THIERS — 1797-1877

 

XI. — LA TRIBUNE. - LE VOYAGE EN ANGLETERRE.

 

 

Hortense Allart reçoit la visite de Thiers dans le petit appartement qu'elle occupe, hôtel du Rhône, rue Saint-Nicaise. Il lui paraît occupé, heureux, plein d'avenir et d'ambition. Il est une force. Il l'a prouvé depuis longtemps avec sa plume. Il vient de le prouver avec sa parole. Et cependant il a tout contre lui : le haut de son torse émerge tout juste au-dessus du marbre de la tribune ; sa voix grêle, criarde, sonne désagréablement à l'oreille comme une corde fausse ; son nez retombe sur son menton retroussé, des lunettes encerclent ses yeux de myope. Victor Hugo qui l'admire, le déteste et le dédaigne, en trace un dessin caricatural lorsqu'on l'interrompt : Il se démène, croise les bras, les décroise brusquement, puis porte ses mains à sa bouche, à son nez, à ses lunettes, puis hausse les épaules et finit par se saisir convulsivement, des deux mains, le derrière de la tête. Au moment de monter à la tribune pour la première fois, le 23 novembre 1830, Thiers a peur. Quoi ! dit Royer-Collard en lui montrant son auditoire, vous êtes ému ? Mais regardez donc ces têtes-là ! Il reprend son aplomb. La Chambre vote contre ses conclusions. Le soir, il a quelques amis à dîner, dont Lamartine. Il ne se montre pas autrement impressionné de son échec. J'ai été battu, mais c'est égal, je ne m'en affecte pas ; je fais mes premières armes ! Battu aujourd'hui, battant demain, c'est le sort du soldat et de l'orateur ! A la tribune, comme au feu, une défaite profite autant qu'une victoire : on recommence ! Ne pensons jamais aux coups que nous avons reçus, mais à ceux que nous porterons ; l'essentiel est d'avoir raison... Dînons toujours et buvons frais ! Ce soir-là, il dit à Lamartine : La République ne me fait pas peur ; je voudrais une république parlementaire et pacifique comme la nation, pensant et travaillant, que nous voulons organiser.

Très vite, il a trouvé sa manière. Il laisse la discussion s'engager, durer, s'épuiser. Les parleurs se sont contredits, lassés, embrouillés, et ont fini par désapprendre. Lui, a écouté, s'est formé un avis, a appris. Il se lève. Il reprend la question ab ovo. Il suppose toujours que la Chambre ignore jusqu'au premier mot des choses. Par ses soins, dit Louis Reybaud, j'ai appris qu'il existe sur le Bosphore une ville qui se nomme Constantinople, et que les Turcs y sont en majorité. On l'a raillé d'avoir dit un jour : L'Angleterre est une île, comme chacun sait. Mais ce procédé dénote sûrement une profonde étude du cœur humain, puisque M. Raymond Poincaré a écrit dans la Nacion : L'Angleterre est une île. Nous n'avons jamais poussé l'ignorance jusqu'à dire le contraire. Echantillon de dialogue à une séance de la Chambre des Pairs : Thiers : Je ne puis discuter avec vous, vous ne connaissez pas les faits. — De Corcelles : Vous parlez bien, vous parlez beaucoup, mais vous ne connaissez pas toutes choses (cris de : A l'ordre !). Thiers commence toujours par l'historique de la question ; il l'élucide, il l'enseigne. Il ne craint pas de se répéter, tapant sur le même clou pour mieux l'enfoncer. Il raisonne : On se demande comment sortir de là. Mais pour savoir comment en sortir, il faut savoir comment on y est entré ? On y est entré par la fausse politique. Et comment a-t-on été amené à la fausse politique ? Par les fausses idées, par le désir de flatter au lieu de chercher à redresser les fausses tendances de l'esprit public. L'esprit souple jusqu'à la mobilité, il n'est jamais à court d'une idée, d'un argument. Son langage, familier, s'élève naturellement au moment voulu, par la simplicité, à la haute éloquence. Il ne frappe pas, il insinue, il persuade. Sa voix, grêle au début, devient perçante et arrive aux oreilles les plus endurcies. La vivacité de son geste souligne et accentue ses phrases. Il a des ouvertures d'esprit si faciles que chacun, croyant le pénétrer tout à l'aise, se laisse, sans défiance, pénétrer par lui. Un don merveilleux lui livre la pensée d'autrui ; il s'en empare et se l'approprie. Il ébranle les convictions contraires par là lucidité de ses déductions. On comprend, on devient insensiblement son disciple, on est gagné, on voit dans son jour. Irrité de se sentir convaincu, après un discours où Thiers occupe la tribune depuis plus de trois heures, Léon Gozlan, marseillais-arabe coupé d'israélite, crie de sa voix stridente, pimentée d'un incomparable accent : Te tairas-tu, Bouche-du-Rhonne ! Nul n'a déployé plus d'habileté pour amener insensiblement à ses fins, mouvoir et conduire les grandes assemblées. Son autorité s'affirme définitivement à la séance de la Chambre du 23 janvier 1832. On discutait un projet de loi sur le mariage entre beaux-frères et belles-sœurs. Thiers croit que l'on va continuer et que son rapport sur le budget sera ajourné. Il n'en est rien. Il lui reste vingt-quatre heures pour rédiger son rapp6rt. Impossibilité matérielle ! Il note quelques chiffres, s'excuse de son retard, et pendant près de quatre heures aborde tous les détails du budget, traite des questions financières, politiques, administratives, avec un entraînement, une facilité, une logique, une science des chiffres, une connaissance des faits, une âpreté d'attaque, une puissance de réplique, une finesse d'ironie et, vers la fin, avec une éloquence qui surprennent, confondent, émerveillent un auditoire conquis, subjugué. Il possède la pleine maîtrise de son talent. Pendant un demi-siècle, il l'exercera sans une défaillance, possédé du désir d'apprendre, d'une insatiable curiosité, d'une véritable passion pour la recherche de la vérité. Son exceptionnel bon sens attache aux faits une importance primordiale : l'antipode d'un idéologue.

