THIERS — 1797-1877

 

VII. — DANS L'INTIMITÉ.

 

 

Tandis que le jeune Adolphe fait rapidement son chemin à Paris, l'oncle Jean-Antoine Amic cherche à voir clair dans sa destinée. Mais l'affection la plus sincère est parfois aveugle, et l'île Maurice, où il réside, est bien loin de la capitale. Au cours de l'année 1822, l'oncle Amic se confie au cousin Gustave de La Tour. Adolphe écrit un ouvrage. Le voilà auteur pour toute sa vie ; adieu la jurisprudence et toutes mes dépenses sur lui ! Il ne reçoit pas de nouvelles de son neveu. Il craint que l'esprit de parti ne s'en empare pour le faire servir de plastron. Un camarade d'Adolphe, passant à l'île Maurice, a confirmé ses craintes : Le voilà lancé dans le jeu de dé ! On m'assure qu'il fait fort bien ses affaires : je m'en étais douté à son silence.

Trente mois passent : toujours aucune lettre de lui. Malgré tout son esprit, il lui sera bien difficile d'occuper dans mon estime la place qui lui était réservée. Et comme ce silence se prolonge, en mai 1823 le brave homme d'oncle, indigné, proclame qu'il l'a voué à un oubli éternel. Comme je le craignais, le séjour de Paris a perverti son cœur. L'accueil flatteur que lui ont fait les écrivains de la capitale lui a tourné la tête et lui a fait oublier les devoirs les plus sacrés qu'il sacrifie à l'amour de la célébrité... Il est considéré comme une fameuse tête, et comme destiné à se faire un grand nom, s'il faut en croire quelques écrivains. Grand bien lui fasse ! J'aurais préféré qu'il eût suivi le barreau, au lieu que le voilà voué à la triste vie d'auteur !

L'année suivante, retournement complet : le brave homme d'oncle est amèrement contristé d'avoir si mal jugé son neveu. Il veut réparer le mal que peut-être il a fait. Et il explique : les lettres qu'Adolphe a écrites ne sont pas arrivées à destination, et quand il n'en a pas écrit, il avait des raisons qui le rendent très excusable. Il a été horriblement calomnié par un vieux radoteur, par des ultras, des ennemis politiques. En réalité, il remplit d'une manière admirable envers sa mère et sa grand'mère les devoirs de la piété filiale. Les rapports de gens très respectables qui l'ont vu et connu ont fait entièrement revenir l'oncle Amic de ses préventions. Il est maintenant convaincu de la noblesse et de la fermeté du caractère d'Adolphe. Enfin, je sais à quoi m'en tenir à son égard, et je m'honore de compter dans ma famille un homme qui, à peine sorti de l'enfance, se fait si honorablement distinguer, autant par ses talents que par un caractère incorruptible, malgré toutes les épreuves auxquelles on l'a mis.

Le comique de l'histoire est que l'oncle Amic aujourd'hui gourmande vertement le cousin de La Tour, qui ne se montre pas aussi convaincu que lui des perfections du jeune Adolphe ! Et le voici qui, inquiet de la mauvaise santé de son neveu, craint que le besoin de travailler ne l'emporte sur celui de se ménager, et n'abrège son existence. Alors que deviendrait sa mère ? Amic en est éloigné de quatre mille lieues ; le plus qu'il pourrait faire serait une pension de deux mille francs. La vie de cette pauvre femme a été un vrai purgatoire, comme la mienne, et, sous ce rapport, nous sommes bien frère et sœur. Thiers vivra quatre-vingts ans, et le malheureux Amic disparaîtra en 1828.

Il est vrai que sa santé laisse à désirer. Il est la proie d'une inflammation générale qui se manifeste par des effusions de sang par le haut et par le bas. Il souffre cruellement, et ne peut s'asseoir pour écrire sans éprouver des douleurs d'entrailles : résultat de son surmenage. Il se tue au travail. J'ai deux dîners à servir tous les jours à Paris et à Aix, écrit-il à Séverin Benoît. Il s'acharne à l'achèvement de son gros travail, de sa Révolution, avec le regret de n'avoir ni la permission de tout dire, ni la place pour écrire, et de travailler pour un cadre obligé. N'empêche que son Histoire aura une influence politique énorme.

