LES GRANDS MARINS

JEAN BART

 

CHAPITRE X. — LE VOYAGE DE POLOGNE.

 

 

Sa Majesté connaît par expérience fondée sur plusieurs actions éclatantes combien l'escadre qu'elle envoie tous les ans dans le Nord a contribué jusqu'ici au bien de son service et à la gloire de ses armes. Ainsi on est persuadé que son dessein est de continuer cette année un armement dont elle connaît toute l'utilité, et de fortifier cette escadre même jusqu'au nombre de douze frégates, afin que par cette augmentation elle soit en état de tenter plusieurs entreprises et de profiter utilement de plusieurs conjonctures favorables qu'elle a été obligée de laisser échapper les années précédentes.

Cependant, il est vrai de dire que lorsque cette escadre, en évitant adroitement les occasions trop inégales, s'est contentée de tenir la mer dans une espèce d'inaction, elle n'en a pas moins été utile à Sa Majesté, car les victoires les plus éclatantes ne sont pas toujours les plus heureuses, et il est souvent plus utile de répandre l'alarme parmi les ennemis que de chercher à les combattre.

Et cette conclusion, après l'énumération des résultats obtenus par l'escadre du Nord pendant la campagne de 1696 :

Si cette escadre se trouve composée de douze vaisseaux, elle sera en état de tout entreprendre et de causer une diversion d'autant plus nécessaire que Sa Majesté, n'ayant point ailleurs d'armée navale, elle ne saurait trop attirer les forces des ennemis dans le Nord, où elle n'a rien à appréhender ni pour le commerce ni pour les côtes de France. D'ailleurs elle assurera par là les armements des particuliers de Dunkerque, et bien que celui-ci Lui soit à charge, il pourra faire des prises beaucoup au delà de ce qu'il aura coûté.

 

Ce projet pour la campagne de 1697 est le fruit de la collaboration de Jean Bart et de l'intendant Céberet.

On en tient compte à la Cour. Des ordres arrivent pour l'armement sinon des douze unités demandées, au moins de dix vaisseaux et frégates : le Maure, le Stadenland, le Mignon, le Jersey, le Comte, le Milford, l'Alcyon, l'Adroit, les Jeux et le Tigre. Afin d'éviter les désertions et les retards au moment de l'embarquement des équipages, on imagine un procédé radical : on lève des matelots à Dieppe et à Fécamp ; sous la garde de deux archers envoyés par l'intendant de Dunkerque, on charge leurs hardes sur des charrettes ; les charrettes se mettent en route, suivies par les propriétaires des hardes qu'elles transportent. A l'arrivée à Dunkerque, on entrepose le tout sur le vaisseau ancré au milieu du port et battant pavillon de l'amiral de France, que l'on appelle le vaisseau-amiral et qui sert à la police du port. Un lieutenant et un enseigne, désignés par Jean Bart, assurent la garde de ce personnel, que, le moment venu, on répartira à bord des vaisseaux de l'escadre.

L'opération s'accomplit au mois de juin. Elle provoque des plaintes de la part du chef d'escadre : il estime que la qualité des hommes n'est pas fameuse, surtout de ceux qui lui furent attribués pour le Maure, qu'il commandera. Il réclame le changement de vingt-cinq de ces hommes qui ne valent littéralement rien. Il affirme que, si on voulait bien s'en donner la peine, on pourrait trouver en vingt-quatre heures deux à trois cents bons matelots français dans la ville.

On dissimule le commissaire Vergier. Les rancunes de la dernière campagne portent leur fruit.

— Il me paraît, explique l'intendant, que le fondement de la plainte de M. Bart vient moins de la mauvaise qualité de son équipage que de quelque petit chagrin qu'il a contre M. Vergier, et qu'il voudrait bien faire embarquer avec lui pour ne lui pas rendre la campagne agréable.

— Le roi, réplique le ministre, ne veut point exposer le sieur Vergier au mécontentement que ledit sieur Bart prétend avoir de lui, et veut encore moins que ledit sieur Vergier se venge du chagrin qu'il peut avoir contre ledit sieur Bart aux dépens de son service, et c'est à quoi il faut que vous remédiez.