Dans le monde, il parle sur tous les sujets. De préférence, il s'enthousiasme pour les gloires de l'Empire. Il traite légèrement des choses les plus sérieuses, oubliant que ses paroles sont recueillies, commentées et mal interprétées. La distinction de son esprit ne se retrouve pas dans ses manières, mais, quelle que soit la chaleur de la discussion, les mots les plus convenables lui arrivent pour exprimer sa pensée. A qui serait tenté de l'oublier, il rappelle ce qu'il vaut ; à l'ambassade d'Autriche où, n'osant l'annoncer baron, on présente sa femme : La baronne Thiers, il décoche à Apponyi : Monsieur le Comte, le jour où Guizot et moi jugerons à propos de nous anoblir, nous nous ferons ducs. Il dit malicieusement : Il faut que la Providence ait bien confiance en moi, chaque fois que j'arrive au pouvoir, elle semble me réserver les affaires les plus embarrassantes.

Ses idées libérales s'allient au sens de l'autorité. Il a lui-même donné la clef de sa psychologie : Je n'ai pas l'ambition, mais j'ai l'orgueil du pouvoir. En politique, tous les moyens lui paraissent bons pour atteindre son but. Il a l'horreur des crimes inutiles, mais la pitié ne l'arrêtera pas si, en temps de révolution, il devient nécessaire de verser le sang. Après la révolution de 1830, il disait souvent à la duchesse Decazes qu'il était très heureux que les mesures de rigueur n'aient pas été nécessaires pour établir le gouvernement de Juillet, car il se serait montré plus sanguinaire qu'aucun des révolutionnaires les plus abhorrés. Cet homme sans fiel ni haine, qui n'a pas un grain de méchanceté dans le caractère, paraît, à ceux qui l'observent alors, capable de faire de la répression à outrance et du terrorisme constitutionnel. A ses yeux, l'intérêt du pays passe avant tout. Il a au suprême degré l'amour de la France. Il possède le sens, l'instinct national le plus développé. Cependant il a bon cœur, il est charitable et compatissant envers les misères qu'il voit. La duchesse Decazes insiste sur ce point : visitant avec lui le donjon de Vincennes, fin 1831, il lui parla de la mort du duc d'Enghien de façon si touchante, si sympathique que les larmes lui vinrent aux yeux ; au retour, rencontrant un pauvre, il lui donna vingt francs, tout ce qu'il avait dans sa poche et peut-être chez lui à cette époque. Il n'avait aucune fortune et vivait chez M. Mignet, qui lui-même n'avait que son traitement.

Pour son début, il va prouver qu'il ne craint pas les responsabilités, qu'il est homme de décision, d'action et de gouvernement. On lui a confié le ministère de l'Intérieur à peu près réduit à ses attributions de police ; on compte sur lui pour mettre fin à l'état d'insurrection entretenu en Vendée par la présence de la duchesse de Berry. La duchesse a échoué dans sa tentative de soulèvement. Elle se cache et ne veut pas sortir de France. Le précédent ministère fut soupçonné de ne pas oser procéder à son arrestation. Le nouveau gouvernement veut que cette arrestation soit un fait accompli avant la rentrée des Chambres, fixée au 19 novembre.

Sitôt en possession de ses services, Thiers confère avec de Foudras, son directeur de la police, qui lui expose trois intrigues en cours : un jeune officier, acculé par les besoins d'argent, a promis de livrer la duchesse ; la police a chargé une femme de vie dissolue, dont cet officier est amoureux, de le presser d'agir ; d'autre part, on a imaginé de persuader à un chouan qu'il doit découvrir la retraite de la duchesse pour assurer sa fuite, parce qu'elle est un embarras pour son parti. Le ministre écarte ces deux intrigues, et s'attache à la troisième. La duchesse de Berry fut à Rome la marraine d'un Juif converti, Simon Deutz, qui, jeune, élégant, fin mais poltron, rapace et volontiers traître, a rempli pour elle des missions de police. Six mois plus tôt, il écrivit à Montalivet, lui proposant de livrer la duchesse. Montalivet ne répondit pas. Deutz obtient de l'ambassadeur à Madrid, Rayneval, un passeport et une lettre de recommandation pour le ministre de l'Intérieur. Il vient à Paris. Pour prouver sa qualité d'agent de Marie-Caroline, il se munit de lettres d'elle, et de don Miguel, de Bourmont, etc., Foudras le reçoit, et le présente le 10 octobre à Montalivet, qui n'a le temps de rien en tirer, puisqu'il est remplacé le lendemain par Thiers. Ce dernier fait vérifier l'authenticité des lettres produites par Deutz. Il racontera plus tard de façon rocambolesque, et inexacte, son entrée en relations avec le traître. Le 13, au conseil de cabinet tenu chez Soult, ses collègues lui donnent carte blanche : outre les fonds secrets de police, on l'autorise à prélever ceux dont il aura besoin sur le fonds de 5 millions accordé en 1832 à Casimir Périer pour les besoins imprévus et la sûreté de l'Etat. On lui donne Maurice Duval pour remplacer à Nantes le préfet Saint-Aignan, trop mou, et de Jussieu pour remplacer de Sainte-Hermine à la préfecture de la Vendée. Il communiquera directement avec les agents qu'il emploiera, et gardera le secret vis-à-vis de ses collègues jusqu'au résultat acquis.

