THIERS — 1797-1877

 

X. — LA CONQUÊTE DU POUVOIR.

 

 

Le lieutenant-général du royaume ouvre la session des Chambres le 3 août 1830. Plus de la moitié des députés sont absents. Les présents votent la révision de la Charte le 7, et, le 9, proclament roi le lieutenant-général, qui constitue son ministère le 11. Le lendemain, grâce au duc de Broglie, Thiers est admis au Conseil d'Etat, attaché à la commission des Finances, et adjoint au ministre, son maître le baron Louis, qui lui inculquait ce principe : Mon ami, mon enfant, il y a deux grands intérêts nationaux : la force militaire et la finance ; il l'avait appelé à lui en ces termes : Je puis encore avoir le commandement, mais je suis trop vieux pour avoir le travail ; venez donc auprès de moi. Le secrétaire général du Conseil d'Etat, le gigantesque Hochet, accueille galamment le petit homme : Nous nous parons de vous. Enfin, le 23, Thiers entre encore dans la commission chargée de l'examen de l'impôt sur les boissons. Dans l'ensemble, sa position est bonne. Elle ne sera vraiment forte qu'à la condition d'y ajouter la qualité de député. Il manœuvre en vue des élections qui pourvoiront aux 113 sièges vacants par annulations ou démissions.

D'abord, un savant et compliqué maquignonnage de places et de décorations, qui tient en haleine ses amis et ses partisans d'Aix et de Marseille. Puis, l'élimination des concurrents possibles, Borély, Reynard, Mottet, Sarreguy, Pataille, imposé par Dupont de l'Eure, et Mérilhou. Il argumente : certes, leurs titres sont incontestables, mais pour lui la députation est un besoin ; un commissaire du gouvernement fait à la tribune mince figure quand il n'est pas député ; lui, Thiers, a risqué sa tête comme pas un autre ; il a marché droit à la dynastie avant tout le monde, sans que cette hardiesse le porte au-delà des idées monarchiques. Il entretient une correspondance active avec son ami Thomas, l'ex-avocat installé désormais à la préfecture des Bouches-du-Rhône. Chacun doit brûler sa part de leur correspondance. Je n'ai plus une seule lettre à vous, écrit Thiers le 11 octobre. Thomas n'en pourrait pas dire autant ; les lettres de Thiers subsistent. Le candidat interroge le préfet sur ses chances : la future élection sera-t-elle libérale ? Après tout, s'il n'a pas de chances à Marseille il se présentera ailleurs, où il en a. En ce cas, il deviendra étranger à son pays natal ; donc, aucune raison d'épuiser son crédit pour aucun de ses compatriotes. A-t-il plus d'espoir à Aix, où les ultras font bloc sur le jeune de Laboulie ? Il conclut un arrangement avec Reynard, autre candidat libéral : l'un se réserve une place au collège d'arrondissement d'Aix, l'autre au collège de département de Marseille ; que le préfet ait soin de garder une place à ce dernier collège, pour le cas où Thiers échouerait à l'autre. Les deux candidats libéraux agiront de leur mieux l'un en faveur de l'autre, mais si Reynard échoue à Aix, il considérera sa chance comme épuisée. Quatre gérants des intérêts de Thiers seconderont le comité formé par le préfet. Thiers ne se dérangera de Paris qu'en cas d'échec à Aix. Recommandation : lui annoncer le résultat par le télégraphe.

Le 7 octobre, sa candidature a progressé. Il envoie sa profession de foi, sous forme de lettre au docteur Arnaud : Monsieur et cher ami, vous m'avez informé des intentions de mes compatriotes à mon égard ; ils voudraient me confier le soin de représenter l'arrondissement d'Aix. J'ai été vivement touché de cette honorable marque de souvenir de leur part et je vous prie de leur en témoigner toute ma reconnaissance. Si je ne suis point né à Aix, j'y ai passé le temps de ma jeunesse et j'y ai conservé de nombreux amis. Je suis donc attaché à votre arrondissement par les liens les plus étroits. Il ne croit pas encore à la chimère d'une république, et demeure partisan convaincu de la monarchie constitutionnelle, voulue par l'immense majorité des Français et par le prince qui les gouverne.

Les batteries ainsi dressées, reste une difficulté capitale : Thiers n'a pas le cens électoral nécessaire. Qui le lui procurera ? Ce sera cette amie à qui le commandant de Brack, rencontré chez les Lebrun et chez les Aubernon, l'a présenté il y a quelques années, ce sera Mme Dosne. Elle est née le 2 mars 1794, 1 rue des Victoires, où ses parents, Alexis Matheron et Eulalie Lotelier, tenaient boutique de parapluies. Ils la baptisèrent Eurydice. A ce prénom mythologique elle préféra Sophie, qu'elle s'octroya de sa propre autorité. Elle grandit au comptoir, cultivant les beaux-arts, le piano et le chant. Le 28 janvier 1811, ses parents la marient à Alexis-André Dosne, né le 19 mai 1781, fils de Jean-Pierre Dosne, conseiller du Roi, notaire au Châtelet de Paris, marguillier de la Madeleine en la Cité, nanti d'armoiries le 27 octobre 1785, et d'Adélaïde-Geneviève Saillant. Agent de change près la Bourse de Paris en 1822 et adjoint au syndic, Dosne démissionne en 1823 et se consacre aux spéculations sur les valeurs de Bourse et sur les terrains.

Lorsqu'elle fait la connaissance de Thiers, Mme Dosne occupe un appartement, 30 rue de Provence. Cinq ou six amis, pas plus, se rencontrent dans son salon, fort modeste, tendu de tapisseries vertes et jaunes un peu passées. Sans être une beauté, elle ne manque pas d'agrément. Elle n'a pas l'esprit fin et léger des femmes d'un certain rang, qui l'ont hérité du XVIIIe siècle. Le sien est mordant, parfois brutal, à l'emporte-pièce. Elle se distingue par un solide bon sens, et, poussées à un très haut degré, des qualités d'ordre et d'économie. Ardente en politique, elle affiche un libéralisme avancé. L'entente s'établit rapidement entre elle et le jeune journaliste que lui amène de Brack. Elle devine l'avenir de ce petit homme extraordinairement intelligent et travailleur, rempli de talents, et, comme elle, dévoré d'ambition. Elle l'accueille, l'encourage, saisit la première occasion de lui rendre service.

