pain, et qu'ensuite on expose au feu. Puis viennent les rougets, pêchés dans les eaux de l'Incarus (Carry) dont l'intérêt historique accroît pour l'érudit la valeur de la chair, car il consola de son exil à Marseille Milon, le célèbre client de Cicéron, qui, recevant le plaidoyer de son illustre, avocat, revu et corrigé, s'écria : Si sic egisses, pisces barbatos non ederem ; si tu avais ainsi plaidé, je ne mangerais pas des rougets à Marseille. Et encore la sauce à l'arlatenque des escargots, inventée à Arles, avec sa pénétrante odeur de thym et de romarin ; les clovisses et leur parfum d'algue marine ; les moules de Saint-Chamas, pêchées près du pont Flavien ; la poutargue, ce caviar qui confère aux Martigues leur illustration. Voilà qui évoque la patrie provençale, le doux mirage de ses pinèdes, de ses bords de mer, de ses collines que la résine embaume, de ses calanques où même quand la tempête mugit l'eau reste calme et claire, où parmi les plantes marines, sur des lits de blancs cailloux, glissent de petits poissons vêtus d'argent et d'or. Il n'est pas autrement question des affaires d'Orient ce jour-là.

Tous les soirs où il ne va pas aux Italiens, dans son salon splendidement installé mais faiblement éclairé, parce que Mme Dosne n'aime pas la grande lumière, Thiers, après dîner, fait son somme ; après quoi la conversation s'engage, c'est-à-dire qu'il commence à parler. Duvergier le prévient charitablement que ses conversations intimes, aussi bien à Paris qu'à Lille, parviennent intégralement au ministère de l'Intérieur, il ne sait comment. Dans son coin, Mme Dosne tient le dé de la conversation. Mme Thiers reste nonchalamment étendue dans un fauteuil. Mlle Dosne occupe le canapé du milieu. Lorsqu'une dame se retire, Thiers s'interrompt de parler pour la reconduire jusqu'au vestibule, et ne rentre qu'après l'avoir vue monter en voiture. A côté des intimes, Mignet, Cousin qui arbore généralement un magnifique gilet à fleurs, Duvergier, Rémusat, Jaubert et autres, l'élite des hommes politiques se retrouve là, avec les étrangers de distinction en résidence ou de passage à Paris, quelques rares artistes, Delacroix qui ne s'amuse guère, et quelques écrivains. Un soir, au moment de passer à table, Alexandre Dumas, n'imaginant pas que Mme Dosne puisse demander d'autre bras que le sien, s'avance en l'arrondissant ; elle prend celui de l'ambassadeur d'Angleterre : Ah ! Monsieur, vous ne voudriez pas me brouiller avec les trois royaumes ! dit-elle. Sur son tabouret, Vatout fait le joli cœur. Cela vous amuse donc bien ? lui demande Louis-Philippe. — Oui, ces dames disent qu'elles jouent leur vatout masse en avant. — Et vous leur chantez des chansons ?Oui, Sire, l'Ecu de France, c'est ce qu'elles aiment le mieux.

La soirée commencée place Saint-Georges s'achève souvent dans d'autres salons. Thiers et ses femmes sont des habitués de celui de la comtesse Merlin, où l'on entend d'admirables concerts et où l'on rencontre une brillante société de diplomates, d'écrivains et d'artistes. Ils fréquentent celui de Mme de Circourt, le plus cosmopolite de France, où voisinent Cavour, Tocqueville, un quaker américain, un missionnaire des Montagnes Rocheuses ; la maîtresse de maison, russe d'origine, parle à chacun dans sa langue. Vers 1845, Thiers entre en relations avec la comtesse Taverna-Martini ; elle a vingt-cinq ans ; elle dut fuir son pays et s'installa en France ; elle reçoit l'élite de l'émigration italienne. Avec Guizot et Berryer, Thiers est l'une des figures de premier plan du salon de la princesse de Lieven, qu'il appelle l'observatoire de l'Europe ; Molé dit, plus prosaïquement, le lieu de réunion de toutes les ambitions en travail. Là encore, les conversations sont écoutées, notées et transmises, mais à l'empereur de Russie. La princesse, désagréablement raide et fière, joue excellemment du piano, et parle, outre le russe, le français, l'anglais et l'allemand à la perfection. Le visage vraiment beau, trop maigre cependant, le nez pointu, la bouche dédaigneuse, elle a le buste d'un squelette, dit M. de Stockmar. Talleyrand lui reconnaît beaucoup d'esprit naturel, sans la moindre instruction. Elle est plus piquante par la hardiesse de ses questions que par la vivacité de ses réparties. Elle est la terreur des ministres des Affaires Etrangères. Elle s'affiche très en coquetterie avec Thiers, et pour cause ; il s'aperçoit qu'elle ne le prend pas au sérieux et le met en scène comme un acteur ; à la première occasion, il lui glisse quelques mots dont elle s'effarouche fort ; au fond, ils se plaisent ; il restera bien avec elle, et saura la contenir. Fidèle du salon de Mme Gabriel Delessert, il s'y entretient avec Mme Odier, avec des confrères de l'Académie, Mérimée, Saint-Marc Girardin, Villemain, Cousin, Viollet-le-Duc, et avec les de Broglie, Rémusat, Bocher, une compagnie où il se plaît. Il voit beaucoup Mme Chassériau, fille d'Amaury Duval, et femme d'un libraire qui fit de mauvaises affaires, quitta la France et la laissa sans ressources. Elle avait un goût marqué pour le beau Mignet, qui lui préféra la princesse Belgiojoso. Le riche notaire Guyet-Desfontaines la courtisait, elle devint veuve, il l'épousa, et d'un très modeste salon, elle passa dans celui de la rue d'Anjou, infiniment plus brillant, où se retrouva , très élargie, la compagnie de chez Nodier. Chez le duc Decazes, le salon' peut-être le plus recherché de cette époque, Thiers dévide son monologue devant un public d'ambassadeurs et de gros bonnets de la politique. Les relations avec Flahault continuent, et avec Walewski auquel la nouvelle de son prochain mariage vaut une lettre empreinte d'une sympathie touchante et truffée de conseils fraternels. Un dîner du vendredi s'organise et réunit Thiers, Mignet, Lebrun, Cousin, Béranger, Thierry, agapes intimes auprès des grands dîners avec des convives de marque, des dîners exceptionnels comme celui du 15 mars 1838, chez la veuve du général Hoche, avec Mignet, Dupin, de Barante, Lamartine, Cousin, Villemain et le comte Roy, gendre de l'hôtesse. En décembre 1842, réunion d'un autre genre ; Rachel sait la passion de Thiers pour Racine ; elle devance son désir, et propose de parler pour lui le rôle d'Esther, en très petit comité. Le petit comité s'élargit. La rencontre a lieu chez un académicien. Présentation de Béranger à la tragédienne ; il lui fait de la morale : elle a tort de se disperser dans les salons ; qu'elle se consacre donc uniquement à son véritable public, celui du Théâtre Français. Elle encaisse la morale sans broncher, et commence à lire Esther. Le maître de maison chausse ses lunettes et lui donne la réplique, lisant le rôle d'Elise. La mise en scène comporte un piano et une table à thé. Au milieu de sa réplique, Elise laisse tomber ses lunettes ; il lui faut dix minutes pour retrouver sa page et ses yeux. Esther enrage. Un domestique entre. On lui fait signe de se retirer. La porte, qu'il ne parvient pas à fermer, grince. Rachel se trouve mal, en personne habituée à mourir en scène, donnant au monde le temps d'arriver à l'aide. Hugo et Thiers se prennent de bec à propos de Racine, petit esprit, dit Hugo, et Corneille, un grand. Vous dites cela, rétorque Thiers, parce que vous êtes un grand esprit ; vous êtes le Corneille — Hugo prend un air de tête très modeste — d'une époque dont le Racine est Casimir Delavigne. La modestie n'est plus de mise. L'évanouissement passé, l'acte s'achève. A la sortie, quelqu'un qui connaît bien Rachel, dit : Comme elle a dû jurer, ce soir, en s'en allant !