Le soir même, à dix heures, il mène Deutz à Maurice Duval. Tous deux partiront immédiatement pour Nantes. Il munit Duval de ses instructions ; celles pour Jussieu partent le 16. Le ministre leur recommande d'agir de concert. Il leur promet les agents et l'argent qu'ils demanderont. Il leur ordonne expressément de respecter la vie et la personne de la duchesse de Berry. Il leur interdit les armes à feu, dont on ne peut calculer les effets ; ils se muniront d'armes blanches et ne riposteront pas si l'on tire sur eux. Nous voulons prendre le duc d'Enghien, nous ne voulons pas le fusiller.

Ses mesures prises, Thiers passe la soirée chez Mme de Boigne, avec Pasquier et l'amiral de Rigny. Il annonce : Je tiens la duchesse de Berry. Avant trois jours, elle sera prise. Mme de Boigne s'efforce en vain de l'en dissuader. Il veut pouvoir dire : Ce que les autres n'ont pu faire en six mois, moi, j'y ai réussi en trois semaines. Pas un instant à perdre pour faire avertir la duchesse du danger qui la menace. Mme de Boigne court chez Mme Récamier : hélas ! Rien ne peut calmer l'irritation de Chateaubriand contre Marie-Caroline. Mme de Chastellux, pressentie, se charge de faire passer à la duchesse un avis urgent pour la décider à se sauver, peut-être la lettre que l'on trouva sur la table où elle allait dîner lorsque le commissaire Joly pénétra dans la maison des demoiselles Du Guinic. Quelques jours après, Thiers apprend à Mme de Boigne qu'une première tentative a manqué son but. Comme fiche de consolation, Deutz propose de livrer Bourmont ; le gouvernement n'a nulle envie de fusiller un maréchal de France, et refuse. Le 8 novembre, dans la matinée, un billet de Pasquier informe Mme de Boigne que la duchesse est prise. Le même jour, un conseil des ministres décide du sort de la princesse captive, à qui Louis-Philippe charge le docteur Ménière de dire que tout s'accomplit contre son gré : en fait, la famille royale, sauf la reine, désirait passionnément l'arrestation.

Cinq jours plus tard, Thiers se confie à Bugeaud : J'ai pris la duchesse de Berry, et cependant, je n'ai encore essuyé que des sottises et des injures. Maintenant, on voudrait que nous l'eussions traînée de tribunaux en tribunaux, que nous eussions donné un odieux scandale ; on voudrait nous imposer des indignités, au lieu de nous renfermer dans une simple mesure de sûreté. Je n'ai jamais vu tant d'injustice et de mauvaise foi. Ses dispositions ne changent pas pour cela. La duchesse Decazes, qui le voyait alors presque tous les jours, dit formellement : M. Thiers a montré de l'habileté et de la discrétion dans la conduite de l'arrestation de Mme la duchesse de Berry. Il a gardé aussi scrupuleusement secrets des détails scandaleux qui, sans servir positivement à la cause, auraient cependant contribué à déconsidérer encore cette princesse et ses amis.

Le 17 novembre, Deutz, venu de Nantes encadré de policiers, est introduit dans le cabinet de Thiers. Tenaillé par le remords, il demande anxieusement si la duchesse est arrêtée, si elle est saine et sauve. Le ministre le rassure et ajoute : Vous allez avoir une grande fortune. Mais comme on n'était pas convenu du prix de la trahison et bien que Deutz ait écrit plus tard qu'il avait sacrifié son intérêt d'homme à sa dignité de citoyen, une discussion assez âpre s'ensuit. Finalement, on tombe d'accord sur le chiffre de cinq cent mille francs. Deutz les empoche et signe le reçu que Thiers classe soigneusement dans ses papiers. Le ministre accorde à Foudras 30.000 francs de gratification, pour prix de ses services récents et anciens.

Resté seul, Thiers dépouille le contenu de deux sacoches de cuir sanglées par une bretelle, saisies dans la cachette où la duchesse fut prise, et bondées de papiers. Des réactifs l'aident à déchiffrer entre les lignes innocentes celles que dissimulent des encres sympathiques. Il tient tous les fils de la conjuration. Il sourit à ce jugement sur Chateaubriand : Fantasque, plein de contrastes, accoutumé à la flatterie, trop plein de la pensée que sa plume seule suffit à rétablir un trône. Puis, des dénonciations outrageantes contre Berryer ; il estime, il admire le grand orateur légitimiste ; cette fois, au lieu de sourire, il s'indigne. Il invite Berryer à dîner avec lui au ministère, en grand secret. Il lui désigne un portefeuille rouge bourré de papiers. Ce sont des lettres avec lesquelles je pourrais faire fusiller une soixantaine de vos amis. Eh bien ! Personne ne les verra, pas même le Roi ! Le dîner fini, il jette le tout au feu. Le procureur Hello, de Nantes, réclamera en vain les documents disparus. La duchesse de Berry ignore ce geste, et d'autres. Sous l'impression de la confidence que lui transmit le docteur Ménière de la part du roi, c'est Thiers qu'elle invective, lorsque le colonel Chousserie exécute les instructions détaillées, les précautions minutieuses qu'ordonna le ministre. Elle tape du pied, elle cogne du poing sur les meubles. C'est ce coquin de Thiers qui fait tout cela ! J'écrirai à Paris ! J'écrirai aux journaux ! Je veux être jugée. Elle détestera d'Argout, il est vrai, plus encore que Thiers.

