THIERS — 1797-1877

 

XX. — LE DEUXIÈME MINISTÈRE THIERS.

 

 

Depuis quelques jours, la chute du ministère Soult mijote dans les conciliabules des groupes. Le maréchal a déposé un projet de dotation pour le duc de Nemours. Thiers garde une certaine réserve, mais agit sans détours, et il est, dit X. Doudan, la lumière et la raison mêmes. Le 20 février 1840, au scrutin secret, la Chambre des députés refuse la dotation. Désespoir et larmes dans la famille royale, et chute du ministère. Le soir, le salon de la place Saint-Georges est assez garni. Thiers et sa femme finissent la soirée dans un bal, où une véritable cour les entoure. Le lendemain, il s'absente ; sa femme et Mme Dosne reçoivent les curieux, les nouvellistes, les intermédiaires officieux, et aussi quelques femmes désireuses de voir la mine qu'elles font. A la fin de la journée, il sait qu'il est entré pour quelque chose dans toutes les combinaisons envisagées au Château. Louis-Philippe lui fait dire indirectement qu'il causerait volontiers avec lui ; il répond qu'en temps de crise il ne se rendra aux Tuileries que sur un ordre formel du roi. Le 21, de grand matin, seul à seul avec le duc de Broglie, il lui expose qu'il se contenterait de l'Intérieur si le duc prenait la présidence du Conseil et les Affaires Etrangères. Le duc ne peut accepter : il a juré à sa femme mourante de se consacrer exclusivement aux soins de leur dernier enfant, de santé débile. Le roi envisagerait comme une victoire sur Thiers la même combinaison avec Molé au lieu de Broglie. Thiers laisserait bien à Molé la présidence, mais exige pour soi les Affaires Etrangères. Le duc de Broglie s'entremet sans succès dans les négociations qui suivent. D'Alton-Shée promet le concours de la droite légitimiste de la part de Berryer, décidé à appuyer l'homme qu'il croit capable d'arracher le gouvernement des mains du roi pour le faire passer au Parlement ; il pousse Thiers à prendre plus nettement situation de ministre imposé. Louis-Philippe ne peut éviter l'homme qu'un vote hostile de la Chambre porte au pouvoir. Je signerai demain mon humiliation, dit-il à Duchâtel, le 28 février, et comme, le lendemain, Thiers, dont Guizot souligne le tact et la mesure, ne trouve pas de ministre des Finances convenable : Cela ne fera pas de difficulté, dit le roi ; que M. Thiers me présente, s'il veut, un huissier du ministère ; je suis résigné. Thiers forme un ministère de jeunes. Qu'en pensez-vous ? demande-t-il à Véron. — Les grands capitaines font les bonnes armées. Alphonse Karr en publie la composition : président du Conseil, M. Thiers ; Affaires Etrangères, M. Thiers ; Intérieur, M. Thiers sous le nom de M. de Rémusat ; Justice et Cultes, M. Thiers sous le nom de M. Vivien, et ainsi de suite pour les autres départements ministériels confiés au général Cubières, à l'amiral Roussin, à Pelet de la Lozère, au comte Jaubert, à Gouin, à Victor Cousin. Le soir, la foule des complimenteurs envahit l'hôtel. Thiers est radieux. L'hôtel se ferme encore une fois. Son maître se transporte à l'ancien palais du prince de Neufchâtel devenu celui du ministère des Affaires Etrangères, à l'angle du boulevard et de la rue des Capucines. Brénier, directeur de la comptabilité, s'arrache les cheveux ; il n'a pas de fonds, et en vingt-quatre heures il lui faut renouveler une grande partie du mobilier ; Mme Dosne et Mme Thiers, prétend Castellane, ne trouvent rien d'assez beau pour elles. Les félicitations arrivent, de vieux camarades comme Cauchois-Lemaire, de femmes d'intrigue comme Mme de Lieven. De Rome, Flahault offre ses services ; il aimerait devoir au nouveau président la réparation de mauvais traitements non mérités. Le 1er mars, date de départ de son ministère, la première lettre qu'écrit Thiers est un mot d'affection à Guizot pour marquer le début de leurs relations nouvelles. Vous trouverez en moi, répond Guizot, la même amitié que vous me promettez et que je vous remercie de désirer... Si quelque circonstance survenait qui me parût devoir modifier nos relations, je vous le dirais à l'instant et très franchement. Des billets privés annoncent son accession au pouvoir au baron de Barante et à Bresson, et son intention de poursuivre une politique modérée qui n'altère pas les bons rapports des cabinets. Je n'ai jamais eu qu'à m'applaudir de nos relations officielles et privées, répond Barante. Il y a plaisir et avantage à correspondre et à traiter avec un chef d'un grand esprit et d'un sens habile. Et Bresson : Vous êtes si clair et si précis qu'on sait tout d'abord ce que vous voulez, et qu'on a plaisir à exécuter vos ordres. Une curieuse lettre de Monseigneur Garibaldi situe sa position par rapport à l'Eglise : Le nouveau cabinet est assez bien disposé envers la religion. M. Thiers, en qui se résume tout le ministère, laisse sans doute à désirer sous le rapport pratique, tout le monde le sait, et, dans le temps où nous vivons, la plupart des hommes publics sont dans le même cas. Mais M. Thiers est en admiration devant la religion catholique, considérée même philosophiquement. Il ne veut pas entendre parler du protestantisme ; il l'appelle une absurdité et une religion bâtarde, et il ne connaît d'autre christianisme que celui qu'enseigne le catéchisme. Il professe une grande vénération pour le pape Grégoire XVI, qui l'a reçu deux fois avec bienveillance et dont il parle dans les termes les plus respectueux, disant que, dans sa vie, il n'a rien éprouvé de pareil, rien de plus saisissant que l'impression qu'il a reçue en paraissant devant le pape et en s'entretenant avec lui... Je n'ai donc pas d'inquiétude pour les personnes qui composent le ministère.

La première circulaire aux agents diplomatiques spécifie qu'ils devront suivre les mêmes principes directeurs qu'il y a quatre ans, et affirme que la question d'Orient, seul point noir à l'horizon, doit se régler. L'Espagne n'est plus la préoccupation dominante du gouvernement français ; félicitant le nouveau président du Conseil, l'ambassadeur Alava juge utile de lui recommander son pays. Thiers compte faire ce qu'a fait le cabinet précédent en faveur des deux reines, et plutôt plus que moins ; il retiendra don Carlos et empêchera les carlistes de passer librement de France en Espagne ; il enverra quelques navires sur les côtes de Catalogne et de Valence, mais pas de troupes ni d'argent, difficile à demander aux Chambres. Il recommande à notre représentant Rumigny de s'entendre avec son collègue anglais Aston, et d'agir avec mesure et tact, sans s'ingérer dans les affaires intérieures du pays, ce qui ne veut pas dire qu'il doive rester indifférent entre le bien et le mal. A Mathieu de La Redorte, il permet quelques dépenses pour les journaux espagnols : Il faut, en Espagne, avoir des vues à grande portée, mais de peu d'apparence. Pour rivaliser heureusement avec les Anglais, la reine lui semble la principale conquête à envisager. Lorsqu'elle songe à abdiquer, il prévient le préfet des Pyrénées Orientales : La France ne sera jamais fermée à une reine infortunée qui viendrait lui demander asile.

Dès son arrivée au pouvoir, il envoie pour l'Algérie ses directives au maréchal Valée : le principe de notre occupation est la souveraineté de la France, qui n'en admettra pas d'autre que la sienne ; la manière de l'exercer devra s'approprier aux localités, aux circonstances, aux habitants. Avec la force, la justice et la politique, on vient à bout des populations les plus résistantes à l'invasion. Il condamne les expéditions sans but. Loin de traiter avec Abd-el-Kader, il faut lui mener une guerre patiente et opiniâtre. Le maréchal s'arrangera pour bien vivre avec les Kabyles. Il n'étendra la colonisation que dans les territoires qui nous appartiennent immédiatement, et que l'on puisse protéger. Partant du littoral, on avancera progressivement, insensiblement, jusqu'au désert. On veillera avec sollicitude sur la santé des soldats.

Au printemps, le duc d'Orléans entreprend, sous les ordres du maréchal, une campagne contre Abd-el-Kader. Ses lettres, ardentes, éloquentes, abondent en renseignements précis. Il préconise les colonnes mobiles pour traquer l'émir. Il vise l'avenir : La conquête du sol est la préface : le livre est encore à faire... En France, il n'y a plus que la lettre d'une armée : ici, il y en a l'esprit. Et cette noble page : Amenez à la tête de l'armée les idées et les hommes qui ont formé de si admirables régiments, et qui ont assez d'électricité en eux pour la communiquer à tous les autres. Croyez-moi, Changarnier criblé de balles, les pieds en sang sur les rochers, entraînant sous le feu meurtrier des retranchements des soldats qui blessés eux-mêmes suivaient leur colonel, Changarnier était plus général que la plupart de ceux qui le sont depuis dix ans par ancienneté. Lamoricière, faisant attaquer quatre redoutes à la fois et trouvant le moyen d'être partout, était plus général que ceux qui commandent un département au coin de leur feu en habit bourgeois. Bedeau, recevant à travers la figure sa troisième balle, à la tête de son régiment, était bien beau lorsque malgré le sang qui ruisselait par la bouche et le nez il menait ses soldats à la baïonnette sur les Arabes, et en abattait plusieurs centaines avant de faire emporter sur les épaules le quart de son régiment couché par terre par le feu à bout portant des Arabes. Chacun de nous a vu des clairons tombant blessés et sonnant la charge par terre jusqu'à ce que leur instrument fût bouché par, le sang ; des blessés ne pouvant plus porter leurs armes marchant sans pouvoir combattre avec les tirailleurs pour faire nombre ; il est impossible de récompenser tous ces faits ; mais j'ai cherché les hommes qu'il y avait intérêt général à avancer et auxquels il ne manquait qu'un prétexte et une occasion pour avancer. Et j'ai pensé que cette occasion ce serait vous au pouvoir, et que ce prétexte ce serait le prince royal en Afrique. Ici, comme ailleurs, le prince et le ministre sont d'accord. Thiers nommera généraux les colonels Lamoricière et Changarnier. A la Chambre, dans les salons, il soutient ses idées sur la colonisation de l'Algérie qui doit suivre la conquête, sur la force qu'elle donne au pays, sur la grandeur de l'action de la France. Il riposte avec toute sa vigueur le jour où Piscatory dit à la tribune que l'Algérie est une folie désastreuse, sans but, sans résultat, une cause de faiblesse en cas de guerre, et préconise l'abandon absolu et immédiat. Il montre la position considérable que, bien au contraire, nous vaudra la possession d'une colonie pareille. Tous les peuples qui ont eu à se battre contre des troupes légères ont formé dans ces luttes des armées excellentes. Dînant chez l'ambassadeur de Sardaigne, il expose la nécessité pour la France d'agir grandement en Afrique. A Duvergier et à d'Aubersaert qui, chez le duc de Broglie, lui objectent les millions et les hommes que coûte l'Algérie, il oppose le bénéfice moral : Est-ce nos mauvaises discussions, est-ce notre gouvernement représentatif, dans le pauvre état où il est, qui relèvera les âmes des petites passions qui le rongent ? Non, ce que nous faisons à Paris, ce que nous crions dans nos Chambres, ne fait rien au pays ; mais quand le pays apprend qu'on va se battre à Mazagran et qu'on a vaincu à Mézerghin, les enfants s'émeuvent et les femmes pleurent. Est-ce trop de 60 millions pour maintenir ce qui reste de sentiments moraux et de passions désintéressées, pour empêcher la France de s'accroupir sur sa chaufferette ? La tirade continue, chaleureuse, vibrante. En sortant, Doudan remarque : C'est singulier, je ne suis pas de son avis, mais ce petit homme me rappelle pourtant la manière, le geste, et la vivacité des paroles de l'Empereur, les jours où il n'était pas très raisonnable. La suite prouvera combien ce petit homme avait raison, et qu'en parlant de l'Algérie comme il le faisait alors, il lisait dans l'avenir.