A l'Académie, Thiers s'occupe d'élections. Il fait campagne pour Sainte-Beuve, qui lui envoie son Port-Royal en s'excusant de s'être complu dans les détails. J'y suis demeuré loin de la marche simple, sévère et générale de l'histoire. N'ayant affaire qu'à un cloître et à des solitaires, c'est-à-dire à quelque chose qui n'est pas sur la grande route, j'ai cru pouvoir multiplier les sentiers. L'élection de Sainte-Beuve tient au cœur de Mérimée qui écrit à Thiers : — Tous les académiciens qui me veulent du bien, vous excepté, me disaient : Touchez là, vous n'aurez pas ma voix, je l'ai promise à Sainte-Beuve. — Après Sainte-Beuve, venait un autre saint, Saint-Marc Girardin, qui, étant de l'Université et du Journal des Débats, devait être pour moi, pauvre cruche, un pot de fer terrible. Il meurt un académicien et un quart par an. D'ici à quatre ans, il y aura donc cinq vacances. Après Sainte-Beuve, après Mérimée, Thiers intrigue en faveur de Rémusat. En 1847, lors d'une élection, le directeur pose la question : Avez-vous promis votre voix ?Non, répond-il ; et il ajoute en riant : Je l'ai offerte. Tout le monde rit. Il se mêlera toujours à la vie académique. Il s'entendra avec Cousin pour rendre Dupin impossible.

Il attend un nouveau règne et affiche un désintéressement du pouvoir qui n'implique, d'ailleurs, pas le détachement de la politique. Au contraire, il s'y consacre avec ardeur, et mène une rude guerre à son successeur. S'il ne veut plus des gigantesques aventures de son héros historique, il reste dominé par l'idée que si, une fois, la France ne prouve pas au monde qu'elle est prête à tout braver, on la mènera aussi loin que l'on voudra par le procédé si simple de la mettre seule sur chaque question importante. Le 21 mai 1841, il défend devant la Chambre le traité de commerce avec la Hollande, préparé par d'autres, conclu par lui. Il montre la nécessité de faciliter le commerce de ce pays avec l'Alsace par la voie du Rhin, au lieu de le contraindre à n'utiliser que la voie de mer, pour le seul bénéfice de certains ports. La France obtient l'avantage d'une réduction de 50 pour cent des droits sur les vins dans les colonies hollandaises. Elle a intérêt à se faire des alliés parmi les petits Etats : si le gouvernement l'avait compris, ses refus répétés n'auraient pas poussé les petits Etats allemands à entrer dans l'association prussienne. Lors de la discussion de l'Adresse, en janvier 1842, il défend sa politique orientale, attaque le traité signé par Guizot, et soutient que les événements ont vérifié ses assertions. Son autorité en la matière demeure telle que l'année suivante le vice-roi sollicite ses conseils sur la politique générale à suivre pour l'Egypte, sur le canal de Suez et sur le barrage du Nil. Après la signature du traité de décembre 1841, la Chambre discute par deux fois le droit de visite ; Thiers exprime son regret des concessions consenties par le gouvernement français, évoque les affaires du Marabout, de la Sénégambie, de la Noémie-Marie, les abus de la marine anglaise dont, en cas de guerre, les croiseurs annihileraient l'action des nôtres et cette force que constituait pour nous la guerre de course. A ses yeux, l'alliance avec l'Angleterre ne sera possible et durable que si elle n'exige le sacrifice d'aucun intérêt essentiel du pays. Ou on espère changer l'opinion qui, au su du traité, a amené le roi à refuser la ratification, ou on a donné à l'Angleterre une assurance qu'on n'avait pas : ce faisant, on a manqué à la dignité que doit avoir un gouvernement comme celui de la France.

Duvergier et Coletti, ambassadeur qui n'a pas de poste fixe à cette époque, le renseignent abondamment sur la situation en Grèce, où une constitution s'élabore avec peine ; Piscatory y est ministre plénipotentiaire. Au retour de son voyage en Orient, Duvergier lui apporte ses idées sur la politique que doit suivre la France à l'égard de l'Empire ottoman. De Belgique, le ministre Van Praet lui envoie, d'ordre du roi, des documents confidentiels concernant la politique belge ; le roi Léopold ne manque jamais de s'entretenir avec lui chaque fois qu'il vient à Paris. Lorsque surgissent les affaires de Tahiti et de la Plata, Thiers souligne vigoureusement à la tribune la faute que commit le gouvernement en désavouant l'amiral Dupetit-Thouars, et sa faiblesse en laissant passer l'initiative diplomatique de la France à l'Angleterre. Ce ministère de paix, dit-il, a mené la France plus près de la guerre qu'aucun des cabinets précédents. Nouvelle faiblesse du gouvernement et accumulation de fautes à la Plata : on voulut d'abord l'exécution du traité, qu'ensuite on abandonna pour n'avoir pas d'histoires. On n'a pas soutenu nos compatriotes, molestés et ruinés. Thiers touche si juste, que les Français de Montevideo lui envoient une adresse de remerciements. Non moins âprement, il discute la double faute de l'intervention dans les affaires du Texas, détaché du Mexique pour se rattacher aux Etats-Unis, d'où un trouble fâcheux dans nos relations avec les Etats américains.

L'entente cordiale avec l'Angleterre demeure une des bases de sa politique européenne. Il entretient des rapports avec les hommes d'Etat anglais ; de là un échange, d'idées et de renseignements sur la politique de leurs pays respectifs. Duvergier puisera largement par ce moyen, dans l'arsenal des documents anglais, des arguments contre le cabinet Guizot. Lorsque son adversaire de 1840, lord Palmerston, vient à Paris en avril 1846, Thiers, qui fit sa connaissance à son dernier voyage en Angleterre, lui explique huit heures durant les fortifications de Paris. Il entre en relations avec Panizzi qui, tout en réformant le British Museum, s'occupe activement de politique occulte. Thiers lui indique ses préférences dans le choix éventuel d'un ambassadeur anglais à Paris ; lord Clarendon enchanterait tout le monde et ferait fleurir l'alliance ; lord Clanricarde serait moins bien vu à cause de sa femme, remuante, bel esprit, brouillée avec les trois quarts de la société parisienne pour son impertinence, et amie de la seule princesse de Lieven. L'ambassadeur sera lord Normanby qui, saisi dans les griffes de Thiers, se souciera peu de cacher leur intimité, et n'en aura aucune avec Guizot, d'où ressentiment du ministre. A Panizzi, Thiers expédie par une voie sûre ses discours, les uns en habit habillé, les autres en habit négligé, pour qu'il les distribue à son gré, sans oublier Russel, Palmerston, Ellice, Clarendon, Macaulay, Ashburton, Peel, Lansdowne, Aberdeen, lady Hariette. Il lui décrit l'effet produit par ses discours sur Louis-Philippe, qu'il ne veut ni flatter, ni blesser, se souciant peu de le mécontenter, et uniquement d'aller à son but, la vérité, sans regarder à droite ni à gauche.

