VERDUN

 

X. — LE SUPRÊME ASSAUT ALLEMAND.

 

 

21 juin-12 juillet.

 

Jamais la situation de Verdun ne s'était trouvée si critique. En cette première quinzaine de juin, nous étions tous dans l'état d'esprit d'assiégés serrés de près et qui interrogent anxieusement l'horizon, cherchant à apercevoir l'armée de secours qui leur a été promise. Cette armée-de secours ne devait pas, ainsi que dans les anciennes guerres, paraitre sous nos murs : mais attaquant la ligne ennemie à cinquante lieues à notre nord-ouest, elle jouait très exactement — c'était la mesure de cette guerre à large envergure — le rôle libérateur que les circonstances lui assignaient. Mais l'armée de secours arriverait-elle à temps ?

L'ennemi était à nos portes : notre première ligue de défense n'existait plus : les Côtes de Meuse, de Damloup à Bezonvaux, les forts de Vaux et de Douaumont étaient entre les mains de l'ennemi le plateau déjà envahi, les côtes nord de la rive droite, de Thiaumont à la côte du Talou, étaient également perdues, tandis que, sur la rive gauche, nos troupes ne tenaient qu'un mur démantelé, le Mort-Homme aux trois quarts envahi, la côte 304 investie. Le danger était pressant.

Il l'était d'autant plus que, la-grande opération de la Somme se préparant, le Grand Quartier ne pouvait plus distraire de troupes de sa réserve générale pour alimenter notre défense. En vain le général Pétain, transmettant les pressantes demandes du général Nivelle, laissait-il, dés la fin de mai, percer ses angoisses. en vain affirmait-il que les ressources propres de son groupe d'armées qui, depuis un mois, nourrissaient la bataille étaient épuisées : le général Joffre continuait — avec son habituelle ténacité que l'avenir devait justifier — à opposer aux requêtes de Pétain, la résolution prise de ne pas sacrifier l'offensive libératrice aux exigences de ceux qu'elle devait libérer. Il fallait au contraire retirer de Verdun pendant les premiers jours de juin de grandes unités à qui il importait de donner le temps de se refaire avant la grande bataille qui s'allait engager. Pétain insistait : L'usure des grandes unités sur le front de Verdun doit être évaluée non plus à une division tous tes deux jours, comme précédemment, mais bien à deux tous les trois jours, écrivait-il le 27 mai. D'autre part, en face de l'artillerie allemande renforcée, nous nous trouvions dans un état d'infériorité sensible dans les moyens. Mais chacun restant dans son rôle. Pétain et Nivelle en réclamant et Joffre eu refusant, l'Armée de Verdun à qui l'économie était, du Grand Quartier, instamment ordonnée, restait dans la situation la plus scabreuse. Les actions offensives du général Nivelle n'avaient eu pour résultat — et il était déjà grand — que de retarder d'un mois la nouvelle poussée allemande. Celle-ci était maintenant imminente et nous n'avions à lui opposer que des troupes inférieures en nombre. Pétain demandait qu'au moins on pressât l'offensive de la Somme : il faut avoir lu sa correspondance avec Joffre pour se rendre compte de la crise que nous traversions. Verdun est menacé, écrit Pétain, et il ne faut pas que Verdun tombe. Les positions de la rive droite sont en péril : qu'adviendra-t-il si la ruée allemande victorieuse oblige à repasser sur la rive gauche précipitamment ? Ne s'expose-t-on pas à perdre le matériel considérable qu'il aura fallu jusqu'à la dernière minute y laisser A cette lettre si légitimement angoissée. Joffre oppose une réponse admirable de fermeté : Nous devons à tout prix nous maintenir sur la rive droite de la Meuse au risque d'y abandonner une partie du matériel qui y est disposé ; le général en chef promet d'ailleurs l'envoi de troupes fi-aiches et de matériel nouveau. Je compte, ajoute-t-il, sur votre activité et sur votre énergie pour faire passer dans l'âme de tous vos subordonnés, chefs et soldats, la flamme d'abnégation. la passion de résistance à outrance et la confiance qui vous animent... Le fait est que, tout en prémunissant le Grand Quartier contre tout optimisme exagéré, Pétain a déjà pris des mesures pour que, sans attendre la nouvelle poussée prévue de l'ennemi, l'armée de Verdun prit une attitude agressive et ce n'est certes pas Nivelle qui se dérobera à une tactique qu'il a toujours prônée. On préparait imperturbablement les reprises.

