LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL

 

CHAPITRE VI. — UN GOUVERNEMENT ATHÉNIEN.

 

 

La villa Aldobrandini-Miollis. L'Académie de Miollis et son musée. — Un gouvernement athénien à Rome. — Les Arcades. — La société hellénique. — Rome et Pérouse rattachées à l'Université impériale ; Fontanes accorde un recteur à l'Académie de Rome ; nouveau trompe-l'œil ; l'enseignement reste monastique. — Les travaux de restauration artistique. Canova, prince de l'Académie Saint-Luc et directeur des musées impériaux. — Les artistes de la villa Médicis. — La galerie Miollis ; anciens et modernes. Les musiciens. Miollis se fait Mécène, mais ne trouve point de Virgiles. — Travaux de restauration archéologique. Projets de l'Empereur. Il veut d'abord en confier l'exécution à la municipalité ; on s'expose ainsi à ne rien faire. L'Académie et le préfet chargés concurremment des travaux. — Temples de Vesta et de la Fortune virile. — Tournon déterre le Forum. Le temple de Jupiter tonnant. — Le temple de la Concorde. — La colonne de Phocas. — Le temple de Jupiter Stator. — Le temple de la Paix. — La Voie Sacrée. — Joie orgueilleuse du baron de Tournon. — Le temple de Vénus et Rome. Le Colisée. Les Thermes de Titus. Le Forum de Trajan. — Les embellissements de Rome. — Projets. — Saint-Pierre. — Le Panthéon. — La fontaine de Trevi. — Les cimetières. — Restauration des palais officiels. — Le Pincio et ses jardins. L'administration française entend laisser en fleurs la Rome qu'elle a trouvée en friches. — Autres projets gigantesques. — Rome port de mer. Travaux commencés dans les provinces. — Les marais Pontins amendés. — Activité stupéfiante.

 

Sur la pente rapide qui, au flanc du mont Quirinal, dévale vers le Forum de Trajan, s'étagent les terrasses de la villa Aldobrandini. Le passant qui descend la très moderne via Nazionale, accorde toujours un regard au mur de soutènement au-dessus duquel se voit une végétation luxuriante et qui domine de quelques coudées les restes noircis de la muraille antique de Servius Tullius.

En 1811, cette villa était le centre de la vie intellectuelle et artistique de Rome sous le nom nouveau de Villa Miollis al Quirinale.

Le général Miollis continuait à résider officiellement au palais Doria où il était l'hôte du prince et de la princesse Doria ; là se trouvaient les très modestes bureaux de son état-major ; là se donnaient les bals officiels offerts par le général à la société romaine.

Mais quand, dépouillant le personnage officiel et l'uniforme brodé, Miollis entendait se reposer des soucis du pouvoir ; c'était vers la villa ci-devant Aldobrandini qu'il s'acheminait, de ce joli lieu il avait fait son académie et son musée. Nous savons quels goûts de lettré possédait ce vieux soldat ; le dévot de Virgile continuait, en cette ville pleine de souvenirs classiques, à cultiver les bonnes lettres, ne dédaignant point de taquiner la Muse et y encourageant ceux qui l'entouraient ; si bien que ce gouvernement qui, par ailleurs, apparaissait si sévère, gouvernement de soldats et de fiscaux avec sa direction générale de police, ses colonnes mobiles, ses commissions militaires, présentait en d'autres circonstances toute l'apparence d'une réunion de beaux esprits, classiques, amateurs de toute beauté, un peu précieux parfois.