Par contre, le point noir de la question d'Orient ne s'évanouira pas comme il le pensait. Le roi en tête, tout le monde est plus égyptien que jamais. Un ministère qui se montrerait hostile ou seulement indifférent aux intérêts de Méhémet-Ali, serait accusé de forfaiture. Avec sa méthode habituelle, Thiers commence par dresser, pour son instruction personnelle, un memorandum où il analyse les dépêches échangées depuis 1839 ; il relève les fautes commises par le maréchal Soult, notamment cette note du 27 juillet qui faisait dire à lord Palmerston : Je souscris à chaque syllabe. Et pour cause ! La première conversation de Guizot avec le ministre anglais n'a rien d'encourageant : la France, dit Palmerston, serait fort aise de voir créer en Egypte une puissance nouvelle, indépendante, qui serait sa création et son alliée. Entre l'Espagne et Alger, ces pauvres Etats de Tunis et de Tripoli ne compteraient guère, et la France aurait en son pouvoir la côte depuis le Maroc jusqu'à la gorge d'Alexandrette. Cela ne peut nous convenir. Il paraît difficile de s'entendre. Il est clair que le gouvernement anglais veut contenir la Russie et affaiblir le pacha. Thiers prend une position d'attente. Guizot devra argumenter sur l'impossibilité de contraindre par la force le pacha à accepter un projet trop désavantageux pour lui, à moins de mettre en feu l'Orient et l'Occident. A Cochelet et de Pontois, ses agents à Alexandrie et à Constantinople, Thiers indique que le gouvernement du roi ayant vu rejeter toutes ses propositions de transaction, c'est aux autres à prendre l'initiative. Il prévoit que fatalement les propositions Brünnow seront signées. Il cherche à dégager le gouvernement français de l'ornière de la note de juillet 1839 en refusant toute conversation avec les quatre puissances pour n'avoir de rapports officiels qu'avec le gouvernement anglais. Il sent le faible de la politique qu'il est chargé de défendre. Guizot témoigne d'un certain optimisme. En passant, une de ses dépêches signale que le comte Léon lui offre ses services pour surveiller la famille Bonaparte et doit aller voir Thiers à Paris ; le comte Léon est assez décrié à Londres et brouillé avec la famille, mais il y a peut-être quelque profit à en tirer. Comme il n'y a pas de petits moyens et qu'il sait l'importance des petits soins, placés à propos et promptement, l'ambassadeur revient plusieurs fois à la charge pour que Cousin envoie le plus tôt possible un lot de livres orientaux promis à lady Holland, qui les réclame : dans cette maison-là, on est très bien pour nous, et très efficacement. Les volumes arrivent bientôt, magnifiquement reliés.

Au mois d'avril, les affaires matérielles ont fondu sur notre tête, dit Thiers à Guizot. Il a fait voter les dépenses secrètes et ajourner la conversion des rentes ; il discute les incompatibilités du mandat de député ; il fait approuver les mesures prises en Amérique du Sud à la suite des vexations infligées à nos nationaux parle président Rosas : nos consuls ont avancé 1.500.000 frs aux nôtres, et, à la demande des Etats voisins de l'Argentine, notre escadre a établi le blocus. Puis, discussion du projet de loi relatif aux sucres : les ports et les colonies, jadis ennemis, s'unissent pour détruire le sucre de betterave. S'ils l'emportaient, ils entreraient de nouveau en guerre, car les ports préfèrent les sucres étrangers aux sucres coloniaux. Thiers défend la betterave et l'agriculture contre les colonies, mais aussi le sucre colonial contre le sucre étranger. Il est convaincu que la consommation du sucre augmentera et que la culture de la betterave s'étendra ; sans elle, en cas de guerre maritime, nous n'aurions de sucre qu'à travers l'Angleterre, en cas de guerre continentale à travers l'Europe ; alors s'imposerait la nécessité de rétablir le sucre indigène. La Chambre adopte non le projet du gouvernement qui voulait établir l'égalité des droits entre le sucre colonial et le sucre indigène, quitte à indemniser ce dernier, ce qui aurait pour effet de le tuer, mais le projet de la commission basé sur une combinaison de tarifs qui assure un débit rémunérateur au sucre colonial, et sauve le sucre de betterave. En mai, le président du Conseil défend le privilège de la Banque de France qui a rendu au pays des services immenses. Il défend contre une interpellation de Fould notre consul à Damas, qui provoqua une enquête à la suite de l'assassinat d'un religieux et de son domestique dont on accuse des Juifs. Ensuite, grand discours sur la garantie d'intérêt demandée à l'Etat par le chemin de fer d'Orléans : Thiers reconnut dès l'abord l'immense avenir réservé aux chemins de fer et appuya les mesures destinées à les favoriser, mais il n'en fut jamais enthousiaste en ce sens qu'il a toujours pensé qu'en pareille matière il ne fallait pas se presser, afin de profiter de l'expérience des voisins ; partisan de l'exécution des chemins de fer par l'Etat, il admire que la Belgique ait procédé ainsi, d'où pour elle une immense prospérité. En France, après une période d'engouement, les chemins de fer sont tombés dans le discrédit ; sur les 40 millions du capital de l'Orléans, les porteurs n'ont versé que 16 millions ; pour la différence, un prêt de l'Etat est impossible ; il ne reste donc que sa garantie. Maintenant que les progrès scientifiques ne pourront plus changer grand'chose, à l'économie financière, il ne faut pas hésiter une seconde à l'accorder. Thiers parle encore de la nécessité d'achever l'aménagement de la navigation intérieure, et de ne pas laisser la France en arrière des résultats acquis par l'Angleterre et la Belgique en matière de paquebots transatlantiques ; il faut, dit-il, vaincre les compétitions locales, les rivalités de port à port, et créer, au lieu de trois, quatre lignes transatlantiques partant de Marseille, Bordeaux, Nantes et le Havre.

Tandis qu'il fait face à ces discussions au Parlement, deux négociations adventices se greffent sur celle en cours avec l'Angleterre. Le roi de Naples a institué sur les soufres de Sicile un monopole qui lèse les intérêts britanniques. Palmerston s'est fâché, et a donné huit jours au roi de Naples pour retirer le monopole sous peine d'une exécution militaire. Or le roi de Naples est capable de sottises, et la vue du pavillon anglais pourrait faire insurger les Siciles. Thiers propose les bons offices de la France pour apaiser la querelle. Le roi de Naples a tout intérêt à accepter et à se hâter, car Palmerston est décidé à en finir. Montebello, qui n'est pas le plus habile des hommes, part pour Naples. Le marquis de Serra-Capriola reçoit les pouvoirs nécessaires pour traiter à Paris, siège de la négociation, afin que le roi de Naples ne délibère pas sous le feu des canons des Anglais. A Londres, les fanfaronnades du prince de Castelcicala gênent la négociation. J'ai pleine confiance en vous, mais on vous trompera comme on nous a trompés, dit à Guizot Palmerston, toujours prêt à employer la contrainte. Le roi de Naples, satisfait de notre médiation, l'est beaucoup moins des réclamations anglaises que Montebello qualifie de scandaleuses, car les maisons anglaises ont déjà réalisé des gains énormes. Il faudra attendre le 7 juillet pour que Palmerston accepte le conclusum envoyé par Thiers qui, dans cette affaire, rend un service réel à l'Angleterre engagée dans un cul-de-sac.