L'intendant reçoit l'ordre d'améliorer l'équipage du Maure, et Vergier le reproche suivant :

— Vous auriez dû traiter M. Bart mieux que les autres, parce qu'il convient au service du Roi qu'un commandant soit toujours le mieux armé, vu que dans les occasions c'est à lui qu'on s'attache le plus.

Quant à Jean Bart, le ministre l'engage à se défaire de la prévention que les commissaires ont voulu le traiter plus mal que les autres. On renforce son équipage de douze matelots choisis, douze bons hommes, ce qui le calme. On y ajoute le capitaine de brûlot Dhaene, un corsaire flamand affecté au Mignon ; on n'en pouvait tirer aucun service sur ce navire, à cause de son ignorance du français. C'est un bon officier, que Jean Bart est heureux d'avoir auprès de lui. On lui donne encore Strickland et Trogmorton, ces deux gentilshommes anglais qui servirent déjà sous ses ordres en qualité de volontaires, et enfin son beau-frère Vandermersch.

Mais alors les autres capitaines, qui n'avaient rien dit jusque-là, se plaignent à leur tour. Leur chef appuie leurs réclamations. On changera donc les hommes des équipages qu'il ne trouve pas bons. Il est très important que M. Bart soit bien armé insiste le ministre. Céberet fait de son mieux, et enfin Jean Bart se déclare satisfait.

Il ne sera plus question de Vergier. Jérôme Phelypeaux, devenu ministre à son tour et succédant à son père, recevra tant de plaintes sur son mauvais caractère dans le service qu'il devra le changer de poste. Puis Vergier se retirera à Paris. Il fréquentera la société de son choix. Il s'appliquera à faire bonne chère et à composer d'aimables petits vers, jusqu'à cette nuit fatale où, sortant de la rue du Croissant, au coin de la rue Colbert, il tombera victime d'un crime crapuleux, assassiné par des escarpes.

Certes, il est plus que jamais de la première importance que Jean Bart soit bien armé ! Rarement les Anglo-hollandais se préparèrent à pareil effort pour le combattre.

D'ordinaire, on procède à l'envoi des vivres et des munitions nécessaires à l'escadre, et que l'on ne peut se procurer sur place, en empruntant la voie de mer ; cette année, il n'y faut plus songer : en mai, le Fanfaron, qui apportait de Rochefort des canons de vingt-quatre, est enlevé par l'ennemi ; deux autres frégates tentent le voyage avec un chargement analogue et subissent le même sort. Dans ces conditions, et pour être sûr qu'il arrive à bon port, on achemine prudemment par la voie de terre le vin du Bordelais destiné aux équipages.

L'escadre entre à peine en armement que déjà l'amiral anglais de Beaumont garde la rade avec neuf vaisseaux et deux brûlots. Le 15 juillet, un petit canot opère une reconnaissance jusque devant les jetées : à ce trait, on le devinerait monté par l'amiral Bembow en personne, qui, en effet, renforce de ses quinze vaisseaux les forces de blocus.

Jean Bart ne s'en soucie guère. Il sait par où passer pour leur échapper. Sa seule appréhension est de voir la mer gardée par des vaisseaux mouillés à hauteur de Nieuport et d'Ostende. Il envoie des pêcheurs à la découverte dans cette direction. Ils lui rapportent que l'événement qu'il redoutait le plus s'est produit : non seulement sept vaisseaux jettent l'ancre à l'endroit même où il compte passer, mais encore d'autres sont mouillés de distance en distance le long de la côte de Hollande. Par surcroît, onze des meilleurs voiliers de la flotte anglaise ne cessent de croiser sur ce parcours.

Tous les jours, et plutôt deux fois qu'une, Jean Bart, soucieux, escalade l'escalier de la Tour de Saint-Eloi. De la plate-forme, il observe les mouvements des ennemis. Cette fois, il constate et il avoue l'impossibilité de sortir.

— A moins, dit-il, que le roi ne veuille risquer de perdre ses vaisseaux.

Il le sait : les escadres ennemies ont ordre de les détruire partout où on pourra les surprendre, sauf sous les forts de Suède et de Norvège. Et voici encore, le 30 juillet, quinze vaisseaux hollandais de l'amiral Van der Gœs qui viennent rendre le blocus plus étroit et plus infranchissable. Avec cela, instruits par l'expérience des années précédentes, ils accomplissent précisément la meilleure manœuvre pour le gêner : vingt-quatre anglais, bons voiliers, mouillent à cinq lieues du port ; les hollandais, plus pesants, mouillent de manière à lui couper le chemin dès le départ.

