THIERS — 1797-1877

 

XIX. — DANS L'OPPOSITION.

 

 

M. de Metternich tuerait le veau gras pour vous recevoir. Sainte-Aulaire engage Thiers à passer par Vienne en se rendant en Italie. L'ex-président du Conseil ne prend pas ce chemin. Il roule sur celui de Lyon confortablement : deux voitures, dont l'une, dit-on, contient un lit et une bibliothèque portative. Le maréchal-de-camp Trézel l'accompagne. Il arrive à Lyon le 10 septembre à 7 heures du soir et repart le 11 à 3 heures du matin. Le télégraphe annonce l'imminence de sa venue à Toulon ; on laisse les portes de la ville ouvertes la nuit du 12 au 13. Il y pénètre au petit matin et descend à l'hôtel de la Croix d'Or. Les diverses autorités civiles et militaires viennent le saluer. Le sous-préfet l'accompagne en ville. Le préfet maritime le conduit en rade et lui fait visiter l'arsenal. Le Sphinx prend en hâte son chargement de charbon et embarque les équipages de l'illustre voyageur, qui fait route pour Civita-Vecchia à la fin de l'après-midi. A Rome, le 15, sa première visite est pour Ingres ; le directeur de l'Académie de France lui sert de guide dans la Ville éternelle. Le 12 octobre, il va à Florence. De là, tenant la promesse faite à Talleyrand, il passe par Valençay avant de rentrer à Paris le 3 novembre. Talleyrand rentre à son tour le 13 décembre : vingt minutes après son arrivée, Thiers est chez lui.

Il est décidé à mener une rude guerre contre son successeur. Le roi, mécontent, a beau déclarer que s'il renversait Molé, il ne travaillerait pas pour lui-même, peu importe à Thiers : il forme un nouveau groupe, le centre gauche, et, chez son fidèle Mathieu de La Redorte, engage des pourparlers avec Odilon Barrot, chef de la gauche. Fils d'un conventionnel, avocat, bien brossé et boutonné, Barrot tient sa main droite invariablement passée entre deux boutonnières de sa redingote bleue ou noire. Le visage rond et plein, l'œil bleu et placide expriment une grande quiétude ; lorsqu'il monte à la tribune, c'est marche à marche, lentement ; l'emphase de sa parole, sa raideur bourgeoise visent à la solennité. Malgré Dufaure, Tocqueville et Passy, Chambolle s'attache à resserrer cette union des chefs de la gauche et du centre gauche. Mme Odilon Barrot, petite-fille de Labbey de Pompières qui fut toujours de la gauche avancée, jalouse de la renommée de son mari, tremble qu'il ne dévie de sa ligne. Chambolle conduit Thiers à Bougival, chez Barrot, avec Victor Cousin, Gustave de Beaumont et Mignet. Aux premiers mots du rapprochement projeté, Mme Barrot, dont la vivacité et l'entrain n'excluent pas une certaine candeur, ne cache pas qu'elle est infiniment plus flattée que satisfaite de recevoir un homme de tant d'esprit et d'éloquence, car il usera de sa supériorité pour entraîner dans des voies inconnues un pauvre homme simple et honnête qui perdrait toute force s'il ne restait pas inébranlable dans ses opinions. Comment voulez-vous qu'il se défende ? Vous avez une habileté devant laquelle toute habileté s'efface ; vous allez le prêcher, l'amadouer, le circonvenir ; il n'aura pas à vous opposer plus de résistance que ce pauvre âne qui traîne une petite voiture dans le jardin et auquel, tantôt, M. Cousin se vantait d'inculquer à coups de poing les principes constitutionnels. Tout le monde éclate de rire. Thiers a beau déployer des prodiges d'esprit, de verve et de délicatesse, elle reste sur la défensive, et, tragiquement : Comment ne tremblerais-je pas de l'influence que vous allez exercer sur mon mari, puisque moi-même, qui étais pourtant bien en garde contre vous, je sens que vous commencez à me persuader. Elle n'avait pas tout à fait tort. L'entente avec Barrot n'empêche pas Thiers de continuer à échanger des visites avec le duc de Broglie, qui s'efforce d'éviter toute solidarité d'un côté ou de l'autre. Des conciliabules secrets se tiennent chez Rémusat, où Thiers fait des avances aux doctrinaires ; Guizot s'y montre ; mais les doctrinaires s'inquiètent des attaches de Thiers avec la gauche ; la négociation n'aboutit pas ; Thiers en conclut qu'il faut étendre la coalition à gauche.

Au cours de la discussion de l'adresse, Barrot évoque l'affaire Conseil. Thiers s'explique à la tribune le 13 janvier 1837. Il déclare sur l'honneur que, ministre des Affaires Etrangères, il ignora tout du personnage ; son ambassadeur n'en sut pas davantage. Interpellé, Gasparin, le sous-secrétaire d'Etat qui signa la demande d'expulsion, refuse de répondre, ce qui est de règle en matière de police. En l'absence de Montalivet, ministre de l'Intérieur dans le cabinet Thiers, ce dernier seul peut fournir des explications. Comme président, j'aurais dû tout savoir, mais je n'ai pas tout su. Le lendemain, Molé lit en séance une lettre de Montalivet : pas un de ses actes, du 22 février au 6 septembre, n'a été fait autrement que dans le véritable intérêt du pays, l'honneur et la sûreté personnelle du roi. Chacun comprend. L'incident est clos.

Ce même jour, Molé expose sa politique espagnole. En un discours remarquablement construit, Thiers défend la sienne : il voulait réunir 25 à 30.000 hommes, espagnols, anglais, français, portugais, sous le commandement de Bugeaud ; pour être prêt à porter secours au gouvernement de la reine. Le résultat obtenu par quelques artilleurs anglais à Bilbao prouve qu'il n'y avait aucun danger non à intervenir, mais à coopérer. Le danger serait d'être pris à revers si don Carlos triomphait, de perdre notre influence commerciale et politique en Espagne où l'Angleterre agit tandis que nous faisons des vœux, et de convaincre l'Espagne qu'elle ne peut plus compter sur nous. Un amendement Boissière impliquant un blâme pour le précédent Cabinet provoque une discussion assez vive. Molé prétend qu'il eut deux politiques. Thiers, blessé, riposte vertement. La Chambre repousse l'amendement.

En mars, chute du ministère Molé-Guizot. Ce dernier offre à Thiers de rentrer avec lui. Pourquoi ne s'entendraient-ils pas comme ils le firent pendant quatre ans ? La question d'Espagne et l'entente de Thiers avec la gauche ne le permettent pas. Le ministère se reconstitue le 15 avril, avec Molé, mais sans Guizot. La Chambre l'accueille froidement ; Thiers a l'air de le soutenir comme la corde soutient le pendu dit Saint-Priest. La situation du Cabinet paraît si instable qu'à dîner chez Talleyrand, Thiers provoque le rire en répétant sans cesse, avec un accent irrésistible : Ha ! Ce pauvre ministère ! La session se déroule : le 21 avril, discussion sur l'Algérie ; grand discours de Thiers préconisant l'occupation totale ; tout le monde fit des fautes : Il est si difficile de dire la vérité à la Chambre quand on lui demande des hommes et des millions ! En passant il laisse tomber un si vous étiez des hommes de gouvernement comme moi qui soulève des murmures. Du 1er au 6 mai, discussion sur les dépenses secrètes ; Guizot croit blesser à mort le Cabinet, que Thiers comptait renverser pour forcer Guizot à se présenter et le renverser à son tour. Dupin s'efforce de l'en détourner ; Molé voudrait bien que Mme de Dino agît de même, mais chat échaudé craint l'eau froide ; la duchesse ne veut plus se jeter, comme l'an dernier, dans un pareil guêpier. Le 6, Thiers répond à Guizot ; il parle bas, froidement, affectant de montrer qu'il ne cherche aucun effet oratoire ; il s'est aperçu que s'il renversait le Cabinet, seuls, les doctrinaires en profiteraient : alors, il le sauve, et obtient le vote du crédit de 2 millions demandé. Certes, il ne consentirait jamais à être protégé de cette façon-là !