Le 19 novembre, l'arrestation voulue par la Chambre était donc faite comme Thiers l'avait promis. Le roi se rend au Palais-Bourbon pour l'ouverture de la session. Sur le Pont-Royal, un coup de pistolet part à son adresse et le manque. Que s'est-il passé ? L'assassin court encore. Dans la bousculade, une femme s'évanouit. Elle revient à elle et prononce le nom de Thiers. Elle serait allée l'instant d'avant au ministère solliciter une grâce et aurait été reçue par Martin, le secrétaire du ministre. Elle demande à retourner au ministère, d'où Martin l'envoie aux Tuileries. Là on lui fait fête : elle prétend avoir détourné le bras de l'assassin. A l'audience où l'affaire est jugée, pas un témoin qui reconnaisse l'avoir vue sur le lieu et au moment de l'attentat ! Le procureur opine comme les témoins, quoique Martin confirme les dires de la femme, Adèle Boury. Les journaux ennemis du gouvernement soutiennent qu'elle est la maîtresse de Thiers, et qu'elle fut payée par la police pour jouer une vilaine comédie.

Contrairement à son désir, la duchesse de Berry ne sera pas jugée. Il s'en faut de peu, car les discours de Ludres, de Brique-ville et surtout de Berryer, à la séance de la Chambre du 5 janvier 1833, irritent la majorité. Thiers, qui lors de la discussion de l'Adresse a déjà démontré la modération du gouvernement et l'impossibilité de tenir une autre conduite, parvient à détourner la Chambre de se prononcer pour un procès criminel. Personnellement, il accepte la responsabilité de l'arrestation, qui le rattache à jamais à la Révolution de Juillet et à son sort. Le gouvernement avait le droit de se défendre. Il annonça qu'il arrêterait la duchesse, que sa famille et ses amis avertirent ; elle persista à rester en France. Le gouvernement est sorti de la loi ordinaire pour l'arrêter, il ne peut la livrer aux tribunaux par mesure de sûreté. Les membres de cette famille qui a cessé de régner sortent du droit commun. Le bannissement pour lequel Thiers se prononce constitue un acte politique et non pas un jugement. Il réussit à convaincre la Chambre. Mais il estime avoir rempli sa tâche. Je ne veux pas être le Fouché du régime, dit-il. Il repasse à d'Argout le ministère de l'Intérieur rétabli dans ses attributions antérieures, et s'installe au ministère du Commerce et des Travaux publics le 1er janvier 1833. Bientôt, des bruits courent sur l'état de santé de la prisonnière de Blaye. Les petits journaux entament une campagne d'allusions. Les journaux carlistes vont-ils s'en prendre à d'Argout ? Non pas. Les bruits, prétendent-ils, sont un miracle de stupide méchanceté inventé par Thiers... Thiers, un petit Phaéton morveux, jadis tout épilé de misère ! Polémiques, duels. Carrel, blessé par Roux-Laborie, supplie Thiers, qui a fait prendre de ses nouvelles, de ne pas inquiéter son adversaire. Le 26 février 1833, le Moniteur publie la déclaration de grossesse de la duchesse de Berry : cette fois, le rôle de Marie-Caroline est fini.

L'activité de Thiers, placé désormais à la tête d'un Département secondaire, ne se manifeste pas seulement dans le cadre de ses attributions. Il empiète sur celles de ses collègues. Sa personnalité n'en ressort que mieux. Il devient l'orateur du gouvernement. Guizot, lors de la discussion de l'Adresse, tombe malade et ne peut y prendre part. Thiers occupe la tribune. Il défend les projets de lois sur l'organisation des conseils généraux, d'arrondissement et municipaux, sur les attributions des maires, sur la politique intérieure. Dans ces discours, il estime que seuls doivent voter les électeurs que le pays croit utiles : il ne faut pas descendre là où les lumières manquent et où l'on ne trouve que l'indifférence ou les mauvaises passions. Il tient ferme pour l'unité française et dépiste les mesures qui y porteraient atteinte. Il y a, dit-il, beaucoup d'opinions qui, pour être vieilles, n'en sont pas moins bonnes : elles sont vieilles parce qu'elles sont le résultat de l'expérience et des conditions éternelles de l'humanité. Après avoir fait voter un projet de loi pour l'érection sur la place de la Bastille d'un monument commémoratif de la révolution de Juillet, le même lieu, dit-il, rappellera ainsi le commencement et l'heureuse fin d'une révolution de 40 années, il dépose, le 29 avril 1833, un important projet de loi sur l'achèvement des monuments de Paris, divers travaux publics à exécuter dans les départements, et des routes stratégiques à créer en Vendée. L'Arc de Triomphe, la Madeleine, le palais du quai d'Orsay, le Panthéon, commencés sous l'Empire, même sous l'ancien régime, ne sont pas encore terminés ; la restauration de la basilique de Saint-Denis non plus, ni l'Ecole des Beaux-Arts. Il montre le Collège de France en piteux état, le Museum d'histoire naturelle insuffisant, la Bibliothèque royale en danger. Pour cette dernière, il préconise un projet conçu par Napoléon Ier et qui ne sera jamais exécuté. Il veut que l'on complète le système des phares et celui des canaux, et que l'on fasse faire aux frais de l'Etat les études pour les chemins de fer, afin d'abréger les formalités auxquelles les Compagnies sont soumises. Des travaux sont à effectuer au Palais-Bourbon, au palais de l'Institut, et à l'institution des Sourds-Muets, au pont et à la place de la Concorde, au rond-point des Champs-Elysées, aux archives de la Cour des Comptes. Il obtient pour son projet de loi le vote d'un crédit de cent millions. Le 18 juin 1835, c'est lui encore qui demande pour la compagnie qui a fait les études préparatoires nécessaires, la concession de la construction du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, auquel le tribunal civil de Versailles et le conseil général du département opposent maintes objections.