L'affaire des mariages espagnols éclate en octobre 1846. Thiers se forme immédiatement une opinion, la même que celle de Cousin. Le 10 octobre, il explique à Chambolle que le mariage Montpensier est une faute ; l'alliance anglaise est la seule possible, et avec les whigs ; le roi veut réaliser un bon mariage pour son fils et faire pièce aux whigs ; possible qu'il se trompe cruellement : Vraiment, brouiller nos affaires pour une famille qui n'a jamais voulu brouiller les siennes pour les intérêts du pays serait une duperie nationale bien indigne. Sur ce point le National, le Journal des Débats, la Presse l'attaquent violemment.

Walewski vient d'épouser Mlle de Ricci, jolie, aimable, sans fortune ; Thiers aurait préféré pour lui une femme portant à 80.000 ses 40.000 fr. de rente, mais est charmé qu'il se soit séparé de Phèdre, car ce mariage de coulisse aurait fini par le déconsidérer tout-à-fait ; il lui reconnaît un sens politique des plus étonnants mais guère de sens privé, surtout lorsqu'il s'agit de résister à une fantaisie amoureuse : C'est une singulière chose que l'hérédité... Il se réjouit que Walewski suive son conseil et entre dans la diplomatie. Il en reçoit de Londres une lettre, datée du 12 octobre, qui résume les dires contradictoires des deux gouvernements, anglais et français : Guizot affirme avoir pris Palmerston la main dans le sac, Palmerston affirme non moins énergiquement qu'il fut joué par Guizot. La reine Victoria jette feu et flammes contre Louis-Philippe, et Bulwer contre Bresson, ambassadeur extraordinaire en Espagne. L'opinion anglaise se préoccupe beaucoup plus des affaires d'Irlande et d'Amérique que de celles d'Espagne. Au reçu de ces indications, Thiers s'adresse à Panizzi, lié avec Palmerston, pour savoir exactement la vérité ; il veut un historique complet et vrai de toute l'affaire : comment en Angleterre pose-t-on aujourd'hui la question ? Où gît la difficulté entre les deux pays ? Existe-t-il une solution honorable pour les deux cabinets ? Quelle attitude prennent les deux partis,-whigs et tories ? Il ajoute que Mme de Lieven intrigue. Les réponses aboutissent à cette conclusion : Guizot a manqué de bonne foi, a menti, s'est conduit comme tous les jours à la Chambre. Mais il faut un grand renfort de preuves pour rendre clair aux yeux du public ce qui paraît évident aux personnes averties. Il faut que le public connaisse les dépêches de lord Normanby prouvant le mensonge de Guizot, et la correspondance de Bulwer et de Soto-Mayor démontrant la sincérité du cabinet anglais. Il n'y a que péril, fausse politique, duperie pour les nations libres, dans une brouille entre la France et l'Angleterre. Thiers n'a aucun intérêt personnel à souhaiter la chute d'une politique égoïste et contre-révolutionnaire : sûrement, à la chute de Guizot, le roi appellerait Molé, et n'aurait recours à lui-même que dans une situation périlleuse. Thiers soutiendra Molé ou tout autre qui inaugurera une politique moins infidèle à la cause de la Révolution et plus propre à l'alliance anglaise. Le pays applaudirait à un changement de ministère, car la Chambre des Députés représente des intérêts privés et non des opinions. Guizot s'est complètement donné au roi dont il soutient le gouvernement personnel. Le roi, empirique en politique, s'imagine que dans un pays libre on a cause gagnée en sachant attendre, et abandonnera Guizot le jour où il comprendra la gravité réelle de la situation : il ne tient à personne. Il a eu pour moi plus de goût que pour personne, dit Thiers, parce qu'il savait que je détestais l'émeute, que je n'hésitais guère quand il fallait agir, et que je croyais à la nécessité de la royauté d'Orléans. Mais dès que j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se faire légitimer par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. La rupture de l'alliance anglaise serait pour les deux pays le plus grand des malheurs. Au même moment, Mérimée se déclare convaincu que si les Anglais continuent à montrer les dents, Louis-Philippe jettera à la mer Guizot et Bresson pour rétablir l'entente cordiale.

La lettre où Thiers expose ses idées croise celle de Panizzi qui lui fournit des preuves abondantes de l'indignité de la conduite de Guizot ; en échange, Panizzi lui demande la marche qu'il compte suivre, avec ses amis, afin de la communiquer aux siens au moment de la réunion du Parlement, le 19 janvier 1847. Charles Greville, secrétaire du Conseil privé, est venu à Paris ; des bruits courent, partis du salon de Mme de Lieven ; Thiers invite Greville à dîner, et le prêche : qu'il ne croie pas un mot de ce : que dit la princesse sur la force du gouvernement ; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte ; le jour où le roi s'apercevra qu'il s'est trompé en s'imaginant que le gouvernement whig ne tiendrait pas, il aura peur. Savez-vous ce que c'est que le Roi ? Le mot est grossier, mais vous le comprendrez : eh bien, c'est un poltron ! Il répète à Greville ce qu'il écrit à Panizzi : il serait enchanté de la chute de Guizot, parce qu'il le déteste et qu'avec lui l'alliance anglaise est impossible. Le Roi ne m'enverra chercher que quand il sera en danger... Je ne prendrai le ministère qu'à la condition d'y être le maître. Il décrit la situation intérieure de l'opposition : il y a dans tous les partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent être des premiers ; Thiers et Barrot, étroitement unis, décident la conduite de l'opposition ; Billault et Dufaure, deux avocats fort médiocres, le premier fort intrigant, le second morose et insociable, désireux de se rendre ministrables, ont provoqué une scission dans l'opposition, sur le thème de la résistance à l'Angleterre et de l'approbation des mariages espagnols. Ces deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des avocats de province, n'ayant jamais regardé une carte, sachant à peine où coulent le Rhin et le Danube, seraient fort embarrassés de dire en quoi l'alliance anglaise est bonne ou mauvaise. Ils font de la politique comme au barreau on fait de l'argumentation, et parlent, parlent... Courtisans aux Tuileries, ils seront un grave sujet d'embarras. Quant à moi, j'ai goût à braver les passions de Cour et les passions de Rue, je me crois dans le vrai quand j'entends crier contre moi les laquais de la royauté et les laquais de la canaille. Les uns le représentent comme l'ennemi du roi, les autres comme livré à l'Angleterre : peu importe ; il est plus que jamais convaincu de la nécessité de l'union de la France et de l'Angleterre qui empêchera en Europe le triomphe du despotisme. D'ailleurs, il reste persuadé que le ministère obtiendra la majorité. Il n'en faut pas moins démasquer les mensonges de Guizot ; il ne faut pas tenir outre-Manche un langage qui sente la jalousie contre la France.