Il assiste à Fontainebleau, le 30 mai, aux fêtes du mariage du duc d'Orléans, et n'attend pas la fin de la session pour entreprendre, le 4 juin, avec sa famille, son quatrième voyage en Italie. Il s'arrête à Aix chez son ami le procureur général Borély, s'embarque à Marseille le 15, touche à Gênes, à la Spezzia, aux bassins de Lucques, et arrive à Florence le 1er juillet. Il loue la villa Castelli, à quatre kilomètres de la ville, dans une campagne où l'air est sain et doux, pour y rétablir la santé de sa femme, éprouvée par la mer au point qu'il envoie chercher à Paris le docteur Ferrus. Il voue aux lettres le temps qu'il ne consacre pas à sa femme. Il jouit intensément du calme qui l'entoure. Il lit et relit les classiques avec une satisfaction inexprimable, et réclame à Victor Cousin la Politique d'Aristote que le philosophe, comme on l'appelle entre soi, oublia de lui envoyer. Vous voyez que j'ai enfoncé la perruque jusqu'aux yeux, écrit-il à Etienne, narguant les railleries romantiques. Même chanson à Cousin, à Mme de Dino, à Royer-Collard : le revoici homme de lettres et philosophe dans l'âme ; il se donne le spectacle des choses humaines par les monuments et les livres, c'est-à-dire par tout ce qui reste des hommes d'autrefois ; il prétend savoir ce qu'on ne lui dit qu'à demi, et comme c'est là la manière de l'histoire, il croit savoir et comprendre le passé. Grâce à cette vanité qui ne fait de mal à personne, ni à Guizot, ni au roi Louis-Philippe, ni au prince de Metternich, il vit le plus heureux du monde, agrandissant son esprit, élevant son âme ; on y réussit mieux dans la retraite que partout ailleurs ; plus tard, si l'occasion se présente de jouer un beau rôle, à la bonne heure, mais actuellement cela n'en vaut pas la peine. La duchesse de Dino ne doute pas de sa sincérité. Royer-Collard s'avoue charmé de la lettre qu'il reçoit : Qu'y a-t-il entre vous et moi ? répond-il. Très peu en apparence, et cependant beaucoup en réalité ; presque rien de commun entre votre vie et la mienne, séparées d'ailleurs par la distance des âges et la différence des temps, nul rapport de conduite depuis que vous avez été aux affaires, et pour dire encore plus, opposition de principes et de caractères. Et cependant nous nous comprenons, nous nous touchons, dois-je dire que nous nous convenons ? Oui, je le sens, toutes les fois que nous sommes engagés dans une de ces longues conversations où nos esprits se rencontrent si vite, et où nous parcourons si rapidement le monde entier. Je vous retrouve dans votre lettre dans ce que vous appelez vos généralités. Dans un sens, il n'y a rien de général, il n'y a que du particulier, mais dans un sens plus large, il n'y a d'instructif que les généralités qui sont les résumés et la vraie substance de ce qu'on sait. Je prends les vôtres et je les fais miennes ; je ne prévois pas qu'elles puissent se modifier de si tôt... Je vous estime d'avoir emporté les classiques latins et français, et d'y goûter innocemment le beau, comme si vous n'aviez pas été premier ministre, et si vous ne deviez pas le redevenir. Oui, Thiers est sincère : en route, il reçut l'offre de l'ambassade de Saint-Pétersbourg. Singulière idée ! Vous pensez bien, écrit-il à Etienne, que cherchant le Midi, je n'avais guère envie d'aller au Nord, et que même au midi j'aurais encore répondu de même. Par l'entremise de Victor Cousin, on lui propose le ministère de l'Intérieur. On se demande s'il ne veut pas les Finances. Non. Si on vous demande ce que je veux, répond-il, dites que je ne veux rien, que je lis, que je lis sans cesse. Même réponse au duc de Broglie. Il déduit ses motifs : il voit le Cabinet mal au point ; que ce ministère tombe ou dure, aucun intérêt pour lui ; il préfère qu'il dure, si les doctrinaires doivent rentrer. Je suis épouvanté de l'idée de me voir encore sur la croix, martyrisé par tout le monde, et pour un objet qui n'a rien de bien clair. A moins d'événements nouveaux, le pouvoir ne pourra pas prendre de caractère l'an prochain ; il n'en veut qu'avec la chance de faire quelque chose qui ne le fasse pas paraître ministre insignifiant. A Côme, il rencontre Metternich, et, au cours d'une longue conversation, il veut le persuader qu'il ne suivrait pas aujourd'hui la même politique que jadis envers l'Espagne.

Un jour, il reçoit ce billet : Le prince Jérôme de Montfort ayant appris avec plaisir l'arrivée de M. Thiers, désire avoir une entrevue avec lui, tant pour faire sa connaissance que pour l'entretenir d'affaires à lui particulières. Le prince de Montfort saisit cette occasion pour offrir à M. Thiers l'assurance de sa haute considération. Ainsi se nouent des relations qui prennent vite un caractère d'intimité. L'ex-roi Jérôme espère obtenir par l'intermédiaire de Thiers une pension d'abord, puis l'autorisation de rentrer en France. Il cherche à négocier un mariage entre le duc de Nemours et Sophie de Wurtemberg pour se faire bienvenir de Louis-Philippe qui ne mord pas à l'hameçon. Il procure à l'historien de Napoléon de nombreux documents sur son héros. Il est si heureux écrit la princesse Mathilde à Mme Dosne, de retrouver (en lui) cette loyauté, cette noblesse de caractère française, et surtout ce patriotisme qui le montre comme le véritable patriote et le plus digne ! Thiers redevenu président du Conseil, Jérôme, crainte de le déranger, adressera ses requêtes à Mme Dosne. Il se désolidarise du cousin compromettant et des tentatives de Strasbourg et de Boulogne. Il prie Thiers de surveiller le jeune Pierre, venu à Paris. Quant au prince Napoléon, il dit à l'auteur de l'Histoire de la Révolution : Celui qui l'a écrite doit être un homme de génie. Jérôme lui soumet les projets de mariage envisagés pour la princesse Mathilde. Je désirerais beaucoup connaître votre manière de penser sur un sujet si important pour moi ; j'y attache d'autant plus de prix que je sais tout l'intérêt que vous prenez à ma fille. Vous voyez, monsieur, que je pense tout haut avec vous et vous pouvez juger par là de l'estime et de l'attachement que je vous porte. A Thiers, des premiers, il annonce le mariage avec le prince Demidoff. Il le prie, le jour où le ménage tourne mal, de conseiller sa fille chérie comme je le ferais moi-même. Thiers s'épouvante de cette responsabilité. Il offre l'hospitalité à la princesse. Mathilde préfère se réfugier au couvent des Dames augustines, mais reste sous son égide : Grondez-moi : de vous j'accepte tout. Lors des ultimes démarches qui ouvriront au prince Jérôme les frontières de France, il écrit à sa fille : Connaissant l'amitié que tu portes à M. Thiers, je désire que tu tâches de l'influencer en ma faveur. En rédigeant ses Mémoires, la princesse Mathilde ne se rappellera plus très nettement ces souvenirs.