En matière financière, il se prononce avec force sur des questions primordiales : le maintien de l'amortissement, corrélatif du crédit ; le maintien des pensions, même pour ceux qui ont servi en Vendée ou en émigration, et cela bien que nul plus que lui ne soit l'objet de la haine des carlistes. Il attaque vivement une proposition de loi établissant l'impôt sur le luxe et le revenu : de la part des uns, c'est utopie, de la part des autres, hypocrisie ; le système d'impôts actuel est le résultat de la banqueroute ; tel un pugiliste qui retrousse ses manches, il dit à son adversaire : Je veux attaquer votre système, et vous verrez ce qu'il en restera. Il prouve que le propriétaire n'est pas nécessairement riche, ni le prolétaire nécessairement pauvre, et que les riches paient les deux tiers de l'impôt. Alors qu'il paraît raisonnable d'imposer le luxe en Angleterre où la fortune est concentrée entre quelques mains, il est absurde de l'imposer en France où la fortune est divisée. Imposer les rentes, c'est en retrancher une partie : elles fléchiront dans la même proportion ; de plus, il faudrait atteindre tous les revenus ; or, on ne peut les connaître d'une manière certaine : on en viendra à arbitrer, c'est-à-dire à instituer l'arbitraire. Il en résultera une iniquité profonde. Thiers met le même empressement que quiconque à. soulager les classes pauvres, mais cet impôt, éminemment révolutionnaire, est un impôt de passion, une source de popularité plus qu'une source de richesse.

Lorsque l'on discute en conseil des ministres les questions de politique extérieure, la parole de Thiers devient rapidement prépondérante. A l'avènement du ministère du 11 octobre, la conférence réunie à Londres pour régler les affaires de Belgique s'est depuis onze jours séparée sans conclure, après avoir écarté les mesures coercitives à l'égard de la Hollande. Le gouvernement français ne peut en rester là. Autant que la capture de la duchesse de Berry, il faut, lors de la rentrée des Chambres le 19 novembre, que l'entrée de l'armée française en Belgique soit accomplie. Les ministres la décident au conseil du 20 octobre, avec ou sans l'adhésion de l'Angleterre, et en dépit de l'hostilité des puissances continentales. A celui du 23, Thiers parle longuement. Il soutient que le vrai danger ne réside pas dans l'attitude des puissances, mais dans le fait de se passer de l'Angleterre : le roi a assez donné la preuve de sa modération, il faut qu'il mette une fois la main sur la garde de son épée. Pour ne pas perdre de temps, on rédige à l'avance les textes de la déclaration à l'Europe, de la sommation au roi de Hollande, de la convention militaire avec la Belgique. On les lit en conseil le 24, sous l'empire d'une vive émotion. A peine s'est-on séparé qu'un courrier extraordinaire apporte la convention signée à Londres le 22 : le chef-d'œuvre de Talleyrand, qui décida l'Angleterre à une action commune. On respire t Le prince adresse à Thiers ce billet daté également du 22 : Voici tout ce que j'ai pu obtenir : il y a des gens ici qui trouvent que c'est beaucoup trop : pour moi je trouve que c'est tout ce dont vous aviez besoin : profitez vite et bien de cette liberté de mouvements que telle circonstance pourrait bien promptement retirer ou limiter. Enlevez Anvers, retirez-vous dans les délais prescrits : et vous aurez la majorité de tout ce qui raisonne sur la terre. Alors l'Europe sera sauvée, et vous et moi bien heureux d'y avoir contribué. Pour se renseigner personnellement sur les événements, Thiers envoie en mission en Belgique un parent du général de Rumigny qui lui expédie une série de rapports relatant les détails. de la marche de nos troupes, des opérations du siège et de la prise d'Anvers, et aussi d'une tentative infructueuse pour entrer en contact avec le prince d'Orange.

Ainsi, le 20 novembre 1832, Thiers peut-il, à l'occasion du discours de l'Adresse, opposer aux critiques : l'insurrection de juin étouffée, la duchesse de Berry prise, nos troupes entrées en Belgique, l'Europe rassurée sur l'esprit de conquête et l'esprit d'anarchie qu'elle attribuait au nouveau régime ; le tout sans confiscations ni vengeances, et en usant de la plus grande modération. Anvers prise le 23 décembre, Thiers répond victorieusement, le 20 février 1833, à Mauguin et à Odilon Barrot qui taxent le gouvernement de faiblesse ; il ironise en soulignant les démentis opposés par les faits aux prophéties de l'opposition : la politique gouvernementale triomphe sur toute la ligne.