Son mari, associé à J.-B.-T. Sensier, ancien notaire, et à Charlemagne Loison, propriétaire, a fondé une société civile et particulière, la Société immobilière Saint-Georges. Acquéreurs des terrains de ce quartier et des jardins où, en 1793, Ruggieri ouvrit un bal privé, ils les ont lotis et bâtis. Ils vendent à Thiers un de leurs immeubles, sis 3 rue Neuve-Saint-Georges, moyennant le prix principal de cent mille francs, payable deux ans à dater du jour de la vente, faute par l'acheteur de pouvoir le payer comptant. Mais il paie d'avance le service rendu : il fait nommer Dosne receveur général à Brest le 15 octobre ; l'acte de vente est du 18. Le voilà éligible.

Il use de son influence naissante pour obtenir les faveurs qui, judicieusement distribuées par le préfet Thomas, lui conquerront des voix. Il reste en relations étroites avec Talleyrand qui l'utilise. De Londres, la duchesse de Dino l'accable de protestations d'amitié. M. de Talleyrand vous aime... Vous savez si je vous aime... Venez nous voir pendant la prorogation des Chambres, vous me manquez trop ! A la vie, à la mort !... J'ai besoin de vos lettres, encore plus de votre présence. Et cette phrase d'une flatterie raffinée : Si vous saviez à quel point j'ai de l'amour-propre de vous et pour vous ! Elle le console des attaques qui impatientent ce néophyte du pouvoir. Pour qu'il pense à elle, elle lui envoie un portrait de Hampden à mettre dans sa chambre. Elle lui recommande par prudence d'envoyer ses lettres par la princesse Tyskiewicz, nièce du dernier roi de Pologne et sœur du prince Poniatowski. Il comprend que la foule de renseignements diplomatiques qu'il reçoit par cette voie doivent arriver à l'oreille du roi dans les conversations où le tête-à-tête permet de tout dire. Il communique aux journaux un discours de Talleyrand que Molé, son ministre, refusait de publier. L'ambassadeur, de plus en plus mécontent des dépêches du ministre, s'irrite en apprenant que Molé correspond directement avec le duc de Wellington. Une aigreur acidule leurs rapports. La duchesse de Dino s'inquiète : Je vous prie, comme mon meilleur ami, d'en prévenir auprès du chef suprême les effets.

Pour assurer sa marche, Thiers étudie avec soin le terrain ministériel. Il précise ses observations par écrit : M. Périer (Casimir) est un des hommes les plus distingués qui existent en France. Plein de simplicité, de bon sens, d'aplomb, de tenue et surtout de caractère, il est plus qu'aucun autre de ses collègues le modèle de l'homme de gouvernement ; il veut de l'énergie à tout prix. — M. Molé, homme d'un esprit rare, doux, séduisant, formé aux affaires, sait se rendre agréable à tout le monde dans le conseil. Il incline pour les mesures d'ordre et de vigueur. — M. Sébastiani, politique très fin et très sensé. — M. Dupont (de l'Eure) est le plus honnête des hommes, mais il est libéral à la façon des hommes de robe, d'une manière un peu absolue. — M. Laffitte, sa vivacité est bien plus dans son esprit que dans ses opinions. — Le baron Louis est un vieillard d'une vigueur extraordinaire à son âge. D'un caractère brusque et sévère, d'un esprit profond en finances, plein de fortes traditions politiques, il a en horreur l'hésitation et le désordre. — On n'a pas plus de savoir et de probité que M. de Broglie, mais il est absolu et peu propre aux affaires. — M. Guizot a beaucoup d'esprit, de tact, de souplesse et de décision ; il parle à merveille ; il commence à acquérir beaucoup d'empire sur la Chambre. Il est très ferme. Thiers sait juger son monde.

Élections à Aix le 21 octobre : il triomphe. A la suite de la journée insurrectionnelle du 18, le ministère s'est retiré. Le roi convoque le jeune député. Etes-vous ambitieux, M. Thiers ? Et il lui offre le portefeuille du baron Louis. Un portefeuille ministériel à trente-trois ans, dix ans seulement après l'arrivée à Paris dans le plus piètre équipage ! Sans dissimuler ses visées d'avenir, il se réserve pour le présent. Il veut sortir avec le baron Louis et Casimir Périer qui refuse la présidence du conseil, persuadé, qu'il est trop tôt pour commencer la lutte contre Lafayette. Le roi s'adresse à Laffitte qui accepte à la condition que Thiers entre. Après trois refus et une disgrâce du roi, il faut bien se rendre : voilà le petit homme obligé d'être sous-secrétaire d'Etat aux Finances. Il s'installe dans les bureaux de la rue Castiglione, la mort dans l'âme. Il y déploie une activité et une habileté qui font bientôt de lui le vrai ministre. Il ménagea les transactions qui relevèrent le crédit de Laffitte : aujourd'hui, il impose son autorité. Le ministre, vaniteux et indolent, le laisse travailler directement avec le roi dont Thiers se fait écouter. Trop clairvoyant pour ne pas discerner les faiblesses de situation et de conduite du cabinet, il se garde d'en soutenir la politique chancelante et se confine dans l'étude des projets techniques. Chaque matin, il travaille avec les chefs de service du Département ; sa faculté d'assimilation les stupéfie : après avoir écouté en silence la première partie de la discussion, il traite la seconde ex-professo. Les deux discours qu'il prononce sous ce ministère sont exclusivement financiers. Par contre, il n'hésite pas à défendre le régime qu'il contribua efficacement à instaurer. Il répand dans toute la France sa brochure, La monarchie de 1830, qu'à Marseille même son ami Thomas se charge de bien placer.

Henry V ? La république ? Des minorités ! Or, les minorités ne peuvent pas gouverner un pays, elles ne peuvent que l'ensanglanter. Il accumule les arguments en faveur de la monarchie constitutionnelle, non certes pour le bien qu'elle lui fit : pour elle, il abandonna ses études, sacrifia son repos et essuya de cruelles injustices. Certains hommes, dit-il, pour croire à une révolution, auraient besoin de ne plus voir les mêmes édifices, d'autres de ne plus rencontrer les mêmes hommes, et le plus grand nombre de se trouver en place. Après une pareille secousse, il faut du temps pour reconquérir le calme. Il marque la position d'un vrai gouvernement : derrière soi le parti ennemi, un peu en avant les exagérés de son propre parti ; les gouvernements n'ont jamais péri que par l'exagération de leur principe, et celui-là est méprisable qui se laisse mener par son parti. Le récent mouvement de liberté propagé dans le monde à l'encontre de la Sainte-Alliance est un effort de la raison publique ; il consolide le gouvernement actuel. Dernier et curieux argument : Napoléon, qui à Sainte-Hélène conseillait aux Français de se rallier à la branche aînée des Bourbons, bien qu'elle ait arboré le drapeau blanc et proscrit sa gloire, leur conseillerait a fortiori de se rallier au prince qui a relevé le drapeau tricolore et rendu à la Colonne cette statue qui doit la surmonter dans les siècles. Talleyrand a raison : Thiers est un esprit très monarchique.