La seconde négociation émane également de l'initiative de Thiers. Il a dit plus tard que lord Granville la lui avait suggérée pour détourner l'attention publique française de la question d'Orient. C'est douteux. Elle répond certainement à un but politique ; elle satisfait aussi son goût personnel pour l'Empereur. Mais l'idée en est bien antérieure. Sitôt après la révolution de 1830, puis en 1831, en 1832, en 1834, des pétitions réclamèrent un tombeau pour Napoléon et le retour de ses cendres. Cette idée, Thiers la reprend et se met d'accord avec le duc d'Orléans qui la soumet au roi. Après quelques hésitations, Louis-Philippe l'adopte. Le jour de sa fête, en recevant les ministres, il dit s son petit président : Je veux vous faire mon cadeau de fête. Vous désiriez faire rapporter les restes mortels de Napoléon ; j'y consens. Entendez-vous à ce sujet avec le cabinet britannique. Nous enverrons Joinville à Sainte-Hélène. Le 4 mai, Thiers annonce la nouvelle à Guizot et lui trace la marche à suivre : au lieu de présenter la demande de façon détournée, ce qui permettrait un refus, il faut la formuler purement et simplement ; l'Angleterre ne peut pas refuser : elle ne peut pas dire au monde qu'elle veut retenir prisonnier un cadavre ; si elle l'accorde, elle met le sceau à sa réconciliation avec la France ; la démarche devra rester secrète, afin de ne pas être obligés de nous brouiller là-dessus. Lord Granville est chargé d'écrire de son côté. Le lendemain, lettre personnelle à un ami d'ancienne date, lord Clarendon : Mon cher Clarendon, nous nous étions promis de nous écrire avant mon entrée au ministère ; nous ne l'avons pas fait. Je n'en ai pas eu le temps ; j'ai craint d'ailleurs de déplaire à lord Palmerston en écrivant à un autre ministre sur des affaires qui le regardent spécialement ; et quant à lui, je ne suis pas assez lié avec lui pour me permettre d'entrer en correspondance. Mais voici une affaire qui est d'une nature particulière, qui ne touche ni à nos intérêts, ni aux vôtres, qui est proprement une affaire de sentiment entre la France et l'Angleterre, et pour laquelle je n'hésite pas à m'adresser à vous. D'ailleurs je vous autorise à communiquer ma lettre à lord Palmerston. Voici ce dont il s'agit. Le Roi m'a autorisé à demander au cabinet anglais la restitution des restes mortels de Napoléon, pour les placer aux Invalides, à Paris. M. Guizot doit vous en faire la demande. Cette demande se fera dans le silence du cabinet. Cependant elle sera peut-être connue. L'opinion française est très excitée à ce sujet, et pour moi en particulier je m'en fais un article de foi nationale. Je ne puis croire un instant que vous hésitiez à nous rendre les cendres de l'homme qui nous inspire les sentiments les plus vifs que la France ait jamais éprouvés, et qui pour vous est un sujet d'admiration. Garder un cadavre prisonnier n'est pas digne de vous, n'est pas possible de la part d'un gouvernement tel que le vôtre. La restitution de cette dépouille est le dernier acte d'oubli, pour les cinquante ans écoulés, c'est le sceau mis à notre réconciliation, à notre alliance intime. Le refus, que nous ne publierons pas, mais qui finirait pas être connu, réveillerait les plus vives, les plus malheureuses impressions. Vous me direz peut-être que nous n'aurions pas dû vous le demander ; je vous répondrai sans entrer dans aucun détail, que cela était impossible. D'ailleurs vous devez m'aider dans les efforts que je fais pour rendre populaire en France l'alliance avec l'Angleterre. Je la crois utile et glorieuse aux deux pays. Mais pour la persuader à l'opinion de la France un peu refroidie, j'ai besoin de secours ; et si vous nous donnez ce que nous vous demandons, et ce que je suis sûr d'obtenir de vous, l'effet pour l'alliance sera immense. Quant à moi, j'en éprouverai une véritable reconnaissance. Guizot fait la démarche, que Palmerston accueille avec un sourire énigmatique. Le 9 mai, une note du gouvernement anglais apporte son consentement. Un message royal l'annonce à la Chambre ; parfait ! dit Glais-Bizoin, si les envoyés devaient laisser dans le tombeau les idées napoléoniennes ; Lamartine prononce un discours hostile : les cendres de Napoléon ne sont pas éteintes, et l'on en souffle les étincelles ; c'est dire au peuple : il n'y a de moralité que dans le succès ; gagnez des batailles et faites-vous un jouet des institutions de votre pays. Le gouvernement demandait un crédit d'un million ; la commission en avait accordé deux ; ces deux discours font ramener par la Chambre le crédit au chiffre primitif. L'ex-roi Jérôme envoie 2 millions en créances non reconnues par l'Etat français. Dans le public, l'effet produit est immense ; le soir, des vivats éclatent devant l'hôtel de la place Saint-Georges.

D'accord, les deux cabinets déterminent les dispositions à prendre : un bâtiment anglais précédera le bâtiment français à Sainte-Hélène, dont le gouverneur reçoit l'ordre de ne rien faire en réalité ou en apparence qui constitue un démenti de la conduite antérieure du gouvernement anglais pendant le séjour de Napoléon dans l'île. Les quatre compagnons d'exil, Bertrand, Gourgaud, Las Cases, Marchand, reçoivent pour consigne de ne rien dire qui rappelle le passé ; d'être témoins muets, impassibles de l'exhumation, de la translation à bord. Il n'y aura ni discours, ni manifestation. Comme commissaire, Louis-Philippe désigne Philippe de Chabot, qui connaît à fond la langue, les us et coutumes, et même les susceptibilités des Anglais. Le roi charge Gourgaud de demander à Bertrand les armes de l'Empereur ; la cérémonie de la remise de ces armes a lieu aux Tuileries, le 4 juin, à une heure, en présence de tous les ministres en uniforme. Guizot expédie à Thiers l'extrait delà dépêche d'Hudson Lowe relative à l'ensevelissement ; elle est conforme au procès-verbal de Marchand. Tout permet de croire que l'on trouvera la maçonnerie intacte et tous les signes d'une immobilité de vingt années. Le gouvernement anglais accorde l'ouverture du cercueil si elle est jugée nécessaire pour constater l'identité, et la qualification d'Empereur à inscrire au procès-verbal. Le 2 juillet, Philippe de Chabot reçoit de Thiers ses instructions confidentielles : il aura seul pouvoir pour décider toute la question de conduite pendant la durée du voyage, et produira ses instructions en cas de contestation ; si sur l'un des bâtiments on découvre un individu étranger aux équipages et aux personnes désignées, il le fera débarquer aussitôt ; il assistera à l'exhumation avec le prince de Joinville, si le prince le veut, les capitaines des deux bâtiments, Bertrand, Gourgaud, Las Cases, Marchand, l'aumônier et les quatre anciens serviteurs de l'Empereur ; il demandera au gouverneur des forces suffisantes pour écarter les curieux ; si les restes sont abîmés, il les mettra dans le cercueil apporté de France, et s'entendra pour cela avec les officiers de santé du bord ; il signera le procès verbal comme commissaire du Roi accrédité, et invitera les témoins qui l'accompagnent à signer aussi ; il n'exigera que les honneurs que voudra bien rendre le gouverneur de l'île pour l'Empereur, sans contestation, mais rendra les honneurs souverains à bord des bâtiments français. Il enverra la Favorite en avant à Brest. Il mouillera à Cherbourg avec la Belle-Poule. Je ne puis imaginer que dans la traversée une attaque pût avoir lieu contre votre division navale ; je n'ai pas besoin de vous dire que votre précieux dépôt devrait être défendu comme des marins français doivent défendre ce qui leur est confié avec le dernier degré d'énergie et de dévouement. Enfin il prendra ses mesures avec les commandants des bâtiments pour qu'aucune correspondance particulière n'en parte tant que la dépouille de Napoléon sera à bord. Le 7 juillet, le prince de Joinville met à la voile. Hugo raconte que chez le menuisier qui fabriquait le cercueil il vit le nom de Napoléon en lettres de cuivre que l'on devait dorer ; il faut qu'elles soient en or, dit-il, car le cuivre s'oxydera et pourrira le bois ; le soir même, il en entretient Thiers qui lui donne raison : Les lettres seront en or, je vais en donner l'ordre. Le purisme de Béranger s'émeut : Pour Dieu, ne dites donc pas les cendres de Napoléon. Parlez de ses restes, de sa dépouille, de tout ce que vous voudrez, mais laissez à jamais ces expressions de collège étrangères à notre civilisation. Thiers surveille la construction du char funèbre, en étudie le parcours et en fait faire l'essai. Mais tandis que voguent les frégates, les événements marchent, et ce n'est pas lui qui-présidera la cérémonie.

Au moment où s'engageait cette négociation avec l'Angleterre, le roi chargeait Thiers d'en suivre une autre, plus modeste : le bey de Tunis a cédé à la France, dans la Maalka, le terrain sur lequel saint Louis est mort ; il faut y élever une petite chapelle ; on y placera sur l'autel une réplique de la statue de saint Louis qui est à Saint-Denis. Quelque restreint que je sois dans mes moyens de dépense, ajoute le roi, je suis prêt à me charger de celle que cette très petite construction pourra entraîner. Il sera bien étonné d'avoir, là encore, à essuyer une rebuffade de lord Palmerston.

Les bons offices de la France dans l'affaire de Naples et la manifestation du retour des cendres de l'Empereur ne déplacent pas d'une ligne la position prise dans la question d'Orient par le ministre britannique, qui s'en tient, pour Naples, à une lettre de remerciements. On discute, on chipote sur la quantité de territoire et le genre de souveraineté, viagère ou héréditaire, qu'on accordera au pacha. Metternich craint l'esprit révolutionnaire de Thiers, épluche ses discours, et, en présence de la nouvelle phase d'expérimentation révolutionnaire où est entrée la France — ainsi désigne-t-il la monarchie de Juillet, — juge nécessaire de resserrer plus étroitement que jamais avec la Russie, foncièrement hostile à la France, et avec la Prusse, une alliance fondée sur la solidarité du même principe. De ce côté, Louis-Philippe lutte pour son prestige. Le bruit se répand qu'ayant fait part à l'empereur Nicolas du mariage de sa fille avec le duc Alexandre de Wurtemberg, sa lettre resta sans réponse. Il ordonne à Thiers de ne pas laisser les agents diplomatiques dans cette erreur : Je n'ai jamais écrit cette lettre, jamais aucune de ce genre parce que dès 1831 l'empereur Nicolas n'ayant pas fait part du décès du grand-duc Constantin son frère, je me suis abstenu depuis de lui faire part des événements survenus dans ma famille. Thiers lutte donc pour le prestige du roi, mais aussi pour le prestige de la France. Il ne veut plus souffrir qu'à chaque instant notre diplomatie entre en explications pour justifier notre gouvernement d'être ou pitoyable ou monstrueux. Notre gouvernement vaut tous les gouvernements de l'Europe, et je suis modeste en disant cela. Nous avons des tracasseries dans les Chambres, sans doute, mais cela vaut mieux que les misères des gens de cour. J'aime mieux dépendre des erreurs de mes compatriotes assemblés pour m'entendre, et quelquefois pour ne pas me comprendre, que d'être tenu de plaire à une archiduchesse. J'aime mieux nos prisons que celles du Spielberg ; j'aime mieux nos finances que celles de tous les gouvernements du Nord réunis ; je n'ai pas besoin de parler de nos armées ; qu'on envoie des officiers en Afrique, et ils verront comment 800 hommes en carré résistent à 8.000. Il faut attaquer directement les gens qui nous attaquent, et réduire à se justifier les gens qui veulent nous amener à nous justifier sans cesse. Je ne me laisse jamais aborder, et je n'ai jamais de ces assauts à soutenir.

