THIERS — 1797-1877

 

XIV. — L'ACADÉMIE.

 

 

Depuis plus d'un an, Thiers, élu à l'Académie française, n'a pas eu le temps d'écrire son discours. On en jase, à un dîner chez le duc d'Orléans : La tribune académique, dit Pierre Lebrun, a embarrassé beaucoup d'hommes très habiles et habitués à briller sur des théâtres peut-être plus importants. M. Cuvier lui-même n'a pu se défendre d'un trouble extrême à sa réception. — Comment sera M. Thiers ?Il faudra qu'il fasse l'éloge de Laya. — Il parlera de l'Ami des Lois. —Dans lequel il n'y a qu'un seul hémistiche, observe Mérilhou : du sang et non des lois. — Mais, dit le prince, il est admis maintenant de ne dire que quelques mots du prédécesseur, et d'aborder ensuite quelque sujet général. — Alors M. Thiers se jettera dans la politique. — Il serait plus spirituel, reprend le prince, de n'en pas parler du tout, et peut-être cette nouveauté conviendra-t-elle à M. Thiers. Il a assez d'autres occasions de parler politique, même sans le vouloir, car, par le temps qui court, on est obligé de faire chaque jour des déclarations de principes. — Cela ne l'embarrassera pas, dit Mérilhou, d'autant plus que lorsqu'il aura épuisé une opinion, il saura bien en embrasser tout de suite une autre. On rit.

Enfin le discours est prêt. Mme Dosne désigne pour la réception la date du 13 décembre 1834, qui convient à Thiers et à Viennet, chargé de lui répondre. Grande séance en perspective ! Mme Dosne est sur les dents. Elle s'adresse à Pierre Lebrun comme à un sauveur : Je viens, monsieur, vous demander de vouloir bien me changer ces deux billets d'amphithéâtre pour deux semblables de l'Est, de l'Ouest ou du Nord, parce qu'ils sont destinés à un député et à sa femme qui ne peuvent aller que dans la même tribune. Notez bien que ceci n'est qu'un échange. Mais je vous supplie à genoux, Monsieur, de me procurer une tribune en Pierre ou quatre places du centre, ce que je préférerais, car M. Thiers est dans l'impossibilité de satisfaire à toutes les exigences. Il en est quatre sur lesquelles il ne savait pas compter et qui nous tombent ce matin : ministre des Affaires étrangères, 2 ; MM. Duchâtel et Humann, 2. En vérité si vous ne venez pas à mon aide, je vous assure que je deviendrai folle, car mon gendre m'a remis tous les billets et la liste de ses promesses indispensables, qui est beaucoup plus considérable, en me disant : Arrangez-vous, il faut des places pour toutes ces personnes, mais je n'en veux plus entendre parler. A. Martin n'est pas moins affolé. Mme Lebrun s'en mêle. Son mari réussit à faire retenir un banc pour les ministres : tour de force un pareil jour !

La cérémonie est pour une heure. La nuit, il a gelé. La température se relève à peine. Un fort vent du nord-est balaie les quais. Bien avant l'ouverture des portes, des impatients grelottent sur les marches du palais Mazarin. La duchesse de Dino a invité lady Clanricarde, fille de lord Canning, à déjeuner ; elles se mettent en route dès onze heures et demie ; aux places que le récipiendaire leur garda, loin de sa famille, ce qui enchante Mme de Dino, elles forment un groupe avec Mme de Boigne, M. et Mme Rambuteau, le maréchal Gérard, le comte Molé, Mme de Castellane et M. de Celles. Les Dosne et la duchesse de Massa occupent la petite tribune du haut réservée à la famille. Salle bondée ! Soudain, un vif mouvement de curiosité. La foule s'écarte et livre passage à un vieillard revêtu de l'habit vert, qui avance difficilement sur des jambes difformes, soutenu par M. de Valençay. Crinière de lion, petite figure aux chairs mortes plaquées de taches, yeux gris éteints sous des sourcils rudes, nez en pointe insolemment retroussé, bouche indéfinissable dont la lèvre inférieure avance, exprimant la satiété et le dédain, on le reconnaît. Tout le monde se lève devant cette page toute mutilée d'une grande histoire, vieille page que le vent va emporter bientôt. M. de Talleyrand vient assister au triomphe de son élève.