Persuadé que les intérêts matériels ne sont pas tout dans la vie d'un peuple, et qu'en vertu de l'axiome de Napoléon : L'imagination gouverne le monde, il est bon de parler à celle du pays, il fait décider le rétablissement de la statue de l'Empereur sur la colonne Vendôme, à l'occasion des fêtes de juillet 1833. Soult l'approuve hautement. Le 27, les préparatifs sont terminés. Un voile vert parsemé d'étoiles recouvre la statue ; la colonne de la Grande Armée se dresse, entourée de douze colonnes surmontées de globes d'or ; on y lit les noms des plus illustres lieutenants de Napoléon, des victoires qu'eux et leur chef ont remportées. Le 28, au bruit des salves d'artillerie, le roi sort des Tuileries à dix heures, accompagné des princes, ses fils, de ses aides-de-camp, des ministres d'Argout et Thiers, de Sébastiani, de Montalivet et d'un cortège de maréchaux et de généraux. Il passe la revue de la garde nationale. A une heure, il entre à la Chancellerie où l'attendent la reine et Mme Adélaïde, et où le Garde des Sceaux lui offre un grand banquet. Lorsque les légions ont pris position pour défiler place Vendôme, le roi remonte à cheval ; à sa droite, le duc d'Orléans, à sa gauche, le duc de Nemours. Chapeau empanaché, habit brodé d'or, pantalon de casimir blanc, Thiers s'avance à cheval pour prendre les ordres de Sa Majesté. Le voile qui cache la statue tombe, et le défilé commence, aux acclamations de la foule. Mme de Dino évoque cette scène, où son petit Thiers a paru en tambour-major.

A cette occasion, Hugo lui demande une faveur pour Antony Thouret, rédacteur en chef du journal La Révolution de 1830, détenu à la Force et qui désirait être interné à Douai, auprès de sa famille. On rend service à un ministre en lui indiquant les occasions de bien employer son pouvoir, écrit Hugo. Je n'appartiens à aucun parti politique défini. Je les regarde tous faire avec impartialité, plein d'amour pour la France et pour le progrès... Le meilleur conseil à donner à ceux qui ont le pouvoir, c'est qu'ils traitent bien ceux qui ne l'ont plus et ceux qui ne l'ont pas encore. Dans Choses vues, Hugo a publié sa lettre ; il passe sous silence la réplique du ministre. Thiers lui apprend que l'ordre sollicité en faveur de Thouret était donné depuis deux jours et ajoute : Il n'est aucunement dans mes intentions, ni dans celles du gouvernement, d'ajouter aux rigueurs des lois. Je ne puis pas dire comme vous, monsieur, que je n'appartiens : à aucun parti ; je sers avec chaleur, et j'ai toujours servi, celui de la monarchie telle que nos anciennes lois l'ont faite. L'esprit de ce gouvernement est la modération ; je crois qu'il ne s'en est jamais écarté. Devenu ministre de l'Intérieur, j'ai envoyé dans des maisons de santé des écrivains qui m'avaient accablé d'injures. Je l'ai fait pour me conformer à l'esprit d'un gouvernement qui ne sera jamais sévère qu'à contre-cœur et pour le maintien indispensable des lois. Je recevrai toujours volontiers les avis d'un bien à faire, quand il sera praticable.

Un mois plus tard, M. le ministre du Commerce et des Travaux publics part en voyage d'études dans le nord de la France et en Angleterre. Trois hauts fonctionnaires l'accompagnent : Dittmer, inspecteur général des haras, qui publia en 1827 avec Cavé Les soirées de Neuilly ; David, conseiller d'Etat, secrétaire général du Conseil supérieur du Commerce ; Legrand, conseiller d'Etat, directeur des Ponts-et-Chaussées, chargé d'étudier plus particulièrement les chemins de fer. La mission va à Lille, s'arrête à Anzin où, le 3 septembre, elle descend à l'Etablissement de la Compagnie des mines dont plus tard Thiers deviendra le président. Il reçoit des vœux, recueille des opinions, répond de bonnes paroles, puis traverse le Détroit. Le 17 décembre 1832, Mérimée écrivait à Royer-Collard : Les Anglais ici sont à plat ventre devant Thiers. Il règne en despote, et, ce me semble, abuse de son pouvoir en les persiflant outrageusement. En juin 1833, au contraire, le protectionnisme de Thiers et de Humann oblige le duc de Broglie à prier Talleyrand d'adoucir le mécontentement qu'en peut éprouver le ministère anglais. Thiers n'en sera pas moins bien reçu. Il descend à l'ambassade de France et remet à Talleyrand ce satisfecit de Mme Adélaïde : Je ne veux pas laisser partir M. Thiers à Londres sans un petit mot de moi pour vous, mon cher prince ; il me l'a demandé hier soir, et je suis bien aise de vous dire combien notre cher roi l'apprécie et est satisfait de son dévouement ; il va à merveille : c'est un excellent petit homme. L'ambassadeur l'impose aux Anglais par la haute opinion qu'il professe à son égard, et donne plusieurs grands dîners en son honneur. Charles-Cavendish Greville, le fameux mémorialiste, se lie avec le jeune ministre qui, au premier abord, l'amuse : pensez donc ! Un petit ministre pas plus grand que Shiel ! et qui lui suggère cette réflexion d'un humour très britannique : Thiers, depuis qu'il est au pouvoir, doit bien regretter d'avoir tant insisté dans son Histoire de la Révolution sur la doctrine du fatalisme historique, qui ne peut que nuire à sa réputation d'homme d'Etat ! Etonnement des Anglais en apprenant qu'il donne ses rendez-vous entre six et sept heures du matin !