Surchargé de travail, de soucis et de chagrins cuisants, — on verra pourquoi, — absorbé par sa tâche de quatre heures du matin à minuit, Thiers, après cette brochure, rédige le, discours par lequel Laffitte exposera à la Chambre la politique de son cabinet. On lit le discours en conseil. Le roi donne d'abord des signes d'enthousiasme, puis se ravise : les deux premières pages sont trop passionnées ; Laffitte opine de même ; on supprime les deux pages. Au moment de se séparer, le roi demande le texte pour le relire. Le lendemain, il le rend chargé de ratures. Dupont de l'Eure, suivi de Thiers, déclare qu'il démissionnera si l'on maintient les ratures. Le discours est prononcé à la Chambre tel qu'il fut lu en conseil.

Au pouvoir, Laffitte s'use rapidement. Les difficultés l'assaillent. A l'extérieur, sauf l'Angleterre que Talleyrand concilia au nouveau régime, les puissances affirment leur hostilité, d'où pour Louis-Philippe la préoccupation lancinante de la paix à sauvegarder. A l'intérieur, les remous de la révolution ne s'apaisent pas. Le procès des ministres de Charles X provoque des manifestations violentes. En janvier, nouvelles élections ; le 18, Thiers est réélu à Aix. En février, les royalistes font célébrer à Saint-Germain l'Auxerrois un service funèbre pour l'anniversaire de la mort du duc de Berry ; de là une terrible émeute et le sac de l'Archevêché. A la Chambre, Thiers s'adresse à Berryer, l'un des chefs du parti légitimiste : Est-ce que vous avez de l'espoir ?Non. — En ce cas, vous êtes de malhonnêtes gens. Il quitte le Palais-Bourbon avec le duc de Broglie, Rémusat, Duchâtel et Duvergier de Hauranne. Le long des quais, ils rencontrent à la tête de sa garde à cheval le prince de la Moskowa qui va charger les émeutiers. Thiers poursuit jusqu'à l'Archevêché, où Arago se préparait à pénétrer avec ses gardes nationaux pour arrêter la dévastation. Déclinant sa qualité, Thiers intervient vivement pour l'en empêcher et éviter une collision de la garde nationale avec le peuple. On croit à une intention gouvernementale. Arago ne bouge pas et le pillage continue. Les malveillants y voient la preuve du parti-pris du pouvoir en faveur des émeutiers, et prétendent dans les clubs que Thiers parla de ces tragiques événements avec une frivolité satisfaite.

Bien qu'il se vante que son rapport sur le budget ait ramené la Chambre d'une fureur extrême à une parfaite tolérance, la situation politique se tend jusqu'au point de rupture. Fort embarrassé de faire comprendre à Laffitte la nécessité de la retraite, le roi charge Thiers de la commission. Laffitte, incrédule, exige que le roi en personne lui confirme sa résolution. Du reste, il a pris ses précautions : il a placé une soixantaine de ses parents et habitués, et installé neuf de ses commis dans les plus hauts postes de son ministère.

Thiers avait attendu cinq semaines après son ascension au pouvoir pour remercier de ses félicitations le baron Cotta, qui songeait à créer à Paris un nouveau journal ; il lui avait signifié l'impossibilité de continuer leur correspondance : Ayant les secrets de l'Etat, je n'ai plus le droit de les dire, comme lorsque je ne faisais que les deviner. Sitôt le ministère tombé, Cotta veut connaître les raisons de la chute. Thiers explique et précise son attitude en deux lettres, des 8 avril et 16 mai 1831, deux documents révélateurs :

Ceci doit demeurer tout à fait entre nous. Je vais recommencer ma correspondance avec vous, mais la présente est tout à fait confidentielle. Je ne suis entré dans le ministère Laffitte que malgré moi. On m'avait offert le portefeuille des Finances que j'avais refusé, parce que je ne voulais pas essuyer les premières intempérances des libéraux, et que je ne voulais arriver aux affaires que dans un moment où il serait permis de les bien faire. Cependant, M. Louis m'ayant désigné comme le seul qui pût diriger pour le moment la grosse machine des finances, le Roi exigea que j'entrasse pour quelque temps auprès de M. Laffitte, afin de le soulager. Je ne pouvais refuser, d'ailleurs, ni M. Laffitte, ni le Roi. J'acceptai avec répugnance, et désir de m'en aller le plus tôt possible. Ma démission était donnée depuis un mois quand elle a été publiée.

Voici l'état des choses. Nous sommes placés entre des exagérés ignorants, peu capables, mais très actifs, et des modérés lâches, trembleurs, connaissant mieux les affaires que leurs adversaires, mais manquant de l'énergie nécessaire dans des temps comme les nôtres. Le Roi, placé entre tout ce monde-là, est fort embarrassé du choix. Il aime naturellement mieux les modérés, mais il craint la violence des autres. Je lui ai souvent dit qu'il fallait savoir choisir dans les hommes de la gauche prononcée ceux qui étaient le plus capables d'affaires, les mettre au pouvoir, et que là ils se modéreraient malgré eux par l'influence naturelle des choses. C'est ainsi que M. de Villèle, royaliste fougueux, devint doux et modéré par l'influence du pouvoir qui modère toujours ceux qui le possèdent. Le Roi est homme d'esprit, capable, honnête ; il n'a pas d'éloignement pour le conseil que je lui donnai ; mais il redoute la guerre par-dessus tout, et comme il craint que les hommes de la gauche la lui donnent, il les a éloignés. Toute la question est en effet dans la paix ou la guerre. Si la paix l'emporte, le système modéré pourra prévaloir, et le ministère Casimir Périer aura chance de s'établir. Si c'est la guerre qui prévaut, nous passerons à l'extrême-gauche. Je ne crois pas à des bouleversements dans un cas ni dans l'autre, je crains seulement les résultats de la guerre pour les fortunes particulières et pour la fortune publique. On croit en Europe que la guerre dépendra du parti qui triomphera à Paris. On se trompe. C'est de la guerre ou de la paix que dépendra le sort des partis en France. Si l'Europe ne nous rend pas la paix trop déshonorante, le parti modéré pourra maintenir son empire. Si au contraire on nous pousse, le sentiment public éclatera, les modérés seront accusés de lâcheté, ils seront abandonnés, les hommes de la gauche se saisiront du pouvoir, et feront la guerre. Si on veut que les Autrichiens soient dominants en Italie, les Prussiens dans le Luxembourg, les Anglais en Belgique par le prince de Cobourg, je doute que l'opinion publique ne finisse pas par éclater, et par forcer la main au gouvernement. Le Roi tiendra la paix tant qu'il pourra.