Il apprend maintenant quelle lourde responsabilité pèsera sur ses épaules. Les événements de Pologne tendent à persuader le roi que l'on veut y donner la couronne à François-Louis de Bourbon, prince de Conti. Louis XIV décide que Conti acceptera, et désigne l'escadre du Nord pour le transporter à destination avec sa suite. Plus que jamais Jean Bart se désespère de ne pouvoir sortir : s'il livre combat, l'affaire tournera infailliblement à son désavantage.

Comment faire ? Il s'avise de désarmer les plus gros de ses vaisseaux, le Maure, le Stadenland, le Mignon, les Jeux et le brûlot qui ne peut lui être d'aucune utilité. Le bruit s'en répandra immanquablement en Hollande, et il espère que l'ennemi se relâchera quelque peu de ses précautions. Les vaisseaux qu'il conserve, les plus légers, allégés encore d'une partie de leurs vivres, lui assurent la facilité de sortir à toute marée, en passant par-dessus les bancs. Ce sont le Jersey, le Comte, l'Alcyon, le Milford et la Railleuse. L'intendant Céberet souligne la sagesse de ces mesures : Il ne peut réussir que par industrie, savoir-faire et légèreté des vaisseaux. Trois de plus ou de moins ne le mettraient pas en état de résister par la force, Pontchartrain à son tour approuve ces résolutions.

Le 26 août, Jean Bart se déclare en état de prendre la mer. Le temps a travaillé pour lui. Bembow s'use à la rude faction qu'il monte. Ses vaisseaux retournent l'un après l'autre aux Dunes pour faire de l'eau. Ils se salissent : les herbes s'attachent et poussent sur leurs carènes, leur enlevant de la vitesse. Les jours diminuent de longueur : deux heures de nuit supplémentaires permettent à Jean Bart de gagner dix à douze lieues d'avance.

Il calcule son temps avec précision, il envisage toutes les éventualités, et la lettre qu'il expédie à Pontchartrain le 2 septembre montre avec quelle sûreté et quelle exactitude il lui faut exécuter sa manœuvre. Monseigneur, je viens de recevoir tout présentement le courrier que vous me faites l'honneur de m'envoyer. Je suis en état de partir depuis le 26 août, comme j'ai eu l'honneur de vous marquer par ma lettre du 14. Le vent a toujours été bon depuis ledit temps et continue encore. Il aurait été à souhaiter que j'eusse pu mettre à la voile il y a trois ou quatre jours, parce qu'en ce temps-là, la marée venait de meilleure heure, et que mercredi, qui est le jour que Monseigneur le prince de Conti doit arriver ici, elle viendra à deux heures après minuit. Ainsi, Monseigneur, je tâcherai de partir à onze heures du soir si le vent m'est favorable, afin d'avoir trois heures d'avance avant la haute marée, et gagner par là trois heures de nuit, parce que les ennemis sont toujours placés aux mêmes endroits. Si, comme je viens, Monseigneur, d'avoir l'honneur de vous dire, le vent m'est favorable, j'espère passer, du moins il ne manquera pas à mes soins, car je ferai tout mon possible pour réussir et mériter en quelque manière l'honneur que le Roi me fait. Si Monseigneur le prince de Conti pouvait être ici mercredi à six ou sept heures du soir, je pourrais encore mieux prendre mes mesures. » Il calcule encore qu'il lui faut deux heures pour sortir ses vaisseaux des jetées et les mener en rade : en le faisant au moment de la marée précédant celle où il appareillera, il gagnera ces deux heures, seul moyen d'avoir assez de nuit pour passer et doubler les vaisseaux ennemis avant le jour.

Un brouhaha aux portes et dans la ville : les gens de la suite du prince, avec leurs voitures et leurs bagages, bavards et bruyants. Tandis que Céberet prend ses précautions pour que l'arrivée du prince passe inaperçue, et compte aller au-devant de lui hors la ville en manière de promenade pour éviter les consignes de portes, ces gens éventent sottement le secret du départ. Si Céberet n'arrêtait tous les courriers pour la Flandre et la Hollande, il en résulterait peut-être de graves inconvénients. Heureusement, la nouvelle ne filtre pas.

