THIERS — 1797-1877

 

VIII. — LA POLITIQUE ET LE NATIONAL.

 

 

La génération de Thiers et de Mignet sentait un violent désir de renouveler tout le fonds des doctrines philosophiques, littéraires et politiques sur lequel avait vécu la génération de la Révolution et de l'Empire : infiniment plus intellectuelle que ce qui survivait de celle-ci, elle prétendait joindre la théorie à la pratique ; elle méprisait, comme surannées, autant les doctrines démocratiques que les anachronismes ramenés de l'émigration : pleine d'une orgueilleuse confiance en elle-même, elle dégageait la poursuite de la liberté de toute compromission bonapartiste et de l'ancienne confiance dans l'armée. C'est parce qu'elle ne satisfaisait pas à ces aspirations que la Charbonnerie est morte à la fin de 1822, beaucoup plus que par épuisement de la veine révolutionnaire ou résignation au régime. Jamais, au contraire, la jeunesse des professeurs, des étudiants, des mondains n'a été plus ardente à l'opposition ; les manifestations aux enterrements du général Foy, de La Rochefoucauld, de Manuel, dans les théâtres et au quartier latin, le montreront ; mais écartée des fonctions d'éligibilité, elle ne veut pourtant pas de complots et d'action directe, elle prépare une action plus profonde ; elle atteint le régime plus sûrement en s'attaquant au système d'idées sur lequel il repose.

La correspondance de Thiers et de Mignet à cette époque confirme pleinement ce raccourci tracé par M. Pouthas. Le 23 octobre 1823, Mignet insiste auprès de Séverin Benoît pour qu'il décide Rouchon à venir à Paris, et assaisonne son texte d'arguments caractéristiques : Dis-lui que c'est le moment de préparer la terre et de l'ensemencer, que tout est détruit, et la Révolution et l'Empire et les partis créés depuis la Restauration, qu'on va faire suivant les apparences de vastes tentatives qui nous condamneront à l'inaction et à la pensée, que jusqu'ici on a vécu du passé en idées comme en conduite, que les provisions sont épuisées, que pendant la halte du siècle et de la civilisation on va les refaire, qu'il faut qu'il y aide, et qu'il ne soit pas étranger au mouvement, au travail et aux fondations véritables du dix-neuvième siècle. Que diable ! Il faut qu'il se donne un peu de courage, et encore un coup qu'une des plus jeunes et des plus fortes têtes de la génération chargée de l'œuvre ne reste pas oisive et songe aux siens et à elle ! On reste surpris du peu que Rouchon réalisera des grandes espérances que ses amis fondaient sur lui.

Le 13 novembre 1824, c'est au tour de Thiers à donner des nouvelles au même Séverin Benoît : Je me porte bien, poussant ma Révolution par derrière et prêchant depuis trois ans que le côté gauche n'a pas le sens commun, qu'il est aussi gobe-mouche que les émigrés, et qu'il faut peut-être cinquante ans pour refaire un esprit public éclairé, indigné et tout-puissant. La philosophie, les sciences et l'industrie nous rendront seules nos convictions et nos forces ; mais elles n'agissent qu'avec le temps. Les petits travailleurs d'émeutes sont des brouillons, des niais, et pour la plupart des hommes pourris dans trois ou quatre régimes, et qui veulent à toute force que ça finisse, parce qu'ils sont vieux et qu'ils veulent encore être préfets avant de mourir. La jeunesse seule espère et regarde l'avenir, parce qu'elle a des années pour l'atteindre. Tout ceci, on commence à le croire, et beaucoup de gens qui me riaient au nez en conviennent aujourd'hui.

Ces jeunes gens voient singulièrement clair en eux et autour d'eux. Ils mènent avec une incroyable sûreté la même campagne, parallèlement, l'un au Constitutionnel, et l'autre au Courrier français. Le premier, Thiers lance le cri de guerre : Vive la Charte ! qui résume tout un programme d'action. Ils vont droit à leur but, et l'atteindront. Qu'en sait le gouvernement de la Restauration ? L'aveuglement de ceux qui sont marqués par le Destin a quelque chose de comique et de tragique tout à la fois. En septembre 1823, Thiers sollicite un passeport. Comme lorsqu'il en demanda un pour aller en Suisse et aux Pyrénées, ses motifs sont l'agrément et l'instruction qu'il compte en retirer. Cette fois, il veut aller en Suisse et en Allemagne : Bâle, Zurich, Schaffouse, Constance, Stuttgart, et retour par Cologne, Francfort et Bruxelles. Quant aux pièces à produire, il a eu le malheur de perdre le passeport obtenu l'année précédente pour aller voir sa mère à Aix, et il ne sait ce qu'il a fait de son diplôme d'avocat. La police se demande ce que peut bien manigancer cet avocat qui n'exerce pas sa profession ?

Après enquête, le commissaire découvre cette chose stupéfiante, au moins pour nous, qu'il est associé avec deux autres jeunes gens pour faire la commission en librairie, et qu'il a fait dans le temps ce même commerce avec un employé chassé des jeux pour bassesse, lequel avait une boutique passage Feydeau ! Ses opinions politiques sont exaltées. Il a écrit quelques articles au Constitutionnel. Il s'est lié avec le fameux Claveau, avocat à la Cour royale. Il est reçu par Voyer d'Argenson : ce dernier, enrôlé à son corps défendant parmi les préfets de l'Empire, destitué pour son esprit d'indépendance après qu'il n'eut pas hésité à se compromettre afin de sauver des fureurs impériales son ami le comte de Montrond, s'est depuis la Restauration enfoncé dans le libéralisme, et naguère encore figurait parmi les membres de la Haute Vente. Or, Voyer d'Argenson vient d'obtenir un passeport pour la Suisse : ces voyages ne se rattachent-ils pas aux réunions suspectes tenues dans les châteaux d'Aremberg, d'Engeneberg, et autres ? Si Thiers alla à Constance, ce ne fut certainement pas pour présenter ses hommages à la reine Hortense. Mais s'il alla à Stuttgart, il profita sûrement de l'occasion pour faire personnellement la connaissance du baron Cotta.

Au retour, Guizot le comprend dans une combinaison dont il est l'initiateur. Guizot, d'une dizaine d'années plus âgé que les jeunes gens dont il s'entoure, a sur eux l'autorité acquise de l'âge ; en même temps, il n'en est pas assez éloigné pour ne pas comprendre leurs aspirations. Il songe à les grouper en une sorte de Société des Sciences morales et politiques, qui seconderait le mouvement de cette génération vers les idées nouvelles en philosophie, en droit public, et en histoire de la littérature. La Société distribuerait des prix, aiderait à l'impression de quelques bons ouvrages ou de quelques bonnes traductions, fort à la mode en ce moment. Elle s'aboucherait avec des correspondants répartie dans les divers départements. Elle servirait de point de contacta de lien, de point d'appui aux partisans isolés, mais de jour en jour plus nombreux, des opinions plus larges et deviendrait un centre de libéralisme. On constituerait plusieurs commissions et l'on commence par créer un Comité littéraire présidé par le baron de Barante, et comprenant Pierre Lebrun, A. Thiers, Charles de Rémusat et Trognon.