Le roi, convaincu de la force de Méhémet Ali, veut que Thiers charge Guizot de prouver à Londres que même les cinq puissances condensées en Europe ne pourront rien contre le pacha : La sagesse est de dire à ceux qui veulent nous entraîner dans leur infatuation : Ben obligato a lor Signori ! Le ministre ne partage pas tout à fait cet avis. Je ne conviens avec personne de ce que je vous dis ici, écrit-il à Cochelet, le 17 avril, au contraire, je dis que le pacha est invincible. Mais au fond je crains que le pacha ne soit faible en Syrie, et je ne crois pas que la diplomatie française réussisse toujours à empêcher un accord de la Russie, de l'Angleterre et de la Prusse. Vue juste de la situation. Le 20 avril, il avertit non moins justement Guizot : Ce qui vous étonnera, le Roi est égyptien comme je ne l'ai jamais vu être philippiste. Je sais bien que cela ne tiendrait pas s'il fallait passer de cette passion platonique à une passion plus efficace ; il en serait comme de l'Espagne avant et après le traité de la quadruple alliance. Il discerne que l'on veut nous entraîner à une conférence et ne tombe pas dans le piège. Refusons ; traitons officieusement avec tous, officiellement avec Londres seulement. En attendant, il maintient dix vaisseaux entre Malte et les Dardanelles, et cinq entre Cadix, Alger et Brest. Dès que nous aurons un mot nous permettant de ne pas croire à une possibilité d'isolement, cinq vaisseaux seront désarmés et leurs équipages envoyés sur les corvettes du Rio de la Plata. Une expédition fera voile pour Buenos-Ayres au début de juillet, sous l'amiral de Mackau. Mais tandis que, pour ne pas s'exposer au reproche de duplicité, Thiers interdit à ses agents d'engager le pacha à traiter directement avec la Porte, les agents anglais à Constantinople et à Alexandrie, lord Ponsonby et le colonel Hodges, accentuent leurs provocations. Ponsonby envoie à Londres Pisani, son homme de confiance. Le sultan destitue Kosrew pacha, l'ennemi personnel de Méhémet Ali qui, à cette nouvelle, bondit sur son divan et parle de renvoyer au sultan, aux pieds de qui son fils irait se jeter, la flotte turque qu'il retient à Alexandrie. Le roi voit dans ces événements une raison de fortifier Guizot dans la ligne que Thiers lui a prescrite. La prochaine dépêche porte : La France n'a menacé personne de la guerre, mais elle ne souffrira jamais que l'équilibre des Etats soit changé. Il faut persister à être doux, calme, temporiseur, mais inflexible sur le fond des choses. Thiers envoie à l'ambassadeur à Londres le grand cordon de la Légion d'Honneur, ce qui lui vaut une bourrasque de Sébastiani.

L'affaire reçoit une nouvelle impulsion de l'arrivée à Londres d'un envoyé du sultan, Noury Effendi. C'est au tour de Palmerston de temporiser ; son isolement se dessine parmi ses collègues aux yeux de beaucoup d'Anglais, et même parmi les diplomates, mais il y a loin de là à lutter contre lui. Il entame à Tunis, où le consul anglais intrigue tant qu'il peut, une discussion assez aigre, qui risquerait de tourner mal comme à Naples ; Louis-Philippe ordonne à Thiers de ne pas perdre un instant pour prévenir un résultat aussi dangereux ; il ne veut pas de vaisseaux devant Tunis ; plus avisé, le ministre les tient prêts à Toulon pour le cas où le Conseil en déciderait autrement ; on en expédiera trois en juin, et un quatrième en juillet. Fin juin, en regrettant l'opinion, fausse à son avis, que l'on a à Londres sur la possibilité de coercer le pacha d'Egypte, Louis-Philippe se montre parfaitement d'accord avec son petit président : Nous deux voyons de même dans cette affaire. Les ambassadeurs ne sont pas moins satisfaits de leur ministre : Votre renommée d'habileté et de sagesse s'en va croissant, lui écrit le baron de Barante. Vous vous faites, et vous nous faites, une bonne position. Et Sainte-Aulaire à Barante : A l'extérieur, M. Thiers ne veut pas autre chose que ce qu'ont voulu ses prédécesseurs, et je le défie bien d'inventer du nouveau. Mais il a, quoi qu'il en puisse croire, de mauvaises formes diplomatiques... Il pense, et a raison de penser, que la France n'aura la guerre que si elle la veut et la déclare, et il place sa dignité à ne point faire (ou recevoir) des caresses à des gens qui ne nous aiment guère et qui le détestent personnellement.

L'inaction de Palmerston éveille la méfiance de Thiers : il soupçonne qu'elle cache quelque travail secret devant aboutir à une convention où la France ne serait pas partie ; il porte sur ce point l'attention de Guizot, mieux placé que personne pour pénétrer le secret. Mais il ne sait comment s'y prendre pour lui recommander de ne pas laisser pénétrer les siens : Bresson l'a dûment averti que Mme de Lieven, qui choisit ce moment pour faire à Londres un séjour de deux mois, tient un journal de tout ce que font ou disent Thiers et Guizot ; elle écrit tous les jours à son frère, le comte Benckendorff, ministre de la Police de l'Empire de Russie, des lettres qui ne partent que par des occasions sûres, et l'empereur de Russie lit le tout avec la plus grande attention. Pendant vingt ans, elle a pour secrétaire miss Marion Ellice, nièce d'Edward Ellice. Le 30 juin, Thiers communique à Guizot une dépêche d'Egypte qui laisse prévoir l'arrangement direct entre le sultan et le pacha ; ce serait la solution idéale ; il recommande le secret. Malheureusement, Louis-Philippe le confie à deux ou trois personnes qui le répètent à la Chambre des Pairs où, deux heures après, la nouvelle est publique. Il ne reste qu'à la communiquer officiellement à lord Granville. Thiers n'a cessé de prêcher la modération au pacha ; il lui envoie Eugène Perrier en mission extraordinaire pour le décider à restituer la flotte au sultan et à accepter la Syrie viagère. Quand Perrier arrive, Méhémet Ali a déjà envoyé Sami-bey prendre les ordres du sultan. En Prusse, Thiers tente une diversion, que les dépêches de Bresson lui ont paru rendre possible : il suggère une union de la Prusse et de la France, qui seules n'ont aucun intérêt suspect dans l'affaire, alors que la Russie et l'Angleterre laissent voir leurs appétits impatients : on dit le tsar hors de ses gonds et dans une fièvre perpétuelle.

Nouvelles plus graves : bien que le ministère anglais soit divisé, Palmerston lui fait adopter un double plan de conduite à l'égard du pacha, suivant que la France acceptera ou refusera un maximum de concessions à imposer à Méhémet Ali. L'amiral Stapford quitte Malte brusquement pour le Levant avec tous les bâtiments disponibles. A l'instigation des agents anglais, une insurrection éclate dans le Liban. Nous n'avons pas, vous et moi, écrit Thiers à Guizot, traversé de plus dangereux défilé. Le pacha commet la faute d'envoyer sur sa flotte des troupes en Syrie : les Anglais sont bien capables de lui prendre ses navires sous prétexte qu'ils appartiennent au sultan. Nous pouvons avouer notre conduite : il y a de l'inavouable dans celle des autres. De quelque façon que ça tourne, je suis ferme sur mes étriers. Il ne craint rien : les autres ont une peur insigne de la guerre.

Sur ces entrefaites, le 17 juillet, la bombe que soupçonnait Thiers éclate : Palmerston remet à Guizot un mémorandum : l'avant-veille, les quatre puissances ont conclu un accord avec le sultan, et fixé un plan de conduite commun. Le ministre anglais a la certitude absolue que le pacha cédera ou sera vaincu et que la France ne fera pas la guerre. Les quatre puissances feront ce qu'elles entreprennent, dit-il, la France se tiendra tranquille ; malgré son humeur, une fois l'affaire faite, elle rentrera en bonnes relations avec l'Angleterre, et l'Orient sera réglé comme l'Angleterre l'aura voulu. C'est avec ces affirmations, et la menace d'une dissolution ministérielle, qu'il emporta la décision de ses collègues. Conduite indigne, que celle des puissances qui se jettent entre les deux adversaires pour les empêcher de se réconcilier ! s'écrie Thiers. On a commis une grande perfidie si on a stipulé des moyens coercitifs. A ce coup, le roi, les ministres restent calmes et fermes. Accord parfait, toujours : Le roi parle comme M. Thiers, dit Desages, et M. Thiers comme le roi. Un matin, à six heures, le duc d'Orléans convoque Thiers d'urgence à Saint-Cloud. La famille royale est réunie. Vous ne serez pas surpris, dit Louis-Philippe, d'apprendre que nous avons passé la nuit entière à causer de la situation. Nous sommes demeurés tous d'accord que la France ne doit rien céder du terrain où elle s'est placée, et que l'Europe doit être avertie que nous ne reculerons pas. Persévérons donc ; je me confie à vous. Agissez avec fermeté, mais avec prudence, et surtout, autant que l'honneur le permettra, épargnons à notre pays l'horrible fléau de la guerre. Le meilleur moyen de l'éviter est de montrer que nous ne la craignons pas, dit le ministre. Comme il se retire, la reine lui montre ses fils : Au moins, soyez prudent, car la guerre me les prendrait tous, et combien m'en rendriez-vous ? On prévient nos ambassadeurs : si le pacha passe le Taurus, si par suite les Russes entrent à Constantinople, les Anglais et les Autrichiens dans la mer de Marmara, on ne peut s'imaginer que les Français resteront à la porte des Dardanelles ; pas un ne le souffrirait ; la Pologne est là aussi, et la guerre générale s'ensuivrait, terrible. N'offensons personne par des bravades, ne parlons pas d'armements, disons simplement que la France prend des précautions. Sainte-Aulaire, au moment de regagner son poste à Vienne, reçoit les instructions du président du Conseil en présence du roi ; il ne doute pas de leur accord ; en lui donnant congé, le roi ajoute : en aparté : Vous voilà bien endoctriné, mon cher ambassadeur ; votre thème officiel est excellent. Pour votre gouverne particulière, il faut cependant que vous sachiez que je ne me laisserai pas entraîner trop loin par mon petit ministre. Au fond, il veut la guerre, et moi je ne la veux pas ; et quand il ne me laissera plus d'autre ressource, je le briserai plutôt que de rompre avec toute l'Europe. L'attitude ultra belliqueuse du roi n'est qu'un moyen de ménager sa popularité. Palmerston l'a compris : le roi est bien trop prudent pour se fourrer dans un pareil guêpier ; quant à son ministre... boute-feu dit dédaigneusement l'Anglais, matamore qui n'est pas à craindre.