Conti quitte Paris le 3 septembre. Il dépasse en cours de route deux fourgons expédiés sous la conduite de deux gentilshommes, et qui contiennent un million et demi en espèces d'or et en pierreries. Cette somme s'ajoute aux deux millions de livres en lettres de change que le prince emporte avec soi. L'un des fourgons se rompit à Luzarches ; on le raccommode, mais soixante-sept louis d'or disparaissent. Cet accident provoqua le retard. Quant au fourgon contenant le lit de camp du prince, on ignore ce qu'il est devenu.

A deux heures après-midi, le surlendemain, Jean Bart fait passer ses vaisseaux du port à la rade. L'intendant le voit extrêmement inquiet. Il avait raison d'écrire : Il ne peut réussir que par son industrie, son savoir-faire et la légèreté de ses vaisseaux. A trois heures, Conti arrive. Céberet le conduit à l'Hôtel de la Marine, maison du roi, où il l'hébergera le temps de son séjour. Pas de réceptions, pas de cérémonies, la consigne en est venue de Versailles, quoique le comte de Relingue ait reçu l'ordre de se présenter pour saluer Son Altesse Royale.

Sitôt les vaisseaux en rade, on y embarque les soixante-dix personnes de la suite du prince ; toutes sont installées à huit heures du soir, sauf deux gentilshommes demeurés à terre avec lui. On compte sur l'arrivée des fourgons d'or et de pierreries dans la nuit. Quant au lit de camp, Céberet prête le sien pour remplacer l'absent.

Jean Bart tient en mains la lettre contenant les instructions du roi : partir le plus tôt possible et obéir au prince en toutes choses. Dans la soirée, il vient à l'Hôtel de la Marine saluer son illustre passager et se mettre d'accord avec lui sur les mesures à prendre.

Le vent s'est élevé dans l'après-midi. Ce soir, il souffle en tempête, coupant les communications avec les vaisseaux en rade. Il aurait rendu le départ impossible si on l'avait fixé à cette nuit. Et maintenant Jean Bart affirme qu'il appareillera le lendemain soir et se montre sûr de passer.

— Si je puis avoir seulement deux portées de canon devant les ennemis, dit-il, je me moquerai d'eux.

Le peintre Hyacinthe Rigaud est venu à Dunkerque brosser l'étude qui lui permettra de peindre le portrait du prince de Conti. Il exécute en outre une excellente étude de Jean Bart, laquelle existe toujours, très poussée, très vivante, qu'il utilisera pour le portrait officiel du chef d'escadre, en perruque et en cuirasse, avec sa croix de Saint-Louis et ses armoiries. Ce portrait, le seul exact, a malheureusement disparu ; il en subsiste une bonne gravure exécutée au XVIIIe siècle d'après l'original. La fantaisie des peintres se donne carrière dans les autres.

La tempête se calme. A la fin de la journée du 6 septembre, le vent passe au sud-ouest. Sans perdre une minute, Jean Bart en avertit le prince, qui s'embarque à huit heures du soir dans une chaloupe. Elle le mène à son vaisseau. A minuit, l'escadre met à la voile. Trois corvettes l'accompagnent, la Volage, la Flèche et la Nymphe, commandées par de Nogaret, Du Barailh et d'Aulnay d'Illiers, et réclamées par le prince pour les renvoyer successivement en cours de route avec des nouvelles sûres qu'elles rapporteront en France de sa part.

Avant l'embarquement, Jean Bart confia à Céberet qu'il comptait se diriger sur l'Angleterre pour se mettre hors des vues, puis passer au nord des ennemis qui le guettent. Une fois en mer, il prend conseil du temps et de l'occasion, et se décide pour la route du nord-est. Bembow s'est persuadé qu'il sortira par la passe de l'est. Encore un coup, l'amiral anglais se trompe dans ses pronostics. Lorsque le jour se lève, il distingue à cinq lieues de lui cinq voiles qu'il reconnaît bien. Vite ! Le signal de chasse ! Sa meute s'élance. A quatre heures, il s'avoue l'inutilité de la poursuite, qu'il arrête pour retourner sur ses pas et réoccuper ses positions de blocus ; en présence du mauvais temps persistant, il les abandonnera définitivement le lendemain. Quatre de ses vaisseaux s'entêtent pendant deux heures encore dans l'espoir de gagner de vitesse la légère et rapide escadre : leur acharnement reste vain.