Maintenant si vous me demandez mon sentiment, je vous dirai que bien que tout soit à la paix depuis quelques jours, je regarde toujours la guerre comme probable. Je n'affirme cependant rien.

Je suis conseiller d'Etat et député. Le Roi m'honore de sa bienveillance. J'attends, je regarde les événements, tout disposé à faire mon devoir si le besoin l'exige. Je hais le désordre autant que j'aime la liberté. Je souhaite qu'on ne nous pousse pas, en nous humiliant, à des folies militaires.

Je vais recommencer ma correspondance avec vous. Je désire n'être connu que de vous. Mes devoirs ne sont plus les mêmes, aujourd'hui que je n'appartiens plus au Cabinet, et que j'ai recouvré les loisirs et la liberté de parole d'un simple observateur.

 

Il continue le 16 mai :

Je n'ai pas pu commencer encore d'une manière régulière la correspondance que je me suis promis de continuer avec vous, parce que j'ai été plusieurs fois obligé de m'absenter pour affaires pressantes. En ce moment encore je pars pour le département des Bouches-du-Rhône, afin d'aller me faire élire député. Ayant été élu déjà deux fois en six mois, et devant l'être bientôt encore, je devais à mes électeurs de les visiter au moins une fois. Je serai de retour dans un mois — et alors je vous promets de recommencer d'une manière suivie la correspondance qui paraît vous intéresser. En attendant, je vais vous donner quelques idées sur notre situation politique.

Après un mois et demi, notre situation s'est singulièrement améliorée sous tous les rapports. Le ministère Périer réussit parfaitement. On était fatigué d'émeutes et de bruit, quand il est arrivé au pouvoir, et on ne voulait plus des assemblées de coin de rue. Aussi tout lui a réussi. Il a eu des facilités plus grandes qu'aucun autre pour faire tout rentrer dans l'ordre. Il a d'abord dominé ses collègues dont il est devenu le chef absolu. Deux d'entre eux présentaient quelque résistance à se soumettre, Soult et Sébastiani, l'un à cause de son importance militaire, l'autre à cause de l'habitude prise de faire les Affaires Etrangères avec le Roi. Il a mis une tenue extrême à vaincre l'un et l'autre. Soult a cédé parce qu'il a cru voir que l'extrême-gauche sur laquelle il cherchait à s'appuyer commençait à être battue. Sébastiani et le Roi ont dû céder devant l'obstination de M. Périer à s'emparer d'un genre d'affaires qu'il regardait comme les plus importantes. Aujourd'hui M. Périer est le maître absolu. Il a pris le même ascendant sur les préfets, et il les gouverne avec vigueur. L'opinion des salons et des boutiques le soutient contre celle des rues et des journaux et il a, sinon de la popularité, du moins la mode pour lui. On peut dire que jamais un ministère plus impopulaire ne fut plus à la mode. Jusqu'ici on ne peut nier qu'il se soit conduit avec habileté. Deux émeutes ont voulu l'éprouver, lui comme les autres, celle qui a suivi le procès Cavaignac et celle qui s'est formée ces jours derniers.au pied de la Colonne. Il a frappé la première avec vigueur. Il a lancé sur elle des escadrons de cavalerie qui ont sabré franchement. On est d'accord aujourd'hui que l'arme blanche vaut mieux que l'arme à feu, afin de ne pas faire répéter le mot de Juillet : On tire sur le peuple. Ce qu'il y a de singulier, et ce qui prouve qu'au fond Messieurs les faiseurs d'émeutes n'ont pas leur conscience pour eux, c'est qu'ils se sont vus (...) sur les coups de sabre par eux reçus sur la place de Grève ; vingt d'entre eux ont été blessés à fond, plusieurs ont été précipités sur la Seine, et ils n'ont pas jeté les hauts cris, comme nous faisions sous Charles X pour un coup de plat de sabre. La dernière émeute au pied de la Colonne n'a été que ridicule.

C'est une grande question de savoir qui fait les émeutes. Voici ce que j'ai vu. Quelques jeunes gens à tête perdue, croyant que par des raisons nouvelles connues d'eux seuls la République est devenue possible, d'impossible qu'elle était, quelques bonapartistes sans enthousiasme, quelques carlistes payés peut-être, se rendent partout où il y a un peu de bruit pour voir si d'une émeute on ne pourrait pas faire une révolution. Ils ne sont pas trois ou quatre cents ; on envoie des troupes et, les curieux accourant, il semble qu'il y a un peuple immense. L'émeute dure trois jours parce qu'il faut trois jours pour épuiser cette sorte de curiosité rapide. Cela n'a rien de grave au fond. La société est toute pleine du sentiment et de la volonté de l'ordre. La garde nationale et l'armée veulent sabrer à tout prix. Le gouvernement les contient.

L'affaire des décorés de Juillet est finie. Ils ont voulu prendre la décoration eux-mêmes pour ne pas la tenir de la main du Roi, non pas tous, mais cinq cents sur quinze cents. Ils l'ont portée deux ou trois jours. Maintenant que le Roi l'a donnée, les mille qui ne l'avaient pas prise la prendront, les républicains la quitteront, et dans huit jours personne ne la portera plus.

Les élections seront en grande majorité dans le sens du ministère. Il aura les deux tiers des voix.