Et puis, la nostalgie de la Provence le travaille toujours. Je ne suis pas heureux à Paris ; ce n'est pas la distraction du bonheur qui m'empêche d'écrire, un sombre ennui me dévore, et je ne puis souffrir cette affreuse calotte de plomb. Mon cœur y est seul, car il faut plus qu'un ami, et c'est ce besoin qui a décidé la destinée de Mignet. Pour moi, je suis seul, seul pour jamais peut-être, et je ne me dédommage qu'en apprenant autant que je puis. Que lui arrive-t-il ? L'aventure sentimentale commencée à Aix avec la tendre Émilie tourne mal. Lorsqu'il s'arrêta en cette ville au mois de novembre 1822, sur sa route allant aux Pyrénées, Félix Bonnefoux, le frère de la jeune fille, le vit et le trouva toujours disposé à remplir au plus tôt ses engagements. Mais le père Bonnefoux considérait sa fille comme compromise, et se fâchait.

De retour à Paris, Thiers n'écrit pas à Émilie, qui se confie à la bonne Mme Hurel, cette amie de Paris qu'elle désignait à Adolphe comme une troisième ou quatrième mère : Ce silence m'étonne beaucoup. Je sais qu'il a des affaires, qu'il fait des articles, mais quelques lignes sont bien vitement écrites et il ne me paraît pas excusable. Six mois plus tard, il a écrit. Mais elle n'en est pas satisfaite. Avec la divination d'une âme aimante, elle a l'intuition qu'il change. Je m'aperçois que la ville de Paris le gâte beaucoup.

Au bout d'un an, plus de doute possible : Thiers l'a trompée ; elle pleure ses espérances détruites... Son frère Félix sait à quoi s'en tenir et le dit : Thiers a réitéré à plusieurs reprises des promesses qu'il n'a pas tenues ; sa sœur n'a pas à le regretter et doit s'en éloigner ; elle ne serait pas heureuse avec lui s'il l'épousait par devoir ; ce qu'elle a de mieux à faire est de l'oublier.

Mais Bonnefoux père n'entend pas de cette oreille-là. En octobre 1824, il décide de venir à Paris venger sa fille, à laquelle depuis deux ans il n'a pas écrit une ligne en réponse aux lettres qu'elle lui adressa. Émilie a beau être indignée à la pensée de celui qui l'abandonna, elle lui conserve cependant un sentiment tendre, et, avisée des intentions de son père, elle engage Mme Hurel à en informer l'infidèle, à le prévenir du danger qui le menace. Je tremble de tout ce qui peut arriver, dit-elle.

Et voici ce qui arrive. Parmi la bande de Provençaux venus à la conquête de Paris, Alphonse Rabbe était célèbre. On le surnomma l'Antinoüs d'Aix. Un voyage en Espagne lui valut une maladie qui lui rongea les paupières, les narines et les lèvres. Il n'a plus de barbe. Ses dents sont noires. Il ne lui demeure de sa beauté passée que les boucles blondes d'une magnifique chevelure, qu'il laisse flotter sur ses épaules, et un admirable regard, dans le seul œil qui lui reste. Quand je me regarde, je frémis, dit-il. Est-ce bien moi ?

Il a un grand talent de journaliste. Il étudia l'antiquité, et veut être un homme antique. Il abomine la banalisation du langage, et parle comme un héros d'épopée. Devant se battre en duel avec Jacques Coste à la suite d'une lettre fort dure qu'il lui écrit lors de l'amortissement des Tablettes, il propose comme arme le javelot. On rit, mais on ne peut l'empêcher de baptiser glaive le sabre avec lequel il se bat. Comme il n'aime guère à se montrer, Thiers, Mignet, Peisse, Carrel, et toute la bande, viennent le voir chez lui, où il a intronisé un jeune secrétaire venu de Marseille et fameux pour sa verve et son esprit, Méry.

Un jour de 1827, sanglé dans la terrible redingote à brandebourgs des anciens militaires, le père Bonnefoux pénètre chez lui, se fait reconnaître, et lui apprend, en manœuvrant sa canne comme une épée, qu'il vient à Paris tuer un homme, opération où il le prie d'être son témoin. Qui est l'homme ?Le petit Adolphe !Adolphe ? Un être inoffensif comme la brebis qui broute sans mordre ? Quel motif de vengeance a-t-il pu exciter dans votre âme ? J'ai contre lui un grief littéraire, et je lui tends toujours une main amie. Il a osé dire à Mignet, son Pylade : Rabbe est un homme d'imagination ! Vous comprenez la portée d'une insulte pareille adressée à Rabbe l'historien, à Rabbe le penseur ! Rabbe l'historien a fait mourir Attila en Catalogne, où il place les Champs catalauniques ! Ce qui n'empêche pas Victor Hugo de le qualifier de sévère historien ! Non, réplique Bonnefoux, mais je comprends celle qu'il m'a faite.