Guizot, Barante et Rémusat songent encore à créer un journal, chose aisée, et à s'en emparer, ce qui l'est moins parce qu'ils n'ont pas la majorité. Albert Stapfer conte l'histoire à J.-J. Ampère : Voyant qu'à eux seuls l'entreprise n'était pas tentable, ils proposent à Cousin de s'adjoindre à eux comme copropriétaire et corédacteur. Il accepte, et à la première réunion de tous les membres de la Société, Guizot glisse l'affaire à mots couverts, croyant l'emporter par surprise. Mais Thiers était là qui ne se laisse pas jeter de poudre aux yeux ; il fait sentir l'inconvenance de la proposition, et, après une discussion orageuse, suivie d'une autre plus orageuse encore, le journal va aux diables ! Cousin ne dit mot les deux fois, et en sortant, le jour où tout est rompu, il prend la main de Thiers, se récriant sur la fausseté de ces doctrinaires dans laquelle il avait trempé, et sur le plaisir qu'il éprouvait à être délivré d'une tyrannie qu'il eût partagée de bonne grâce. Guizot essaie de reprendre son projet à la Société de la Morale chrétienne, sans plus de succès. Le Globe le réalisera dans une certaine mesure.

En fait, les libéraux sont bien plus forts qu'ils ne le croient. Le baron de Barante s'en rend compte lorsqu'en novembre 1825 plus de cent mille personnes suivent le convoi du général Foy depuis la rue d'Antin jusqu'au Père-Lachaise. Les jeunes gens, vêtus de deuil, portent à bras le cercueil que l'on voit de loin onduler sur un océan de têtes. Delphine Gay compose un poème d'un beau souffle qui sera gravé sur la tombe du général. Aux obsèques du duc de La Rochefoucauld-Liancourt, l'homme de bien dont Thiers fut pour très peu de temps le secrétaire et avec lequel il conserva toujours les meilleures relations, il y a bagarre avec la police, et scandale, lorsque les jeunes gens veulent porter à bras le cercueil qui tombe, et se brise.

Pour Manuel, qui meurt en août 1827, Thiers et Mignet organisent les funérailles. Depuis son échec électoral, Manuel vit retiré à Maisons, où Laffitte lui offrait un asile. Lorsqu'il tombe gravement malade, Thiers, Mignet, Béranger, Tissot et Laffitte ne quittent pas son chevet. En remerciant Mlle Godefroid qui, de sa part et de celle du baron Gérard, témoignait à Thiers leur sympathie commune, ce dernier rappelle tout ce qu'il devait à Manuel : Malgré qu'il eût cinquante ans, je crois que notre amitié était aussi grande qu'entre deux hommes du même âge. Je vivais avec lui. J'ai assisté à sa maladie, qui a été courte, mais cruelle. Il a souffert horriblement.

Béranger acheta le lit de crin sur lequel Manuel couchait, et un tapis. Un jour, chez le chansonnier, Thiers lui dit : Tiens ! Voilà un tapis qui a appartenu à Manuel. — Comment le reconnaissez-vous ?J'ai tant de fois baissé les yeux sur lui quand Manuel me grondait !

Les obsèques ont lieu le 25 août. La foule s'y presse, plus dense encore qu'à celles du général Foy. Elle dételle les chevaux et traîne le char jusqu'au cimetière. Un ordre écrit du préfet de Police enjoint de placer le cercueil sur un corbillard attelé de chevaux ; il faut s'y conformer. Le cercueil est enlevé et porté à bras une fois parvenu à l'entrée du cimetière. Là, une double haie de gendarmes borde la voie. Laffitte, Lafayette, Béranger, de Schonen, conseiller à la Cour royale, prononcent des discours.

Il est singulier que le Constitutionnel refuse l'insertion d'un article de Thiers sur Manuel. Mignet, lui, publie une brochure : Relation historique des funérailles de M. Manuel, ancien député de la Vendée ; elle est signée du nom de la fameuse société : Aide-toi, le Ciel t'aidera, et éditée par la Société, en réalité par Sautelet. Le parquet poursuit auteur et éditeur. Laffitte et Lafayette sollicitent l'honneur d'être compris dans les poursuites, honneur que Béranger souhaite partager. Il demande en grâce à être nommé comme un des auteurs. On lui refuse cette grâce. Les avocats, et même de Schonen et Laffitte, ont prétendu que, déjà repris de justice, je donnerais une mauvaise couleur à cette affaire. Sans être convaincu de cela, j'ai été obligé de céder, et je crains maintenant que Mignet ne se trouve seul en cause. De Schonen, bien qu'à ce moment président de la Chambre des vacations, se présente par ministère d'avoué pour figurer aux côtés de Lafayette et de Laffitte. Les débats sont interdits, et tous les prévenus acquittés.

Désormais, la police ne perd pas de l'œil le sieur Thiers. Au mois d'avril 1826, une Vie de David paraît sous les initiales A. TH. C'est une apologie pour ce régicide. Le gouvernement s'émeut. Corbière, ministre de l'Intérieur, demande au préfet de Police un rapport sur l'auteur, évidemment Adolphe Thiers, et rédige le sien, que parcourt une sainte indignation : il serait difficile de lire un ouvrage aussi révoltant, l'auteur rapporte textuellement, et sans la plus légère expression de blâme, les exécrables discours prononcés par son héros à la Convention ; il note les applaudissements et les mouvements des tribunes ; il observe simplement que David se faisait des illusions sur Marat et sur Robespierre, croyant retrouver Phocion dans l'un et Socrate dans l'autre ; il est vrai que plus tard il les compare à Fabricius et à Caïus Marius ; il reproduit sans s'indigner ces atroces harangues, seule manière aujourd'hui de se rendre complice de pareilles infamies. En conclusion, Thiers partage absolument la manière de voir de David.

Le lendemain, Corbière signale à son collègue des Affaires Étrangères que, dans cette Vie de David, Thiers mentionne une négociation qui aurait eu lieu pour engager David à se fixer à Berlin en 1816, au moment de son bannissement. Le fait est d'ailleurs exact. Humboldt, lorsqu'on reçut la nouvelle de la mort de David, raconta l'histoire devant Gérard et devant Gros chez la duchesse d'Abrantès. Il la savait d'autant mieux que c'est lui que le roi de Prusse avait chargé de la négociation. Il ne s'agissait donc pas d'une imposture publiée par la famille de David, comme l'imaginait Corbière.

L'affaire ne va pas plus loin : la brochure n'est pas de Thiers. Les initiales A. TH. désignent Aimé Thomé, neveu de Thibaudeau.

En novembre 1827, Villèle prononce la dissolution de la Chambre, nomme une importante fournée de pairs, et supprime la censure récemment rétablie. On procède aux élections dans une atmosphère de fièvre. Elles se font sur ce seul mot d'ordre : Renverser le ministère. En novembre, au milieu de toute cette agitation, Thiers redemande un passeport pour se rendre à Aix en Provence. Le préfet de Police prescrit à celui des Bouches-du-Rhône de surveiller de très près cet individu. Le 8 janvier 1828, le comte de Villeneuve-Bargemont signale que le sieur Thiers n'a pas borné son voyage -à Aix, que de là il est venu passer trois jours à Marseille où il a reçu la visite de Borély, vice-président du tribunal civil, de Thomas, avocat et candidat constitutionnel aux dernières élections, et de quelques autres membres du barreau, tous connus pour l'exaltation de leurs principes politiques. Comme rien n'indique que le sieur Thiers soit venu à Marseille pour affaires personnelles, son but fut évidemment de se renseigner sur l'état d'esprit et les opinions de la population. Il est reparti d'Aix le 2 janvier par la diligence d'Avignon où il comptait prendre la malle-poste pour Paris. Le rapport du sous-préfet indique que sa conduite ne donne lieu à aucune observation particulière : il se borne à fréquenter des personnes de son opinion, et d'anciens amis.