La question décisive qui reste toujours la question d'existence pour le ministère Périer, c'est la paix ou la guerre. Le ministère Périer n'a pas été le plus faible de tous, mais il a été faible aussi dans sa politique étrangère. Sous ce rapport il pourra recevoir des attaques sérieuses. Cependant si ces faiblesses nous conduisent à la paix, on oubliera -facilement, au milieu de la renaissance des affaires commerciales et du mouvement des capitaux, les sacrifices de dignité qu'on aura faits. Vous en savez autant que nous sur l'extérieur, je ne vous en dirai rien. Le Roi veut toujours la paix.

Adieu. Tout à vous. Cette lettre est pour vous seul, ou un autre personnage.

 

Cet autre personnage demeure mystérieux.

La réélection envisagée par Thiers ne paraît pas aussi facile que la précédente. Il stimule par des promesses et des flatteries : le zèle de son préfet. Il obtient des subsides importants pour son département. Mais il a des ennemis acharnés. Ses anciens confrères de la presse libérale le renient. Ils ne lui pardonnent pas son attitude conservatrice. Ils ne peuvent admettre sa rodomontade : Je me ferai tuer pour le principe de l'hérédité de la pairie. Il reste engagé dans la politique anticléricale, mais il ne veut pas ; que la France abandonne la protection du Saint-Siège. Par contre, il approuve l'abandon de la Pologne. Alors la campagne d'insinuations et de calomnies commence. La société Aide-toi, le Ciel t'aidera, dont les membres firent campagne avec lui à la fin de la Restauration, publie contre lui un pamphlet grossier et haineux. Orateur loquace et superficiel : il a la conscience d'un charlatan et la volubilité d'une femme en colère. Ils scrutent les mystères de sa famille. Ils l'insultent, dit Jules Janin, dans sa misère passée et sa fortune présente, faisant de la noble ambition de cet homme le calcul d'un marchand. Le vieux Barrère, l'Anacréon de la guillotine, l'homme de toutes les palinodies, hausse les épaules : Ne me parlez pas de M. Thiers ; cet homme-là c'est bien peu de chose : ce n'est qu'un girondin ! Le duc de Dalberg apprend à Talleyrand que la déconsidération qui atteint Laffitte rejaillit sur son second, montré au doigt pour ses turpitudes. Les brocards pleuvent. On accole le nom de Thiers à celui du roi dans les pamphlets hostiles. Sur un ancien couvreur devenu raccommodeur de faïences et colporteur d'écrits séditieux, on découvre des couplets A très gros, très gras et très... Louis-Philippe :

Philippe, l'ami de Vidocq,

Le compère de Paillardoc,

L'ami du petit Thiers l'escroc,

Contre le trône à fait un troc

De son riflard et de ses socques,

Et les ventrus payés ad hoc

Ont voté ce marché baroque...

Les rimes en oc continuent en interminables couplets.

Les salons ultras donnent une autre note : M. Thiers est un député de poche. — La rue du Petit-Harlem va prendre définitivement son nom. — Le Roi va le nommer surintendant des Menus. Frédéric Soulié écrit : Voulez-vous savoir si M. Thiers est juste aussi petit qu'on le dit ? M. d'Argout est là qui vous prêtera son nez pour le mesurer. Ce nez de d'Argout, ministre de la Marine, est le thème d'un spirituel billet de Mérimée à Stendhal : Il y a cinq ou six jours, Thiers, Dittmer, Vitet et plusieurs autres se promenaient dans le jardin de M. Périer (lequel est très touffu) et parlaient d'Appollinaire [d'Argout] ; d'abord de son moral, de son esprit égal en couleur, force, énergie au c... gauche d'un ciron mâle (Rabelais). Puis de son physique, et Thiers dit : Il a bien fait de ne pas aller à la chasse avec M. Périer. Si l'on avait aperçu son nez débouchant d'une allée, tous les chasseurs auraient cru voir un bois de cerf et auraient fait feu. Il paraît que ce mot de cerf donna lieu à plusieurs autres plaisanteries. Or vous saurez qu'Apollinaire était derrière un buisson faisant son profit de tout ce qu'on disait. Cependant il se garda bien de se montrer. De retour au ministère, il s'est plaint à son secrétaire général de l'insolence de ces petits jeunes gens que M. Périer tenait autour de lui. Il y a certaines personnes et certaines choses, a-t-il dit, qui devraient être à l'abri de leurs plaisanteries. La personne c'est lui, la chose c'est donc son nez.

Pas trop méchant cela. Mais ailleurs on chuchote que Thiers se laisse conduire par Mme Dosne. On conte une anecdote tendancieuse : Talleyrand répétait sans cesse à Louis-Philippe qu'il devait chercher des hommes nouveaux, capables de l'aider et de lui faire honneur : Vous avez sous la main M. Thiers ; que ne le prenez-vous ? Peut-être le trouvez-vous trop pauvre ? Il est vrai : un homme politique, un ministre qui traite les grandes affaires a besoin d'être riche, de jouir largement d'une grande fortune qui, bien dépensée, ajoute en sa personne à l'éclat du pouvoir. Que ne lui donnez-vous un million, pour être en mesure de le prendre comme ministre ? Louis-Philippe joue l'effarement : Un million ! Y pensez-vous ? Mais, mon cher ambassadeur, vous voulez donc mettre mes enfants sur la paille ?

Un champignon venait de pousser sur le pavé de Paris, un de ces métèques brillants et douteux qui éblouissent et disparaissent sans laisser d'autre trace qu'un peu de moisissure et de venin. Celui-ci s'appelle Loève-Veimar. Né de parents allemands et israélites, il débute dans une maison de commerce, l'abandonne, se convertit au catholicisme, traduit Henri Heine, collabore à l'Album de Magalon, à la Revue encyclopédique, au Figaro, est pris par Véron à la Revue de Paris, rédige le feuilleton des théâtres au Temps, jusqu'au jour où Buloz lui confie la chronique de la Revue des Deux Mondes. Là, il devient presque une puissance. L'esprit délié, il pénètre les dessous les plus subtils de la politique. Dandy pommadé, élégant, mince et vif, la coupe de ses vêtements fait sensation. Au théâtre, on le lorgne. Il lui faut un bassin d'or ciselé pour ses ablutions matinales, un mouchoir en batiste et en dentelles pour y pleurer, et un parfum composé spécialement pour lui par Lubin. Il entreprend contre Thiers une campagne acharnée et venimeuse. Il répète les pires calomnies, quitte à les démentir, sachant bien que démentir une calomnie, c'est la répéter une seconde fois. Il assure que Thiers reçoit 2.000 francs par mois sur les fonds secrets pour soutenir la politique du ministère Périer.