Au début de septembre, Thiers a quitté l'Italie pour Cauterets où sa femme fait son habituelle saison d'eaux. Il chasse l'isard avec les Basques dont il raffole, quoique les Pyrénées lui paraissent mesquines en venant du lac de Côme. Il s'annonce à Valençay pour la fin du mois avec armes et bagages, ne pouvant quitter ces dames qu'il escorte. Mme de Dino le flatte délicatement : C'est pour votre esprit que M. de Talleyrand a son plus aimable sourire, et moi ma plus avide attention ! Mais la venue des dames lui plaît médiocrement. Mignet, invité à rejoindre ses amis, ne peut accepter. Le 9 octobre, après Tours où ils rencontrèrent le duc Decazes, Thiers et sa femme, Mme Dosne et Félicie prennent par la traverse de Montrichard pour gagner Valençay. Ils arrivent, moulus et brisés, une heure avant le dîner. Mme de Dino observe attentivement Mme Thiers : elle ne porte pas sur son visage le moindre signe de souffrance ; il y a beaucoup de nerfs dans son état ; si elle était de bonne humeur, le mal disparaîtrait très vite. Telle qu'elle est, je la trouve gracieuse, mais elle a, ainsi que sa mère, un son de voix vulgaire, et des expressions triviales auxquelles je ne puis m'accoutumer. La soirée a été lourde et pesante, malgré tous les enthousiasmes de M. Thiers pour l'Italie. Il m'a paru très frappé de la beauté de Valençay, et je les crois tous fort aises d'y être. Heureusement, le temps est beau ; je n'ai jamais tant invoqué le soleil. Mme Thiers ne se promène pas, s'étend sur une chaise longue, reste beaucoup dans sa chambre ; sa mère lui tient compagnie ; le 12 au soir elle se déride, et valse de fort bonne humeur. Talleyrand et Thiers rendent visite en voisins à Royer-Collard, et reviennent enchantés. Thiers paraît calme, de douce humeur politique ; il se moque des propositions d'ambassades qu'il a reçues ; on ne l'a jamais vu si sage et si modéré. Le 15, Mme de Dino pousse un soupir de soulagement. Toute la famille Thiers est partie hier. Quoique la mère ait été fort en frais, la jeune femme gracieuse à sa façon, et le mari, comme toujours, animé, spirituel et bon enfant, je ne suis pas fâchée de ce départ. Un joli billet de Talleyrand à Mme Dosne : Madame, quelque obligeante que soit votre lettre, elle ne me satisfait pas complètement : elle m'aurait paru plus aimable si elle m'avait parlé davantage de vous, de Madame votre fille, de M. Thiers, de votre voyage, même de Mr Hainguerlot et de son feu d'artifice. Ici, nous avons tous regretté que votre séjour à Valençay fût aussi court. C'est justice à vous de conserver à mon vieux manoir et à son vieux propriétaire un peu de bons souvenirs. J'ai reçu hier une lettre de Monsieur Thiers. Je lui répondrai demain. Il me paraît content de son voyage sous tous les rapports. Quand on est sûr d'avoir produit un bon effet, une absence d'un mois donne plus de valeur à ce que l'on a dit, elle empreint tout d'une sorte de modération qui, un jour ou l'autre, a son utilité. C'est bien se présenter à son pays que d'être assez jeune, assez supérieur, assez éclatant pour n'être pressé de rien. Il y a dans cette position une force dont M. Thiers saura user pour l'établissement du gouvernement ainsi que pour sa propre gloire.

Thiers s'arrête à Paris. La famille royale le reçoit avec effusion. Lors d'un grand dîner à Trianon, lui et Molé se témoignent une intime tendresse, visible au point que le duc de Broglie et Guizot s'en entretiennent. Il professe le dévouement au ministère. En fait, il convient de le défendre, à charge pour le ministère de le défendre aux élections. A Lille, où les voyageurs ont rejoint M. Dosne, cinq départements offrent la députation à l'ex-président ; il reste fidèle à Aix. Talleyrand le félicite de son attitude : Votre lettre, mon cher Thiers, est empreinte de cet esprit de douceur et de modération qui sied si bien à la supériorité, et qui lui assure toujours le succès. Le vôtre est infaillible : et je vois avec le plus grand plaisir que vous le rattachez à votre parfaite intelligence avec le roi. M. Molé m'a écrit ici qu'il avait été fort satisfait de sa conversation avec vous. Elle a servi en effet à dissiper bien des petits ombrages. On l'a été fort à Trianon des quatre heures que vous y avez passées : je le sais par une personne excellente qui s'intéresse réellement à vous et dont mieux que personne je connais la sincérité. Son amie Madame Adélaïde. Le prince lui demande pour sa nièce ses impressions sur les châteaux de la Loire et la cathédrale de Chartres ; la réponse de Thiers provoque ce badinage de Mme de Dino : Je suis jalouse pour mon élégante Touraine, dont le style et la couleur ont bien leur mérite, de votre engouement pour la froide et humide Belgique. Encore passe pour les Guelfes et les Gibelins de Toscane. Mais Messieurs des Pays-Bas vous montent la tête, à vous, homme des Aygalades ! Et quel dédain pour notre roi Chevalier ! Vous passez devant Chenonceaux sans un regard pour Diane de Poitiers, pas un mot sur les flèches, les dômes, les salamandres de Chambord, rien sur le château de Blois où deux des filles de vos chers Médicis ont eu des fortunes diverses. Je vous préviens que vous ne serez jamais député de Chartres ; il s'y est répandu que vous aviez tenu de mauvais propos sur la cathédrale, et tous les Chartrains sont furieux contre vous !... Si vous restez trop longtemps sans m'écrire, j'en aurai de l'humeur et de la peine, et j'aime à être contente de vous. Vous savez si vous avez motif de l'être de moi ! God bless you ! Elle l'est moins en apprenant de Montrond que toute la maison Thiers, depuis son séjour à Valençay, professe un tel redoublement d'attachement pour les châtelains qu'on les tiendra sûrement pour responsables et solidaires des faits et gestes de Thiers pendant la prochaine session. Elle y pare en prolongeant le plus possible le séjour qu'après Valençay elle fait à Rochecotte avec le prince.