Chateaubriand, drapé dans un grand manteau, s'abîme en une profonde rêverie ; Sa main crispée semble chercher une plume, celle avec laquelle il doit en trois mois restaurer les Bourbons ; de temps en temps il sourit, à la postérité, sans doute. Lamartine arbore une longue redingote garnie de fourrure. M. de Bonald et monseigneur de Quélen causent avec animation. On se montre la perruque célèbre d'Alexandre Soumet, et, en face de M. de Bonald, celle de Royer-Collard. A une heure moins un quart, Thiers arrive en berline, avec une livrée calquée sur celle de lord Granville. Il a acheté deux voitures et cinq chevaux à M. Demidoff. On ne parle que de son briska et de la tapissière de Louis-Philippe. Jaloux de concurrencer lord Seymour et le comte d'Orsay, il a acheté chez Verdier un parapluie à manche de cornaline : les mauvaises langues affirment qu'on n'en dort pas aux Tuileries 1 A une heure, entre Villemain et Victor Cousin, il pénètre dans la salle, si petit que personne ne l'a vu venir. On ne l'aperçoit que lorsque seul, debout, il commence à parler. Il sait les difficultés de la séance, et sa position rendue délicate pour avoir fait attendre si longtemps son discours. Avoir traité comme un intermède, comme un délassement, les honneurs académiques ! Il est pâle comme la mort. Cette attitude lui réussit beaucoup mieux que s'il avait montré cette insolence qu'on lui reproche souvent. Le son de sa voix n'est pas meilleur que d'habitude, mais ne frappe pas désagréablement l'oreille : ni monotone, ni glapissant. Lady Clanricarde en est à le trouver beau !

Il semble ne parler que pour Talleyrand et Royer-Collard assis en face de lui. Il expédie rapidement l'éloge de son prédécesseur, Andrieux, thème peu abondant. Il passe bien vite à l'histoire politique. Il a écrit l'histoire de la Révolution ; il a concouru au succès de celle de 1830. Elles revivent à sa voix, lorsqu'il développe le récit des agitations qui ont passé sur l'Europe depuis trente ans. On entend rouler les canons de vendémiaire. On voit la poussière de Marengo, et le galop des aides-de-camp à travers la fumée des champs de bataille. Cela devant des hommes qui ont vécu le Consulat et l'Empire, et qui ont connu César 1 Il les inscrit dans l'Histoire, avec le sentiment qu'un jour il y figurera, lui aussi. Il semble improviser plutôt que lire. Il a des mouvements de tribune d'un effet plus parlementaire que littéraire ; bien que le duc de Broglie lance force quolibets et que Guizot se renfrogne au succès de son rival, qui, la même semaine, en remporta un autre à la Chambre, le diapason de l'assemblée monte à l'enthousiasme. Phénomène étonnant : Talleyrand en est à l'émotion ! Royer-Collard approuve, et sa perruque accomplit des hauts et des bas qui marquent cette vive approbation. Le récipiendaire débite avec une conviction si intime et si profonde un passage sur la calomnie, que son sentiment personnel en devient contagieux et lui vaut une salve d'applaudissements. Orthodoxe en littérature, il décoche aux novateurs quelques malices inoffensives. Gustave Planche les lui reproche dans la Revue des Deux Mondes, en lui rappelant qu'il ne faut pas battre sa nourrice. Le soir même la duchesse de Dino lui envoie ce billet : Vous avez été éclatant ; j'en suis ravie. Puis, vous avez été si vrai, si honnête, si simple, ah ! j'en suis fière... C'est une belle journée, mon ami. Elle réclame les trois premiers exemplaires de son discours pour les envoyer au duc de Wellington, à lord Grey et à sir Robert Peel. Thiers se vanta toujours d'avoir improvisé. Il disait : Je n'ai pas fait mon discours, j'ai fait mon public.

La réponse de Viennet, qui ne vit que parce qu'il est conservé dans le ridicule, prouve qu'en effet le ridicule ne tue pas. Il ne parle ni en vers, ni en prose, au dire d'Arsène Houssaye, ce qui ne l'empêche pas de comparer M. Thiers à Cicéron et à Tacite. Il obtient un succès de fou-rire, non pour avoir comparé M. Thiers à Cicéron et à Tacite, mais parce qu'il s'est comparé lui-même à Napoléon et à Corneille. On s'aperçoit alors dans la salle qu'il est tard et qu'il fait une chaleur affreuse. En sortant de l'Institut, Xavier Doudan traverse la place Vendôme, où il ne voit qu'une grande statue de cuivre immobile, et les nuages qui courent au-dessus comme les agitations du jour au-dessus des souvenirs du passé. Le lendemain, le maréchal Soult demande à Louis-Philippe s'il a lu le discours de Thiers. Le roi répond : Quel jarret !