Mérimée, exactement renseigné, documente Stendhal : Votre honorable ami quitte son bel appartement de la rue Castiglione à temps, à ce qu'il croit, pour y rentrer un jour ou l'autre, mais suivant moi trop tard. Il a gagné la réputation d'insigne voleur, réputation non méritée. Son père seul a volé, et vous savez bien qu'un bon fils ne peut faire pendre son père, l'eût-il pris la main dans le sac. Louis Blanc, un ennemi, lui reconnaît beaucoup plus de probité qu'on ne lui en supposait. Et Vivien : On attaque sa probité, mais j'ai entendu des hommes fort honorables le défendre avec chaleur. M. Pascalis est de ce nombre. Béranger, le chansonnier, me disait un jour : Si M. Thiers s'était enrichi, comme on le dit, il aurait des voitures, un hôtel somptueux ; or, rien de tout cela, il loge chez Mignet et fait peu de dépenses. Or, Béranger n'est pas tendre pour ses amis.

Les calomnies font leur chemin. Elles s'envolent jusque dans la circonscription électorale du député d'Aix, d'où la nécessité pour lui d'aller un peu diriger ses affaires lui-même. Certains de ses commettants les ont recueillies, de ceux qu'il définissait : Les mécontents sont ceux qui ne sont pas satisfaits. Le 23 avril, sitôt son arrivée connue, un groupe se forme, grossit en cours de route, s'installe sous les fenêtres de l'hôtel où il est descendu et le gratifie d'un magnifique charivari, concert de cornets à bouquins, de chaudrons, de casseroles, de tonneaux vides frappés à grands coups de maillet ; des pierres et des cris : A bas le patriote apostat ! A bas le traître à son pays ! le traître à la Pologne, le traître à l'Italie ! A bas le trafiquant d'emplois, le protégé perfide du banquier de la grande semaine ! A bas ! A bas ! Le commissaire de police appelle la force armée. Aux premières sommations, curieux et manifestants se dispersent comme une volée de moineaux. Ils recommencent le lendemain. La masse de la population les désapprouve. Une affluence d'hommes honorables s'empresse de lui témoigner leur estime et leur adhésion aux principes d'ordre qu'il défend avec fermeté. Une protestation flétrissant cette atteinte portée à la liberté des votes se couvre de deux cents signatures. Sur quoi Guillaume Viennet, député de Perpignan et poète, qui disait modestement : Je pense en bronze, s'improvise l'Homère de cette épopée et compose une Épître à M. Thiers sur les charivaris :

L'émeute a donc sur toi porté sa griffe impure,

Et des charivaris la glorieuse injure

Vient enfin, brave Thiers, d'accueillir ton retour

Dans la noble cité qui te donna le jour !

C'est parles hurlements et des vitres cassées,

Des cornets à bouquin, des portes enfoncées,

Des poêles, des chaudrons volés aux cabarets

Que ces hommes d'État nous dictent leurs arrêts...

C'est ainsi qu'au désert, devant leurs manitous,

Votaient les Iroquois et les Topinambous...

Cela continue, la longueur d'une longue Epître. Mal en prend à l'auteur : ses électeurs de Perpignan rééditent en son honneur le charivari donné à Thiers, aux cris de : A bas le vendu ! Là aussi, la police doit intervenir.

Berryer inspirait au candidat des craintes plus sérieuses. S'il venait à Marseille, le préfet a ordre de conserver sous la main des gens sûrs, et de mettre la garnison sous les armes et la gendarmerie à cheval.

Thiers est réélu le 24 juillet. Le baron Cotta le félicite : Je vous fais mes félicitations de ce que vous avez été élu de nouveau, et je plains seulement que vos occupations me privent pendant la session de votre correspondance. Elle cesse, en effet : Thiers a d'autres chats à fouetter. Cotta mourra le 29 décembre 1832, à soixante-huit ans.

Le nouvel élu fut le candidat du ministère. Dès l'avènement de Casimir Périer, le 13 mars 1831, il s'est rallié à lui et lui a rallié tout ce qui pouvait l'être parmi les anciens ennemis de la Restauration. Après l'élection, il se brouille ostensiblement avec les gauchiers en déclarant à Laffitte qu'il n'est plus que son ami privé. Laffitte, le premier, l'engage, dans son intérêt, à ne plus revenir chez lui, mais lui en veut. Thiers, dont l'absence de rancune est un trait dominant du caractère, déclare à Blanqui : Je sais que M. Laffitte m'en veut ; on m'a calomnié auprès de lui : cependant dites-lui bien que je ne perdrai jamais le souvenir de ses bontés. Le temps que j'ai passé dans son château de Maisons à composer mon Histoire de la Révolution est le plus heureux de ma vie. En toutes circonstances, M. Laffitte peut compter sur ma reconnaissance et sur mon dévouement. Béranger estime qu'il ne lui en devait pas tant. Bientôt Laffitte, déchu de ses splendeurs, demandera maints services à Thiers remonté au pouvoir ; il le remercie en une fois d'une circulaire recommandant aux préfets deux brochures sur les lois morales, d'une place donnée à un de ses gens, d'un rapport sur un marché aux fourrages, et lui propose l'achat de deux couvents : affaire, prétend-il, fort avantageuse pour le domaine de la Couronne et la Ville de Paris.

A la Chambre, Thiers s'agrège à la petite cour qui escorte Casimir Périer. Il voltige autour du banc des ministres. A lui comme à Montalivet, à Barthe, à Guizot, à Rambuteau, à Dupin, le président du Conseil, son grand corps drapé dans une longue redingote grisâtre, les yeux aux aguets sous le bouquet de sourcils noirs d'où fulgurent des éclairs, imposant, le geste brusque, donne ses ordres : Suivez bien ceci, tenez-vous prêt, vous irez répondre pour moi à la tribune. Ce qui n'empêche que le jour où Mauguin appelle Thiers l'organe du gouvernement, M. Périer ne s'écrie rudement : Ça ! un organe du gouvernement ! M. Mauguin se moque de nous. Mouvement d'humeur, car bien des organes du gouvernement ne le soutiennent pas comme celui-ci, tout en défendant le cabinet précédent, avec une autorité sans cesse accrue.