Thiers prend les mesures que les circonstances lui dictent. Le 27 juillet, en secret, il convoque Walewski à son cabinet, et lui donne douze heures pour partir en mission en Egypte. Walewski persuadera Méhémet Ali de s'en remettre à la France qui traitera directement pour lui avec le sultan. Il montrera au pacha l'intégrité du domaine qu'il s'est taillé menacée par les quatre puissances, il le dissuadera d'un coup de tête pour que la France ait le temps de négocier, et lui conseillera, pour éteindre l'insurrection de Syrie, l'octroi de concessions sous la garantie de la France. Un bâtiment de l'Etat attend Walewski à Nice, au lieu de Toulon, pour dépister les indiscrets. D'autre part, l'amiral Duperré reçoit l'ordre de venir, sans perdre un instant, à Paris, où il recevra le commandement en chef des forces navales de la France en Méditerranée. Cochelet avertira le pacha que ces mesures ne doivent le rendre ni présomptueux, ni intraitable, car en cas de guerre la France ne combattra qu'en Occident. Le Moniteur publie les premières mesures d'armement. De nouvelles instructions partent pour Montalembert, en mission officieuse à Vienne. Dans le public et dans la presse, l'explosion du sentiment national que Thiers redoutait se produit. Il importe beaucoup que nos journaux soient animés et unanimes, écrit Guizot. Il ne faut pas qu'ils échauffent et rallient les journaux anglais. Le Times hésite à continuer son attaque sur Palmerston tant l'attaque française lui paraît vive. Thiers donne le la : les Moniteurs et le Messager, acheté, dit-on, 120.000 frs à Walewski, observent une certaine réserve, car on sait qu'ils appartiennent au gouvernement ; mais le Constitutionnel, le Temps, le Courrier français, le Siècle, le National, ne gardent plus de mesure. Une seule exception : la Presse, influencée par Molé. Les journaux légitimistes renchérissent sur les journaux officiels. Thiers en personne publie à la Revue des Deux Mondes deux articles, non signés, où il expose lumineusement la situation, rejette sur Palmerston la responsabilité de la rupture et lance le mot décisif à l'Europe : si certaines limites sont franchies, c'est la guerre, la guerre à outrance, la guerre quel que soit le ministère. A Londres, nos préparatifs surprennent ; Guizot combat la confiance de ceux qui ne croient pas à la guerre et demande maintenant qu'à Paris le feu de la presse soit non pas moins vif, mais moins continu. Louis-Philippe commence à changer de ton : Tâchez que nos gazettes ne soient pas si irritantes. Il veut calmer Bresson à Berlin et Bois-le-Comte à La Haye. Ils vont trop vite. Bresson signale que ce déploiement de décision et d'énergie impose, étonne, inquiète une Cour qui se traîne malgré soi à la remorque de Palmerston. Thiers dénie qu'il ait envie de pousser à la guerre, mais le pays est assez monté pour mener loin ceux qui voudraient l'arrêter. L'indignation gagne toutes les classes. A Vienne, Metternich s'inquiète un peu des explosions de fureur du petit Thiers ; pour faire le conquérant militaire, il manque à ce Napoléon civil des ennemis prêts à se présenter sur le champ de bataille ; il ne pourra que provoquer la révolution dans son pays. Au contraire de ce qu'il dit à Bresson, Thiers certifie au baron de Barante que le mouvement du public laissera le gouvernement maître de son action. Ses préparatifs n'en sont pas moins sérieux. Au fond, le voisinage des flottes anglaise et française en Méditerranée l'inquiète, cependant que l'empereur Nicolas ne cache pas sa joie de la rupture qu'il a provoquée entre la France et l'Angleterre. Mme de Lieven dit, sardoniquement : Nous rions !

Louis-Philippe, irrité, rejette sur l'empereur de Russie les hostilités menaçantes. Tenons bon, et nous les ferons bouquer, dit-il. Il fait une scène à Apponyi, qui s'en plaint à Thiers : A qui le dites-vous ? Je fais ce que je peux pour le calmer, répond le petit président. Le duc d'Orléans jette feu et flammes. Tocqueville ne voit pas de ministère, même de dynastie, qui s'exposât à périr en voulant décider le pays à voir la Russie et l'Angleterre terminer elles-mêmes par les armes la querelle du pacha et du sultan. Il n'y a qu'un moyen d'empêcher la guerre, c'est d'avoir l'air déterminé à la faire. Dupin, partant pour la Nièvre, s'annonce prêt à revenir si les affaires publiques l'exigent : La paix, mais sans craindre la guerre, la guerre à outrance contre tout ce qui aurait un caractère de provocation, de danger ou d'humiliation... Vous avez de la tête et du cœur, et c'est heureux : car l'un sans l'autre ne suffirait pas. Nous vous soutiendrons vigoureusement. Le marquis de Mornay oppose la noble attitude, digne de la France et digne de lui, que Thiers a prise, à la politique déloyale du cabinet anglais. Comment le docte Guizot a-t-il été assez candide pour se laisser duper par lord Palmerston ? Pour répondre à cette question que d'autres se sont posée, Guizot ne va écrire et parler que pour prouver qu'il n'a pas été surpris. Voilà donc l'aboutissement de tant de concessions, de complaisances, de sacrifices pour le maintien de la paix, écrit Thiers à Montalembert, qui lui répond de Vienne : Ce qui console au milieu des inquiétudes patriotiques que l'éloignement augmente, c'est la pensée que c'est vous, Monsieur, qui tenez les rênes du gouvernement. Je vous ai assez combattu pour ne pas être suspect de flatterie en vous disant que votre présence à la tête du cabinet français est le meilleur gage de force et de résistance que nous puissions donner à l'Europe. Il produit sur elle le même effet que sur les chevaux d'une écurie l'entrée d'un postillon qui ne les touche pas, mais dont ils connaissent le pas et le fouet. Quant à Duvergier de Hauranne, qui va désormais entretenir avec Thiers une correspondance extrêmement active, où il ne lui ménagera ni les conseils, ni les critiques, il lui dit : Ce n'est pas une petite aventure à courir que de se battre contre l'Europe entière. Cependant il est impossible de se mettre à la queue d'une politique qui nous est hostile... On dit que vous êtes inquiet et tourmenté. Je ne m'en étonne pas, car jamais ministère n'a été chargé de résoudre une aussi grave question.

La défense de Paris a toujours, depuis Vauban, préoccupé les divers gouvernements. On reprend la question en 1830 ; depuis lors, les techniciens disputent : faut-il procéder par le moyen de forts détachés, ou d'une enceinte continue ? La Société des Droits de l'Homme a beau qualifier le projet de liberticide, les événements précipitent la décision. Le jour même où le Moniteur annonce la signature du traité des quatre, le duc d'Orléans appelle à Saint-Cloud un de ses aides-de-camp, le jeune chef de bataillon du génie Chabaud-Latour. Il lui fait établir sous ses yeux le contour de l'enceinte, le placement des forts, et l'emmène chez Thiers, dans sa résidence d'Auteuil. Pouvez-vous nous rédiger un projet d'ensemble, et quel temps vous faut-il ? demande le ministre. — Six jours me suffiront, je crois. — Prenez-les ; nous avons bien des questions préliminaires à résoudre d'ici-là pour cette grande affaire ; dès que vous serez prêt, nous la porterons au Conseil. Le plan dressé, le maréchal Vaillant l'approuve. Le duc d'Orléans et Chabaud-Latour reviennent chez Thiers, qui approuve à son tour un projet conforme à ses idées. Le roi n'est pas encore bien convaincu de la nécessité de l'enceinte continue, que les journaux de l'opposition combattent, dès qu'ils savent que le roi n'en veut pas. Il faut en finir : à Saint-Cloud, longue conversation entre le roi, le duc d'Orléans, Thiers, le général Cubières et Chabaud-Latour. Allons, Chartres, dit gaiement le roi, nous adoptons ton projet. Je sais bien que, pour que nous venions à bout de faire les fortifications de Paris, il faut qu'on crie dans les rues : A bas Louis-Philippe ! Vive l'enceinte continue ! Il dira encore : Les fortifications de Paris sont pour la France la chevelure de Samson. Les travaux aussitôt mis en train, le duc d'Orléans, ravi, écrit à Thiers : Quiconque aime et sert son pays vous en conservera une reconnaissance éternelle !

Le roi et le président du Conseil donnent rendez-vous à Guizot au château d'Eu. Ils y reçoivent, sans émotion, la nouvelle du débarquement du prince Louis-Napoléon à Boulogne. Quel bizarre spectacle ! Louis-Napoléon se jetant à la nage pour regagner un misérable canot au milieu des coups de fusil de la garde nationale de Boulogne, pendant que le fils du roi et deux frégates françaises voguent à travers l'Océan pour aller chercher à Sainte-Hélène ce qui reste de l'Empereur Napoléon ! Rémusat, ministre de l'Intérieur, prend les mesures de police nécessaires. Il voit là une occasion merveilleuse d'interner tout le bonapartisme. Le 8 août au matin, le prince part pour Ham dans un état misérable de démoralisation. Montholon aussi, qui paraît avoir joué les deux jeux. Ses renseignements étaient de nature à nous tromper sur la nature et le lieu de l'attaque, et à détourner notre attention sur les points éloignés ; et cependant il a voulu pouvoir dire qu'il nous avait avertis. Dans les papiers saisis figure un décret de Louis-Napoléon ainsi conçu : Monsieur Thiers président du Conseil, est nommé à Paris président du gouvernement provisoire. L'incident ne trouble pas les conversations sur la question d'Orient. Guizot, en deux jours d'entretiens, constate un grand accord de langage entre le roi et son ministre. Il perçoit cependant une différence : le roi, animé en paroles, se promet qu'en définitive la paix ne sera pas troublée ; Thiers veut également la paix, mais se préoccupe des chances de guerre et des moyens d'y faire face, le cas échéant. Tous deux se veulent en harmonie avec la susceptibilité belliqueuse du pays, et sont inquiets d'avoir un jour l'un à y résister, l'autre à s'y associer. Vue exacte. Thiers, ni le Cabinet, ne désirent la guerre, disposés à accepter tout arrangement honorable. Le roi est ostensiblement en avant de son président du Conseil. Il le défend contre Metternich, outré que le ministre autrichien ait introduit dans cette affaire une animosité personnelle contre Thiers, dont l'opinion anglaise ne désire pas la chute, mais contre qui elle ne peut se défendre d'avoir de l'humeur à cause de ses journaux. Metternich change d'opinion le j our où il se convainc que Thiers ne veut pas la guerre. Il n'est pas fol, il veut faire du bruit, et rien de plus, dit-il à Sainte-Aulaire. L'ambassadeur n'est pas égyptien ; il aurait fait bon marché de la Syrie pour conserver l'alliance anglaise, mais il reconnaît qu'aujourd'hui la cause du pacha est la nôtre, et réfléchit longuement en présence du langage contradictoire de Metternich, et de celui de l'ambassadeur d'Angleterre Beauval, qui ne ment que dans la mesure qu'il croit indispensable. De La Haye, Bois-le-Comte envoie cet avis que lui donne l'ambassadeur du Danemark : Les Anglais ont la conviction qu'ils ne risquent rien. Avec les Russes, ils détruiront peut-être votre flotte, et ensuite ils comptent sur vous pour chasser les Russes de Constantinople. Thiers voit très bien qu'à ce moment la Prusse et l'Autriche ne seraient pas fâchées de se tirer de la bagarre. Une fissure se produira-t-elle entre les quatre ? Ou bien un incident naîtra-t-il entre marins français et anglais ? Ou encore le pacha commettra-t-il un acte téméraire ? Thiers, maintenant, calme la presse et modère le pacha sous de fortes menaces ; sa politique s'en tient à armer, sans jactance — laissez les espions prussiens en apprendre ce qu'ils pourront en parcourant nos frontières, dit-il — et voir venir. Le roi abonde dans ce sens : il faut se préserver de l'effroi et de la provocation, et ne pas se presser. Bresson l'est trop : Il faut lui instiller du phlegme... Les quatre puissances ont préparé des mèches soufrées en croyant les éteindre. Il répète : Sachons attendre.