Bien que Lamartine, doublement élu, lui paraisse le plus détestable choix que l'on ait pu faire, Thiers n'a pas à se plaindre des élections ; elles renforcent son parti. Elles le rendent exigeant. Il a contre lui le Château et les conversations diplomatiques. Alors il lance dans les salons des bordées de saillies, de boutades, de colères contre les tergiversations et la faiblesse du ministère ; Roger du Nord et Mathieu de La Redorte, ses deux aides-de-camp dans les manœuvres parlementaires, soutiennent sa tactique, A la discussion de l'Adresse, il critique la politique espagnole du Cabinet. Son ami Edward Ellice lui exprima peu auparavant les désirs des lords Melbourne et Palmerston : une bonne intelligence entre les deux gouvernements, l'exécution loyale du traité de la quadruple alliance, le blocus de don Carlos dans les provinces où il s'est réfugié pour l'empêcher de se renforcer et de reprendre l'offensive ; ils doutent du succès d'une expédition militaire. A la tribune, Thiers, à l'encontre de Molé, soutient que le traité exige plus que ce que fit le gouvernement ; lui qui abandonna le pouvoir par conviction alors que par ambition il eût pu le garder, reconnaît l'inutilité de l'intervention immédiate, et la nécessité de parer au danger immense pour la France de la contre-révolution espagnole en cas de guerre sur le Rhin. Son discours arrache un cri d'admiration à Béranger : Il m'a semblé très beau... il y avait du patriotisme dans son éloquence, et à la duchesse de Broglie : On est entraîné par la beauté de son talent. Battu, il manœuvre dans la coulisse ; il cause avec Charles de Rémusat ; il a une entrevue secrète avec Duvergier de Hauranne, Jaubert et Piscatory : Nous faisons depuis dix-huit mois un métier de dupes, et le Roi se moque de nous. Il sait que, si nous étions réunis, son ministère de laquais ne pourrait pas durer un moment. Le 3 mars 1838, à la sortie de la fameuse séance de l'Institut où Talleyrand prononce l'éloge de Reinhardt, f il emmène Guizot dans sa voiture, au nez de Molé, qui s'allonge. Et comme l'attaque de la coalition lors de la discussion des fonds secrets fait long feu, il conclut à la nécessité de l'élargir.

Le 16 mai, à l'hôtel de la rue Saint-Florentin, il prend des nouvelles de Talleyrand dont l'état est désespéré. Le 17 au matin, le prince signe la rétractation que lui présente, en costume de communiante, sa petite-nièce, Pauline de Périgord. Il meurt à quatre heures moins un quart. Deux heures après, Thiers se présente, va droit au cadavre, et serre longuement la main glacée qui jadis se tendit vers lui pour le guider jusqu'aux sommets. Que de souvenirs dans cette ultime étreinte ! Il rentre dans le salon, vide de la foule qui tout à l'heure l'emplissait du bruit mal assourdi de ses caquetages et de ses ambitions. Plongé dans un fauteuil, absorbé dans une méditation profonde, le comte de Montrond, l'âme damnée du prince, reste seul, immobile. Le prince de Talleyrand a gâté toute sa vie par cette capucinade, dit Thiers. Montrond sort de sa torpeur, et décoche une pluie de sarcasmes sur cette signature donnée in extremis, miracle opéré par deux saintes, la duchesse de Dino et Pauline de Périgord. Mme de Castellane sort de la chambre mortuaire, entend la conversation et, furieuse, traite les interlocuteurs de calomniateurs. Aux funérailles, Mignet, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences morales et politiques, tient un des coins du drap mortuaire. Thiers est mêlé au cortège. Cette mort marque la rupture de ses relations avec Mme de Dino. En juin 1839, elle écrit au baron de Barante combien la blessa la notice lue à l'Institut par Mignet, qui n'a mis en lumière que l'aspect révolutionnaire de la figure du prince, dont elle ne lui communiqua qu'en rechignant des fragments de mémoires. Quant à M. Thiers, je ne l'ai pas revu depuis la veille de la mort de mon oncle, où je le rencontrai dans le premier salon, venant savoir des nouvelles du malade. Il n'est pas revenu, cher ami, il ne m'a pas écrit, il n'a pas même mis une carte à ma porte. Et c'est, il faut le dire, plus de savoir-vivre que je ne lui en supposais. Il aura senti qu'après sa conduite et son langage à la mort de M. de Talleyrand, il trouverait ma porte fermée et m'a évité par son éloignement la démarche désagréable de le lui faire entendre. Après les tendresses anciennes, du dépit. Certaines hauteurs aristocratiques ont-elles blessé Mme Dosne ?

Sitôt après les obsèques de Talleyrand, Thiers et sa famille se mettent en route. Le 27 mai, un orage épouvantable les surprend entre Guitres et La Grave. Postillons et chevaux n'y voient plus. On remise dans une grange, car le vent menace de renverser les voitures. Le soir, les voyageurs parviennent au château de La Grave, chez le duc Decazes ; ils y restent jusqu'au lendemain. Par Bordeaux, ils gagnent Cauterets. Depuis longtemps, Thiers songe à écrire une histoire de Florence jusqu'au temps de Cosme de Médicis. En février précédent, il exposait déjà son plan à l'Anglais Ticknor. A Cauterets, tout en surveillant la politique où il ne voit que confusion, tout en dirigeant de loin ses amis et ses journalistes et, sans doute, se conformant aux recommandations de Mignet qui l'engage à bien cacheter ses lettres par les deux moyens contraires des pains à cacheter et de la cire, il se plonge avec un plaisir inexprimable dans la préparation de cette histoire, et la lecture de Dante et de Pétrarque. Il exprime son enthousiasme à Victor Cousin : — Vous n'imaginez pas combien ce sujet est profond, riche, varié, dramatique. Je ne forcerai pas les faits, pour leur donner un effet exagéré, je serai simple et clair ; j'espère aussi, complet dans mon récit ; vous y verrez l'enfer du Dante, le florin, l'agiot, la soie des Florentins, et j'espère que je ferai la bonne histoire, celle qui convient à notre temps, sans prétention aucune, pas plus celle de M. de Barante que celle de M. Michelet. La saison d'eaux de Mme Thiers terminée, il part avec son monde pour Aix, puis s'installe à la villa Salazar, à Côme. Là, il réunit sa documentation. Une équipe de chercheurs, professeurs, historiens, archéologues, y travaille pour lui : Gino Capponi, Canestrini, Antonio Adescalchi, Grille de Beuzelin pour l'architecture, Pompeo Litta qui lui envoie les généalogies des grandes familles de Florence, Giulio di San Quintino, Angiolo Barzigli, l'architecte Autrico Zobi. Il dresse une ample bibliographie et fait relier 48 volumes de copies de pièces. Fin septembre, il vérifie sur les lieux les assertions trouvées dans les livres, manière de travailler d'autant plus agréable que sa passion pour l'Italie s'accroît chaque jour. Sainte-Aulaire le rencontre sur le Corso, à Milan, sur la place Saint-Marc à Venise, discourant architecture. Il séjourne à Florence, où la chaleur et les bals font perdre à Mme Thiers une part du bénéfice de sa saison d'eaux, et où il invite Montrond, quelque peu désemparé depuis la mort de Talleyrand, à venir passer quelques jours. Thiers l'admire, dit Mme Hamelin ; il sait aussi les services qu'il peut tirer de ce confident assidu de Louis-Philippe ; lui et les siens seront bons et affectueux pour l'impitoyable dandy, vieillissant, désabusé, toujours spirituel et mordant. Le 27 octobre, il est à Rome, et pousse jusqu'à Naples où le choléra l'empêcha de venir l'année précédente. Fin novembre, il prend le bateau à vapeur pour Marseille où il débarque le 20. Le 22 au soir, il réintègre l'hôtel de la place Saint-Georges.