Il explique comment Adolphe abandonna sa fille et laissa vingt lettres sans réponses. Rabbe s'incline. Il mande impérieusement le jeune et brillant historien, qui arrive tout guilleret. Au nom de Bonnefoux, il bondit sur son fauteuil. Rabbe lui demande s'il persiste dans son refus d'épouser Émilie. Adolphe persiste : il prétend que Bonnefoux spécule sur son avenir et qu'à Aix aucun acte ne l'a engagé sérieusement. Le duel est inévitable. Qui sera son témoin ? Béranger ou Mignet, et Manuel. Très bien. Nous conviendrons de tout avec l'un ou avec l'autre. Le duel ne peut avoir lieu qu'après-demain. La saison n'est pas clémente. Les plus braves peuvent trembler de froid, témoin Bailly. Arrivez sur le terrain comme Milon, enveloppé dans votre manteau penulatus : c'est l'expression dont se sert Cicéron, Pro Milone. Quoique habitué à ce jargon classique, Thiers sort, agacé, en marmonnant : N'est-il pas cruel de se mettre à la disposition des fous ?

Béranger malade, Mignet assiste son ami avec Manuel. Rendez-vous à Montmartre. Une matinée froide et grise, un brouillard couvrant le sommet de la butte. Thiers arrive sur le terrain, calme et résolu. Il salue son adversaire. Mignet est pâle comme un linge. Bonnefoux bombe le thorax, croise les bras, prend des poses. Rabbe charge les pistolets. Le sort favorise l'ancien officier. A vingt-cinq pas, il tire le premier. Thiers essuie son feu sans broncher. Il riposte sans viser. C'est à recommencer, dit Bonnefoux. Recommençons, dit Thiers. La balle de Bonnefoux fait sauter la terre entre les jambes de son adversaire. Rabbe s'écrie : Ce jeune homme a fait tout ce que commande l'honneur, et moi je lui défends de faire davantage, car il se doit à son pays, et non pas à un obscur intérêt de famille. Il doit vivre pour continuer l'œuvre de ses amis de Provence. En vain vous avez voulu porter sur lui des mains violentes : tendez-lui des mains généreuses, et demandez que ses regards descendent sur vous des hauteurs de son avenir.

Bonnefoux, ému aux larmes, embrasse le jeune historien, et Mignet retrouve ses couleurs. Deux ans plus tard, la tendre Émilie convolera en justes noces.

Mais Thiers ne retrouve pas la joie et la paix de l'âme. Il répète comme un refrain à Séverin Benoît (23 janvier 1825) : Mon cher, je ne suis point heureux, pas plus ici qu'à Aix. J'aurais besoin de courir le monde au gré de ma pensée, de ma curiosité insatiable, et je suis fixé à un travail qui m'ennuie, quoique le résultat soit très bon pour moi. J'aurais besoin de fixer des affections incertaines et errantes, et je n'ai personne à préférer et à aimer. Une triste et pénible liaison, commencée sous tes yeux, est finie et a manqué avoir une issue tragique. Un duel avec le père en a été le terme ; la balle est venue frapper à mes pieds et me couvrir de terre. Enfin tout est fini ; je suis plus libre ; mais ni plus heureux ni plus content de moi.

Peu auparavant, il a perdu sa grand'mère, la moitié de mes affections, de mes souvenirs d'enfance, dit-il. Il en est douloureusement éprouvé. Sa mère reste seule ; il craint l'isolement pour elle, et décide de la faire venir à Paris. Mais combien pénible de briser tous liens avec Aix ! Je sens aujourd'hui combien est juste cette loi de la nature qui veut que le berceau et la tombe soient au même endroit. Ces sentiments qui n'étaient que poétiques sont aujourd'hui profondément réels pour moi ; je donnerais tout au monde pour avoir dans un même lieu la tombe de mon grand-père et de ma grand'mère, et ma maison, et ma famille tout ensemble. Je me sens dispersé, et cette idée me cause un sentiment douloureux.

Il règle les petites dettes que sa mère pouvait laisser, et dépense environ huit mille francs pour installer leur ménage commun à Paris. Il faut ajouter, car il l'avoue lui-même : il n'est pas, et ne sera jamais sage. Les passions le dévorent. Il ne met de prix à rien, et cherche quelquefois dans l'étourdissement la satisfaction qu'il ne rencontre nulle part. Il lui faut du mouvement, un mouvement continuel, nécessaire à sa santé. Il se donne un cheval. Il prend des leçons avec un ancien officier de l'Empire, Carréga. Son cheval Ibrahim devient vite célèbre. Et comme il est en train de le devenir aussi, les petits journaux, la presse légitimiste, commencent à le cribler de coups d'épingle.

Le jeune M. Thiers a toutes les ambitions, dit la Mode ; il voudrait qu'on le prît pour un dandy, et il arbore de certaines cravates bleues qui ont faire rire tout Tortoni à gorge déployée.