Miollis relisait Virgile, si possédé du souvenir du divin poète que dès 1811, entreprenant une nouvelle décoration de sa villa, il demandait avant tout à Ingres un Virgile lisant l'Enéide devant Livie[1]. Tournon et Norvins ne parlaient point seulement au Capitole ; ils lisaient aux Arcades des poésies que les Romains applaudissaient plus que leurs arrêtés. Le grand poète de Rome, le plus infatigable à coup sûr et le plus fatigant, est un conseiller de préfecture, Alborghetti, populaire aux Arcades, tandis que son collègue, autre collaborateur de Tournon, Marini, est archonte de la Société hellénique des sciences et des beaux-arts[2] ; l'avocat général Ortoli préside les cours de sciences philosophiques institués par cette savante confrérie ; le directeur du Mont-de-Piété s'exerce en public au vers latin ; Biondi, juge à la Cour d'appel, fait des sonnets ; Dal Pozzo, ci-devant chef de la justice et maintenant président de la commission de liquidation, entre deux arrêtés financiers, compose des poésies galantes. Qui sait si, entre deux feuillets des registres du sévère Janet, on ne trouverait point quelque projet d'élégie oublié ? Âmes sensibles, nos fonctionnaires pleurent aux Miserere que la chapelle exécute à Saint-Pierre et se pâment aux chants profanes dont ils régalent leurs invités. L'air de Rome exerce sur ces esprits, d'ailleurs nourris de lettres, sa divine action, cette griserie de l'esprit et de l'âme auquel nul n'échappe. Les bandits de la montagne qui les tiennent pour des geôliers et des gendarmes, les curés ruraux qui les réputent sicaires de la barbarie jacobine, ne reconnaîtraient point ces tyrans en ces hommes qui cisèlent le vers latin, français ou italien aux Arcades ou promènent sous les ombrages de la villa Aldobrandini-Miollis des propos d'intellectuels assez raffinés. Gerando, membre de deux classes de l'Institut, a été l'oracle de ce monde de fonctionnaires beaux esprits ; il a, nous l'avons vu, fondé, restauré, réorganisé des académies, érigé les Arcades en juges des concours de lettres, les Lincei en conservatoire de la science, l'Académie Saint-Luc en maîtresse des arts, réformes pleines de promesses[3]. Promesses seulement, car des arrêtés ne font point des génies ; de 1810 à 1813, les séances des Arcades dont le rédacteur — toujours enthousiaste — du Journal du Capitole nous rend compte en termes exaltés, restent empreintes de ce caractère vieillot ou puéril, qui était, nous l'avons dit, celui des lettres romaines, tournant dans le cercle des poésies allégoriques aux mille allusions mythologiques, des sonnets précieux, des odes anacréontiques dont l'enthousiasme sonnait faux parce qu'il était faux ; mais était-elle très différente, cette littérature, de celle de l'Europe entière en ce moment où se faisait à peine sentir le souffle vivifiant des Chateaubriand, des Gœthe et des Byron ? Evidemment les sublimes poèmes latins de l'avocat Tinelli, les majestueuses dissertations de l'abbé Masacci, les ingénieux chapitres de Biondi, les gracieuses odes de Panzieri, les magnifiques sonnets de l'abbé Borgia, de Pieromaldi, de l'avocat Armellini, de M. Rondanini, les majestueux sonnets du prince Chigi, les magnifiques sonnets de l'abbé Godard, custode général des Arcades, les élégies latines de l'abbé Fuga, procustode, les odes lyriques d'Alborghetti, les fantastiques pages en terza rima de M. Ferretti, les polimetri, les exametri, les ottava rima, les églogues du professeur Ruga n'exhaleraient pour nous qu'une odeur assez rance[4] ; mais ces jeux poétiques, imités d'Horace, Virgile, Ovide, Théocrite, Anacréon — voire Pindare — étaient ceux de l'époque. Les Arcades leur donnaient un caractère de particulière fadeur, en raison même de leur origine que rappelait une terminologie insupportable de mièvrerie ; en ce bercail de l'Arcadie, on distinguait difficilement des brebis qui bêlaient les bergers qui chantaient[5]. L'administration attique de Miollis fût-elle arrivée à faire de ce troupeau aux flûtes enfantines une Académie vraiment utile à la langue, c'est une question à laquelle il est assez difficile de répondre.

Miollis, devenu son propre ministre des beaux-arts après le départ de Gerando, avait tenu à fonder lui aussi sa nouvelle académie, la Société hellénique qui, elle tout au moins, organisa un enseignement dont les maîtres, philosophes, savants. littérateurs étaient les hôtes préférés de la villa Miollis[6].

***

L'enseignement ainsi fondé à côté des collèges était d'autant plus précieux que l'Université impériale, enfin fondée à Rome — sur le papier —, donnait de médiocres résultats[7].

Ç'avait été un nouveau présent de l'Empereur à l'ingrate cité ; le 27 juillet 1811, on avait déclaré l'enseignement romain digne d'être agrégé à l'Université impériale[8]. Gerando avait déconseillé la mesure qui était vaine. Mais comment ces collèges pouvaient-ils rester plus longtemps sous le sceptre de Napoléon sans passer sous la férule de M. de Fontanes ? Miollis avait mis quelque mauvaise volonté à déguiser en universitaires les ecclésiastiques qui, exclusivement, continuaient à enseigner : en février 1812 il s'était décidé à faire appel aux Romains qui aspireraient à professer dans les lycées et collèges impériaux — nous avons vu ailleurs ce qu'étaient ces établissements — des départements romains. Les professeurs ecclésiastiques, prévoyant qu'il leur faudrait prêter serment, opposèrent à cet appel une impassible indifférence : comme des laïques ne se présentaient point, il fallut bien, à moins de fermer les portes des lycées, laisser ces prêtres dans leurs chaires.