A son retour à Paris, il trouve une énormité d'affaires négligées, et une quantité d'événements nouveaux à connaître. Dès qu'il s'est remis en selle, c'est-à-dire dès qu'il a déblayé les affaires et s'est mis au courant des événements, il continue avec Rouchon la conversation commencée à Aix. Le ministère est changé, il serait bien long de te dire comment. Je vais t'écrire quelques mots que tu pourras communiquer aux amis. Le roi avait donné un blanc-seing à M. de Villèle pour composer le ministère ; celui-ci a frappé à toutes les portes, et même à celles des libéraux. Il est allé jusqu'à proposer directement les finances à M. Laffitte ; n'ayant su réussir, car le blanc-seing expirait le 3 janvier, il est allé chez le roi et a demandé sa démission. Il a été forcé d'employer la plus grande insistance pour obtenir son renvoi. Le ministère nouveau est tout de doublures ; il ne peut pas tenir. MM. Portalis et Roy sont entrés sous conditions ; déjà leurs conditions sont inaccomplies. On n'est pas d'accord sur les jésuites. Quatre ministres veulent une mesure de rigueur, quatre veulent le silence. De toutes parts, on refuse les emplois offerts par le ministère. Chaque soir il y a un triomphe pour celui qui fait le refus du jour. C'était hier le tour de Villemain pour avoir refusé la direction générale des Beaux-Arts et de la Librairie. Sa conversation avec M. de Martignac a été charmante. La mode est donc de refuser aux nouveaux ministres. Ils sont désespérés. On ne croit pas même possible qu'ils ouvrent la session. La nouvelle composition sera probablement de couleur Royer-Collard. On dit ceci : quelle est la couleur du ministère ? Et on répond : il est caca-dauphin. Tu sais ou tu ne sais pas que c'est une couleur autrefois fameuse. Voilà nos Parisiens.

Le ministère Martignac vit plus longtemps que Thiers le prévoyait. Il donne des garanties à la gauche ; il sévit contre les jésuites dans deux ordonnances du 16 juin. Le 29, Thiers confie à Mignet, qui à son tour se rend en Provence, une lettre pour Séverin Benoît : Mignet te dira ce que nous faisons ici. Nous travaillons, nous regardons marcher le monde, et nous vieillissons à vue d'œil. Tu seras étonné, quand tu me verras, des progrès qu'ont faits mes cheveux blancs. A quarante ans, je serai blanc comme neige, et je pourrai dire comme Louis XVIII : Allez dire que vous avez vu un bon vieillard. La vie littéraire offre peu d'accidents, et la vie politique pas davantage dans l'état actuel des choses. Il faut travailler et attendre.

Souffrant, fatigué, Thiers part précipitamment pour Aix en Savoie. Il s'y repose un peu, et ce calme séjour lui fait du bien. De là, il se rend à Zurich et rentre par Bâle, sans avoir poussé jusqu'à Stuttgart comme il en avait envie ; mais la longueur du trajet l'a effrayé ; il se contente de donner de ses nouvelles par lettre à Cotta, qu'il charge de ses hommages pour Mme de Cotta. Au retour il trouve encore une infinité d'affaires en retard.

Les libéraux sont incertains sur la conduite à tenir. Ils ont autant de chances que les jésuites pour arriver au pouvoir. Le roi, dans une cruelle perplexité, ne voit pas où il en est. Si les libéraux arrivent, ce que je crois, ils resteront peu. Le vent ultra nous amènera un orage, mais le dernier. Cette dernière prophétie est bonne. Mais contrairement à ce que l'on pouvait prévoir, le Courrier, au lieu de soutenir le ministère Martignac, prend à tâche d'empêcher tout rapprochement entre lui et le parti libéral. Le Constitutionnel suit le mouvement. Cauchois-Lemaire dévoile les intentions du parti libéral extrême dans une brochure : Sur la crise actuelle. Lettre à S.A.R. monseigneur le duc d'Orléans. Il écrit carrément : Allons, prince, un peu de courage : il reste dans notre monarchie une belle place à prendre, la place qu'occuperait Lafayette dans une république, celle de premier citoyen de France. Votre principauté n'est qu'un chétif canonicat auprès de cette royauté morale. Les libéraux se montrent fort contrariés de cette, publication. Lafayette regrette ostensiblement une plaisanterie qui ne mène à rien. Si : elle mène son auteur en prison pour quinze mois, avec l'agrément supplémentaire de deux mille francs d'amende.

Au mois d'octobre 1828, c'est au tour de Béranger d'avoir encore une fois affaire au commissaire de police. Béranger a été un père pour nous, dit Thiers, parlant pour soi et pour Mignet. A l'encontre des actionnaires du Constitutionnel qui veulent abandonner le chansonnier, il combat vigoureusement pour sa cause, et, malgré la décision prise, réussit à faire insérer un article qui plaide en sa faveur.

Aux réunions qui se tiennent chez Guizot, on parle toujours politique, mais sur un autre ton que précédemment. Les mêmes habitués, Barante, Rémusat, Duchâtel, Dubois, Vitet, Damiron, Lherminier et Thiers entrent comme des conspirateurs. Cuvillier-Fleury, le futur précepteur du duc d'Aumale, introduit dans ce milieu, remarque la façon dont les assistants s'approchent les uns des autres, se regardent, se glissent presque à l'oreille un mot des affaires courantes, puis se retirent doucement.

Chez Lafayette, on a la conviction que le côté gauche est dupe de la politesse de Martignac. Le général Thiers convient qu'il n'y a que mensonge à peu près dans notre politique ; c'est à qui se trompera avec plus de finesse et de succès, mais en réalité toutes ces ruses ne font qu'ajourner les affaires définitives. Elles paraissent si lointaines que Thiers se replonge dans son projet d'Histoire générale, déjà médité à Aix concurremment avec l'ouvrage de philosophie dont il se bornera à publier le plan. Il étudie Laplace, Lagrange, plume en main. Il s'éprend des hauts calculs et en effectue lui-même. Il trace des méridiens à sa fenêtre. Il arrive le soir, chez ses amis, en récitant d'un accent pénétré cette noble et simple parole du Système du monde : Conservons, augmentons avec soin le dépôt de ces hautes connaissances, les délices des êtres pensants.

Le capitaine Laplace préparait son grand voyage de circumnavigation. Thiers songe à l'accompagner. Il communique son intention à M. de Bourqueney, qui en parle au ministre de la Marine, Hyde de Neuville. Le ministre accepte de voir Thiers, et lui propose le poste de rédacteur du voyage. Thiers ne demande pas d'appointements, et simplement le passage. Il fait ses préparatifs, dit adieu à ses amis, quand, le 6 août 1829, le ministère Martignac tombe ; ou plus exactement Charles X le renvoie. Il s'agit bien, maintenant, d'aller faire le tour du monde ! Restez et combattons, lui disent ses amis. Il reste, il combat, et quelques années après, devenu ministre de l'Intérieur, il recevra le capitaine Laplace, à son retour d'expédition.