Pour éviter la discussion, il propose à Guizot le silence réciproque, afin de ne pas aggraver l'irritation entre les deux pays. Guizot refuse. Thiers se voit forcé d'ouvrir la lutte pour ne pas paraître reculer. Guizot se jette aveuglément dans le débat. On ne s'explique pas son imprudence, ni sa morgue hautaine. Le roi commence à douter de lui, qui commence à douter de la solidité de l'appui royal. Thiers s'en aperçoit à l'accueil, inaccoutumé depuis des années, que le roi lui ménage à un spectacle de la cour. Il revient à Greville, endoctriné par Mme de Lieven chez laquelle il passe sa vie, et qui tient le langage d'un pur guizotin. Agacé, Thiers finit par lui dire : Mon cher Greville, vous êtes une éponge tombée dans le liquide Lieven, et quand on vous presse il n'en sort que ce liquide. Prenez garde, ce n'est que du liquide de vieille femme. Il monte à là tribune le 4 février 1847 : le gouvernement, dit-il, sacrifie l'intérêt général de la France à un intérêt de famille et ne recule pas devant la perspective d'une rupture avec l'Angleterre. Séparée des puissances continentales depuis l'affaire de Cracovie, la France l'est de l'Angleterre par les mariages espagnols : elle reste isolée. Or l'alliance anglaise tend à ce but : la protection de la liberté des peuples et l'indépendance de tous les Etats de l'Europe. Le grand rôle de la France en Europe au cours de ce siècle se résume ainsi : pas de monarchie universelle, pas de propagande, pas de conquêtes. La plupart des journaux reproduisent indignement ce discours. Le Moniteur en donne un texte exact ; Thiers l'envoie à Panizzi en quatre exemplaires dont un pour Palmerston. L'affaire s'apaise en Angleterre. Il ne veut pas rallumer un feu qui s'éteint, charmé de n'avoir plus à se mêler de cette misérable affaire des mariages espagnols.

A l'intérieur, son premier effort parlementaire appuie un projet de loi présenté par Guizot : il s'agit, il est vrai, du projet, qui lui est cher, de fortifier Paris. Rapporteur de la commission unanimement ralliée à ses conclusions, il expose le 13 janvier la nécessité de l'opération, réfute le 26 les objections de Lamartine, fait repousser le 29 l'amendement Schneider, un véritable contre-projet soutenu par Lamartine, Dufaure et Passy, combattu par Arago et Bugeaud, et finalement il emporte le vote par 237 voix contre 162, obtenant la forte majorité qu'il jugeait indispensable. Le roi et Thiers se montrent si enchantés l'un de l'autre que l'on chuchote : des brouilles ministérielles auraient surgi ; chez Rémusat, Thiers et. Guizot se seraient raccommodés... Loin de là. Lors de la discussion des dépenses secrètes, Thiers reproche au cabinet de faire la majorité en arrière, alors qu'il la veut en avant. En avril, à propos des crédits supplémentaires, il prononce une défense de son propre gouvernement qu'on accuse d'avoir coûté un milliard : tout compte fait, il réduit à 189 millions ce déficit savamment édifié ; encore cette somme couvre-t-elle une dépense de matériel militaire qui reste ; la question d'Orient évoquée, il accuse Guizot d'être rentré dans le concert européen par un acte vain, sous le coup de la peur, et d'avoir, en présence de l'Angleterre deux fois victorieuse, infligé une humiliation à notre pays. Son attitude lui vaut ce mot du comte d'Harcourt : Vous, le seul des hommes chargés de nos affaires qui ait fait quelque état de l'honneur et de la fierté nationale, et qui ne l'ait pas subordonné comme tous ces messieurs à leur petite végétation ministérielle. Il prend deux fois la parole sur le budget du ministère de la Guerre, répond aux critiques — Dupin voudrait un blâme, — qu'en l'absence du Parlement son cabinet eut le droit, dans des circonstances graves, d'agir seul, d'appeler des hommes et de créer des cadres, en qui réside la force de l'armée, et fait retirer l'amendement Schauenbourg qui réduisait de 90.000 frs la masse d'entretien des nouveaux corps. Comme lui, Duvergier s'étonne et s'afflige que le duc de Broglie ne soit pas intervenu et n'ait pas laissé tomber quelques mots dédaigneux pour réfuter les calomnies lancées contre Thiers, et réduire au silence l'indigne cabale de Mérilhou et consort, dont le Journal des Débats est l'organe le plus retentissant. Duvergier trouve qu'il faudrait réfuter ces calomnies chaque fois qu'elles se produisent : le bon sens public ne suffira pas à les détruire.

Depuis qu'il a collaboré à la Revue des Deux Mondes, Thiers conserva le contact avec Buloz. La Revue continue à soutenir sa politique. Duvergier de Hauranne a proposé la formation d'une société à trois, Thiers, Rémusat et lui, pour fournir la Revue d'articles politiques ; mais Thiers s'absorbe dans son Histoire et Rémusat ne fait rien. Duvergier ne peut que demander au premier des directives, des suggestions et des précisions. Il ne s'en prive pas. De là une critique si vive du cabinet actuel, notamment dans un article du 1er septembre 1841, que Guizot veut mettre la main sur la Revue. Ardoin, dit le Bancal, ancien : tenancier d'une maison de jeu, l'apprend. Les tripots sont supprimés depuis trois ans ; pour obtenir l'autorisation d'en ouvrir un, le Bancal offre au ministre 400.000 frs qui serviront à acheter la Revue, plus 100.000 frs pour les commissions. L'offre est transmise par le plus désargenté des frères Bonnaire, propriétaires des trois quarts de la Revue, un quart appartenant à Buloz. L'austère Guizot prête une oreille complaisante à la proposition. Il envoie Henri Bonnaire à son chef de cabinet, Génie, plus spécialement chargé de ce genre de tractations. Le préfet de Police, Gabriel Delessert, résiste, et la combinaison échoue. Le ministère continue à offrir 200.000 frs du périodique, ce qui est bien tentant, dit Buloz, sûr de sauter de son fauteuil directorial. Guizot lui envoie un ultimatum pour qu'il refuse tout article de Thiers, de Duvergier, de Rémusat, et confie la rubrique politique uniquement à Rossi. Duvergier met Thiers en garde contre une défaillance possible de Buloz. En 1844, il écrit un article qui met encore une fois le feu aux poudres. Buloz se sent tellement menacé qu'il craint pour l'avenir même des siens. Thiers le rassure : Pour vos enfants, ils ne seront pas oubliés, et je dis ceci d'une façon sérieuse, j'assurerai votre avenir dans la mesure du juste et du possible, de façon que vous et vos enfants soyez à l'abri. L'état des finances personnelles des frères Bonnaire les oblige à vendre leurs parts : un groupe d'amis de Thiers les achète, Rémusat, Vivien et Cousin qui en prend une de 5.000 francs.

Les intrigues parlementaires continuent. Il faut si peu de chose pour gagner ou perdre un partisan ! Que dites-vous de mon début ? demande à Thiers un beau parleur de province qui prononça son discours dans le bourdonnement des conversations. Vous auriez tort de vous décourager, votre voix est excellente. — J'en dis autant à mes chiens de chasse. Et voilà une voix perdue pour l'opposition.