L'Académie de Rome existait cependant, on lui donna un recteur, Ferri de Saint-Costant qui arriva de Paris à Rome, résolu à conduire à terme vite et heureusement l'opération — entendez la francisation de l'enseignement. On lui adjoignit Cuvier, conseiller de l'Université et Coiffier, inspecteur général, qui étaient de concert avec le recteur chargés de cette importante opération[9]. Le grand maître Fontanes avait, annonçait-on, sur Rome de très hautes visées ; l'Université de la Sapience allait, divisée en facultés à la française, connaître d'illustres destinées[10]. Miollis entendit ne point rester en retard ; il tint à présider lui-même les examens et la distribution des prix de 1813 ; le proviseur Calandrelli parla en cette circonstance en fils dévoué de l'Alma Mater[11]. Fidèlement, les journaux firent connaître que les examinateurs pour l'Ecole polytechnique comprendraient l'Académie de Rome dans leur tournée de 1813[12].

En réalité, tout cela restait pure fantasmagorie. On avait tout au plus rendu un peu plus épais le crépi français autour de l'édifice romain. Les maîtres restaient ecclésiastiques : Les enfants continuent, écrivaient des mécontents, à être élevés par des prêtres fanatiques dans les principes ultramontains. On a fait quitter à ces enfants la soutane noire qui était l'uniforme de tous les écoliers, mais on lui a substitué l'habit noir court et, dans les petites pensions comme dans les grandes, l'éducation reste monastique. Quoiqu'on ait appliqué autant qu'il était possible les règlements de l'Université aux académies existantes, la seule Faculté de droit où l'on explique le Code Napoléon a changé quelque chose à son enseignement. Un mois avant la chute de son gouvernement. Miollis devra constater que l'instruction reste toujours liée à ses anciennes institutions[13]. Rome ignorera toujours les toges noires à simares jaunes, roses ou violettes des professeurs de Fontanes. En vain un recteur français, un inspecteur français auront régné à Rome : sous eux et à leur grand dépit l'enseignement sera resté monastique. Dans tous les cas, recteur et inspecteur auront trouvé consolation dans cette villa Aldobrandini où quiconque est initié au culte de Virgile, d'Horace et de Cicéron, trouve un cordial accueil.

***

Quiconque y propose quelque mesure de restauration et de conservation artistique, n'y est pas moins bien reçu. C'est assurément à la villa Aldobrandini que sont méditées et conçues les décisions qui réorganisent la bibliothèque du Vatican et les musées, les enrichissent l'une des manuscrits des bibliothèques appartenant aux congrégations dissoutes[14], les autres des œuvres enlevées aux églises fermées[15], les décisions qui protègent contre les dégradations qui les menacent les fresques de Grottaferrata, de la Farnésine et de la villa Papa Giulio[16]. C'est à la villa que vient chercher des inspirations le baron de Forbin, désigné pour faire entrer dans les galeries publiques de Rome les toiles que détient la province. C'est à la villa que Canova rencontrerait ses plus enthousiastes amis.

C'est que, plus que jamais, Canova est prince ; à son titre de princeps de l'Académie et de directeur de l'Ecole des Beaux-Arts, il joint, depuis 1811, celui de directeur des Musées impériaux de Rome. Daru dirait ce qu'il a fallu de prières pour lui faire accepter un titre qui l'oblige au serment, avec quelle joie la définitive acceptation du maître a été accueillie au Quirinal comme à la villa[17], de quels respectueux hommages on entoure ce despote qui, modeste, assure un admirateur vraiment aveuglé, veut bien être reconnaissant à l'Empereur des bienfaits dont on le comble[18]. Ce n'est point sans hauteur qu'il les accepte, et c'est presque en demi-dieu qu'on l'accueille chez Miollis. Le 17 décembre 1810, on l'a porté aux nues : l'Académie Saint-Luc, solennellement installée en son absence, a pu faire entrer l'absent dans l'Olympe de l'art, on a placé son buste entre celui de Michel-Ange et celui de Raphaël. Et chaque discours, chaque pièce de vers a évoqué le grand absent, émule de Phidias, bienfaiteur et protecteur de l'art, héros de cette fête. Une députation est allée porter au Phidias modern qui, alors, travaille à Florence, la couronne que la reconnaissance lui a tressée[19]. Et prince, c'est en prince qu'il est reçu à la villa Aldobrandini.