Au mois de septembre, Thiers et Mignet s'efforcent, sans y réussir, de faire accepter Guizot par leurs amis pour remplacer le député d'Arles décédé. Thiers est désormais plus politique qu'homme de lettres, remarque le docteur Véron, se basant sur ce que, lui ayant demandé pour la Revue de Paris un sujet de concours en vue d'un prix de deux mille francs qu'elle a fondé, Thiers propose : Quelle a été l'influence du gouvernement représentatif depuis quinze années en France, sur notre littérature et sur nos mœurs ? Philarète Chasles décroche la timbale jusqu'à concurrence de quinze cents francs, et Edouard Ternaux récolte les cinq cents qui restent.

Charles X, sans s'en douter, fait la partie belle au journaliste : il éloigne les Chambres pour éviter pendant quelques mois à son ministère un tête-à-tête embarrassant. Il ne s'aperçoit pas qu'ainsi les journaux prendront fatalement la direction de l'opinion. Or Thiers, sans grande action sur les députés, est devenu un des journalistes les plus habiles et les plus réputés : il va tenir le bâton de chef d'orchestre et battre la mesure qui rythmera les voix de la presse.

Son idée, l'idée apportée à Paris huit ans plus tôt, ne fut jamais plus nette, ni le programme qui en découle plus précis. La lutte contre la royauté devient entre ses mains une défensive légale. Son cri de Vive la Charte ! la définit. A ses yeux, la meilleure forme de gouvernement réside dans une royauté représentative, avec un roi inviolable, des ministres responsables, deux Chambres, l'une héréditaire, l'autre élective, et le système administratif et financier légué par la Révolution et l'Empire. Ici, une nouvelle formule : Le roi règne et ne gouverne pas. Or la branche aînée des Bourbons, au pouvoir, est incompatible avec le gouvernement représentatif. La révolution de 1688 en Angleterre indique la solution qui prévaudra : un simple changement de personnes. Puisque, dit Thiers, il ne manque au régime constitutionnel qu'un roi qui s'y résigne, gardons le régime, et changeons le roi. Il s'affirme donc gouvernemental et antidynastique.

A Rochecotte où il soigne une esquinancie et décide de passer l'hiver, Talleyrand écoute impassiblement Thiers dérouler ses conjectures. On ne peut discerner à son attitude s'il l'approuve ou le blâme. Il l'arrête lorsqu'il juge nécessaire de souligner la réserve que lui impose sa situation. Mais, diplomatiquement, il laisse peu à peu deviner qu'il a irrévocablement prononcé l'arrêt qui condamne la branche aînée. Il déclare sentencieusement : En 1814, les Bourbons étaient nécessaires à la pacification de l'Europe. Aujourd'hui leur éloignement est nécessaire à la pacification de la France. Chateaubriand réplique : Oui, sans doute, les Bourbons tomberont, ils font bien tout ce qu'il faut pour cela : mais alors je quitte la France avec eux. Royer-Collard craint ce que Thiers désire : Vous les attaquez bien vivement, lui dit-il, vous jouez bien la partie... Cela me fait peine, mais que puis-je ? La raison est de votre côté. Bientôt il dira à Talleyrand : Je m'en vais : M. le duc d'Orléans et M. Thiers vont arriver : cela ne me regarde pas.

Si les Bourbons, explique Thiers, avaient persisté dans le système Martignac, ils auraient pu s'en tirer avec des améliorations lentes et progressives ; mais leur incorrigibilité a prévalu. Ils se sont jetés dans le système Polignac : c'est le commencement des excès. Il y aura des procès, des condamnations, du sang versé, des coups de fusil, car il faut tout cela pour révolter la nation, et Charles X s'en ira par la même route que Jacques II. C'est peut-être la Chambre des Pairs elle-même qui prononcera sa déchéance, si elle entend bien son rôle d'aristocratie. Quand ?... Je l'ignore. — Il faut écrire cette prophétie, dit un auditeur en riant. Nous la ferons sceller sous une pierre du Château, et nous verrons si elle se réalise.

Thiers écrit un grand article politique : le Constitutionnel en refuse l'insertion. L'auteur cherche à persuader le conseil d'administration de la nécessité d'adopter une politique plus radicale : en dépit de ses efforts, soutenus par Etienne et Evariste Dumoulin, il n'y parvient pas. Un journal où il ait ses coudées franches lui devient indispensable, un journal de nuance plus vive que le Constitutionnel et que le Courrier français où écrit Mignet. Ses amis en jugent de même. Depuis un an, Armand Carrel y songe ; il en parle au jeune libraire Sautelet, qui va aux Frères Provençaux, où Thiers dîne habituellement, s'en entretenir avec lui. Sautelet s'occupe de réunir les fonds. Il sera le gérant du nouveau journal. Titre : le National. Le fonds social est constitué par quinze parts de vingt-cinq mille francs chacune, dont douze versées tout de suite, et trois réservées à titre de privilège spécial pour les trois directeurs : Thiers, Mignet, Carrel. Suivant son ancienne promesse, Thiers a proposé à Rémusat d'entrer au nouveau journal sur le même pied que lui. Rémusat est trop engagé avec le Globe pour accepter. On songe à réunir les deux entreprises : des divergences de principes trop accentuées, notamment en économie politique, ne le permettent pas, mais on décide de naviguer de conserve, sans se nuire. Thiers aura la direction exclusive du National la première année, Mignet la deuxième, Carrel la troisième. Tous trois se complètent : le premier a l'initiative, la verve, l'audace, l'éclat ; le deuxième la dialectique calme, serrée, la délicatesse et l'élégante pureté de la forme ; le troisième a la rudesse et la brutalité de l'argumentation.

La plupart des souscripteurs sont des libraires, amis de Sautelet et de son associé Paulin : Lecointe et Duret, Hébert, beau-frère de Lecointe, Jules Renouard, Hingray qui passe pour républicain. Chambolle, l'honnête Chambolle comme disait Thiers, à vingt-cinq ans, fraîchement marié et père de famille, vient, en libéral scrupuleux et désintéressé, de refuser un poste au ministère du Commerce ; il réunit toutes ses ressources pour former le capital nécessaire à l'achat d'une action. Albert Stapfer en souscrit une autre, Laffitte la moitié d'une, et le baron Cotta de Cottendorff l'autre moitié.

A Rochecotte où sont venus en visite Sébastiani, le duc de Broglie, Villemain, Bertin de Vaux et Molé, Thiers s'attarde auprès du prince de Talleyrand. Il y a rencontré le baron Louis. La santé du prince ne fait pas, à coup sûr, l'unique objet de leurs entretiens. Les amis de Thiers le pressent de revenir à Paris. Il donne son adhésion à la combinaison projetée sous la condition que le journal sera monarchique et antidynastique en politique, et classique en littérature ; il se réserve le droit, en sa qualité de directeur, de revoir tous les articles.

Le secret absolu n'est pas possible en pareil cas. Les journaux ultras ont vent qu'il se trame quelque chose, et leur imagination trotte. Ils impriment que Talleyrand conspire avec Laffitte ; la fondation du National sera le premier acte de la conspiration ; et puisque Thiers voyage de Rochecotte à Paris, c'est qu'indubitablement il sert d'agent de liaison entre les deux compères. D'aucuns prétendent que ce n'est pas Talleyrand, mais bien le duc d'Orléans qui subventionne le journal. Chateaubriand précise que Talleyrand n'y a pas contribué pour un sou, et n'a versé au fonds commun que sa part de trahison et de corruption. En décembre, Thiers doit faire un voyage à Strasbourg, d'où, le 13, il annonce à Cotta qu'il compte pousser jusqu'à Stuttgart, sans doute pour décider le baron à s'intéresser au National. Il y réussit dans la mesure d'une demi-action.