En avril, Thiers prend la parole sur le port d'Alger et se livre à une discussion technique sur le recensement. En mai, il expose ses idées sur les chemins de fer dont, en France, la construction est retardataire. Il soutient la thèse d'une ligne unique, allant du Nord au Midi, permettant de soutenir la neutralité de la Belgique en cas de besoin, et de rassembler à Marseille les forces destinées ; à l'Algérie, tout en bénéficiant des avantages économiques du grand courant commercial : Lille, Paris, Lyon, Marseille. Ainsi l'on éviterait d'engager pour trop longtemps les finances du pays et d'éparpiller les ressources sans résultat. Un grand effort s'impose, d'urgence, mais limité. Je n'ai jamais partagé, dit-il, pour mon compte, l'engouement qu'on exprimait, il y a quelques années, pour les chemins de fer ; cependant, j'ai toujours cru à leur avenir... Je crois à l'immense avenir des moyens de viabilité qui ont consisté à substituer à la faiblesse des animaux le moteur tout-puissant, quoique dangereux, de la vapeur.

En juillet 1842, il se fait réélire à Aix, puis rejoint ses dames à Vichy. Le 16, il y reçoit une lettre désolée de Mignet, datée de l'avant-veille, et lui annonçant la mort tragique du duc d'Orléans. C'est un des moments importants de ta vie, dit l'ami dévoué, n'hésite pas à venir... Prépare-toi plus que jamais à rendre de grands services à notre pays. Thiers jouissait de la grande faveur du duc. Il fait cent lieues d'une traite, et, convaincu d'emblée de la nécessité de la régence du duc de Nemours, se présente à Neuilly le 17. Il chargeait le général Athalin de déposer ses respects aux pieds du roi, lorsque, pâle et triste, vêtu de noir, le jeune duc d'Aumale lui annonce que le roi veut le voir. Dans le salon voisin, le bruit des sanglots de la famille royale accueillait l'arrivée du roi et de la reine des Belges. Louis-Philippe paraît, prend la main de Thiers, verse des larmes, puis, relevant la tête : Hé bien, mon cher, qu'allez-vous faire en cette circonstance ? Vous ne pouvez pas, vous qui êtes attaché à ma dynastie, vouloir autre chose que ce que je veux... Lorsqu'il s'agit d'un grand intérêt monarchique, toutes les différences s'effacent. Nemours est un brave jeune homme. Il n'a pas su plaire comme son frère. Son rôle secondaire l'obligeait à s'effacer, mais il est brave, ferme, et c'est un bon cœur, un bon jeune homme. Vous connaissez Joinville : il verserait jusqu'à la dernière goutte de son sang pour la France. D'Aumale, Montpensier, voilà de quel coté les hommes dynastiques attachés à nos institutions doivent se tourner. Mais confier le gouvernement, les héritiers de la couronne de France, les petits-enfants d'Orléans à une étrangère, à une Allemande ! Jamais, pour ma part, je n'y consentirai !... Je ne vous demande pas ce que vous ferez. — Sire, dans cette circonstance, je suis heureux de me rencontrer avec Votre Majesté... — Ha ! mon cher, je vous retrouve dans les grandes occasions ! Il laisse Thiers libre d'agir à sa guise, et, sur sa demande, promet de ne rien dire à ses ministres, mais veut que la famille royale sache le nouveau service rendu à la dynastie. Quelques mots encore sur la politique extérieure, le roi déplorant qu'on veuille lui faire faire des folies avec l'Angleterre, le tout d'un ton dégagé comme si son fils était déjà oublié. Thiers se retire. Le roi lui prend les mains et le remercie avec effusion. Il sait pouvoir compter sur lui dans les grandes circonstances. Il se rappellera son attitude dans cette affaire de la régence et dans celle des fortifications de Paris, et dira un jour, en un moment difficile : Mon petit risque-tout de Thiers me tirera de ce mauvais pays. Peu après cette entrevue, Louis-Philippe se promène avec le chancelier ; tout à coup, il éclate en sanglots. Pardon, mon cher chancelier, mais j'ai tant contenu ma douleur... la nature reprend le dessus.

Thiers dépense un esprit, une habileté, une activité extraordinaires pour rallier à son opinion le centre gauche et la gauche dynastique. Il se défend d'avoir eu des engagements particuliers avec le duc d'Orléans. Je ne me fiais pas à son caractère, écrit-il à Vivien, mais je le regrette vivement pour la France. Il avait du talent, de la volonté, le goût des grandes choses, et il aurait voulu tenir tête à l'Europe qu'il détestait. Lui perdu, nous voilà pour toujours dans la médiocrité. Son salon devient un club. Il tient au courant des événements Mme Dosne, restée à Vichy. Je vois tous les jours davantage combien les hommes ont peu d'esprit politique. Ce service rendu, je me tiendrai tranquille, et je me garderai de tout contact avec les hommes et les choses. Je crois pouvoir seul sauver ce pays-ci... Cette mort me touche, chaque jour, davantage. Je n'ai pas perdu un ami, mais la France a perdu le seul homme qui pût la faire sortir de cette médiocrité de vie dans laquelle elle s'enfonce et s'endort, chaque jour, plus volontiers... Je suis porté à la retraite, non que j'aie à me plaindre de mes amis : ils sont accourus avec empressement et déférence ; mais je veux aussi vivre pour moi. L'exemple du duc de Broglie me séduit à mon tour. En attendant, il manœuvre avec énergie. Il faut voter monarchiquement. Je réussirai, et je crois que j'aurai rendu un service aussi grand, aussi senti que le jour du vote des fortifications... Je voudrais que vous vissiez combien, dans les grands moments, disparaissent les questions de second ordre devant celles que le temps a consacrées. Puis, le 24 juillet : Les affaires vont bien, très bien, malgré les provocations ministérielles et le parti pris de quelques-uns de nos amis. Je ferai adopter à l'opposition, je le crois, une conduite sage, patriotique, qui la montrera comme un vrai parti de gouvernement, ce qu'elle est trop rarement. Le 18 août, Barrot, poussé par Tocqueville, lâche pied. Ce que vient de faire Barrot est indigne, dit Thiers à Duvergier et à Rémusat. Je sais combien il est faible, et je ne lui en veux pas. Mais j'en veux à ceux qui l'ont ainsi conduit à rompre, même sans m'en avertir, une convention faite entre nous. Croyez-moi, mes amis, nous nous sommes trompés : il n'y a rien à faire avec ces gens-là. Merruau le lui écrit : Votre point d'appui depuis quelques années était la réaction du sentiment national contre l'étranger. On vous savait en opposition constante avec le roi régnant... Vous êtes le seul bouclier de la monarchie contre le parti légitimiste, vous êtes le seul ministre qui puissiez répondre de l'intérieur. Vous avez, je crois, sur ce point, la confiance du roi et de toute la France ; il n'y a pas de dissentiment là-dessus.