En juillet, le comte de La Redorte lui précisait la situation politique : A la Cour on est satisfait du ministère, et on espère n'en pas changer. On a voulu un ministère de commis, on en a un. Il dure depuis un an. On pense que les Chambres le tolèreront encore à la rentrée. Il s'agira de savoir si on veut un pouvoir absolu au fond, avec toutes les apparences et les formes d'un gouvernement libre, ou si on combattra un tel pouvoir. La question se pose bien ainsi lors de la discussion de l'adresse, au début de 1839. Contre les empiètements du roi, une coalition se forme entre les doctrinaires, le centre gauche et l'opposition dynastique, dont les chefs, Guizot, Thiers et Barrot forment un comité de combat où siègent avec eux Duchâtel, Chambolle et Havin. Ils commencent l'attaque le 7 janvier. Thiers prendra la parole treize fois, Guizot douze ; Berryer, Duchâtel, Barrot, Duvergier, Billault les soutiennent. Lamartine soutient Molé. Le temps est loin où Lamartine demandait l'intervention de Thiers pour faciliter son élection. Parti du royalisme pur, il traversa rapidement le juste-milieu pour en venir à la gauche avancée ; Thiers demeura fixe dans ses opinions constitutionnelles. Voilà le parti social qui entre, dit-il un jour que le poète arrive en retard à la Chambre. Une autre fois, il veut répliquer à Lamartine qui ne le lui permet pas ; il escalade la tribune ; Lamartine est sur le point de lui mettre la main au collet pour l'empêcher d'y monter. Il ne parle pas, mais il faut l'intervention du président Dupin pour empêcher un duel. Ils s'étaient rencontrés dans les jardins du Palais-Bourbon pour causer ; ils ne s'entendent pas. Il est impossible, dit Thiers, que nous ne finissions pas par nous entendre. Un jour ou l'autre, nous nous rencontrerons. — Oui, nous nous rencontrerons, mais ce sera pour nous combattre, car vous, M. Thiers, vous êtes révolutionnaire et vous n'êtes pas libéral ; moi, je suis libéral, et je ne suis pas révolutionnaire. Ils s'efforcent en vain de modérer les attaques, l'un du Constitutionnel, l'autre de la Presse. La coalition formée, Lamartine se sépare de la gauche par le soin, prétend-il, qu'il avait de sa considération, à elle.

Dès le premier jour, Thiers critique le Cabinet, dont les habiletés à l'intérieur laissent s'accumuler les difficultés à l'extérieur, dont l'origine est peu parlementaire et la conduite équivoque. Le 11, grand discours sur la question du Luxembourg : les Belges ne veulent pas s'en séparer, et on a mis leur roi dans l'alternative de se soumettre ou de se défendre. L'amendement favorable à Molé ne l'emporte que de quatre voix. Victor Cousin félicite Thiers : Je veux vous dire combien je suis ravi de votre discours, sur la Belgique. Je vous ai lu ce matin (12 janvier) avec la plus vive anxiété, et elle ne s'est calmée qu'avec la fin de votre discours. Je vous crois si nécessaire que tout ce qui peut vous compromettre dans l'esprit de l'Europe m'effraie ! Grâce à Dieu votre parole n'a jamais été plus flexible et plus docile à votre pensée. Vous avez parcouru tous les écueils et vous les avez tous évités. Vous avez été un véritable homme d'Etat, et il n'y a pas de diplomate à cheveux blancs qui ne dût être frappé de la force de vos raisons, et de la retenue de votre langage. Vous êtes trois fois plus grand qu'avant-hier. Le 14, Thiers fulmine contre l'évacuation d'Ancône : les Autrichiens n'auraient dû évacuer la Romagne qu'après entente avec la France ; on leur a laissé créer le casus fœderis qui nous contraignit à en faire autant de notre côté ; si j'étais resté aux affaires, on ne m'aurait pas demandé l'évacuation, à moi. Le 16, amers reproches : le Cabinet diminua la situation de la France à l'étranger, et affaiblit l'alliance anglaise en abandonnant l'Angleterre en Belgique et en Espagne ; ce jour-là, 219 voix contre 216 repoussent l'amendement favorable au Cabinet. Le lendemain, Molé n'a qu'une majorité de 7 voix. La lutte l'épuisé ; il s'en plaint à la tribune ; une voix crie : Crève, chien ! la voix de Guizot.

Le 19, attaque nouvelle de Thiers sur la responsabilité ministérielle : les faibles majorités obtenues par le Cabinet prouvent qu'il n'a plus, la force parlementaire, ni l'influence et la volonté qu'il doit avoir : Quand le ministère s'efface entre les deux Chambres, il détruit l'harmonie des pouvoirs... Si la Couronne n'est pas couverte, nous cessons d'être libres. L'adresse n'est votée qu'à 7 voix de majorité. Molé veut se retirer. Le roi appelle Soult qui, après six jours de négociations, décline la mission de former un cabinet. Molé restera aux affaires en attendant une consultation du pays ; le 1er février, la Chambre est dissoute. Ce même jour, Thiers envoie ses impressions à Flahault : Je crois être un homme d'ordre et de paix, et l'avoir prouvé au risque de mon repos et de ma vie, mais je ne comprends pas l'ordre et la paix sans le gouvernement parlementaire, sans la dignité de la France au dehors... Au fond, le Roi ne pouvait pas craindre ma politique, il la connaissait différente de la sienne, mais il n'est pas sincère quand il dit que je voulais lui donner la guerre. L'amour-propre seul l'a empêché de m'appeler, et cela ne valait pas une seconde dissolution à quinze mois de la première. Elections le 2 mars : la coalition l'emporte. Molé démissionne le 8. Aussitôt, le comité de la coalition se réunit chez Barrot et distribue les portefeuilles : les Affaires Etrangères à Thiers, l'Intérieur à Guizot ; on réserve à Barrot la présidence de la Chambre. Les intrigues se développent. Les divisions, écrit d'Argout dans une note sur cette crise, sont fomentées par les rivalités des chefs, par leurs prétentions exorbitantes, et surtout par les manœuvres du roi. Avoir le plus petit ministère possible pour demeurer le maître, tel est son but. Exclure Thiers, ou ne l'admettre que dans une position humiliée, ce serait un grand triomphe pour son amour-propre, et il n'épargne rien pour y parvenir. Le calcul du roi manque de justesse et de loyauté. Par appétit du pouvoir, le roi agit contre son propre intérêt. Molé, hors de cause, juge Thiers avec un parfait sang-froid et une curieuse sympathie. Au pouvoir, écrit-il à Barante, je l'ai toujours vu circonspect et mesuré. Il y conserve sa mobilité, mais il y perd son emportement. Vous savez que j'ai toujours eu du goût pour cet esprit si brillant et si varié, mais je le redoute plus qu'aucun autre, appliqué à une sorte d'affaires où l'on ne se passe pas impunément des seules qualités qui lui manquent.