Bravo, M. Thiers ! crie ironiquement le Mercure des Salons. Vous dansez dans la perfection. Au dernier bal de la Liste civile, la comtesse Molé disait : Quel est donc ce gros bourdon qui valse comme un marchand de bœufs ? Le gros bourdon faisait des grâces et mille entrechats.

 

On le rencontre au Bois de Boulogne sur Ibrahim, un poney pas plus gros que lui. A Ibrahim succède Zata, en attendant Vendôme, que son propriétaire prononce Vanndomme. Zata est le cheval de M. Thiers comme Xanthus fut le cheval d'Achille, comme Bucéphale était le coursier d'Alexandre le Grand, comme Bayard était la monture des quatre fils Aymon, comme Rossinante a été la haquenée de don Quichotte. Zata a la taille d'une levrette. On reconnaît qu'il est très solide à cheval, et le docteur Véron s'étonne qu'il ne pousse pas cette ardeur cavalière jusqu'à se faire jockey, comme tant de fils de famille.

Sa mère n'avait jamais quitté Marseille ni Aix ; elle y avait pris les habitudes de toute sa vie : elle ne peut se faire à l'existence parisienne ; elle va se séparer de son fils et retourner en Provence. Cela paraît tout simple : la police de la Restauration ne l'entend pas ainsi. Plusieurs jours à l'avance, elle sait que la voiture de louage retenue en totalité par Thiers à l'hôtel de Toulouse, rue Gît-le-Cœur, ira 8 rue du Faubourg Montmartre, où loge le sieur Thiers, pour être chargée dans la cour, toutes portes fermées, de quatre malles qui, évidemment, ne peuvent contenir que des ouvrages séditieux. Un policier la suit depuis sa sortie de l'hôtel de Toulouse. Rue des Prouvaires, rue de Cléry, elle ramasse quantité de lettres et de petits paquets. Voilà qui est bien suspect ! Au domicile du sieur Thiers, on y place dans tous les coins une infinité de menus objets et des paquets disposés comme des rames de papier que le conducteur intercale sur l'impériale au milieu de matelas, de couvertures, de lits de plume qu'on empile sur les malles. En présence d'un complot aussi évident, le signalement de la voiture s'impose : panneaux de couleur abricot, roues peintes en rouge, une mécanique pour les descentes, une vache en cuir. Elle est attelée de trois chevaux, dont un en arbalète.

Départ le 8 avril 1826. Le sieur Thiers monte dans la voiture avec sa mère. Il l'accompagne jusqu'à Fontainebleau. Il couche à la Cour de France, et revient le lendemain à Paris. Pareilles manigances ne sont pas naturelles. Le ministre alerte ses préfets sur le parcours présumé que suivra la voiture abricot. Le préfet de Lyon annonce son arrivée dans sa préfecture le 16 avril à huit heures du soir ; la dame Thiers est descendue à l'hôtel du Parc : elle repart le 17 à deux heures de l'après-midi, sans qu'on ait touché au chargement de la voiture. Puis le préfet des Bouches-du-Rhône, comte de Villeneuve-Bargemont, signale à son tour que la dame Thiers arriva à Aix le 22, surveillée depuis Lambesc par un commissaire de police. Elle descend chez le sieur Honorat, commissionnaire. Un autre commissaire de police, par ordre du préfet, instruit le procureur du roi de cette arrivée inquiétante pour le régime, souligne les soupçons qui pèsent sur la dame Thiers, d'autant plus fondés que les malles, elles, pèsent quatorze quintaux. Le procureur du roi ordonne au commissaire de procéder avec deux agents à la visite des malles et paquets, en présence du sieur Honorat, de sa fille et de son gendre. Après un examen très exact, on ne découvre rien, ni écrits, ni objets de contrebande. Déception ! Mais on continuera de surveiller la dame Thiers. La police de la Restauration fait bien les choses.

Thiers, plus judicieusement prévoyant, a pris toutes mesures pour assurer le bien-être de sa mère au cas où il viendrait à disparaître, et l'oncle Amic témoigne qu'il en est très satisfait.

Sa mère partie, il se retrouve à Paris plus seul que jamais, mais avec une âme affermie. Le mal du siècle qui le tourmentait s'apaise. Le 30 mai 1826, il se confie à Rouchon avec plus de philosophie que jadis, et une sérénité inconnue auparavant : Voici mes trente ans qui arrivent ; la jeunesse est passée, l'âge sérieux approche ; je me surprends souvent pensif et rêveur, quand je songe à tout cela. C'est un singulier mystère que cette vie ; nous en causerons à Aix sous les grands arbres qui bordent notre charmante ville, et en présence de ses beaux horizons bleus et profonds, que l'œil n'oublie plus, et qu'il ne retrouve pas sur la vieille terre des Francs.