Le 20 août, Thiers prononce son premier grand discours d'Etat. Il n'a pas fermé l'œil de la nuit. Il est pâle. Il monte à la tribune pour appuyer le projet de loi du gouvernement : majorité du roi à 18 ans, plein exercice de l'autorité royale au prince le plus proche du trône, tutelle et garde du roi mineur à la reine ou princesse sa mère non remariée. Ledru-Rollin, Lamartine, Tocqueville et Berryer combattent le projet. Son discours se déroule en belle ordonnance : Je suis profondément monarchique ; rappelez-vous que certains hommes m'ont reproché, ce que je ne me reprocherai jamais, d'avoir voté pour l'hérédité de la pairie... Le plus grand des plaisirs humains, c'est de satisfaire sa propre intelligence, de dire ce qu'on croit vrai, de le dire devant tout le monde ; s'il y a quelque difficulté, quelque péril, j'ose l'assurer, le plaisir est encore plus grand pour ceux qui sentent comme moi. Dans cette question de la régence, je n'ai pas hésité un seul instant. Quand la Charte n'a pas dit une chose qu'il importait de dire, il faut le dire, il le faut en écrivant une loi. Il n'y a que les hommes voulant qu'un gouvernement périsse pour contester cette vérité... Nous ne pouvons pas faire un article de la Charte, qui est un contrat avec la dynastie, mais nous pouvons faire une loi. La Constituante a voulu remplacer la royauté par ce qui lui ressemble le plus. Ce n'est pas pour sa tranquillité et sa puissance qu'on a donné l'inviolabilité à la royauté. Ce n'est pas pour elle qu'on l'a investie du droit de faire la paix et la guerre, de commander les armées, d'administrer ; c'est pour que ces pouvoirs ne fussent pas éparpillés dans diverses mains, dans celles des assemblées, dans celles des comités ; c'est pour qu'ils fussent dans les mains de quelques hommes élus, portés au pouvoir par votre confiance et par celle de la nation ; ce n'est pas pour elle, c'est pour vous, c'est pour la grandeur du pays, pour sa force. Il croit que la royauté suivant la Charte est la seule bonne, la seule que le bon sens moderne pût conseiller. On est pour le gouvernement parlementaire à proportion qu'on est sincèrement, profondément et avec intelligence, monarchique. Il affirme avec force n'exprimer ici que sa propre pensée, qu'il n'a humiliée devant personne. Il a déploré que le gouvernement, depuis douze ans, n'ait pas toujours répondu à la grandeur de sa mission, mais pas un instant il n'en a moins voulu l'existence et la consolidation. On ne doit pas déserter un gouvernement, mais l'améliorer et le conserver. Derrière lui, la contre-révolution ; devant, l'anarchie ; au-delà du parti républicain, au-delà de ce qui est honnête, il y a les plus abominables principes qui puissent surgir dans une société. Il conclut : Les paroles que je viens de dire m'ont coûté beaucoup ; elles me coûteront encore en descendant de cette tribune. Mais je me suis promis, à toutes les époques de ma vie, et j'espère que je tiendrai parole, de ne jamais humilier ma raison devant aucun pouvoir, quel qu'il fût. Le projet est adopté par 390 voix contre 94.

Le soir même, ce billet du roi : Mon cher ancien ministre, quoique je ne connaisse encore qu'imparfaitement les détails de la séance mémorable d'aujourd'hui, cependant je ne veux pas différer à vous dire combien je suis sensible à la part honorable que vous y avez prise et à ce que j'apprends que vous y avez dit. Ce sentiment est partagé par tous les miens, qui se joignent à moi pour vous le témoigner. Les lettres de félicitations arrivent de tous côtés. Gustave de Romand dit que cette épreuve l'a grandi. Duvergier l'approuve d'avoir fait sentir à la gauche que leur parti ne veut pas la suivre dans toutes ses pointes, et au parti conservateur et à son chef suprême qu'ils ne doivent pas les regarder comme des ennemis de la monarchie. Mme de Rémusat lui adresse un billet affectueux et charmant, à son habitude. Quant à la duchesse d'Orléans, elle lui envoie le 25 août un souvenir de son mari, et ce passage du testament : Les personnes qui ont contribué au mariage qui a fait le bonheur de ma vie sont celles à qui je dois le plus ; je prie Hélène de donner un souvenir à Monsieur Thiers qui a entamé les négociations. La duchesse ajoute : Au milieu du malheur qui m'accable, je ne saurais oublier la part que vous avez prise à mon bonheur.

Mais la rupture est consommée avec Barrot. Et Guizot est peut-être plus menacé par Thiers rentré dans les bonnes grâces du roi que par Thiers dans l'opposition. Duvergier estime qu'il est trop dégoûté de la gauche, et maintient le contact avec Chambolle. Faucher cherche à pacifier la gauche et le centre gauche ; il se heurte aux amours-propres froissés par ce discours, que Ganneron fait imprimer par leur comité. Las, découragé d'avoir à combattre des gens qui le jugent mal, pour d'autres qui ne le jugent pas mieux, Thiers se met à l'écart, sans pour cela cesser de se documenter sur les affaires d'Afrique par Bugeaud, qui se plaint que ses ennemis ne sont pas les Arabes en révolte, mais bien dans les bureaux de la Guerre. Il faut le stimulant de Duvergier pour le décider à reprendre sa place à la tête de l'opposition. Certes, le pays est content et fier de lui-même, pourvu qu'il mange, boive, digère et grogne un peu en dormant ; certes, si cela continue, le règne, pour parler comme Lamartine, dont le programme nouveau est un incommensurable et absurde galimatias, aura l'honneur d'avoir fait descendre la France au rang de puissance de second ordre ; il faut d'autant plus réagir. En janvier 1844, Thiers remonte à la tribune pour critiquer la politique intérieure du((gouvernement, qui suit exactement la conduite de Molé, jadis tant attaquée par deux de ses membres actuels. En février, il bataille pour le maintien des règles constitutionnelles violées par l'intervention royale dans l'affaire de la démission de Salvandy, notre ambassadeur à Turin, à la suite de la manifestation royaliste de Londres en faveur du comte de Chambord.

Lorsqu'éclate la querelle entre l'Université et le clergé, Thiers, rapporteur de la commission chargée d'examiner le projet voté par les Pairs, prend parti pour l'Université. Louis-Philippe lui demande quelque concession en faveur du clergé : Sire, il y a quelque chose de plus fort que le prêtre, je vous assure, c'est le jacobin. Il dépose son rapport le 13 juillet 1844. Il y établit les droits respectifs de l'Etat, du citoyen, du père de famille. Sur ce dernier droit repose la liberté de l'enseignement. L'autorité poussée jusqu'à jeter la nation entière dans un seul moule, ne convient ni aux temps modernes, ni à la France. A ses yeux, la liberté n'a jamais été imaginée pour dispenser les hommes d'avoir du mérite. Parlant de l'instruction secondaire, il dit : Les lettres anciennes, les langues grecque et latine doivent faire le fond de l'enseignement de la jeunesse. Si vous changiez un tel état de choses, vous feriez dégénérer l'esprit de la nation. Il étudie le régime des petits séminaires. Il n'admet pas que le clergé se mette au-dessus de la loi. Royer-Collard lit et relit ce rapport, de beaucoup ce qui a été fait de meilleur et de plus solide sur l'enseignement secondaire. Les évêques, monseigneur Dupanloup, monseigneur Affre qui n'était pas si hautain quand en 1840 il recevait l'archiépiscopat de vos mains, dit Barthélemy Saint-Hilaire, travaillent à le réfuter. Au cardinal de La Tour d'Auvergne, doyen des évêques français, Thiers répond en protestant de son respect pour la religion à laquelle son rapport n'a pas nui, mais bien à ceux qui abusent de son nom pour attaquer des institutions dont la France ne peut se passer. Le comte de Mérode, l'évêque des Canaries, Judas-Joseph Romo, et l'évêque de Langres, monseigneur Parisis, publient une Réponse où le premier conteste cette assertion de Thiers que la Belgique vit sous la domination du clergé, où le deuxième conteste que l'Eglise espagnole soit tombée dans une dépendance servile, où le troisième, tout en reconnaissant la convenance des termes employés par Thiers, découvre que son double éloge de la Convention révèle en lui des goûts de despotisme et d'anarchie qui le rendent un sujet d'effroi pour tous les amis de l'ordre et de la liberté.