Le roi appelle Soult le 9, et, le lendemain, Thiers, qui propose de former un ministère de coalition avec Guizot et les doctrinaires. La combinaison échoue. Guizot s'imagine qu'au cours de négociations clandestines avec la gauche, Thiers ourdit une machination sous laquelle il succomba ; le contraire est vrai. Vous en êtes bien sûr ? demande Piscatory à Chambolle. — Parfaitement ; M. Thiers, sur qui portent vos soupçons, les mérite moins que personne ; il a agi avec une entière bonne foi. — Ah ! vous croyez, vous, à la bonne foi des hommes politiques ? C'est bien, je vous en aime et vous en estime davantage, mais je ne vous demande plus rien ! Piscatory fera amende honorable devant Chambolle à la fin de 1870. Pour le moment, Guizot reste profondément irrité -contre Thiers. Soult cherche une combinaison centre gauche. Le roi en demande le programme par écrit, et le refuse. Thiers en profite pour se retirer. Soult le rappelle, affirmant que le roi accepte le programme ; on discute, et l'on s'aperçoit que l'on n'est d'accord ni sur la question d'Espagne, ni sur la nomination de Barrot à la présidence de la Chambre, d'où rupture. Le King, n'a pas manqué de souffler sur le feu, dit Mérimée. Le roi offre à Thiers une ambassade : Si l'on juge mon absence nécessaire, dit ce dernier, je suis prêt non à accepter une ambassade, mais à m'éloigner de France, sous la condition que je ferai connaître le désir exprimé par le roi. Louis-Philippe n'insiste pas. Le duc de Broglie essaie, sans succès, de rapprocher Thiers et Guizot. Alors, le 27 avril, le roi s'adresse à Thiers seul ; le lendemain, les ordonnances sont prêtes pour la signature ; il ne reste à voir que Cunin-Gridaine : la combinaison échoue encore une fois. Au 15 avril, d'Argout résume la situation : Plus la crise ministérielle se prolonge, plus elle se complique ; la Chambre se morcelle en fractions, les hommes politiques se divisent. Le centre gauche tend à se séparer en deux, la doctrine pareillement. Thiers est mécontent de Sauzet, de Passy, qui veulent entrer au ministère sans lui. Il ne peut parvenir à s'entendre avec Guizot, qui refuse de porter Barrot à la présidence. Duchâtel, Duvergier et Jaubert échappent à Guizot, le maréchal Soult se livre à une haine aveugle contre Thiers, Humann s'est laissé entraîner au centre droit, Dupin réclame contre tout le monde, et le duc de Broglie, en cherchant à concilier le centre gauche et la doctrine, pourrait bien hériter de l'une et de l'autre en acceptant un portefeuille avec les hommes de seconde ligne de ces deux couleurs. D'Argout se trompe sur les intentions de Broglie.

Des hommes de la valeur de Cournot déplorent la coalition ; ils comprendraient que des gens de doctrine et d'affaires comme Guizot et Thiers combattissent le sonore libéralisme de Barrot, ou que le dogmatisme et la doctrine élevée de Guizot ne s'alliassent pas longtemps au bon sens plus vulgaire et plus français de Thiers : mais que pourra faire Guizot que ne fasse Molé ? Le pays s'énerve. Le roi doit nommer un ministre intérimaire pour la séance d'ouverture des Chambres, où Thiers s'explique sur les causes de la crise et le rôle qu'il y a joué. Poussé par Guizot, il fait promettre à Dufaure, pour aggraver les embarras du roi qui l'appelle aux Tuileries, de refuser sa participation. Dufaure est un avocat de Saintes qui était le premier de la ville en 1833. Il est digne, simple, et terne. Sa redingote gris noir toujours boutonnée, le col de sa chemise, enserré d'une large cravate noire, lui montant aux oreilles, il a le nez gros, les lèvres épaisses, les sourcils touffus, l'œil intelligent et sévère, et des cheveux gris en désordre. Thiers l'attend sur la terrasse du bord de l'eau ; il voit venir à pas lents son homme, habituellement plus pressé ; soudain, il remarque que Dufaure a les yeux rouges : Ah ! Il a pleuré... il accepte ! C'est exact.

Les circonstances semblent propices aux républicains : le 12 mai Barbès provoque une échauffourée. Sous la pression de l'émeute, le roi forme en hâte un ministère Soult-Passy, et signe les ordonnances le jour même. Conclusion par Duvergier : Le ministère du 15 avril était un cabinet de centre droit fait contre M. Guizot ; le ministère du 12 mai est un cabinet de centre gauche fait contre M. Thiers. Pendant que Guizot remâche son irritation contre Molé, Thiers signe un mirifique traité pour une Histoire du Consulat et de l'Empire, et va se plonger dans l'étude à Cauterets. De retour à Paris le 7 août, il passe ses journées aux archives de la Guerre et des Affaires Etrangères. Il réserve ses soirées à la politique : la situation du nouveau ministère n'est pas brillante. Les ministres estiment qu'il faut absolument faire quelque chose en Orient, le roi qu'il ne faut rien faire. L'opinion voudrait un peu plus de caractère et d'esprit dans le pouvoir. Ayons patience, écrit Thiers à Cousin, et croyez que, le moment venu, j'aurai confiance en mes forces. Je croirai le moment venu quand je recevrai des événements l'autorité pour agir librement. A Saint-Cloud, le roi et le duc d'Orléans le comblent de caresses. Le 13 août, il quitte Paris pour Lille et Ostende, où le médecin ordonne à Mme Thiers des bains de mer. Là, il reçoit le texte de la délibération du conseil municipal d'Aix, qui, à l'unanimité, vota 2.000 frs pour faire exécuter son buste en marbre par Ramus. et le placer dans la Bibliothèque. Le Moniteur publie sa lettre de remerciements. Voilà pour le consoler de certaines attaques. Elles ne lui manquent pas, en dépit de la maîtrise reconnue avec laquelle il sait jouer de la presse et manier les journalistes. Avec une superbe assurance, il disait à Persil, ministre de la Justice chargé de rédiger les lois de septembre : Donnez-moi tout cela ; j'ai appris dans l'opposition ce qu'on peut faire avec des journaux ; je vais vous les tuer d'un coup. On a vu avec quelle sûreté il se débarrassa de, Loève-Veimar. Il bourre d'autres journalistes d'argent, affirme Castellane, et fait une pension à la maîtresse de Chambolle. L'un d'eux se plaint : on ne lui donna qu'une sous-préfecture : Voulait-il qu'on lui en donnât deux ? Il supprime l'opposition très vive de Capo de Feuillide en lui confiant une mission aux Antilles. Même procédé à l'égard de Cassagnac ; la Presse gémit : On m'a pris le meilleur de mes rédacteurs ; je le cherche partout ; si M. le Président du Conseil voulait me le rendre il me ferait un vrai présent, car ce rédacteur a beaucoup de talent. Il a littéralement inventé Boilay, qui passe à l'ennemi ; sa philosophie ne s'émeut pas : M. Boilay a fait comme les cuisinières ; aussitôt qu'il a su faire la cuisine, il a changé de maître. Au Siècle, il flatte Chambolle, toujours fidèle : Les réponses que vous avez faites vous placent bien au-dessus de ces esprits pervers que les institutions libres développent, comme le soleil fait naître les serpents. Il faut bien s'y résigner et ne pas maudire le soleil pour cela. Il domine le Constitutionnel ; il décide Véron à acheter deux actions : Quand j'arriverai au pouvoir, vous arriverez. Vous aurez dans la main un instrument puissant, c'est vous qui me ferez marcher. Véron devient son homme. Il le chapitre : Vous louez trop M. Molé et vous traitez mal la Belgique. Si vos éloges ont pour but de le faire brouiller avec Montalivet, je suis fâché de ne pas être à Paris pour vous raconter à quoi servent ces éloges ; on en est pour ses frais... Les éloges accordés aux uns contre les autres est une force qu'on leur donne... Nous devrions nous entendre demain avec M. Molé qu'il faudrait, pour le louer, attendre après-demain. Pour faire tomber l'opposition de la Presse, il charge Véron d'en négocier l'achat. Véron dispose de 150.000 frs et Thiers de 100.000 ; Emile de Girardin en veut 400.000, et n'en démord pas ; l'affaire manque. Thiers songeait à acheter le Messager des Chambres par l'intermédiaire de Ganneron ; Walewski le prévient, mais se met entièrement à ses ordres. Lorsque Léon Pilet et Grimaldi créent le Nouvelliste, ils exploitent son nom qu'il leur a refusé, mais s'intéresse à leur journal qui, le soir, donne le ton à la polémique pour les journaux du matin, en rembarrant les journaux amis dont le dévouement ne lui paraît pas assez vif. Comment se concilie-t-il Léon Faucher, rédacteur politique du Courrier français ? Voici : Je suis sûr de son dévouement ; Mme Thiers et ma belle-mère reçoivent Mme Léon Faucher. A-t-il des ennemis politiques aux Débats ? Bertin de Vaux et ses collègues de l'Institut qui y collaborent ne lui ménagent pas les éloges personnels. Il sait désarmer les adversaires, le Commerce, le Journal de Paris, le Temps. Au National, Armand Marrast est l'ennemi personnel de Victor Cousin : l'intervention de Thiers suffit pour changer les critiques en éloges. Que voulez-vous que j'y fasse ? dit-il. Les écrivains politiques me font des journaux pour moi sans que je le leur demande. S'ils tiennent tous à se mettre dans mon jeu, c'est qu'ils trouvent mes cartes bonnes.