Le nouveau journal s'installe dans un magnifique local aux salons élégants, en plein centre, au coin de la rue Neuve-Saint-Marc et de la place des Italiens. Le premier numéro paraît le 3 janvier 1830. L'article-programme est, naturellement, de Thiers, qui demande un satisfecit à... Chateaubriand : Monsieur, ne sachant si le service d'un journal qui débute sera exactement fait, je vous adresse le premier numéro du National. Tous mes collaborateurs s'unissent à moi pour vouloir bien vous considérer, non comme souscripteur, mais comme notre lecteur bénévole. Si, dans ce premier article, objet de grand souci pour moi, j'ai réussi à exprimer des opinions que vous approuviez, je serai rassuré et certain de me trouver dans une bonne voie. Recevez, Monsieur, mes hommages.

Le 10, Stendhal confie à son ami Sutton-Sharpe les renseignements qu'il possède, plus ou moins exacts : La note amusante : MM. Thiers, Mignet, Stapfer, traducteur de Gœthe, et Carrel, officier, ont fondé le National, jusqu'ici assez plat. Ils y mettent leur petit avoir, et M. de Talleyrand, le reste. Les beaux yeux de Mme de Dino inspirent M. Thiers. Elle est plus amoureuse que jamais de M. Piscatori.

En fait, le National marche beaucoup mieux et vaut plus que les pronostics de Stendhal tendent à le laisser supposer. Thiers en donne l'assurance à Séverin Benoît. Je t'écris du bureau même du National, profitant d'un instant saisi à la dérobée. Imagine que je n'ai pas un moment pour vaquer aux soins les plus indispensables ; c'est une besogne d'enfer que je me suis mise sur les bras. Mais jusqu'ici tout me fait espérer le succès. Les abonnés arrivent en grand nombre, et l'effet dans Paris est extrêmement grand. De tous côtés on nous dit que jamais journal n'a été fait comme le nôtre. Et comme toujours lorsqu'il écrit aux amis de jeunesse demeurés à Aix, il glisse aux confidences : Je me suis laissé entraîner dans cette singulière entreprise par un concours bizarre de circonstances qu'il serait trop long de te conter, mais qui m'ont fait une cruelle violence. Je ne puis pas dire avec quel regret j'ai vu s'échapper mes mathématiques, mon histoire universelle, mes tranquilles et profondes études, pour cette vie agitée, épuisante à laquelle je me suis condamné. Mais j'avais sur le gouvernement, sur l'administration, sur les affaires publiques en général, des choses que je savais être dans ma tête, que je voulais tous les jours en faire sortir en frappant sur mon front, mais qui n'en pouvaient sortir qu'au moyen d'un journal. Des amis m'ont entouré, Mignet en tête, et je me suis laissé entraîner ; jusqu'ici le projet a un plein succès, mais je ne sais si je ne regretterai pas toujours mon repos et mes études, que du reste j'espère reprendre après un certain temps. Je n'ai pas un mot de politique à te dire, car tous mes secrets t'arrivent tous les matins par la poste. Je ne cache rien, car nous en sommes arrivés à tout dire. A Cotta auquel il fait suivre une lettre venue de Londres, il annonce dès le 9 février le grand succès que le journal remporte dans l'opinion, et signale que depuis dix jours les abonnements arrivent au rythme de douze à dix-huit par jour.

La collaboration de Thiers et de Mignet est extrêmement active. Outre ses articles politiques, Thiers en publie de critique dramatique ou littéraire, et, à l'occasion, rend compte d'une séance académique. Celle d'Armand Carrel l'est beaucoup moins. On dirait que déjà il souffre de n'être pas mis sur la même ligne que ses deux co-directeurs. Il arrive que Thiers lui supprime un article, et c'est de quoi le froisser. Carrel rédige dans le premier numéro la nécrologie d'Alphonse Rabbe qui a fini de souffrir.

Les autres collaborateurs sont nombreux, et quelques-uns de choix : J.-J. Ampère ; Peysse, un des camarades aixois qui traite plus volontiers des questions scientifiques ; Mérimée qui se consacre à la littérature et aux beaux-arts, et Chambolle aux questions littéraires ; et Cerclet, le général Gourgaud, Hippolyte Passy, Godefroy, etc. On s'étonne un peu que Schubart, le libraire allemand de la rue de Choiseul, dise son mot en matière de politique intérieure ou extérieure. Et l'on rencontre occasionnellement un certain Bayle-Cotonet, dont le premier article est précédé d'un chapeau qui le consacre homme d'esprit ; il disserte sur la littérature anglaise : c'est Stendhal. Quelquefois, le soir, les rédacteurs dînent de compagnie. Victor Cousin se met de la partie ; il a l'habitude et l'amour de la contradiction, et c'est une véritable fête d'assister aux discussions qui surgissent entre Thiers et lui. Puis, on va au théâtre. Thiers, levé dès cinq heures du matin, s'endort, se réveille en sursaut deux heures après et demande s'il n'est pas temps de partir. Dans la rue, il s'écrie, se fiant sans doute à d'anciens souvenirs : Dieu ! Qu'Odry est amusant ! Ne trouvez-vous pas que c'est un incomparable acteur ? Il stimule ses collaborateurs. Il écrit à J.-J. Ampère, le 25 janvier 1830 : Vous avez fait sur Klopstock un article excellent. Je vais l'insérer aujourd'hui ou demain. Hâtez-vous de nous en donner de pareils. Nous avons pris une charge horrible, mais nous la porterons, si vous nous aidez. La politique est aujourd'hui d'une difficulté immense ; car pour prouver qu'on doit être monarchique et libéral à la fois, il faut faire un travail de Romain. Je ne vois de tous côtés que des républicains, qui veulent cependant accorder le budget ; moi je suis le seul monarchien qui veuille le refuser. Notez que je ne suis ni cardinaliste, ni dynastique, ni quoi que ce soit, mais disciple forcené de l'école anglaise. C'est un gâchis que tout cela, n'est-ce pas ? Eh bien, figurez-vous que je suis obligé de faire comprendre ce gâchis à des électeurs à cent écus. Quel rôle, mon cher Antigone ! Que vous êtes bien plus heureux de remplir votre devoir sous un beau ciel ! Allez, mon cher ami, il vaut mieux soigner la santé de son père que l'esprit de la patrie. Quoiqu'il en soit, aidez-nous, faites-nous de ces savants articles, qui sont savants sans être insupportables comme ceux de nos amis du Globe, si aimables, si clairs, si modestes. Adieu, mon cher Ampère, travaillez bien vite. Je vous en réponds sur l'honneur, votre article est excellent.

Des incidents coupent le courant ordinaire de la vie du journal : une discussion violente et qui dure deux à trois heures entre Thiers et Godefroy Cavaignac. Le premier soutient ses arguments avec éclat, le second avec une sombre énergie. Mais si la portée d'esprit de Cavaignac en paraît plus haute, ses idées démagogiques effraient les collaborateurs présents à la scène, silencieux et attentifs.