Il y rencontre tout un monde respectueux — désormais soumis — d'artistes. La villa de ce soldat est le vrai foyer des pensionnaires français qui n'abandonnent que pour s'y rendre leurs ateliers du Pincio ; entre vingt qui sont restes obscurs, on verrait là avec leur directeur le peintre Le Thiers. les peintres Drolling et Leclerc, le sculpteur Cortot, le graveur Gatteaux, et ces jeunes gens à qui l'avenir réserve la gloire. les sculpteurs Rude et Pradier, le musicien Hérold qui a vingt ans, et leur aîné, resté à Rome depuis 1804, Jean-Auguste Ingres[20]. Il est ici chez lui, car il mène de front le Romulus du Quirinal et le Virgile de la villa Aldobrandini-Miollis, et chez lui aussi le peintre Granet, concitoyen du général, — car il est d'Aix, — mais Romain d'adoption, qui termine pour la galerie Miollis une Assemblée de religieux — la seule qui se voie maintenant à Rome.

C'est sur les conseils de Granet que le général, non content d'ouvrir sa villa aux artistes de Rome, l'a ouvert, avec libéralité, aux maîtres disparus. Miollis possède là une des belles galeries de l'Italie et — chose qui eût étonné en 1898 — une galerie qu'il a payée. On y voit trois cent quatre-vingt-dix toiles de maîtres anciens, trente-trois d'artistes modernes : des Caravage, des Lotti, des Véronèse, des Luca Giordano. des Tintoret, des Zuccari, des Borgognone, des Carrache, des Tiepolo, des Guido Reni, des Velazquez, des Andrea del Sarto, des Holbein, des Philippe de Champagne, des Téniers, des Bellini, des Poussin, des David : Ingres et Granet viennent d'y placer leurs œuvres récentes. Le vieux soldat, sincèrement amoureux du beau, jouit pleinement de ces trésors, passe dans cette villa des jours délicieux, d'autant que les jardins, négligés avant lui, se sont, par surcroît, peuplés de 233 sculptures, statues, bustes et fontaines, tandis qu'on en compte 224 dans le palais et 18 dans la Loggia, toutes œuvres commandées, depuis 1810, par le général aux artistes de Rome[21].

C'est donc un Mécène que ce vaillant. Sa sollicitude s'étend à toutes les parties de l'art ; c'est à regret qu'il voit son maître se brouiller avec les musiciens : en dépit des ordres de Paris, il fait tout, de concert avec Daru, pour empêcher la dispersion de la chapelle qui seule sait chanter la Palestrina[22]. Jusqu'à sa disgrâce Zingarelli a été l'ami du général et, le maestro exilé, Fioravanti le remplace dans les bonnes grâces de Miollis ; l'auteur de Camilla est souvent l'hôte de la villa.

Cette maison joue donc tous les jours à Rome le rôle des hospitaliers casini où les ministres de Léon X appelaient dans des jardins délicieux semés d'œuvres d'art et dans des galeries de chefs-d'œuvre lettrés et artistes. Et vraiment Miollis y remplit avec une allégresse touchante la partie la plus séduisante de son ministère. Ce ministère pouvait-il être fécond ? Etait-ce la faute de cet aspirant Mécène, si Rome se trouvait aussi appauvrie de talent que d'argent et si, en dépit d'illustres exceptions, un Léon X eût été pour l'heure incapable de trouver sur les bords du Tibre la monnaie même d'un Raphaël ou d'un Arioste ?

***

On cherchait cependant d'autres satisfactions à l'esprit, d'autres objets à l'infatigable activité des administrateurs. Plus qu'aucune autre, une entreprise avait dès l'abord exalté l'Empereur et c'était la grande œuvre que, dès le premier jour, il promettait de mener à bien. Le décret de réunion lu le 10 juin à Rome ne portait-il pas : Les restes des monuments élevés par les Romains seront entretenus et conservés aux frais de notre trésor ? Parmi les griefs qu'à la veille de réunion, le jaloux souverain invoquait contre la papauté, maîtresse négligente de l'héritage de César, le plus grave était l'état de cet illustre Forum transformé en champ des vaches, profanation sacrilège.