L'armée de Verdun se sentait en péril. L'échec final de l'attaque de Douaumont, s'il avait produit dans le pays un moindre effet que la passagère reprise avait, par contre, cause aux soldats de Verdun une assez sensible déception. Pour la première fois, je vis ce bel Etat-major de Souilly ébranlé dans son admirable foi ; les troupes allaient, de leur coté, au roi avec une sombreur insolite. Les lettres des soldats ne parlaient que de la fournaise de Verdun, de l'enfer de Verdun, — ayant d'ailleurs comme contrepartie celles des soldats allemands qui, avec plus d'amertume peut-être, se servaient d'expressions toutes pareilles. Au reste, Etat-major et troupes n'en étaient que plus résolus à tenir au delà des forces humaines, Je me rappelle qu'un soir de juin, un officier de liaison ayant parlé de la fatigue excessive des troupes en des ternies désespérés, le colonel de Barescut, qui présidait le rapport, le reprit d'un ton dont l'émotion insolite me frappa : C'est la bataille de Verdun. Chacun doit y donner toute sa fatigue et, au delà de toutes ses forces, tout son effort et je lisais en une lettre de poilu cette phase : Je sors de la fournaise et ce n'est pas rigolo, mais ils ont beau faire, ces vaches de Boches, ils ne prendront pas Verdun et on se fera tuer plutôt jusqu'au dernier.

L'offensive de la Somme était prête, ou peu s'en fallait. Il fallait tirer une semaine encore. Nais c'était la semaine critique ; les Allemands savaient qu'en cette semaine, ils allaient jouer leur va-tout. Ils n'avaient pas dix jours devant eux pour emporter Verdun. Une armée allemande fraiche est prête à être jetée à l'assaut, tandis qu'une artillerie formidable a été accumulée, les Ier et IIe corps Bavarois, le XVe corps, le corps alpin, les XIXe, et Ire et CIIIe divisions sont identifiés sur notre front. Cette fois est la bonne : on va enlever enfin Verdun. C'est le résumé des ordres du jour enflammés des généraux, du Kronprinz, de l'Empereur. La prise de Verdun, dira un officier allemand prisonnier, était escomptée dans un délai de quatre jours. Les drapeaux des régiments, fait insolite, avaient été amenés pour être déployés à l'entrée dans la ville.

Dès le 21, ce fut un bombardement sans précédent sur la zone Froideterre. Fleury. Souville, Tavannes. C'est la ligne qu'on pense emporter le premier jour. Après quoi, le combat sera porté sur la ligne Belleville, Saint-Michel, Bellerupt, la dernière ceinture de Verdun. Dans la ville elle-même, écrasée par les obus, le général Dubois organisait, suivant une expression dont il se servit devant moi, une défense à la Saragosse.

Par tous les ravins qui, à travers les côtes convergent vers le plateau, ravin de la Couleuvre qui descend de Douaumont sur le bois Nawé, ravin de la Dame qui les conduira à Froideterre, ravin de la Caillette, ravin de Bazil qui les amèneront à Fleury, ravin des Fontaines qui, de Vaux, escalade la pente vers Souville, les colonnes s'infiltreront ; le plateau va se remplir de cent mille Feldgrauen.

Le 22, une attaque rapproche l'ennemi de Souville à travers le bois de Vaux-Chapitre, tandis que le bombardement s'intensifie où les gros mortiers 420 et 380 interviennent polir écraser nos ouvrages. La soirée fut sinistre : l'ennemi inondait le plateau de ses obus à gaz ; 400.000 furent tirés ; l'atmosphère était irrespirable ; c'était bien l'enfer dont parlaient nos hommes.

Le 23, l'attaque se déclencha : elle portait tout d'abord sur les ailes : à la droite allemande, le bois Nawé, à la gauche, le bois Fumin. Nos feux arrêtèrent ces assauts. Alors l'attaque centrale se déchaina. Elle semblait démesurée : un corps bavarois à cinq régiments sous Thiaumont détruit, en direction de Froideterre, coutre Souville, toute une division, et sur le misérable village de Fleury déjà presque disparu, le fameux corps alpin — l'un des plus redoutables de l'armée allemande.

Les sturmbataillons marchaient à rangs serrés : derrière eux, les réserves — troupes de soutien et d'exploitation — se tassaient dans les ravins.

L'ouvrage en ruines de Thiaumont fut submergé avec ses derniers défenseurs. Le flot bavarois déferla sur le plateau il vint se heurter à Froideterre qu'un instant, il recouvrit. Soudain, les casques bleus de France reparurent : ce fut une terrible contre-attaque. Chassés de Froideterre, bousculés, massacrés, les Bavarois étaient reconduits jusqu'à Thiaumont.

Mais Thiaumont restant occupé, Fleury était découvert au nord-ouest et le ravin de Chambitoux forée donnait accès à la lisière est. Les Alpins bavarois débordèrent le village. Notre artillerie faisait barrage : le ravin du Bazil fut bientôt plein de morts. Lin régiment alpin cependant put passer, se jeta dans la partie est du village, s'y accrocha, tandis que nos soldats défendaient avec succès le sud-ouest et la station.

Le flot roulait, d'autre part, sur Souville, mais de ce côté il fut arrêté. Les premières vagues, ayant franchi notre première ligne, niais bientôt brutalement rompues par nos feux, vinrent mourir en face du fort. Ce fut un grand massacre.

La journée n'en avait pas moins été terrible. L'Allemand n'avait pu passer, niais notre défense était démantelée. Le soir même, la voix du chef s'élevait : L'heure est décisive, disait Nivelle : se sentant traqués de toutes parts, les Allemands lancent sur notre front des attaques furieuses et désespérées, dans t'espoir d'arriver aux portes de Verdun, avant d'être attaqués eux-mêmes par les forces réunies des armées alliées. Vous ne les laisserez pas passer, mes camarades. Le pays vous demande encore cet effort suprême : l'armée de Verdun ne se laissera pas intimider par les obus et cette infanterie allemande dont elle brise les efforts depuis quatre mois : elle saura conserver sa gloire intacte.