A midi, lorsqu'il a travaillé depuis la première heure du jour en tenue du matin, il fait sa toilette. Il reçoit les journalistes en se faisant la barbe : tradition de Talleyrand qui changeait de chemise devant les dames en donnant ses audiences, et dont le valet de chambre lavait le pied bot en présence des diplomates étrangers. Chambolle, Boilay, Walewski, Léon Faucher, Véron et autres, admirent le soin méticuleux avec lequel il passe le rasoir sur ses joues, les raclant toujours alors que depuis longtemps toute trace de poils a disparu. Ils assistent à sa pensée. Il leur fournit des sujets d'articles dont il a la tête toujours pleine. Il guide leurs polémiques. Il trace leur ligne de conduite. Ils reviennent le voir au cours de la soirée. En cas de besoin, il prend la plume : Je viens d'écrire une longue lettre à Chambolle pour mettre un peu la presse dans le vrai. Il en joue comme d'un clavier dont chaque journal serait une touche.

Fatalement, il rencontre des adversaires qui ont, pour le combattre, des raisons analogues à celles qui lui valent par ailleurs bienveillance ou dévouement, mais ces raisons-là n'émanent pas de lui. Au temps lointain où Buchon le conduisit chez Sophie Gay, Delphine ne lui marqua aucune sympathie. La Muse de la Patrie, devenue Mme Emile de Girardin, se tient sur un pied de neutralité que la rivalité de son salon avec celui de Mme Dosne tend à armer plutôt qu'à rendre bienveillante. Les chroniques qu'elle signe à la Presse du pseudonyme du vicomte de Launay sont des chefs-d'œuvre d'esprit, de grâce et de légèreté. Elle distribue l'éloge avec élégance. Sa critique ne se contente pas toujours d'égratigner. Au début de 1838, elle parle de Thiers, aperçu dans un bal : M. Thiers était calme et digne, il n'allait plus çà et là donner des poignées de mains à tout le monde, il ne s'agitait plus comme un électeur influent, il avait l'attitude qui lui convient, celle d'un homme a qui pour lui l'avenir. Mérimée confirme cette impression dans une lettre à la comtesse de Montijo : Notre ami Thiers vole de succès en succès. Il a pris un aplomb extraordinaire et, au lieu des airs d'écolier qui lui allaient si bien, il se donne maintenant la gravité digne de M. de Talleyrand. L'année suivante, Delphine l'affuble du sobriquet de Mirabeau-Mouche, puis se fait acerbe, pour finir par l'invective. C'est que la Presse est l'organe de Molé dans sa lutte contre la coalition. Lamartine, son soutien à la Chambre, est un des astres du salon de Delphine. Balzac en est un autre ; sa Revue parisienne vante l'esprit supérieur, en politique surtout, de Mme de Girardin, qui est autrement forte que Mme Dosne. Il définit Thiers cette fleur ministérielle, née sur ce fumier politique ; il en trace un historique, et un portrait singulièrement déformé, un véritable pamphlet dont il profite pour dauber sur la royauté bourgeoise. Il campe son Rastignac en transposant les calomnies qui courent sur Thiers et sa belle-mère. Mme de Girardin qui, dit Sainte-Beuve, a une revanche à prendre sur Mme Dosne, les reprend avec éclat dans son Ecole des Journalistes, attaque directe et payée contre Thiers, d'après Mme Hamelin qui ajoute, de son verbe excessif : Vous voyez, Berryer, Thiers que veulent mordre ces lâches vipères ! Le comité de lecture du Théâtre Français reçoit l'œuvre à l'unanimité ; Buloz, commissaire royal, vote pour en disant : La pièce ne sera jamais jouée. Prévoyant le refus de la censure, l'auteur la lit chez elle, devant une assistance d'élite et de nombreux journalistes qui faisaient la grimace, mais n'avaient pas résisté à l'hameçon. Elle en envoie en hommage à l'Académie française, un exemplaire que reçoit Pierre Lebrun, président, l'ami de Thiers. A la vérité, le ministre, dans la pièce, sort blanc comme neige de l'aventure, mais la calomnie a été répétée avec insistance. Mme Dosne ne la pardonnera jamais, en dépit des gracieusetés que plus tard le vicomte de Launay adressera à la maison Thiers, Mignet compris.

L'habileté avec laquelle Thiers manœuvre journaux et journalistes dans sa lutte contre Molé ne lui rend pas moins de services dans celle qu'il va soutenir pour la question d'Orient, qui date de plusieurs années et devient aiguë. Depuis 1839, toute la France s'est engouée du pacha d'Egypte. On n'écoute pas, — le froid, impassible et intimidant Desages, directeur au ministère des Affaires Etrangères, tout le premier, — les avertissements de nos agents diplomatiques. On identifie sa cause à celle de la France en Orient. On lui suppose une puissance qu'il n'a pas. Le ministère anglais sait pertinemment le contraire. Comme Thiers le prévit, le refus de la France d'agir en Espagne avive la malveillance de Palmerston. La Russie conçoit l'espoir de brouiller la France et l'Angleterre, tendance que notre ambassadeur, le baron de Barante, signale dès le 15 février 1839. Lorsque Soult succède à Molé, Sainte-Aulaire, de Vienne, l'avise des menées russes. Le jour où Ibrahim, fils de Méhémet Ali, défait l'armée ottomane, Soult l'empêche de passer le Taurus, et le pacha s'incline, sachant que la Russie, qui tient à Sébastopol une force expéditionnaire toujours prête, arriverait à Constantinople avant lui. En juillet, Lamartine, Tocqueville, Berryer, Dupin, Carné pressent le gouvernement de soutenir le pacha. Guizot voudrait que l'on érigeât ses possessions en Etat indépendant, tout en protégeant le sultan contre la Russie. A ce moment, la Chambre suspecte Thiers de n'être pas favorable au pacha. Un arrangement direct favorable à Méhémet Ali est sur le point de se conclure : Soult l'empêche par une note qui engage la France à n'agir que d'accord avec les puissances. De là, les difficultés qui vont suivre. Le maréchal refuse comme trop défavorables au pacha toutes les propositions anglaises, mais se satisfait de la promesse de la Russie de ne pas agir seule dans la mer de Marmara. Au milieu de septembre, la Russie envoie en Angleterre M. de Brünnow avec mission de brouiller Londres et Paris.