Après cette passe d'armes, l'opposition demande de plus en plus fortement la mise à exécution des lois frappant les congrégations ! religieuses non reconnues. Les jésuites sont indifférents à Thiers, mais ils lui fournissent l'occasion d'une manœuvre contre le gouvernement. Il interpelle le 2 mai 1845 : les jésuites, rentrés sous la Restauration, ont pris une extension considérable ; l'Etat ne peut souffrir un Etat dans l'Etat, ni la primauté du droit de l'Eglise sur le droit de l'Etat ; un établissement, même utile, ne doit pas exister de fait lorsqu'il ne peut exister de droit. Des évêques calomnient, outragent l'Université ; on ne respecte pas la décision du Conseil d'Etat qui a déclaré l'abus ; on a mis à l'index Dupin, l'un des premiers magistrats du royaume. La faction qui a perdu la Restauration veut aujourd'hui dominer le clergé : cette faction, ce sont les jésuites. Les conservateurs votent l'ordre du jour avec la gauche, et le Constitutionnel remarque que l'opposition fait une fois de plus l'office de gouvernement. Rossi tire d'affaire le cabinet Guizot en obtenant du pape la dissolution des jésuites de France.

Thiers, enragé de la Toison d'Or donnée à son rival, dit Mérimée, pratique la politique d'équilibre entre la gauche et la droite. Des désertions le gênent : Jaubert accepte la pairie et en entraîne d'autres après lui. Une demi-douzaine de journaux l'accablent d'injures pendant qu'il se promène en Espagne ou travaille à son histoire. Pourtant, il a sacrifié le pouvoir à son opinion ; Duvergier craint qu'il ne prenne la politique en dégoût et ne se décourage. Il parle des hommes et des choses en voyageur qui vient de loin. Eminence grise, Duvergier agit sur lui, lui affirme qu'il écrase Guizot, tandis que Villemain l'appelle orateur de bon sens par excellence, Sheridan sobre et pratique, lui prouve qu'il domine entièrement Barrot, chef de la gauche, et l'amène à réunir ce parti au sien, le centre gauche. Après le discours sur les jésuites Thiers parle le 7 mai sur l'armement de l'enceinte et des forts de Paris, en réponse à une attaque de Lamartine. En novembre 1845, le poète publie un factum : il admet le point de vue des conservateurs qui veulent vivre en repos, celui des radicaux qui veulent restituer à tous la souveraineté, mais n'admet ni ne respecte le parti de Thiers, les opposants constitutionnels, vieux mouchoir troué, sans ampleur ni couleur. Duvergier bondit ; sans doute, Merruau au Constitutionnel, Thiers à la tribune vont riposter à tant d'impudence : point ! De toute évidence, les deux antagonistes se ménagent personnellement. Lamartine écrit : Je suis obligé de résister à un vif entraînement naturel pour combattre l'alliance de l'opposition avec lui... Il se trompe s'il me croit ennemi. L'année suivante, Lamartine quitte le parti conservateur et demande à Chambolle de le présenter à la réunion de la gauche constitutionnelle. Barrot s'en charge, et Lamartine demande aussitôt que l'on refuse à Thiers l'accès de la réunion ! Il n'y paraîtra plus ; il a des engagements avec les radicaux.

En 1846, Thiers prononce une série de discours : sur le Conseil de l'Instruction publique dont il souhaite le maintien tel qu'il existe ; sur la mise à l'ordre du jour de son rapport sur la loi de l'enseignement, resté dans les cartons depuis que le pape a dissous les jésuites ; sur les députés fonctionnaires et le gouvernement représentatif, un maître discours où les vues justes abondent : il ne faut pas s'appliquer à créer des institutions nouvelles, mais à bien se servir de celles qui existent ; dans les gouvernements libres, le maître n'est pas en haut, mais en bas, si bien que la liberté, qui a pour but d'étendre la participation aux affaires publiques, n'étend le plus souvent que la corruption ; à titre d'exemple, l'Angleterre, modèle accompli pour les institutions politiques, n'en est pas un pour les institutions sociales ; il veut la représentation nationale complète, avec une juste proportion pour toutes les professions, de manière que l'esprit d'aucune ne domine le Parlement : mais le mal produit par les députés fonctionnaires va croissant. Une moyenne d'adhésion et de résistance au pouvoir constitue la vraie liberté représentative, comme cela se passe en Angleterre. Par malheur, le règne des opinions a cédé au règne des intérêts : les électeurs pensent que les fonctionnaires, devenant députés, soutiendront mieux leurs intérêts auprès du gouvernement. Quant aux députés qui veulent devenir fonctionnaires, une place suffit à éteindre leur inimitié. L'orateur conclut en adhérant à l'amendement Barrot qui exclut les députés faisant partie de la Maison du Roi et de celles des princes, parce que l'on voit en eux autre chose qu'eux-mêmes, et que la royauté doit demeurer en dehors des débats parlementaires. Il est battu par 232 voix contre 184, mais son discours, tiré à 200.000 exemplaires, a dans le pays un retentissement énorme. Plus il se porte vers la gauche, plus les conservateurs, effarouchés, se serrent autour de Guizot.