On s'attendait à une nouvelle poussée pour le 24 : elle ne se produisit pas. La journée avait été si meurtrière pour l'assaillant qu'une fois de plus. il restait hors de souffle. C'est nous qui, les 24, 25, 26 juin, essayions — parfois avec succès — de reprendre un peu du terrain perdu.

L'alerte avait été très vive : Nivelle cependant ne s'était pas départi d'un grand calme : bien en possession de lui-même, il jugeait, le 23 au soir, la situation sérieuse, mais ne la jugeait pas compromise. L'événement lui donnait raison. On avait perdu du terrain, mais arrêté l'Allemand en lui infligeant de telles pertes, qu'il en restait pour quelques jours crevé. C'était l'éternelle bataille de Verdun : la victoire morale continuait. Et fort de cet inlassable moral, et l'ennemi semblant s'affaisser au seuil du succès, nous reprenions nos avantages : le 27 juin, l'Allemand qui avait essayé de nous chasser de la partie de Fleury occupée par nous, était repoussé et, profitant de son désarroi, nous sautions sur Thiaumont et, après vingt-quatre heures d'une lutte acharnée, nous y réinstallions le soir.

Or — à cette heure même — les armées alliées de la Somme se massaient pour attaquer. Le 1er juillet, elles marchaient à l'assaut avec l'admirable élan et le bonheur que l'on sait. Verdun était secouru.

***

Ainsi derrière ce bouclier de Verdun, Joffre avait pu mener à bien ses desseins. Et maintenant la Somme allait faire ventouse obligeant à brève échéance l'ennemi à retirer du front de Verdun forces et moyens pour les porter sur le secteur de bataille où il était si violemment attaqué.

A la vérité, l'Allemand avait, les premiers jours, fait contre mauvaise fortune bon visage et affecté de ne se point préoccuper de cette diversion. La Presse officieuse affirmait que le Haut Commandement ne se laisserait pas troubler dans ses plans Offensifs et qu'il saurait parer aux situations nouvelles créées sur les différents points.

C'était pure fanfaronnade. Mais pour lui donner une apparence de vérité, le Kronprinz, au fond désespéré, essayait avec ce qui lui restait de forces elles étaient encore considérables — de pousser les avantages acquis le 23 juin.

Dès le 2, il avait fait attaquer, au sud-ouest du fort de Vaux, la batterie de Damloup. à l'entrée du bois du Chenois. Après un âpre combat, l'ennemi avait été rejeté. Le 4, il put encore reprendre pied dans l'ouvrage de Thiaumont, mais il fut arrêté quand il essaya d'en déboucher. Sur toute cette ligne — des ruines de Thiaumont a l'entrée du sinistre tunnel de Tavannes, dans Fleury disputé, dans les bois de Vaux-Chapitre, dans les fourrés de la Haie Renard et du Vaux-Regnier, aux lisières du bois de La Laurée, se livraient. avec une rage sombre, des combats obscurs on la valeur des soldats de Verdun s'affirmait plus méritoire. parce que, suivant leur expression, la tâche était galeuse. J'ai vu à cette époque tous ceux qui descendaient et, par une autre voie, j'ai entendu leurs cris intimes de souffrance et d'orgueil à la fois. L'épopée n'était pas close, unis l'attention publique allait aux vainqueurs de la Somme. Et cependant il fallait encore à Verdun tenir bon — et sous quels marmitages !

Le Kronprinz voyait venir l'heure où l'affaire de la Somme, devenue âpre bataille, allait promptement lui enlever ta disposition des réserves. Il tenta un suprême effort. Après un bombardement intense du secteur Froideterre-Fleury-Souville, ses troupes furent rejetées, le 12, à l'assaut suprême. De Thiaumont à la batterie de Damloup, l'infanterie allemande se rua. Elle échoua à sa droite : à sa gauche, elle pénétra dans la batterie. Au centre, après avoir progressé dans le bois de Vaux-Chapitre, elle put pousser de grosses forces sur Fleury et en direction de Soin-die. Le village de Fleury tout entier fut par elle occupé. La vague, par ailleurs. roula jusqu'à celte mythique chapelle Sainte-Fine — nom d'origine incertaine qui désignait l'intersection de la route de Vaux à Verdun et de l'aile de Souville à Fleury. Quelques unités entrainées par l'élan allèrent même jusqu'aux fossés de Souville où elles furent anéanties. L'Allemand se cramponna à la chapelle Sainte-Fine. Là devra s'élever un jour un petit monument, une grande borne de granit qui ferait image et serait un symbole. C'est en effet à ce point précis que, le 12 juillet 1916, se sera pour toujours arrêté — en attendant qu'on le fit refluer — le flot qui avait menas : Verdun. C'était fini. La dernière tentative du kronprinz avait fait long feu et l'heure sonnait des reprises.