Autre histoire : le parquet poursuit le National et le Globe, le premier incriminé pour deux articles, l'un de Carrel du 18 février, l'autre de Thiers du 19. Voici les chefs d'accusation : provocation, non suivie d'effet, d'attentats contre les personnes du roi ou de la famille royale, dans le but de changer l'ordre de successibilité au trône, ou d'exciter les sujets à s'armer contre le monarque ; d'attaques contre l'autorité constitutionnelle du roi, les droits en vertu desquels le roi a donné la Charte, et les droits qu'il tient de sa naissance. Le gérant du National, Sautelet, récolte mille francs d'amende et trois mois de prison : si peu réjouissants soient-ils, il faut s'en réjouir, car c'est un minimum, et le tribunal s'est montré extrêmement bienveillant. Une souscription publique paie l'amende. Le Globe ne s'en tire pas à moins de quatre mois de prison et deux mille francs d'amende. Dupin apprécie les plaidoyers de Dubois : C'est la plus importante et la plus sublime niaiserie que j'aie jamais lue !

A ce propos, le Globe régente si bien son confrère, suivant la fâcheuse habitude qu'il a prise, que Thiers adresse à Dubois une mise au point en quatre lignes sèches et nettes. Quant à Victor Cousin, il veut être de l'Académie, et conjure le National de l'y porter : Il n'y a plus que lui, dit-il, qui puisse réparer tout le mal que le Globe m'a fait dans cette occasion, par bienveillance.

Un jour, au lieu d'une discussion, un drame éclate aux bureaux du journal. Sautelet est un des hommes les plus attachants qui soient, cultivé, intelligent, activement mêlé au mouvement des idées de son temps. La librairie qu'il a fondée avec Paulin semble prospère. Il aime passionnément une femme fort séduisante, veuve d'un financier, et cet amour est malheureux ? Il s'imagine qu'elle croirait déroger en épousant un commerçant ; il a fait des démarches pressantes pour obtenir au ministère du Commerce la situation refusée par Chambolle : celle qu'il aime n'aura pas, pense-t-il, d'objection contre un fonctionnaire public. L'affaire ne réussit pas. Et l'on prétend que Paulin lui a suggéré l'idée de créer le National afin d'écarter de son esprit les pensées de suicide qui commencent à le hanter.

Chambolle, proche témoin, conte l'événement. Il était près de sept heures, et chacun allait se retirer, quand on vient demander M. Thiers de la part de M. Michel Beer, frère ou parent du célèbre Meyer Beer, et qui avait la manie de lire à des auditeurs plus ou moins bénévoles des scènes dramatiques qui n'étaient jamais représentées. A ce nom redouté, M. Thiers s'enfuit. L'auteur, désappointé, demande M. Mignet. Celui-ci se cache et se dérobe. Alors Sautelet se lève du fauteuil où il semblait endormi, la tête dans les mains. Je le vois encore, avec sa noble et pâle figure, passant devant moi, et je l'entends me dire d'une voix pleine de douceur, faisant allusion au solliciteur éconduit : Ce pauvre homme ! Je vais l'écouter, moi, puisque personne ne veut le recevoir. Une minute après, il revint, amenant Michel Beer, et il s'enferma avec lui dans une chambre voisine du bureau où je m'étais installé pour écrire. Je continuai mon travail. Une heure environ s'écoula avant que je les visse reparaître. Quand Sautelet repassa près de moi, après avoir accompagné son visiteur jusqu'à la porte, il me dit : Franchement, nos amis sont excusables de l'avoir évité, car il faut de la patience pour l'entendre jusqu'au bout. Cette patience, il l'avait eue, lui, et à quel moment ! Ma tâche était terminée, je lui dis adieu, et le lendemain j'appris qu'après s'être de nouveau enfermé dans la chambre qu'il venait de quitter, après avoir réglé des comptes et écrit une lettre d'amitié et d'excuse à M. Paulin, sur qui allaient peser des affaires embarrassées, il mit fin à son incurable douleur en se tirant au front un coup de pistolet.

Dans des régions plus sereines que celles de la politique, Thiers ne se montre pas moins ardent à discuter. Les esprits si en train et si fertiles à toute heure, explique Sainte-Beuve en parlant de lui, ne sont pas faits pour recevoir une impression impartiale des autres ; ils ne les goûtent qu'autant qu'ils y rencontrent leurs idées personnelles, et ils repoussent tout ce qui s'en éloigne. Mais si ardent soit-il en pareille matière, il reste de joyeuse humeur. A la suite d'une passe d'armes avec Victor Cousin, à propos de Corneille, Thiers s'en excuse après le départ du philosophe, et ajoute : Mais mon ami Cousin dit souvent des folies ; il ferme les yeux, et il s'imagine qu'il voit des statues. Il affiche un amour immodéré de la simplicité, du naturel, ce qui le détourne de goûter Corneille, Jean-Jacques Rousseau et Mme de Staël. Il s'écrie en riant : Enfin, j'aime tant le naturel, qu'il n'est pas jusqu'à ce plat de Dupin à qui je ne pardonne toutes les fois que je le vois, parce qu'il est naturel.

Là gît une explication de sa violente antipathie pour Victor Hugo. Antipathie réciproque ; Hugo écrit : J'ai toujours éprouvé pour ce célèbre homme d'Etat, pour cet éminent orateur, pour cet écrivain médiocre, pour ce cœur étroit et petit, un sentiment indéfinissable d'admiration, d'aversion et de dédain. Et Thiers, en 1849 : Ce petit sot de Victor Hugo. Il tient cependant à assister à la première représentation d'Hernani. N'ayant pas trouvé de loge à louer, il s'adresse au poète lui-même pour en obtenir une. Le National n'accable pas Hernani de ses sévérités à la suite de la première. Le feuilletoniste qui signe E termine son article du 27 février par une conclusion fort raisonnable : On n'ose guère, en conscience, se prononcer définitivement sur un ouvrage comme Hernani, et surtout sur un ouvrage de M. Victor Hugo, après une représentation où les applaudissements les plus bruyants semblaient ne vouloir laisser place qu'à l'admiration ou tout au moins à la louange. Il y aurait à craindre, en hasardant ainsi une opinion irrévocable, d'approuver outre mesure ou de blâmer mal à propos. C'est donc aux représentations suivantes, plus calmes et plus sérieuses, qu'il est raisonnable d'en appeler. Mais disons, dès aujourd'hui, que le succès a été brillant ; que Mlle Mars dans le cinquième acte a paru admirable, cela dit sans hyperbole, et qu'enfin Hernani, au milieu de ses bizarreries, donne partout des preuves de la haute vocation poétique de M. Victor Hugo ; la trace du poète dramatique s'y montre-t-elle aussi visiblement ? C'est une question moins facile à décider. Armand Carrel attend jusqu'au 8 mars pour donner son avis ; il jette un coup d'œil d'ensemble sur plusieurs représentations afin d'éviter l'impression factice produite par la première ; sa critique est hostile ; il se plaint de ces cris de : à la porte ! taisez-vous ! et autres que poussèrent les enthousiastes de l'auteur, et le jeu des acteurs lui paraît tellement outrancier qu'il a cru voir des convulsionnaires. N'oublions pas que tous les articles sont revus par Thiers.