Le roi Léopold est à Buckingham, convaincu que la convention du 15 juillet n'eut d'autre but que d'empêcher une action isolée de la Russie. On ne s'attendait pas ici à l'effet produit en France. Il suggère un traité à cinq qui garantirait l'état de possession actuel de la Porte. Il offre ses bons offices. Thiers lui répond que les instructions de Guizot sont dans le sens du statu quo garanti, laissant au pacha tous les territoires qu'il possède ; elles comportent un deuxième projet : le pacha chargerait la France de traiter pour lui. Notre dignité ne nous permet pas d'en inspirer l'idée. Vous êtes pour nous un si bon ami que M. Guizot ne fera pas de difficulté de s'en entretenir avec vous. Mais il décidera avec Votre Majesté si vous pouvez ou ne pouvez pas faire usage de cette idée. Palmerston n'aurait pu rejeter la proposition du statu quo garanti avant la signature de la convention des quatre, objecte Léopold : aujourd'hui, il y a commencement d'exécution. Envisageant l'espoir d'utiliser Metternich, le roi des Belges essaie de l'influencer. Thiers ne se flatte guère sur le résultat qu'on veut obtenir de ces démarches, dont la spontanéité ne devra pas pouvoir être imputée au Cabinet français, ce qui serait regrettable pour notre dignité. Je désire ardemment le succès de toutes les tentatives de conciliation, ajoute-t-il. En fait, Léopold convaincra tout le monde à Londres, excepté Palmerston, irréductible. Guizot suggère : Que la France dise : vous avez signé une convention sans moi ; vous ne m'en avez pas communiqué le texte ; mon devoir est d'armer et d'être prête à tout événement. Thiers abonde en ce sens. Jamais on n'a fait pour la paix ce que j'ai fait depuis six mois. Je veux la paix avec passion, avec ardeur ; si nous avons la guerre, mes ennemis, et je n'en manque pas, comme vous savez — la délégation d'Autriche m'en trouverait si je n'en avais pas — mes ennemis diront que c'est moi qui l'ai donnée à la France. Effectivement, Metternich, qui a brouillé Thiers et le roi en 1836, cherche en ce moment à le brouiller avec Sainte-Aulaire. Thiers se monte : les quatre tournèrent brusquement de la modération à la violence, ne dirent plus un mot, s'enveloppèrent de mystère et n'en sortirent que pour signifier une décision prise : Jamais on n'a payé de plus d'inconvenance une conduite plus pacifique et plus loyale... Nous ne pouvons croire à rien, et il faut nous tenir prêts à tout... L'Europe est absurde et inique avec nous. Excepté la Presse inspirée par Molé, tous les journaux français abondent dans le même sens.

Vaillamment, dans cette crise, le petit président se met à l'ouvrage dès cinq heures du matin, après avoir passé une partie de la nuit à faire de la diplomatie. Il étudie la carte avec le duc d'Orléans, et tous deux montent à cheval pour examiner le terrain autour de Paris. Il siège huit heures par jour avec les ministres de la Guerre, de la Marine et de l'Intérieur. Il tient ses collègues et ses bureaux en haleine tout le jour et une bonne partie de la nuit. Nous étions à moitié morts, dira-t-il. Une telle tension fatigue plus que la fatigue physique. La nuit, mes domestiques me déshabillaient, me prenaient par les pieds et par les épaules, et me mettaient dans mon lit, comme un cadavre, jusqu'au matin. Mes rêves mêmes, quand je rêvais, étaient administratifs. Fin août, nouvelle circulaire pour faire le langage de nos agents diplomatiques ; elle établit qu'en cas de guerre la justice des nations ne devrait pas s'en prendre à nous, à un gouvernement qui brave l'impopularité pour maintenir la paix à laquelle il a fait tant de sacrifices. Thiers envoie à Guizot un jeune agent d'une adresse rare, M. de Lavalette, très lié avec la presse anglaise et qui lui dira ce qu'on ne peut lui écrire sur le journal français publié à Londres. Il autorise l'ambassadeur à engager toutes les dépenses nécessaires pour le Courrier d'Europe, et promet d'employer le rédacteur du Journal de Smyrne que Guizot lui adresse.

Les échanges de notes continuent. Ponsonby a déchaîné une campagne de mensonges, attribuant à Pontois l'intention de s'unir à Méhémet Ali pour soulever les populations musulmanes : cette attaque pare d'avance le coup, au cas où on le prendrait la main dans l'insurrection de Syrie. Metternich accepte pour vraie cette fausse nouvelle ; dans son exaspération, il qualifie d'empoisonnement ce prétendu appel à l'insurrection, et charge Apponyi d'une communication que Thiers accueille avec une hauteur et une indignation dont on n'a pas idée. A la dernière phrase d'Apponyi qui lui demande des explications, il a bondi comme un lion dit Desages : Des explications ! Ce n'est pas moi qui vous en dois, c'est vous qui m'en devez. L'insurrection, dites-vous, c'est un empoisonnement. Soit : expliquez-moi donc ce que vous faites en Syrie ? Apponyi ne sait comment s'en tirer, balbutie, tremble, fait pitié. Au fonds, Pontois a voulu faire peur d'une manière générale : il a réussi. Walewski remplit au mieux sa mission ; il ne cache pas à Thiers qu'il a été trompé et que Méhémet Ali est tout autre qu'on le lui a dépeint. Il faudrait, pour protéger Alexandrie, lui fournir un amiral français, un état-major naval et 40 officiers de marine : on est loin de compte. La convention du 15 juillet s'exécute. Le pacha souhaite la médiation de la France : ni médiation, ni protectorat, répond Thiers, mais bons offices, pour ne pas blesser l'orgueil des puissances ni exposer la France à un nouveau refus. Il envoie en Orient l'abbé Etienne, procureur général des Lazaristes, qui jouit d'une grande influence dans le Liban où il prêchera le calme au nom de la France. Le 30 août, Walewski s'embarque pour Constantinople, chargé des concessions obtenues du pacha, lequel espère toujours s'arranger directement avec la Porte. Walewski se rend vite compte qu'il ne s'agit guère de la Porte, mais bien des quatre puissances qui la manœuvrent. Montalembert arrive à Constantinople, lui aussi ; il seconde la politique de Thiers dans ses entrevues avec Reschid pacha et Stürmer, internonce de l'Autriche.

Palmerston remet le 20 août une nouvelle note à Guizot qui la qualifie : polémique de théologien possédé de la manie d'avoir raison. Thiers y retrouve le memorandum de juillet aggravé de récriminations sur le passé : En fait, l'Angleterre, après avoir accepté l'alliance russe contre Méhémet Ali, nous fait l'honneur d'accepter l'alliance française contre les Russes. Conclusion : hâtons nos préparatifs. Et il envoie, le 8 septembre, à nos agents, une nouvelle circulaire en ce sens. Tandis que Rémusat disperse les rassemblements qui se forment sur les boulevards et les groupes d'étudiants qui veulent manifester devant les ambassades d'Angleterre et de Russie, Thiers patiente, gagne du temps pour compléter les armements. Il annonce à Léopold 490.000 hommes. qui seront 934.000 en avril, avec 1.596 canons de 8 et de 12. Si l'Europe veut avoir affaire à nous, elle n'aura qu'à en essayer, je réponds que la carte du monde sera changée. Il conseille la force et la modération. Il approuve le projet de réponse de Guizot à la dernière note de Palmerston : Il ne faut pas laisser établir cette assertion perfide que le cabinet français aurait promis ou laissé espérer son inaction dans tous les cas. C'est un indigne mensonge... Il ne faut pas que ces Messieurs fassent de leurs illusions un engagement pour nous. Il fallait avoir l'esprit de comprendre que tout le monde n'était pas capable d'évacuer Ancône. Il craint quelque grand orage à l'horizon, venu des côtes de Syrie. Il adopte une idée de Rémusat, et présente l'acceptation par le pacha de l'Egypte héréditaire et de la Syrie viagère comme un avantage marquant obtenu par le cabinet français, il écrit aux ambassadeurs : une grande concession. Après l'avoir obtenue de Méhémet Ali, dit-il à Bulwer, nous sommes tenus de le soutenir. Palmerston riposte : si M. Thiers jette le gant, il faut le ramasser ; la France perdra vaisseaux, colonies, commerce, Algérie, et le pacha ira dans le Nil. J'ai toujours fait ainsi quand Guizot ou Bourqueney commençaient à faire les bravaches, et j'ai observé que cela agissait chaque fois comme un sédatif. Le 19 septembre, Thiers explique sa conduite au duc de Broglie et finit ainsi : Le Roi est toujours bien. Je suis en très bonne intelligence avec M. Guizot. En réalité, Guizot lui rend compte de ce qu'il fait, sans jamais lui communiquer directement sa manière de voir. Pour n'avoir pas l'air de lui dicter sa conduite, l'ambassadeur écrit à un ami qui montrera la lettre au ministre. Pour lui, la convention du 15 juillet n'est pas une résurrection de la Sainte-Alliance contre la France ni une préface au partage de l'empire ottoman ; mais elle contient une offense à la France parce qu'on s'est caché d'elle, et que l'Angleterre a sacrifié son alliance à un intérêt secondaire : le retrait de la Syrie au pacha. Elle contient encore un danger : la résistance obstinée du pacha, le bouleversement de l'empire ottoman, les grandes puissances entraînées au-delà de leur but. De là la légitimité pour la France de pourvoir à ce danger. Maintenant, la convention s'exécute, la France ne doit pas faire la guerre pour maintenir la Syrie au pacha, mais la question de la Syrie peut en soulever d'autres et la guerre en naître spontanément ; en ce cas, ce ne serait plus par la volonté de la France, qui, n'ayant point créé cette situation, devrait l'accepter, et doit, en attendant, se tenir prête à le faire. Guizot ne croit pas que les choses en viendront là ; les quatre puissances supporteront beaucoup de la France quand elle aura prouvé à la fois sa modération et sa vigueur. Le lendemain, Thiers se déclare prêt à accepter tout traité suffisamment honorable pour la France, sauf celui du 15 juillet, quand bien même le pacha s'y rallierait. Duvergier de Hauranne lui signale que ses adversaires se donnent beaucoup de peine pour le brouiller avec son ambassadeur à Londres. Le roi me soutiendra tant qu'il ne faudra pas en venir à un acte décisif, et me donnera congé le jour où cet acte deviendra nécessaire, répond Thiers. Duvergier ne peut admettre que le roi puisse reculer aisément après s'être déclaré prêt à tirer l'épée plutôt que de subir une humiliation, même s'il a joué la comédie depuis deux mois. Le public le croit sincère. Sa popularité s'en est un peu relevée. Quel orage si l'on apprend qu'il a voulu simplement prendre pour dupes la France et l'étranger ! Ce sera bien joué si Thiers parvient à maintenir la paix, mais si le roi abandonne le Cabinet, les ministres ne devront pas hésiter une minute à donner tous leur démission. Puis ce post-scriptum : Montalivet a annoncé positivement que le Roi se moque de son cabinet et le laisse se compromettre afin de le mettre plus facilement à la porte à la première occasion.