En matière de finances où il est passé maître, il défend les contributions extraordinaires de 1831 ; son rapport sur le budget de 1832 est un chef-d'œuvre de clarté et de bon sens ; il résume la discussion générale, réfute les suggestions baroques de députés en mal d'économies, et rétablit ses chiffres que Berryer contestait. Si, dit-il, dogmatisant, mes honorables collègues savent la langue financière mieux que moi, je suis prêt à l'apprendre d'eux. Il oppose les faits aux systèmes, remarque que beaucoup d'idées qu'on présente comme des nouveautés ont déjà été appliquées depuis longtemps et repoussées comme mauvaises, et qu'il n'y a pas une Chambre qui, lorsqu'on lui présente une dépense, ne se laisse entraîner à la voter. Il fait magistralement le procès financier de la Restauration. Il préconise l'amortissement, dont le but n'est pas, comme on l'objecte, d'élever le prix de la rente au profit des porteurs, mais de libérer l'Etat de sa dette. Lors de la révision des pensions, il prouve que les annuler, même celles des émigrés, serait faire œuvre de réaction. On frapperait quelques vieillards qui meurent tous les jours. Le gouvernement, qui refuse l'annulation, s'honore en respectant tous les droits. En passant, cette formule d'une vérité éternelle : Saisir la fortune du contribuable est en France un art qui se perfectionne tous les ans.

En matière-militaire, il émet l'opinion qu'il soutiendra toute sa vie : l'armée vaut plus du double en qualité qu'en quantité, et il combat le général Lamarque qui demande l'organisation d'une garde nationale mobile.

En politique extérieure, il se montre partisan résolu de la paix. Alors Mauguin reproche au gouvernement de n'avoir rien fait en Pologne et d'avoir en Belgique reculé devant l'Angleterre. Thiers soutient la sagesse de cette conduite devant l'impossibilité de refaire la Pologne, l'intérêt d'assurer la neutralité de la Belgique, le danger d'attaquer le principe qui est à Rome et l'utilité de l'intervention en Italie. Il félicite le cabinet de résoudre les difficultés pendantes, sans guerre et par des négociations, de rompre de cette façon l'œuvre de Vienne, cette coalition qu'on craignait de voir se reformer contre nous. Il préconise hautement l'alliance anglaise ; la France et l'Angleterre ont un immense intérêt commun, celui d'une même civilisation. Il s'oppose à la réduction des traitements de nos agents diplomatiques et consulaires à l'étranger. Nos ambassadeurs touchent à leur fortune personnelle. Il répudie cette économie mal entendue. Sur ce point, il se fait battre.

A l'intérieur, il défend sans espoir de succès le principe de l'hérédité de la pairie. Casimir Périer en est partisan : on lui força la main pour le contraindre à en proposer la suppression. En vain Royer-Collard s'efforce de convaincre Odilon Barrot : Vous ne comprenez pas que la royauté a besoin pour vivre d'avoir autour d'elle une classe qui ait le même intérêt ou, si vous voulez, le même principe à défendre. Sachez-le bien, la république est au bout de votre système. Mais l'occasion est bonne pour s'expliquer sur les véritables conditions de la monarchie constitutionnelle. Thiers montre qu'il faut à la France la stabilité et le progrès ; si tout y est le produit de l'élection, le gouvernement ne sera jamais composé que suivant les passions du jour ; il faut donc une institution qui dépende non de l'élection, mais de la raison et de l'intérêt du pays. Elle constituerait un corps équilibrant, indépendant de la couronne et du pays. On verrait alors arriver à la Chambre toutes les grandeurs qu'on n'aurait pas placées à la Chambre des Pairs. Ainsi la monarchie représentative serait complète : elle aurait l'unité de la royauté, l'esprit de suite de l'aristocratie, la vie et l'énergie de la démocratie. Thiers, battu, ne cesse pas pour cela de vanter l'œuvre de la révolution de Juillet qui donna à la France la réalité du gouvernement représentatif, dont il attend pour le pays plus de dignité et le retour à son ancienne grandeur. Le ministère actuel, comme le précédent, reste fidèle à la révolution. Désormais, il faut perfectionner et non pas changer. A ce propos, le maréchal de Castellane, bienveillant par extraordinaire, note sur son Journal que le plus petit orateur de la Chambre montre un grand talent. Les extraits du Times suffisent à lui valoir l'approbation générale du bon sens anglais, mais la duchesse de Dino pense que plusieurs exemplaires de chacun de ses discours, donnant lç texte complet, en feront mieux apprécier l'esprit, le talent, le courage et la raison. Mon affection s'inquiète sous plusieurs rapports. Je vous suis avec anxiété dans votre route publique. Tout est difficile dans un pays comme le nôtre, et plus on est distingué, plus on est supérieur aux préjugés et aux passions, et plus on est entravé et exterminé.

Brusquement, le 16 mai 1832, le choléra emporte Casimir Périer. La situation, déjà grave, se complique d'autant. On vivait dans une atmosphère d'émeutes. Elles éclataient comme des orages à Lyon, à Grenoble, à Paris. La duchesse de Berry soulevait la Vendée. Après la session des Chambres, Thiers fatigué, est allé se reposer en Italie. Sa prédilection pour ce pays, où il voyagea une première fois sous la Restauration, s'affirme. Les distractions, la douceur de l'air le rétablissent. A la mort de Périer, on le rappelle. Il revient dans d'excellentes dispositions, nullement troublé par un charivari, marseillais cette fois, et fort éclairé par ses conversations avec les étrangers rencontrés à Rome.

Le roi paraît peu disposé à donner un nouveau chef au cabinet ; il est plutôt porté à mener son fiacre lui-même. Aujourd'hui, du moins, dit-il, on verra que c'est moi qui règne seul, tout seul. Et à ses députés : Il n'y a qu'une politique, la mienne. Il considère qu'un ministère n'est qu'un relais, aux chevaux parfois fringants et rétifs. D'où sa préférence pour les ministères faibles ou hétérogènes. En conseil, il lève le pouce et dit : Je suis le seul, vous êtes les quatre, et dans les affaires compliquées le seul qui sait ce qu'il veut battra toujours les quatre. Il propose des combinaisons impossibles pour les faire repousser et repousse lui-même tout ce qui est faisable, pour en arriver à ses fins. Peut-être pas faux, mais fin et rusé. Sire, je suis bien fin, dit Thiers. — Je le suis plus que vous, car je ne le dis pas. Il ne se résoudra jamais à être un roi constitutionnel.