Et ce même jour, d'Aulnay d'Illiers rentre au port avec sa corvette ; l'intendant pousse un soupir de soulagement en apprenant que l'escadre n'a plus rien à craindre de la multitude de vaisseaux échelonnés le long de sa route pour l'empêcher de passer. Il en expédie la bonne nouvelle à Versailles.

Tout danger n'est pas écarté cependant. Entre la Meuse et les côtes d'Angleterre, l'escadre passe à deux lieues au-dessous du vent de dix vaisseaux de guerre mouillés là, dans l'expectative. Force redoutable ! Que vont-ils faire ? Certes, ils ne vont pas lever leurs ancres ; l'opération prendrait trop de temps. Des haches ! Que l'on coupe les câbles. Hélas ! La force du vent les contraignit à en mettre un si grand nombre dehors qu'ils n'en viennent pas à bout en temps utile. Lorsqu'ils appareillent, il y a beau temps que l'escadre est hors de portée et leur fait la nique.

Parmi les personnages de la suite du prince figure un diplomate de carrière, teinté de lettres, qui sera par la suite ambassadeur extraordinaire au congrès de Ryswick et membre de l'Académie française, François de Callières. Cette rencontre lui donna le frisson. Elle lui suggère une question qu'il se pose d'abord à lui-même, puis à Jean Bart :

— N'y a-t-il pas à craindre d'être attaqués par quelques vaisseaux ennemis supérieurs aux vôtres ?

— Non, répond Jean Bart de son air le plus naturel. Si je me voyais, après un long combat, prêt à succomber, je saurais bien éviter de tomber aux mains de l'ennemi : je mettrais le feu aux poudres et ferais sauter mon vaisseau avec toute sa charge.

Cela dit d'un ton si assuré que Callières, nourri dans les emplois paisibles du cabinet, pâlit d'effroi. A cette vue, Conti, habitué aux périls de la guerre et brave comme tous les princes du sang, part d'un joyeux éclat de rire, qui gagne Jean Bart, lequel s'esclaffe à son tour.

La navigation se poursuit sans autre incident. Un jour de vents assez frais, le prince se sent incommodé du mal de mer. A la Cour, on se demande si la nourriture à la manière flamande dont le commandant le régale n'y est pas pour quelque chose.

La corvette la Flèche se sépare, emportant un paquet de lettres. Par malheur, elle s'ouvre par l'avant sur le Dogger-Bank ; elle se réfugie dans la Meuse, fort mal en point ; une frégate anglaise s'en empare. Son capitaine, Du Barailh, au moment de la capture, jette à la mer les papiers dont il est porteur, et l'ennemi n'en connaîtra rien. La troisième corvette, la Volage, a plus de chance. Le 10 septembre, à dix lieues du cap Derneus, elle quitte l'escadre et, cinq jours après, elle peut annoncer à Dunkerque que les vaisseaux sont entrés dans le Sund.

Le château royal de Kronenborg dresse ses tours et ses courtines crénelées sur la rive danoise du détroit. Du haut de ses terrasses, on jouit d'une vue magnifique sur cette eau que sillonnent les navires venant de la Baltique ou s'y rendant ; tous suivent cet étroit passage et y apportent un mouvement, une animation extraordinaires. Sur les bords, pendant la belle saison, la verdure abonde ; des arbres penchent leur feuillage sur les reflets miroitants de l'eau. La côte scandinave borne l'horizon, estompée par des brumes légères.

Le 13 septembre, à la fin de l'après-midi, le temps est clair et serein, le ciel pur ; l'approche du couchant l'inonde de couleurs tendres. Le roi de Danemark, installé sur la terrasse d'un bastion du château donnant du côté de la mer, assiste au défilé de l'escadre. Par convenance diplomatique, il garde l'incognito. La reine, les princesses et une cour nombreuse l'entourent. D'autres garnissent les tours et les remparts, et la population se presse aux bords du Sund sur une lieue de longueur. A une distance qui n'excède pas la longueur de la cour du château de Versailles, on distingue sur son vaisseau le prince courant à l'aventure, en route pour tenter la fortune, et, à ses côtés, le héros dont les exploits prennent déjà dans l'imagination des peuples un caractère fabuleux.