En avril, deux discours sur la marine combattent les réductions y de crédits proposées par la commission ; il y profère des vérités accablantes pour le gouvernement. A cette date, il espère peu des élections prochaines, parce qu'il désire peu ; il ne tient pas à perdre l'heureuse liberté de ses allures, à renoncer à ses travaux pour faire entendre raison à des partis passionnés et à une Cour qui, avec plus d'esprit que celle de Charles X, n'a guère plus de jugement, et autant de préjugés d'une autre sorte. Le roi ne se croit pas moins de gloire et de génie que Napoléon, écrit-il à la comtesse Taverna, et lui faire comprendre ce qu'il ne veut pas même écouter est une besogne que pour ma part je n'accepterais à aucun prix. Trois discours au mois de mai, à propos des crédits supplémentaires et du budget de l'Intérieur, jalonnent sa lutte contre Guizot. Il refait l'histoire du règne ; il énumère les fautes commises à l'extérieur, qui réagissent sur l'intérieur où l'administration devient un instrument politique. On n'a pas profité de la paix pour fortifier l'armée, la marine, les finances. Dans les pays libres, les intérêts particuliers cherchent toujours à dérober quelque chose à l'intérêt général. En passant, cette profession de foi : il déteste trop les sentiments vulgaires de ce temps pour ne pas aimer le sentiment religieux, qui tend à relever les âmes au lieu de les abaisser. Guizot réplique point par point, moins calme et moins grave qu'à l'ordinaire : jamais le cabinet présidé par Thiers n'aurait conquis à la France la considération dont elle jouit aujourd'hui à l'extérieur ; le parti conservateur est fortement constitué : à l'opposition de s'organiser de même pour devenir un grand parti de gouvernement. Thiers riposte avec tout son esprit et tout son talent. On assiste à un beau corps à corps. Il insiste : il voit le gouvernement accroître la dette pendant la paix ; il répète son argument pour écarter de la Chambre les gens de la Maison du Roi ; il se plaint d'expressions inconvenantes de son adversaire, dites avec l'intention de devenir ailleurs une flatterie, ce qui les rend inexcusables. Le récent attentat de Lecomtë suggère à Guizot une pensée calomnieuse, pour ne pas désavouer des écrivains indignes, ce qui blesse tous les hommes modérés. Pour finir, ce trait acéré : J'aime mieux un orgueil désintéressé, quoique je puisse être accusé d'être frivole, qu'une ambition qui s'abaisse pour avoir, non point le pouvoir, mais l'apparence du pouvoir. La Chambre ne le suit pas. Encore tout chaud de la bataille, il la conte à son amie la comtesse Taverna : Je viens de terminer une longue, violente et dernière lutte avec M. Guizot. Je n'en avais pas encore soutenu de pareille, et le dernier jour on me dit que j'avais parlé mieux que je n'avais fait de ma vie. Je ne suis pas insensible à l'honneur d'exceller dans mon art, mais je suis beaucoup plus sensible à celui de bien représenter l'opinion nationale en présence d'un pouvoir égoïste qui oublie ce qu'il doit à notre pays, et en face d'un ministre qui pense tout ce que je pense, qui me l'a dit cent fois et qui a soutenu en 1839 la même cause, beaucoup plus amèrement que je ne le fais. L'égoïsme dynastique de l'un, l'effronterie de l'autre, me mettent souvent hors de moi. Cependant j'espère n'avoir jamais passé la mesure des convenances parlementaires. Il n'y a qu'une mesure que j'ai passée, c'est celle de la prudence et de l'intérêt personnel. Si je calculais, je n'aurais pas dit ce que j'ai dit à l'égard du roi. Mais je ne consulte que mes sentiments et mes devoirs ; non que j'en veuille au roi, il s'en faut, je suis dévoué à sa couronne et je n'ai rien contre sa personne. Mais, en vérité, traiter ce pays comme on le fait, livrer l'Université au clergé, ruiner le crédit et les finances pour plaire aux amateurs de chemins de fer, et corrompre les députés et les électeurs, être tombé dans une telle inertie qu'on laisse mourir nos Français dans la Plata, crainte d'envoyer 3.000 hommes, négliger l'armée, la marine, ne songer qu'à vivre, c'est faire tout ce qu'aurait pu faire la Restauration et même plus encore. C'est surtout compromettre l'avenir d'une monarchie que je crois indispensable au pays.

Les élections ont lieu. Lamartine fait échouer la candidature de Changarnier, sympathique à Thiers. Ce dernier mène ardemment la campagne. Le pays demeure inerte. Le gouvernement triomphe.

Nous sommes battus, écrit Duvergier. Il faut nous résigner à quatre années d'opposition. On verra jusqu'où peut aller la bassesse d'un règne. Il ajoute pour Thiers : ne vous montrez pas trop. Du Havre, le chef de l'opposition envoie ses directives à Chambolle : ne pas laisser voir de découragement dans ses articles du Siècle ; il n'y a rien de plus trompeur que le succès ou le revers... Sans être bien vieux, j'ai vu tomber déjà des gouvernements qui avaient l'air bien autrement établis... Je vous promets d'être sur la brèche plus ferme que jamais. Le succès obtenu à Paris compense en partie le revers essuyé en province. Sans l'oser dire, il s'attendait à pis. Cependant, sans humeur, sans abattement, il poursuivra son but : donner un peu de prévoyance au pays sans le pousser à la guerre, l'obliger à ne pas gaspiller son argent et à organiser ses forces, empêcher surtout qu'on ne prostitue la justice et l'administration à la cabale électorale. Car il n'y a pas un des pouvoirs attribués au gouvernement qui ne devienne une source d'iniquités. Une réforme électorale est inévitable. Il passe trois semaines au Havre, travaillant plus que jamais : sept à huit heures à son Histoire, autant aux chantiers, aux bassins, à l'hélice, aux machines à vapeur ; il admire les ouvriers au travail, et les 50 grands bâtiments qui entrent au port en une marée. Ici, l'incapacité administrative du gouvernement dépasse tout ce qu'on peut imaginer ; que de bonnes choses à faire pour un ministre de la Marine, et quel service national il rendre ! Après Le Havre, un court séjour à Paris, et un autre à Lille. Là, Mme Dosne prédit à Victor Cousin que les fiançailles d'un jeune prince et d'une infante mettront des grains de sable dans les roues de l'entente cordiale. Elle attire le philosophe en lui parlant politique et bibliophilie. D'Argout vient les voir. Ils attendent Mignet. Mérimée, retour de Belgique, s'arrête une journée auprès d'eux ; Thiers lui paraît furieux de tout ce qui se passe, et prédit plaies et bosses pour l'année qui vient. En attendant, l'historien travaille du matin au soir, sans distraction, dans un beau voisinage. Je deviens moine, écrit-il à Cousin, en gémissant sur le temps présent où l'on assiste à ce qu'il y a de plus bas au monde, une réaction... Les réactions sont des dîners réchauffés, ce qui ne valut jamais rien... A propos de sottises, que dites-vous du Roi, jetant par la fenêtre l'alliance anglaise sous les whigs, et cela pourquoi ? Pour se donner des embarras en Espagne, pour s'y créer des obligations devant lesquelles il mourrait de peur, et pour ne s'y assurer aucune influence, car si les mariages en donnent, c'est la reine qu'il fallait épouser. Mais le voilà bien, vrai poirier faisant des poires et non des prunes. J'en suis venu, comme vous le voyez, à la profondeur de M. de La Palisse. Mais ce M. de La Palisse n'était pas si bêle, et je vois tous les jours des gens d'esprit qui sont plus bêtes que lui. Pendant que Mme Dosne va respirer l'air des champs et des bois à Saint-Germain, humer le parfum des feuilles demi-sèches et fouler le sable des forêts, il fait un tour en Angleterre. Sa belle-mère le félicite de n'être mêlé à aucun des tripotages du jour. Il pousse le scrupule, dit-elle à Cousin, jusqu'à ne pas même placer les fonds disponibles de sa petite fortune dans les entreprises de chemins de fer. Je l'en loue, car il faut aux hommes d'Etat cette indépendance qui leur permet de parler sur tout et de tout d'une façon désintéressée. A Windsor, la reine dit à lord Clarendon son regret que Thiers n'ait pas demandé à lui être présenté : s'il n'avait pas le temps de venir à Windsor, elle serait venue à Londres. Mais Thiers ne prévoyait pas ce désir royal. De ce voyage, le ministère prend de l'humeur, et la vieille Parque Mme de Lieven aussi. Après ces intermèdes, la comédie politique va reprendre, pour s'achever en drame.