Le 15 octobre, Thiers revient de Lille. Il prévient Dupin de son retour : Nous voilà les exécuteurs de la Sainte-Alliance à l'égard du pacha, le seul Turc qui ne fût ni russe, ni autrichien, ni anglais ! Je n'aurais jamais cru que cela finirait ainsi ! Quand j'ai dit finirait, je m'explique mal, car il n'y a rien de fini dans tout cela, je n'y vois que du commencé. Il sait qu'à Constantinople et au Caire nos agents font une triste et sotte figure à côté des diplomates anglais et russes. On lui écrit : La honte ne saurait être notre état définitif. Pour l'édification de Chambolle, il met le doigt sur la plaie : La politique à l'égard de l'Orient a été stupide. On a été, on sera dupe de tout le monde, parce que la condition supérieure est celle-ci : faire toutes les affaires sans jamais s'exposer à la nécessité d'agir. Il en résulte que nos négociations ne sont plus qu'un inutile bavardage au bout duquel l'Europe sait qu'il n'y a rien. Le 13 janvier 1840, il prononce à la Chambre un discours-ministre : partisan du statu quo en Orient, il voudrait que l'Egypte et la Syrie restassent au pacha. Il blâme le ministre d'avoir écarté cette solution en s'opposant à l'arrangement direct avec Méhémet-Ali. La politique de partage étant actuellement impossible, il faut, d'accord avec l'Angleterre, pratiquer la politique de précaution. Il approuve le gouvernement d'adopter ce système, mais beaucoup moins la façon de le pratiquer. On eut le tort de transformer en question européenne une question purement orientale. Aujourd'hui, tout reste en suspens ; on fait courir au sultan le seul danger réel : la Russie se rapproche de l'Angleterre qui s'éloigne de nous, en veut au pacha d'avoir troublé la paix en Orient, et croit que la France lui accorde une protection secrète. Il s'affirme partisan déterminé de l'alliance anglaise : l'union de nos deux drapeaux signifie liberté modérée et paix du monde. Son discours produit une grande impression. On reproche à l'orateur de s'être montré trop anglais. Le roi Léopold, au contraire, l'en félicite, mais en présence des idées absolues de Palmerston sur Saint-Jean-d'Acre, il ne voit pas comment on pourra s'entendre. Thiers adresse à Flahault un exemplaire de son discours, avec, pour commentaire, cette amère critique de la politique personnelle du roi :

Il avait pour but de jeter de l'eau sur le feu, et d'adoucir un peu nos rapports avec l'Angleterre. Mais je crois que j'aurai perdu mes avances. Il est trop tard pour réparer les sottises de notre gouvernement, et pour calmer le cabinet anglais. Je crois l'alliance bien compromise. La phrase de notre discours de la Couronne est restée sans réponse. La Reine n'a pas même mentionné la France. L'orgueil de notre pays en est vivement blessé, et tout l'effort des gens éclairés restera impuissant devant les ressentiments populaires. La presse et la tribune achèveront de brouiller deux pays qui ont cependant grand besoin de s'entendre, et qui, séparés, n'auront pas la moitié de la force qu'ils auraient s'ils avaient été unis. Voilà le résultat de la sage politique qui nous gouverne. En revanche de notre abaissement, elle ne nous donnera pas même la sécurité. L'opinion ici est froide, méprisante et aigre. On vote pour le Cabinet, pour n'avoir pas encore trois mois de crise. On blâme, on s'alarme même quelquefois, mais on n'a pas la force de vaincre la mauvaise volonté qui jusqu'ici a fait tout avorter, et qu'il serait si facile de soumettre, avec un peu de tenue et de suite. Les choses vont ainsi jusqu'à un événement qui remuera la bile de tout le monde, ou amènera encore quelques manifestations comme celle de l'année dernière. J'ignore quel sera le terme de toutes ces agitations stériles, mais je ne puis croire qu'il soit bon. Le Cabinet n'a personne pour lui. L'extrême-gauche est toujours ce qu'elle a été. La gauche modérée, qui a eu quelques complaisances, pour prix des dîners et des bureaux de tabac que jamais avant le 12 mai elle n'avait obtenus, la gauche est embarrassée, et crie contre le ministère. Une moitié du centre gauche au moins est dans une franche opposition. Les 221 sont en froid ou hostiles. Le Roi ne voit dans tout cela qu'une année ajoutée à une autre, et puis les affaires iront comme elles pourront... Si la paix n'est pas troublée, si les bois se vendent bien, il n'y aura rien à dire. Mais combien de temps cette basse et imprévoyante politique pourra-t-elle marcher ? Peu importe. Les personnes se conduisent comme il suit. Guizot fait sa pénitence de l'année dernière. Il est au mieux. On voudrait le mettre aux Affaires Etrangères, mais cela ne se peut sans dissoudre le Cabinet. Molé, pour avoir blâmé ce qui se passe à Rome, est en disgrâce. La tête lui a tourné, dit-on, depuis qu'il n'est plus aux affaires. Thiers est toujours un esprit dangereux, qui a un orgueil qu'il faut dompter. Ni Guizot, ni Molé, ni Thiers ne pourront s'entendre. Il y a donc encore du temps à dépenser avant une nouvelle campagne. Voilà l'avenir qu'on a devant soi. C'est bien assez par le temps qui court que de prévoir un avenir de trois mois. Quant à moi, mon cher ami, je travaille beaucoup, je vis heureux et ne me soucie guère de raccourcir cet avenir de trois mois, dans lequel se complaît la sagesse de notre gouvernement. Je suis quelquefois impatienté, en songeant aux sottises qui s'accumulent, et qui rendront les affaires difficiles pour tout le monde. Mais comme je n'y puis rien, comme j'ai fait l'année dernière tout ce que j'ai pu, je suis sans responsabilité, et je me repose bientôt d'une impatience d'un moment.

 

Cette lettre est du 20 janvier. Le 26, Soult signifie formellement au gouvernement anglais qu'il considère comme impraticable d'opposer à Méhémet-Ali les propositions de lord Palmerston. Le 5 février, Guizot, nommé ambassadeur à Londres, reçoit les instructions suivantes : le gouvernement du Roi croit que dans la position où se trouve Méhémet-Ali, lui offrir moins que l'hérédité de l'Egypte et de la Syrie serait s'exposer à un refus certain de sa part, et à une résistance dont le contre-coup renverserait peut-être l'Empire ottoman. Voilà les conditions dans lesquelles Thiers trouvera la question engagée.