Les vaisseaux, brillamment pavoisés, saluent de leur canon ces hauts personnages. Après les saluts réglementaires, le prince de Conti, ayant pris conseil de l'ambassadeur, M. de Bonrepos, qui est venu à bord et se tient à ses côtés, et de Jean Bart, ordonne quinze coups de canon en l'honneur de la reine, à quoi le château répond de neuf coups. Le maître d'hôtel du roi a envoyé de la glace et deux bateaux chargés de rafraîchissements.

Par une coïncidence singulière, une flotte hollandaise de deux cents voiles, escortée par cinq vaisseaux de guerre, sort de la Baltique au même moment. L'escadre de Jean Bart les traverse juste devant le château de Kronenborg. Le spectacle est un des plus beaux qui se puissent voir. Le roi de Danemark ne s'en lasse pas, et reste à le contempler pendant les quatre heures que dure le défilé.

A hauteur de Copenhague, des vents contraires empêchent l'escadre d'avancer. Il lui faut attendre jusqu'au 18 pour aller de l'avant, encore les vents, tout en perdant de leur force, en conservent-ils assez pour ralentir sa marche. Elle ne peut progresser qu'en louvoyant, et n'atteint le port de sa destination que neuf jours plus tard. Sitôt devant le château de Dantzig, Jean Bart échange avec lui les saluts réglementaires.

Le prince de Conti trouve une situation fort différente de celle qu'on lui avait laissé prévoir. Certes, des évêques et des grands seigneurs polonais lui présentent leurs hommages. Mais, à y regarder de près, fort généreux de promesses illusoires et de résolutions qu'ils n'exécutent pas, ils ne montrent d'empressement réel qu'à lui soutirer de l'argent.

Très clairement, par contre, la population témoigne de son hostilité. La ville n'a envoyé personne le saluer. Seule, l'énergie que déploie Jean Bart sauve le prince, et les vaisseaux, d'une situation difficile. Comme on insulte ses bâtiments, comme on maltraite un de ses écrivains, comme on suscite difficulté sur difficulté au ravitaillement, comme on jette à l'eau un de ses officiers que l'on oblige à courir ensuite dans les rues de la ville avec des mousquetaires à ses trousses, avec sa décision et son sang-froid coutumiers, il saisit en rade sept navires dantzikois : mesure radicale qui calme les manifestations hostiles.

Bientôt le prince se rend compte de l'inutilité de son effort. Jean Bart lui fait craindre d'être retenu par les glaces. Il se résigne au retour, d'autant plus volontiers qu'il aurait préféré ne pas quitter Versailles. Son séjour à Dantzig a duré six semaines. Jean Bart donne l'ordre d'appareiller, emmenant les navires dont il s'est emparé ; le prince les laissera en dépôt entre les mains du roi de Danemark. Son vaisseau ayant touché sur un banc près de Copenhague, il débarque, couche à terre et rend au roi une visite incognito. Il se rembarque le 19 novembre.

Nul incident, mais un mauvais temps incessant. Pressé de reprendre pied sur le plancher des vaches, Conti n'attend pas le terme du voyage : l'Alcyon le débarque à Ostende le 10 décembre, à l'entrée de la nuit. Il prend la poste pour Dunkerque où, le temps que l'on change les chevaux, il dîne. Le surlendemain, il est de retour à Paris.

Le guetteur de la Tour signale l'un après l'autre les vaisseaux de l'escadre qui rendent successivement le bord. Pendant leur absence, les puissances belligérantes ont signé les traités de Ryswick. Jean Bart procède au désarmement avec ordre et diligence, et l'achève le 30 décembre. Il reçoit alors un congé de deux mois et une gratification de douze mille livres pour l'indemniser des dépenses que lui valut la présence du prince de Conti à son bord. Le prince lui fait présent de son portrait enrichi de diamants brillants, un bijou que les héritiers de Jean Bart vendront la coquette somme de 37.716 livres. Enfin le roi lui témoigne sa satisfaction pour la manière dont en tous points il s'acquitta de sa mission, et particulièrement pour la conduite qu'il suivit dans le port de Dantzig, lequel tombera bientôt dans la disgrâce du roi, en attendant d'être considéré comme port ennemi.