Le 2 octobre, nouvelles d'Orient et coup de théâtre : l'amiral Napier a bombardé et pris Beyrouth et mis le blocus devant Alexandrie ; le sultan a prononcé la déchéance de Méhémet Ali. Thiers, outré, écrit immédiatement à Guizot : Ne dissimulez pas que jamais la situation n'a été aussi grave. Il en parle à plusieurs de ses collègues. A dix heures du soir, il va chez le roi. Louis-Philippe ne donne pas le moindre signe d émotion. Thiers en est désagréablement impressionné. Il réunit le conseil chez lui, à Auteuil, le lendemain, et communique à ses collègues les mesures qu'il a envisagées. Les ministres de la Guerre et de la Marine craignent que la France ne soit pas, avant cinq ou six mois, en état de soutenir le choc de toute l'Europe. La discussion dure quatre heures. Le 4, réunion pour conclure : on publiera un manifeste adressé à l'Europe et à l'Angleterre, et posant le casus belli ; on convoquera immédiatement les Chambres ; on enverra l'amiral Duperré avec sa flotte en Méditerranée. Le roi ne veut pas de casus belli. Il veut la paix. Si vous la voulez absolument, dit Thiers, nous ne pouvons plus être vos ministres. Encore quatre heures de discussions où le roi et son ministère restent chacun sur ses positions. On ajourne au lendemain la décision définitive, pour se donner le temps de rédiger le manifeste et d'en discuter hors de la présence du roi. Thiers, avec Rémusat, établit le texte que le conseil adopte. Il le porte à Saint-Cloud. Le casus belli effraie le roi, qui, sans plus discuter, promet d'y réfléchir. Le 6, à huit heures et demie du matin, il convoque Thiers à Saint-Cloud. Louis-Philippe et le duc d'Orléans l'attendent, fortement émus. Je me remets en vos mains, dit le roi. Thiers établit bien que s'il reste ministre, ce peut être la guerre. J'accepte tout, répond le roi. L'après-midi, conseil. Dès qu'on parle du manifeste, de casus belli : Mais je ne veux pas d'un casus belli qui m'entraînerait à la guerre malgré moi. — Mais, Sire, ce matin vous m'accordiez toutes ces choses, et maintenant vous me les refusez !Hé bien, oui, je vous le dis, jamais je ne me déciderai à la guerre... Plutôt que de faire la guerre, je sacrifierais tout, presque jusqu'à l'honneur ! Les ministres n'ont plus qu'à démissionner, mais tiennent à couvrir le roi. On dira au public que le Cabinet est divisé sur la paix et la guerre, moitié pour, moitié contre, et doit se séparer, ce qui arrache à Louis-Philippe ce cri : Ha ! M. Thiers, que vous êtes brave et honnête homme ! Le soir, à Saint-Cloud, tous ceux qui voient le roi constatent qu'il est d'une humeur et d'une gaieté charmantes.

Le 7, au matin, l'amiral Roussin, convaincu que la retraite du Cabinet perdra le roi dans l'opinion, préconise la recherche d'une formule de conciliation. Le bruit de la démission s'est répandu dans Paris. On parle d'une manifestation. En allant au conseil, qui se réunit à trois heures aux Tuileries, Thiers rencontre le duc d'Orléans, qui ignorait le revirement de son père, et s'indigne : S'il lui plaît de compromettre la dynastie, moi, je ne le veux pas ! Et voilà : au conseil, le roi change d'avis encore un coup ; il déclare accepter le manifeste ! Surprise générale, mais rien à dire puisque que le roi accepte à peu près tout ce que les ministres lui proposent. On décide la convocation des Chambres pour le 18.

Thiers a hâte de se remettre au travail, car il lui faut achever le memorandum et la note qui répondront au dernier memorandum de Palmerston. C'est chose faite le 8, avec l'approbation du roi et des ministres. Les deux documents partent pour Londres dans la nuit ; ils disent : aux concessions du pacha, la Porte a répondu par un acte de déchéance, soit qu'elle ait agi spontanément, soit qu'elle ait agi par des conseils irréfléchis, reçus sur les lieux mêmes ; le traité du 15 juillet supposait un refus péremptoire du pacha, et le recours aux conseils des quatre puissances. Rien de tout cela n'eut lieu. Palmerston et Apponyi disent qu'il ne faut voir là qu'une mesure comminatoire : dont acte. Dans l'opinion de la France, le vice-roi, par les provinces qu'il administre, par les mers sur lesquelles s'exerce son action, est nécessaire pour assurer les proportions actuellement existantes entre les Etats du monde. La déchéance mise à exécution serait aux yeux de la France une atteinte à l'équilibre général. On peut d'ailleurs compter sur son amour de la paix et son désintéressement. A Londres, on était inquiet de ce que contiendrait ce document ; une communication de lord Granville disant que la déchéance ne serait pas poussée à fond en fit adoucir les termes ; il produit bon effet outre-Manche, d'où partent 'des instructions au sultan qui rétablira le pacha et lui donnera l'investiture héréditaire. Dupin vante l'habileté du memorandum ; Piscatory proclame : c'est un chef-d'œuvre. Admirable, dit Louis-Philippe, qui en attend un grand effet : Ce sera une véritable victoire que vous aurez acquise à la France. Le roi Léopold semble plus vrai en disant la dépêche parfaite. Tandis que Thiers nuance son langage suivant qu'il s'adresse à Bresson, à Sainte-Aulaire ou à Barante, il conte exactement à Guizot les incidents qui se succédèrent en conseil, et lui demande son opinion dont il est très disposé à tenir compte. Puis : Je ne puis changer la situation, je la prends comme elle est. Si l'on croit qu'un autre que moi la pourrait changer, j'offre au Roi et aux Chambres ma démission. Ce sera pour moi un bonheur si l'un des deux l'accepte. Ce soir-là, 9 octobre, 25 gardes nationaux portent une pétition en faveur de la guerre au ministère des Affaires Etrangères, en l'absence du ministre. Autant de polissons crient à la porte : La guerre ! La guerre ! A cela se bornent les manifestations. Mais il y a quelque chose de changé : tant que tout le monde crut la paix inébranlable, tout le monde réclama la guerre ; aujourd'hui que la guerre paraît imminente, tout le monde réclame la paix. Tout le monde s'est trompé, et commence à s'en prendre au président du Conseil. Villemain, Molé, cherchent à lui attribuer des difficultés qui, dit Fulchiron, sont le résultat de la déconsidération produite contre nous à l'étranger par la politique des dernières années. Thiers se plaint d'un article que publia Léon Faucher : Vous voulez ménager le roi, dit le journaliste, je ne vous blâme pas de le faire, mais vous ne pouvez pas lui sacrifier votre position sans danger pour le pays qui passe avant le roi. Dans mon opinion, Louis-Philippe n'est pas sincère : il compte sur les Chambres pour vous renverser. En effet, Thiers se trouve dans une situation fausse entre les pacifiques et les belliqueux. De plus, contrairement à toute attente en France, en présence de l'attaque contre Beyrouth, Méhémet Ali ne bouge pas. La discussion continue avec Palmerston, et la France continue à armer, car les nouvelles de Syrie deviennent de plus en plus mauvaises.

Le soir du 14 octobre, une lettre anonyme engage Thiers à veiller le lendemain à sa propre sûreté, parce que sa vie est menacée. Ce n'est pas lui, c'est Louis-Philippe que tire un fanatique, Darmès. Grosse émotion : les uns crient contre la liberté de la presse, d'autres assurent que cet attentat fut l'œuvre du parti de la guerre. Louis-Philippe comprend le parti qu'il en peut tirer, et l'exploite au bénéfice de sa politique personnelle. Le 17, longue conversation entre lui, Thiers, Cousin, Gouin et Rémusat. Le roi a flairé le vent : il veut interrompre les armements. Votre Majesté a bien changé de langage depuis quelques jours. — C'est possible, c'est possible, mais je change avec les circonstances. Lorsque j'ai armé, j'avais l'espérance d'effrayer l'Angleterre ; mais aujourd'hui que je vois que mes armements n'ont pas produit cet effet sur lord Palmerston, je crois, au contraire, qu'il veut la guerre. Mon rôle alors est de me retourner, d'arrêter mes armements, car je ne veux de la guerre à aucun prix. Il ne veut rien de significatif dans le discours du Trône qu'il va falloir rédiger. Thiers, dès ce moment, regarde comme à peu près impossible de rester au pouvoir jusqu'à l'ouverture des Chambres. Ce soir-là, Molé vient voir le roi. Le lendemain, au cours d'un entretien avec Thiers, Louis-Philippe s'écrie : A propos ! J'ai vu Molé hier. Je lui ai demandé s'il entrerait volontiers aux affaires en ce moment : savez-vous ce qu'il m'a répondu ? Qu'il ne s'en chargerait pas maintenant, et que je devrais vous garder. N'êtes-vous pas étonné de cette réponse ?Mais, Sire, je suis plutôt étonné de la question. Thiers en rit avec ses collègues. Ils arrêtent le texte du discours du Trône dans un sens qui n'est pas celui du roi. Le 21, Duvergier écrit à Thiers : J'aperçois comme tout le monde qu'il se prépare en certain lieu une immense platitude. Tout ce que je demande, c'est que le ministère n'en paraisse pas complice. Le 22, en effet, le roi n'accepte pas le texte du discours du Trône que les ministres lui présentent. L'un d'eux lui a dit : Renvoyez-nous, Sire, il est temps ; nous ne pouvons plus rien et nous empêchons tout. Une dépêche télégraphique et une lettre du roi par courrier extraordinaire partent pour Londres. Un billet de Thiers accompagne la lettre : Vous avez deviné certainement, avant toute explication, de quoi il s'agit... Guizot passe le détroit. Le duc de Broglie veut rajuster les choses ; le roi refuse, et, le 29, signe le congé classique : Mon cher Président, au moment de signer les ordonnances qui vont constituer le nouveau ministère, je veux vous témoigner, etc. A bord de l'Oriental qui le ramène en France, Walewski écrit à Thiers : Je n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu en me confiant une mission importante qui m'a mis à même de me faire connaître. Il lui transmet les dernières paroles dont le chargea Méhémet Ali : Dites à M. Thiers que j'ai mille choses pour lui dans mon cœur, et jusqu'à mon dernier soupir j'aurai souvenir de ce qu'il a fait pour moi et pour l'Egypte.