Politiquement, avant vingt ans, Thiers sera dépassé par Lamartine. En ce début de l'année 1830, il lui témoigne un intérêt sympathique, et il admire son talent. Tous deux représentent, et c'est encore ici une observation de Sainte-Beuve, les deux grands instincts, les deux principaux courants du siècle : l'un l'action, et l'autre la rêverie. Thiers rédige lui-même le compte-rendu de la séance de réception de Lamartine à l'Académie française, le 1er avril ; une ironie tempérée court entre les lignes : On était curieux de savoir quelles révolutions s'étaient opérées dans l'esprit de M. de Lamartine à la vue de toutes ces choses... Une foule immense s'était pressée de bonne heure aux portes de l'Institut, et manifestait la curiosité la plus honorable pour le récipiendaire. Depuis la réception de MM. de Montmorency et Royer-Collard, on n'avait pas vu une foule aussi considérable au Collège des Quatre-Nations. Déjà la salle était pleine, qu'on avait deux ou trois fois entendu des cris aigus aux deux portes qui sont placées à côté du bureau, et que par ces portes avaient eu lieu deux ou trois irruptions de femmes élégamment parées qui, pénétrant à travers les baïonnettes, étaient venues s'asseoir au milieu des bancs des académiciens, ou se placer debout autour des fauteuils du président et du secrétaire. L'empressement de nos dames pour les scènes académiques est extrême, et on ne saurait leur en vouloir. Malheureusement, elles n'apportent pas toujours un goût bien littéraire au milieu de ces scènes. Après avoir regardé leurs parures et s'être levées sur les pieds pour apercevoir les personnages qui attirent l'attention, elles se meurent d'aise à toute pensée fausse et brillante, à toute antithèse bien conditionnée... On a attendu deux heures au moins l'ouverture de la séance. On vivait, en attendant, de curiosité ; on montrait du doigt les académiciens qui passaient. Un mouvement a accueilli M. Royer-Collard ; tout le monde était debout quand on a annoncé le récipiendaire. Il avait la réputation de joindre les avantages extérieurs aux talents dont la nature l'a doté. Sa figure, en effet, est noble et douce. Une voix claire, pure, et d'une expression touchante, quoique un peu monotone, semble convenir parfaitement à ses vers. Elle a été faite pour les dire.

Cela n'est pas bien méchant. Thiers analyse l'éloge de Daru, la courte réplique de Cuvier, et vante des strophes de Lebrun sur le ciel d'Athènes et sur le mont Parnasse. Il note les applaudissements qui coupent fréquemment le discours de Lamartine, et conclut : Au reste, faut-il le dire, nous ne croyons jamais voir dans les rangs des ennemis de la Liberté, un talent si généreux et si élevé.

Lorsque Lamartine publie ses Harmonies poétiques et religieuses, il les adresse à Thiers avec ce billet : Je vous envoie, Monsieur, le deuxième exemplaire en ma possession. Soyez pour mes vers plus indulgent que moi, car je suis bien honteux de les avoir faits, plus encore de les avoir publiés. Nous partons lundi, ainsi adieu à vous et à M. Mignet avec l'espoir de vous retrouver. Si au milieu des graves pensées politiques il vous restait un moment pour penser à vous et pour vous distraire, vous me trouveriez ce soir chez Pothier, à La Porte Saint-Martin, avant-scène des premières, numéro 3. Il y aurait place pour vous et M. Mignet. Il ajoute : On vous portera demain un autre exemplaire que je prie M. Mignet d'accepter.

Thiers s'en réserve le compte-rendu, que, par exception, il signe de ses initiales. La sympathie ne lui enlève rien de sa clairvoyance.

Chaque pas dans l'étude de l'univers renforcera tous les jours la disposition à en admirer la beauté. Plus on l'étudiera, mieux on en pensera, et mieux ainsi on en espérera pour l'avenir de l'homme. Cette disposition a été celle de tous les grands esprits, C'est toujours le beau côté des choses qui les a frappés davantage.

C'est sous l'influence de cette disposition du temps que M. de Lamartine a écrit ses belles poésies. Elles contiennent un hymne perpétuel à la création et à son auteur. A un esprit juste, élevé, métaphysique, à une âme sensible et tendre, M. de Lamartine joint un goût passionné pour la nature et ses spectacles. Il a passé une partie de sa vie à les rechercher à travers les plus beaux pays de la terre, et à s'adresser les grandes questions sur les origines et la fin de l'homme, qu'ils inspirent toujours. Cette disposition rêveuse, mélancolique, est sincère chez lui, comme chez l'auteur de René, et il fallait pour cela que son talent fût vrai et profond. Nous sommes entourés de gens qui se disent mélancoliques ou passionnés pour la nature, en vivant au milieu du bruit des salons. On s'en aperçoit à leurs œuvres.

 

Thiers ajoute que Lamartine a de plus le don de l'harmonie, mais il lui reproche sa négligence : le poète ne va pas assez au fond de ses sujets. Au lieu de concentrer tout ce qu'il a à dire sur un seul objet, il le reprend vingt fois, il éparpille en vingt endroits des beautés qui, réunies dans le même morceau, auraient produit une pièce achevée. De sorte qu'il ne traite jamais un sujet complètement. Il n'a guère de points communs avec la nouvelle école. Sa langue reste pure, claire, facile, d'une harmonie ravissante et incomparable. Son vers est l'ancien vers, point défiguré ni brisé pour produire des effets singuliers. Ses images sont vraies, brillantes, inépuisables, sa pensée est d'une métaphysique juste et profonde. Dans l'ensemble, une poésie d'une richesse infinie, où la grâce se mêle partout à des beautés sévères, et surtout sublimes. En somme, M. de Lamartine est un grand poète lyrique, mais négligé. Est-ce l'effet du succès ? Alors ce serait impardonnable. Il nous donnerait le courage d'être sévère un moment envers un talent pour lequel nous ressentons le plus grand attrait et la plus sincère admiration.

Lamartine a connaissance de l'article au début de juillet, en son château de Saint-Point, et voici sa réponse :

J'ai vu enfin l'article du National où vous me traitez avec faveur et amitié, car vos reproches sont reproches d'ami. Laissez-moi vous en remercier de bien bon cœur. Il m'a fait un vif plaisir. Je comprends et j'admets toutes les critiques d'exécution pourvu qu'on comprenne aussi le vrai sentiment poétique que peu de gens savent démêler sous les mots comme la mélodie sous les notes. Vous êtes de ce petit nombre qui aime la poésie malgré les vers, et pour qui on aime à en produire. J'espère vous contenter mieux dans l'avenir. Je ne me suis jamais senti plus inspiré. J'ignore si c'est une illusion de la jeunesse qui brille davantage au moment de se décolorer, ou si réellement j'entre dans ma virilité morale ; c'est possible, car je me suis moralement et physiquement développé très tard. Je voudrais qu'il en fût ainsi pour vous laisser dans quinze ans mon Enéide à présent que mes Bucoliques vont finir.

Il est heureux dans ce moment de douloureuse et infructueuse lutte de trouver entre les esprits élevés et sincères ce terrain neutre de la poésie pour s'aimer et se le dire. Je jouis avec vous de cette mentalité amie, et je m'en félicite. Le moment ne viendra-t-il pas où nous nous rencontrerons dans une complète harmonie d'action et de pensées politiques ? Je le vois poindre, mais après bien des maux.

Adieu. Parlez de moi à M. Mignet, et croyez à des sentiments profondément sentis d'affection et d'admiration en dehors de nos doctrines diverses.