De passage à Londres, Vivien, député de Saint-Quentin, et Jérôme-Adolphe Blanqui, frère du publiciste, lui rendent visite. Il se les adjoint : Je vais lundi en chemin de fer, vous devriez bien y venir avec nous. Je serais content que Vivien me vît parcourir et étudier l'Angleterre ; il sera frappé des mêmes impressions que moi, et, à la Chambre, je pourrai invoquer son témoignage. Birmingham : visite aux somptueux magasins de Thomas and Son ; Thiers achète pour une soixantaine de guinées de coutellerie, porcelaines, etc., et reçoit une médaille commémorative de sa visite. Il arrive en vue de Liverpool à deux heures du matin et attend six heures la marée pour traverser la rivière ; il admire les cordons de lumière qui courent le long du fleuve, des pots-à-feu remplis de charbon de terre scintillant d'une lueur fantastique. Visite des docks, réception à l'hôtel-de-ville, dîner avec le maire, plats épicés, vins à profusion, toasts à n'en plus finir dont l'un à Wellington, porté par un gentilhomme du nom de Drinkwater, qui justifierait plutôt en ce moment celui de Drinkwine. Vivien, qui seul avec David a accompagné le ministre, les autres n'ayant pas apporté leur habit, refuse de s'associer à ce toast. Celui-ci n'a aucun caractère politique observe le maire. Thiers ajoute : Il est tout simple que l'Angleterre célèbre le nom d'un grand homme, et nous ne pouvons qu'applaudir à ce sentiment de reconnaissance nationale : ce n'est point une manifestation politique, mais un hommage rendu au génie. Le lendemain, en chemin de fer pour Manchester : douze lieues en soixante-douze minutes ! C'est vraiment prodigieux ! L'effet est le même que sur les montagnes russes. Il traverse le détroit de Menai, sous une arche de 600 pieds d'ouverture où les corvettes de guerre passent à pleines voiles. Aux forges de Stourbridge, 500 ouvriers l'entourent au milieu de la nuit de milliers de barres de fer rouge. Malheureusement, les manufacturiers ferment au nez du ministre les portes de leurs manufactures. Furieux, il commande des chevaux pour aller à Sheffield visiter les coutelleries.

Après l'Angleterre, visite au Havre, où il discute de fers et de houilles, de cafés et de sucres, de jaugeages de navires, et banquet où l'on prône la liberté du commerce ; à Rouen, où il étudie les questions intéressant la ville, son outillage et ses affaires, puis banquet ; à Elbeuf, où il examine les manufactures, les machines, et tient avec les industriels des conférences à l'hôtel-de-ville, puis, banquet. Pendant ce temps, charivari offert par la presse : Retour d'Angleterre, M. Thiers a déclaré à la douane trois cents projets de lois industrielles ; quant aux cachemires, si quelqu'un en a parlé, ce n'est pas lui, vraiment. C'est par les chemins de fer qu'on se propose d'arriver jusqu'à notre argent. — M. Thiers a parcouru avec la rapidité de l'éclair les chemins de fer de Birmingham à Liverpool ; il est enchanté d'un pays sur les routes duquel on peut voler. — Le Journal de Lille apprend que M. Thiers a très bien pris le charivari dont on l'a régalé dans cette ville. Nous n'en sommes pas surpris, car nous savons que le petit homme prend en général très bien tout ce qui se présente. — Un nain polonais, appelé le comte Borolawski, haut de trois pieds, était dernièrement en Angleterre. Il a partagé la curiosité publique avec M. Thiers. — On annonce le prochain départ de M. Thiers pour le Havre, où il se propose de prendre des notes. Ce n'est probablement pas tout ; M. Th. ne se dérange pas pour si peu. — On lisait hier dans un journal : Le voyage de M. Thiers en Angleterre avait une haute importance politique, et il a dû frapper de grands coups. Le journal veut sans doute parler de ceux appliqués par le petit bonhomme sur le ventre de lord Grey. Allusion qu'explique l'entrefilet particulièrement venimeux de Loève-Veimar dans la Revue des Deux-Mondes : Il n'y a rien de perdu entre les gens d'esprit. M. Thiers, qui fait tout ce qu'il peut pour oublier qu'il l'a été, n'a pas craint, malgré l'exemple de l'empereur Nicolas, de livrer aux caprices de la mer son auguste et précieuse personne. Il a traversé la Manche par un temps fort incertain, et s'est rendu à Londres. M. de Talleyrand, qui a jadis lancé M. Thiers dans le monde politique, a fort bien reçu le jeune ministre, et a invité à dîner, en son honneur, lord Grey, et les principaux ambassadeurs. On parlera longtemps dans le monde fashionable anglais de ce curieux dîner où M. Thiers, en présence des hommes les plus instruits et les plus capables de l'Angleterre, ne craignit pas de parler constamment à voix haute, et de traiter toutes les questions avec l'abondance et la spontanéité d'un professeur. On fut surtout frappé de la haine acharnée qu'il montrait contre la presse et ses anciens amis, ses compagnons, les écrivains périodiques ; lord Grey, placé près de M. Thiers, ne put s'empêcher de lui demander si un journal, le National, se trouvait compris dans cet anathème. M. Thiers trouva la répartie fort plaisante, et pour toute réponse frappa amicalement sur le ventre du premier ministre de S.M. britannique. On juge de l'étonnement du noble lord et de l'aristocratie européenne qui se trouvait à pareille fête. Depuis ce jour-là, M. Thiers est célèbre dans la société anglaise, et l'on ne parle que de ses bonnes manières. C'est à qui voudra être traité comme lord Grey et recevoir son petit coup sur le ventre. M. Thiers s'est montré en tout fort grand seigneur à Londres, et on l'a vu au Parc dans un carrosse attelé de six chevaux. Un journal anglais le comparait, en cette occasion, à ces matelots qui viennent de toucher leur part de prise, et qui se promènent dans les rues de Londres, avec une fille à chaque bras, et suivis de deux violons.