Les intrigues commencent. Rémusat file à Londres demander à Talleyrand de prendre la présidence du Conseil. Le prince écrit à Thiers : On me croit bien niais, si on croit que j'ai le désir de m'en charger. Deux jours d'insurrection, les 5 et 6 juin, à l'occasion des funérailles du général Lamarque, donnent à réfléchir à Louis-Philippe. Thiers, avec Mignet et quelques amis, dîne, le 5, au Rocher de Cancale, à cinquante pas du camp où les républicains se fortifient. Le soir, il semble présider aux préparatifs de défense à l'Etat-Major de la Garde nationale, accompagné de Béranger, Madier de Montjau et autres ; il fait distribuer des cartouches. Il convoque les députés. Il conseille au roi de décréter l'état de siège et, par crainte des faiblesses du jury, de déférer aux conseils de guerre les faits insurrectionnels. Carrel, compromis dans l'insurrection, obligé de se cacher, se réfugie chez Chambolle. Thiers l'apprend, lui fait dire par Paulin qu'il ne court aucun risque, et l'engage à ne pas quitter sa retraite pendant quelques jours. Mon cher Thiers, répond Carrel, j'ai su toutes les marques d intérêt que vous voulez bien me donner. On m'a fait vos offres que je ne puis accepter et dont je vous remercie tendrement. Ma résolution est de me constituer prisonnier aussitôt que j'aurai la certitude qu'on veut laisser quelque publicité aux débats. Je ne crains rien, rien absolument, quoi qu'il puisse arriver. La chose du monde qui me désolerait le plus, ce serait qu'on pût dire que j'ai compromis de braves gens et me suis tenu à part. Je veux être lavé de cette imputation infâme insinuée par quelques feuilles très méprisables. On m'a dit que vous étiez une des deux personnes qui aviez décidé la mise en état de siège et je vous jure que j'en suis affligé pour vous. Puissions-nous nous retrouver dans de meilleurs temps. Thiers reste affectueux dans sa réponse. Il rappelle que les liens qui les ont unis seront toujours indépendants de la guerre des partis, et se déclare prêt à l'aider de toutes ses forces pour le tirer d'affaire. Les conseils que j'ai donnés sont autres que ceux qu'on m'attribue. J'ai conseillé l'état de siège dès le premier moment ; j'aurais voulu qu'il fût adopté plus tôt et qu'il pût finir plus tôt. J'aurais regardé comme une lâcheté de le prononcer contre la chouannerie et non contre la république... Je vous garde les mêmes sentiments. Mais Carrel ne veut rien devoir à cette amicale générosité et, puisque l'on connaît son asile, il préfère en changer. Il va se cacher chez Taschereau.

Dupin, convalescent à sa campagne de Taffigny, Dupin dont Béranger disait : Je suis las de chercher à saisir aux cheveux un homme qui n'a qu'un faux toupet, et que Talleyrand appelle le représentant du mauvais ton de la France, envoie à Thiers ses réflexions sur la mésaventure de Lafayette, que des insurgés voulurent jeter à la Seine après l'avoir acclamé. Lafayette traîné en fiacre et en triomphe par les mêmes hommes qui ont ensuite égorgé la garde nationale ! Qu'en dirait son cheval blanc si la pauvre bête pouvait prendre la parole pour un fait personnel ?

Le roi comprend la nécessité d'un gouvernement, mais retombe dans les intrigues à n'en plus finir. Vingt combinaisons s'échafaudent, plus absurdes les unes que les autres, petits intérêts, petits amours-propres qui aigrissent les esprits, véritable gâchis où on s'empêtre. Prendra-t-on ou ne prendra-t-on pas les doctrinaires ? Et Dupin qui veut être chef absolu ? Thiers finit par demander à Thomas, — simple velléité, — s'il ne ferait pas bien de changer de position. De plus en plus, il tient les fils. Il s'entretient longuement avec le roi qui, dans la confusion générale, espère bien rester le maître, et s'en vante. Casimir Périer, je le menais !Alors, Sire, réplique Thiers, il vous faut des ministres assez spirituels pour que le public puisse les croire responsables. Il lui reproche son attitude : Si votre Majesté avait changé de ministère à la mort de M. Périer, Elle aurait pu réunir à la fois toutes les puissances parlementaires.

Les portefeuilles voltigent de main en main. Sitôt une combinaison arrêtée, elle se défait. Thiers se terre à la campagne, à Thun, chez les Dosne, prêt à accourir au premier signal du fidèle Mignet, resté à Paris pour veiller au grain. Enfin le roi se décide, ou plutôt se résigne, et forme son ministère le 11 octobre, sous la présidence de Soult, avec le duc de Broglie, Guizot et Thiers, Casimir Périer en trois personnes. Le jour même, Thiers prévient Talleyrand ; les résolutions du roi, convaincu qu'un système de modération au dedans et au dehors peut seul assurer le repos de la France et de l'Europe, ne lui suffisent pas ; il escompte l'aide capitale de l'ambassadeur à Londres pour résoudre la question d'Anvers dont tout dépend. Le lendemain, il s'adresse à Bugeaud, lui demande son appui, proteste qu'il est entré au ministère la mort dans l'âme et uniquement par devoir, car le fardeau est énorme. Bugeaud promet son appui à condition que le gouvernement diminue l'impôt sur le sel, termine la question belge et redouble d'activité contre la chouannerie. Thiers lui confie un secret d'Etat : le gouvernement est décidé à entrer en Belgique. Il ajoute : Quant à la Vendée, je voudrais tenir la duchesse ; je n'ai pas l'espoir et la prétention de détruire les bandes en un mois.

Le 11 octobre, à 4 heures, les nouveaux ministres se rendent chez le roi. Personne n'est en uniforme, et Louis-Philippe s'en excuse pour sa part. Il s'assied. Debout derrière lui, le garde des Sceaux lit la formule du serment. Au lieu d'attendre que la main de chacun des ministres se lève au prononcer de la phrase fatidique Je le jure ! il la leur prend avec force témoignages d'affection, et les embrasse. A Thiers il dit : C'est pour la première fois, j'espère que ce sera pour longtemps ! Après quoi le maréchal Soult conduit ses collaborateurs aux petits appartements de l'entresol rendre la visite de corps réglementaire à la famille royale, où il y eut le matin même de chaudes discussions. Tout le monde fait bonne figure, et Thiers admire combien la comédie est bien jouée.