Une rencontre ne pouvait qu'être agréable à l'un et à l'autre. Un ami commun, Auguste Bernard, la leur ménage, et les réunit à dîner au restaurant Véry, au Palais-Royal. Au sortir de l'entrevue, Lamartine trace ce portrait pris sur le vif :

Je vis un petit homme taillé en force par la nature, dispos, d'aplomb sur tous ses membres comme s'il eût été toujours prêt à l'action, la tête bien en équilibre sur le cou, le front pétri d'aptitudes diverses, les yeux doux, la bouche ferme, le sourire fin, la main courte, mais bien tendue et bien ouverte, comme ceux qui, selon l'expression plébéienne, ont le cœur sur la main.

L'esprit était comme le corps, d'aplomb sur toutes ses faces, robuste, dispos. Peut-être, comme un homme du Midi, avait-il un sentiment trop en saillie de ses forces. Il parlait le premier, il parlait le dernier, il écoutait peu les répliques ; mais il parlait avec une justesse, une audace, une fécondité d'idées qui lui faisaient pardonner la volubilité de ses lèvres. C'étaient l'esprit et le cœur qui causaient...

Il jugea sans haine, mais avec une sévérité tempérée seulement par égards pour moi, la situation de Charles X et celle du duc d'Orléans, dont il me montrait de la main les fenêtres, de l'autre côté du jardin...

Il y avait assez de salpêtre dans cette nature pour faire sauter dix gouvernements. Ce qui me frappa surtout, et oserai-je le dire, ce qui me convainquit de l'immense supériorité de ce jeune homme sur toutes les médiocrités de l'opposition aux Bourbons, c'est le mépris de son propre parti, vertu de vieillesse, à laquelle on arrive ordinairement avec les années, mais qu'il professait hautement, avant l'âge, par la seule justesse et la seule fierté de son esprit.

Je sortis plus convaincu que jamais de la perte de la Restauration, puisque la Providence lui avait suscité un tel ennemi ; mais je sortis en même temps charmé d'avoir rencontré un ennemi digne d'être combattu, un esprit brave et résolu dans une légion d'hommes de parti médiocres.

 

Et en vérité le National menait vigoureusement la campagne contre le gouvernement de Charles X. Thiers se trompe-t-il dans ses pronostics ? Il ne s'en embarrasse pas : après avoir fortement blâmé l'expédition d'Alger, il en est quitte, le jour où elle réussit, pour écrire deux savants articles sur la colonisation de l'Algérie. Semés dans le journal comme des voltigeurs en ordre dispersé, des échos visent les personnes et les lardent de traits ironiques. La mère de Corbière vient-elle à mourir ? Voici l'écho que l'événement suscite : Effrayée de la fortune rapide et inexplicable de son fils, cette respectable et modeste femme s'écria en apprenant sa nomination au ministère : Pierre ministre ! Ah, mon Dieu, la révolution n'est donc pas finie ? Et c'est de la Restauration que Corbière est ministre !

Des articles massifs assènent des coups plus rudes, et les redoublent pour mieux enfoncer le clou dans la tête des lecteurs. Ne déclamez pas, ne criez pas que nous sommes des révolutionnaires, car nous le sommes moins que vous : nous comprenons, nous aimons le présent, que vous ne comprenez et n'aimez pas ; ce qui nous permet à nous d'être frais et clairs, et vous oblige, vous, d'être faux et obscurs. Avec quelle vigueur le National relève chaque atteinte aux lois commise par le gouvernement ! Mignet aussi bien que Thiers précise la doctrine : La Charte n'est pas octroyée, elle est conquise ; elle n'est pas le don de la royauté, elle est le prix d'une révolution ; elle n'est point le résultat d'un droit antérieur, elle est le fondement de tous les droits. La prérogative royale est âprement discutée. Lorsque le National pousse ouvertement au changement de dynastie, la Quotidienne s'écrie : La France n'est pas révolutionnaire ! La riposte la cingle du tac au tac : Nous ne le sommes pas non plus. Un changement de dynastie n'est pas une révolution ; et l'Angleterre était si peu révolutionnaire en 1688 qu'elle mit sur le trône le plus proche parent de Jacques II. Cette phrase soulève un scandale énorme.

Alors Thiers insiste. Il compare la monarchie représentative en France et en Angleterre : si dans l'une des deux contrées les Chambres désignent les ministres au choix du roi, il doit en être de même dans l'autre. Il sait bien que jamais Charles X n'y consentirait. C'est ce qu'il appelle enfermer le roi dans la Charte, pour l'obliger à sauter par la fenêtre. Il revient sur cette proposition que ni lui, ni ses amis ne sont révolutionnaires ; il voit poindre la révolution : il en rejette d'avance la responsabilité sur ses adversaires. Une révolution est une chose si terrible, quoique si grande, qu'il vaut la peine de se demander si le Ciel nous en destine une. Examinant sérieusement la chose, nous nous sommes dit qu'il n'y a plus de Bastilles à prendre, plus de trois ordres à confondre, plus de nuit du 4 août à faire, plus rien qu'une Charte à exécuter avec franchise et des ministres à renverser en vertu de cette Charte. Ce n'est pas là sans doute une besogne bien facile, mais enfin elle n'a rien de sanglant, elle est toute légale, et bien aveugles, bien coupables, seraient ceux qui lui donneraient les caractères sinistres qu'elle n'a pas aujourd'hui. La légalité ! Thiers la défend, veille à son intégrité, et c'est le gouvernement royal qui lui octroie des vacances, c'est lui qui prépare le coup d'Etat.

N'est-ce pas cum grano salis que le National publie le 24 juillet, en tête de ses échos : M. le prince de Talleyrand a eu l'honneur, hier au soir, de faire sa cour au roi ? Au fond de soi, Thiers prévoit si sûrement les événements qu'il juge à propos, dès le mois de juin 1830, de faire le point de ses ressources personnelles.

Le 2 janvier précédent, la veille du jour où paraît le National pour la première fois, il règle définitivement sa situation vis-à-vis de Cauchois-Lemaire. La nouvelle législation de 1828 sur la presse a favorisé Thiers dans l'exécution de leurs contrats antérieurs. Cauchois-Lemaire aurait désiré récupérer quelques-uns des avantages que lui avaient fait perdre des circonstances fâcheuses et une brusque transaction. Cette fois, Thiers lui vend l'action de Cotta, lequel en percevra les revenus, sauf à verser au nouvel acquéreur 3.000 francs par an sur les produits de cette action, quels qu'ils soient. A ces conditions, Cauchois-Lemaire donne à Thiers un quitus complet de tous leurs comptes antérieurs. Au 10 juin, Thiers, agissant en qualité de fondé de pouvoirs de Cotta, accorde à Cauchois-Lemaire, outre sa part fixe, une part variable suivant le produit de l'action.

Ainsi Thiers peut-il, ce même 10 juin 1830, annoncer à Séverin Benoît : Je me trouve après dix ans de travail et après avoir gagné énormément, avec rien du tout. La plus grande partie de ce que je possède est prêtée sans beaucoup de certitude de retour. Je me suis ravisé cette année pour la première fois, et j'ai fait un plan à moitié réalisé. J'ai vendu tous mes intérêts, je forme un capital. Je vais placer 25.000 francs à peu près ; il m'est dû 18.000 ou 20.000 francs prêtés ; j'en recouvrerai 12 à 15. Mon avoir sera de 37.000 ou 40.000 francs ; je vais le placer à un intérêt composé, et au jour de la tyrannie, jour infaillible mais assez proche de la délivrance, je m'enfoncerai dans l'étude et je mangerai mon capital. Voilà mon calcul que je te prie de garder pour toi seul. Le système de prêt et de dissipation doit donc finir ; je deviens avare.