On ne s'étonne pas qu'il supplie Bugeaud de lui donner du courage : J'ai besoin que les hommes de cœur soutiennent un jeune homme calomnié et battu par les vents de l'envie. Mme de Dino donne une idée plus juste du voyage et du voyageur : Thiers aura en dix jours vu plus de l'Angleterre matérielle que qui que ce soit avant lui. Je crois vraiment qu'il ne s'est pas couché tout ce temps-là. Le duc d'Orléans et le comte Molé, impatients de connaître ses impressions, le prient dès son retour de venir les leur communiquer l'un à Compiègne, l'autre à Champlâtreux.

A ce moment précis, une crise grave s'ouvre en Espagne. Le roi Ferdinand VII meurt le 20 septembre et lègue la couronne à sa fille, Isabelle, âgée de trois ans, sous la tutelle de la reine-mère, Marie-Christine. Son frère, don Carlos, absolutiste, y prétend, et se fait reconnaître en Biscaye. Les libéraux se rallient à Isabelle. Don Carlos, lui, s'allie à la faction française dont Bourmont est l'instrument dans la Péninsule. Le gouvernement de Louis-Philippe hésite, se divise sur l'attitude à adopter, et finalement prend parti pour Isabelle. Soult veut armer, Humann, ministre des Finances, ne veut pas payer. Broglie, Thiers et Guizot décident Humann à payer, sur quoi Soult ne veut plus armer. En conseil, Thiers attaque vivement le maréchal, qui se retire et boude. Thiers lui fait adresser un ultimatum : on prendra un parti sans lui si, le soir même, à huit heures, il ne reparaît pas au conseil. Soult capitule. On portera l'armée à 454.000 hommes, d'où une dépense en excédent de 8 millions, dont 3 fournis par des annulations de crédits. Le lendemain, Thiers et le maréchal, redevenus bons amis, font de compagnie une promenade à cheval. En somme, le gouvernement se refuse à une guerre pour contraindre l'Espagne à vouloir ce qu'elle ne voudrait pas vivement, mais semble prêt à secourir la reine au cas où l'Espagne souhaiterait maintenir Isabelle sur le trône. On rédige en ce sens des instructions pour Mignet, envoyé à Madrid en mission spéciale ; il en remettra de semblables à notre ambassadeur Rayneval. Ici encore, Thiers envoie lettres et instructions ; Loève-Veimar l'appelle le Président postiche du Conseil.

Les journaux carlistes lâchent sur l'ambassadeur extraordinaire une bordée de quolibets. Le Légitimiste : Clic, clac ! C'est la voiture de M. Mignet qui part. Parfumé, pommadé, frisé, papillotté, bouclé, crêpé, courez où la fortune vous appelle, beau Léandre de la diplomatie, Tircis de l'ordre du jour, Amadis du juste milieu. Allez vite, et revenez plus vite encore, car les boudoirs de la Chaussée-d'Antin ont pris des pleureuses : allez vite, et vous reviendrez plus vite encore avec vos cheveux et votre or. La Mode imagine un long et comique rapport du missionnaire à son ami Thiers, et s'efforce de les piquer l'un et l'autre aux points les plus sensibles. Loève-Veimar exprime le suc de sa méchanceté raffinée, élégante et spirituelle : M. Mignet est un beau jeune homme au regard rêveur et mélancolique, élégant et recherché comme l'était M. Sébastiani dans ses beaux jours, et porteur d'une chevelure blonde toute pareille à celle que Mme de Staël admirait si passionnément sur la tête de Benjamin Constant. On a dit avec beaucoup de méchanceté que les femmes le regardent comme un historien, et les hommes comme un homme à bonnes fortunes : il n'en est rien. M. Mignet est envoyé à Madrid, près de la jeune veuve de Ferdinand, dans les mêmes vues qui firent nommer, du temps d'Anne d'Autriche, le duc de Buckingham, ambassadeur à la cour de Louis XIII. Malheureusement, il va se heurter au beau Villiers, blond comme lui, mais d'origine infiniment plus aristocratique, et envoyé à la cour de Madrid à des fins semblables par l'Angleterre prévoyante, deux mois avant la mort de Ferdinand.

Mignet remplit sa mission. Le Légitimiste n'a pas tout à fait tort : l'ami Thiers fait passer au voyageur des lettres qui n'ont rien de diplomatique ; elles proviennent de la place de la Madeleine où, dans un appartement excentrique, une femme étrange, qui accorda ses bonnes grâces au beau Mignet, la princesse Belgiojoso, est souffrante. Cette pensée lancine et tourmente M. l'ambassadeur extraordinaire. Il écrit lettre sur lettre pour avoir des nouvelles d'une santé qui lui est chère plus que tout au monde ; il vit dans une cruelle anxiété. Au milieu d'octobre, il considère sa mission comme terminée. Il insiste pour que Thiers le fasse rappeler par le duc de Broglie. Il rentre à Paris à temps pour assister M. le ministre du Commerce dans une circonstance capitale de son existence.