Palmerston, exactement renseigné, a suivi sans broncher, envers et contre tous, la ligne de conduite qu'il s'était tracée. Metternich triomphe : J'ai joué toute ma mise sur une carte : la chance d'une querelle entre le roi et Thiers. Comme d'autres, Barrot avait mis Thiers en garde contre la sincérité du roi et celle de Guizot. Cette dernière ne fait pas de doute. Dans ses Mémoires, Guizot portera ce jugement : Les erreurs qui avaient amené cette situation n'étaient celles de personne en particulier, ni d'aucun parti, ni d'aucun homme : c'étaient des erreurs politiques, nationales, partout répandues et soutenues, dans les Chambres comme dans le pays, dans l'opposition comme dans le gouvernement, au sein des partis les plus divers. Tous avaient placé la question égyptienne plus haut que ne le voulait l'intérêt français ; tous avaient repoussé les transactions proposées ; tous avaient cru Méhémet Ali plus fort et le dessein des quatre puissances plus difficile qu'il ne l'était réellement. L'heure des mécomptes était venue, et c'était le Cabinet présidé par M. Thiers qui avait eu à en porter le poids. Le nouveau Cabinet a l'avantage de pouvoir sans se démentir accepter le traité du 15 juillet.

La question d'Orient aura un épilogue à la Chambre. Duvergier engage Thiers à préparer la séance de rentrée : Il faut absolument qu'avec beaucoup de mesure dans la forme, mais en disant tout, vous fassiez pleine justice de l'indigne tactique qui tantôt vous dénonce au-pays comme un incendiaire, prêt à mettre le feu sans motif sérieux aux quatre coins de l'Europe, tantôt vous présente comme un pur fanfaron, démentant chaque jour ses paroles par ses actes, et marchant de reculade en reculade. Il faut absolument que soient lus à la tribune quelques passages de la dépêche où Palmerston dit formellement n'avoir obtenu de ses collègues la signature du traité qu'en promettant la résignation de la France ; il faut que la Chambre sache qu'au mépris de l'acte collectif, l'Angleterre s'efforça de résoudre la question sans nous et malgré nous par l'insurrection de Syrie. Le 25 novembre, Thiers prend la parole à la Chambre ; il expose les motifs qui l'ont déterminé à quitter le pouvoir : nous n'avions pas été heureux en Belgique, en Italie, en Espagne ; nous pouvions espérer nous relever en Orient. Là, il fallait couvrir Constantinople contre la Russie, et l'Egypte contre l'Angleterre ; mais il ne fallait pas entrer dans l'affaire sans la ferme volonté de la pousser jusqu'au bout. Il se défend d'avoir voulu la guerre. Il prouve la loyauté de sa politique. L'Angleterre, au contraire, parce qu'elle avait un intérêt en Méditerranée, a abandonné une alliance de dix ans. Toute la France a senti l'affront. Si vous saviez de quels sentiments on est animé, quand d'une erreur de notre esprit peut dépendre le malheur du pays ! Il faut quelquefois l'exposer à la guerre pour maintenir son honneur. Aujourd'hui, notre influence est perdue en Méditerranée. Chaque fois que l'initiative de l'Angleterre sera contre nous, l'alliance des puissances se reformera. Le surlendemain, il répond à Passy et à Guizot : la France a tout fait pour la paix, et on l'a payée de la plus noire ingratitude ; si un autre que lui avait été possible en mars, ce n'est pas lui qu'on aurait appelé. Aux attaques personnelles, il riposte : Je ne crains pas de m'appeler révolutionnaire, car je crois qu'un révolutionnaire honnête homme, homme d'ordre, qui veut la grandeur de son pays, peut accepter cette qualification de révolutionnaire ; il n'y a que les parvenus de mauvaise éducation qui ont peur de leur origine ; moi, je n'ai pas peur de la mienne... On peut toujours faire souffrir un homme quand on le calomnie ; on ne lui inspire pas de la crainte, on lui cause de la douleur ; mais il méprise, il méprise beaucoup, et c'est sa seule vengeance. Aux yeux de Mérimée, la discussion est fatale aux deux combattants ; Thiers en sort blessé à mort, et Guizot tout aussi malade. Deux amis de Mme de Dino lui communiquent leurs impressions ; Salvandy : M. Thiers est comme une fille entretenue à laquelle on ne demandait qu'à être bonne fille ; on lui passait tout ; sa considération ne souffrait de rien. M. Guizot est la femme austère qui a failli : tout lui est compté. Et Royer-Collard : Il y a cette différence entre les deux hommes, que Dieu n'a pas donné à Thiers le discernement du bien et du mal ; mais Guizot, qui a ce discernement, passe outre. Il est donc plus coupable, mais il n'est peut-être pas le plus dangereux.

Le 5 décembre, Thiers subit un nouvel assaut. La Presse l'a accusé d'avoir, avec son beau-père, gagné des sommes considérables en jouant à coup sûr grâce à sa connaissance anticipée des nouvelles extérieures. Ses journaux publient un démenti. Dosne proteste que depuis sa nomination de receveur général, il n'a pas fait une opération de Bourse. Heine prend leur défense. Desmousseaux de Givré porte l'affaire à la tribune. Il s'en prend à Rémusat : il y eut négligence des services de l'Intérieur puisque la spéculation a pu jouer sur des différences de 5 à 7 francs qui se produisirent avant que les nouvelles qui les provoquaient aient paru au Moniteur. Thiers répond. C'est lui qu'on vise à travers son garde des Sceaux et son ministre de l'Intérieur. Le gouvernement ne pouvait pas publier un traité dont il n'avait pas le texte ; il a dit tout ce que permettait de révéler le secret de l'Etat ; Méhémet Ali avait demandé lui-même que les conditions qu'il avait acceptées fussent tenues secrètes ; le gouvernement délibéra deux ou trois jours pour savoir s'il les ferait connaître tout de suite, ou non, et il décida la publication. Aucune de ces calomnies n'est fondée ; quand on demande des preuves à ceux qui les lancent, ils répondent : c'est un propos qu'on a entendu et qu'on répète. L'orateur somme Givré d'apporter ses preuves. Il veut se battre avec lui. Rémusat l'en empêche. Thiers en a les larmes aux yeux. Il se produit ce jour-là à la Chambre un effroyable déchaînement de haines et de violences. Mme Dosne assiste à la séance, qui la bouleverse au point qu'elle garde le lit. P.-F. Dubois, l'ancien directeur du Globe, envoie ce billet touchant : Mon cher Thiers, hier au soir, après l'abominable séance, mon premier mouvement a été d'aller vous voir. Mais j'aime peu le faste des protestations ; vous n'avez pas besoin d'être entouré. Cependant, si dans ce moment d'épreuve que la calomnie vous envoie pour la deuxième fois vous avez quelque plaisir à serrer une main qui cherche la vôtre, je vous la donne du plus profond de mon cœur, comme au temps de notre pauvre, laborieuse et honnête jeunesse. Mme Hamelin, l'ancienne Merveilleuse, l'amie de Montrond, s'amuse : La Presse a été drôle, quand elle a dit que le dévouement des amis de M. Thiers ne les a pas empêchés de se mettre tous à la hausse. Puis, l'orage se calme. Thiers répond aux lettres d'adieu de Bresson et de Barante sur ce thème : Je suis délivré du ministère, et des discussions qui suivent ; je suis heureux de ma liberté, mais affligé de l'abaissement sensible du pays. Montrond, toujours impertinent et spirituel, avec cet air de bonhomie qu'il a pris avec l'âge, arrive un jour place Saint-Georges : Je viens de chez le roi, j'ai passé deux heures avec lui, nous avons parlé de toutes choses... et de vous. — Eh bien ? Que dit-il ?Il dit qu'il a deviné, qu'il sait ce que vous voulez. — Quoi ?Vous voulez sa place ; mais il m'a chargé en même temps de vous demander pour lui celle de ministre des Affaires Etrangères. Vous pourriez plus mal choisir.

A peine au pouvoir, Guizot fait signer par Louis-Philippe une ordonnance rétablissant l'Académie des Sciences morales et politiques. Le jour même où il est violemment attaqué à la Chambre, le 5 décembre, Thiers pose sa candidature. Elu à l'unanimité le 26 décembre, il prendra séance le 9 janvier 1841. Avant l'élection, il reçut un mot de Lakanal qui lui promettait sa voix et spécifiait, afin que Thiers n'en doutât point : Mon bulletin, qui passera sous les yeux de M. Mignet, sera fort reconnaissable ; il sera écrit en lettres majuscules.

Ultime épilogue : la Belle-Poule vogue sur le chemin du retour. Philippe de Chabot sait que le ministre qui l'envoya n'est plus au pouvoir ; il tient à l'informer qu'il lui a suffi de se conformer à ses directions pour tout que se passât au mieux. La veille du grand jour, Victor Hugo envoie à Thiers son poème, Le retour des Cendres : Le vrai poème, c'est celui que vous avez fait, c'est ce magnifique poème en action qui à cette heure passionne tout Paris et qui demain vivra et marchera aux yeux de tout un peuple, de l'Arc de l'Etoile aux Invalides. Le mien n'est qu'un des mille détails du vôtre, un complément peut-être utile, une chose imperceptible dans un coin voilé, un accompagnement obscur de cet ensemble éblouissant. Permettez-moi cependant de vous l'offrir comme à un homme que j'honore et que j'aime. Votre esprit est de ceux qui séduisent le mien. On sent qu'avant de traverser les grandes affaires vous avez traversé les grandes idées. Je n'ai pas besoin de vous dire, n'est-ce pas, tout ce qu'il y a dans ma sympathie pour vous de haute estime et de vive admiration. Donc, le 15 décembre, par un froid glacial, la cérémonie se déroule. En présence des plus hautes autorités du royaume, le prince de Joinville remet le corps au roi qui le confie à la garde du maréchal gouverneur des Invalides. Là, catafalque de 16 mètres de haut, avec, aux angles, des aigles soutenant des couronnes d'immortelles, et surmonté d'un aigle d'or aux ailes éployées de 3 m. 30 d'envergure ; pompe funéraire, trophées d'armes, velours noir et draperies violettes, abeilles d'or, cordons de lumière, torches de cire, couronnes de lauriers où s'inscrivent les gloires civiles de l'Empereur, 24 bannières tricolores où s'inscrivent ses plus belles victoires, voisinant avec trois grandes bannières aux armes de Louis-Philippe. Le Requiem de Mozart exécuté par les premiers chanteurs du temps, Duprez, Rubini, Tamburini, Lablache, Chollet, Geraldi, Mmes Grisi, Damoreau, Dorus, Stolz. Ce soir-là, Hugo inscrit ces lignes sur son manuscrit de Choses vues : Thiers eût à coup sûr mieux réussi cette cérémonie. Il l'eût prise à cœur. Il avait des idées. Il sent et il aime Napoléon.