Il fallait en finir avec cette indignité. De bonne foi l'Empereur s'imaginait qu'il restait beaucoup de la Rome antique. De ce que les monuments antiques conservés à peu près entiers, le Théâtre de Marcellus, le Portique d'Octavie, le Panthéon d'Agrippa, les Temples dits de Vesta et d'Hercule, l'Arc de Titus fussent en quelque sorte étouffés entre des constructions plus récentes, de ce que quelques colonnes, celles du Temple dit de Jupiter Tonnant ou autres, émergeassent à moitié d'un amas de terre, qui, en leur enlevant toute élégance, les livraient en outre aux outrages des passants, l'Empereur en avait conclu que la Rome antique était, là presque tout entière, enlisée, voilée, et qu'il suffirait de déblayer, dégager, fouiller pour donner à ces monuments une physionomie si nouvelle, que, soudain, ressuscitât en sa splendeur, sinon la Rome d'Auguste, du moins tout un monde de reliques méconnues.

A qui serait confiée cette entreprise ? Dans sa confiance première dans le génie des Romains délivrés d'indignes liens et dans son respect pour la fiction d'une ville libre, l'Empereur avait tout d'abord remis avec une certaine solennité au conseil municipal le soin de faire revivre la Rome des ancêtres. Do fait, ces descendants indignes des vieux édiles ne firent rien pondant l'année 1809. Quelques trous de sonde donnés au Forum avaient excité le très vif mécontentement dos voisins : ces Romains dégénérés qui habitaient les maisons contiguës au Temple d'Antonin et Faustine, insensibles à la grandeur des projets généreux dont ces trous n'étaient que les premiers indices, geignaient qu'on leur allait donner la fièvre, en organisant sous leurs fenêtres des puits d'eau stagnante et qu'ils s'allaient casser la tête dans des précipices creusés à leur porte[23]. La municipalité, plus attentive aux plaintes des Romains vivants qu'à la gloire des morts, procédait avec hésitation ; la Consulta elle-même semblait avoir abandonné le Forum et poussait à dégager avant tout les Temples de Vesta et de la Fortune Virile, situés sur la rive du Tibre ; dès mai 1810, le charmant Temple Rond apparaissait aux yeux charmés dans sa grâce première, et, à deux pas de là, le Temple de la Fortune Virile dressait sur une place enfin nette ses colonnes ioniques, témoin attardé du dernier siècle de la République romaine[24].

C'était, au sens de l'Empereur, avoir fait trop peu en un an de règne. Il lui fallait prendre en main les travaux, il le voyait bien. Le 6 octobre 1810, un décret modifiait l'organisation de l'entreprise. L'intendant de la couronne était exclusivement chargé d'en régler les frais ; l'Académie Saint-Luc, dotée, nous l'avons vu, de 100.000 livres par an, en consacrerait 75.000 aux fouilles qu'elle inspirerait ; 20.000 livres seraient par ailleurs affectés aux mêmes travaux. Une commission, présidée par le préfet et où siégeaient archéologues, architectes, représentants de l'Académie et de la municipalité, dirigerait les travaux[25]. En réalité la direction passa, sans conteste et sans retard, tout entière entre les mains de Tournon qui, dès l'automne de 1810, installa ses chantiers à la base du Capitole, à l'entrée du Forum[26].

Là, d'un amas de terre qui cachait d'autre part le Tabularium du Capitole, émergeaient trois sommets de colonnes enlisées presque jusqu'à leurs chapiteaux, supportant un débris d'entablement ; le temple de Jupiter Tonnant, disaient d'une voix dévote les ciceroni. En réalité ces trois colonnes étaient les restes du Temple de Vespasien, construit par Domitien et restauré sous Septime Sévère. On lisait à l'entablement les lettres du mot R[estituer]unt. Nous ne saurions entrer avec le baron de Tournon dans le détail de la longue opération fort délicate à laquelle donna lieu l'exhumation du Temple de Vespasien par les agents de Napoléon. Les colonnes endommagées ne reposaient elles-mêmes que sur un stylobate qu'il fallut consolider en entreprenant en sous-œuvre la construction de nouvelles fondations à 15 mètres de profondeur ; on dut auparavant déposer l'entablement qui se fût à coup sûr écroulé au cours de l'opération ; en juillet 1811, l'opération était terminée ; le monticule de terre qui s'élevait à la base du Capitole avait disparu ; les vénérables pierres du Tabularium Capitolin étaient au jour, les murs de ces salles où avaient été, un siècle avant Jésus-Christ, enfermées les archives de l'État Romain, et les trois colonnes aux fines cannelures se dressaient, majestueuses en leur vétusté, sur une base qu'un siècle a, depuis, mise à l'épreuve, tandis que, sur le ciel bleu, l'entablement montrait ce débris d'inscription, ce Restituerunt qui maintenant semblait s'appliquer aux agents du nouveau César[27].

Le dégagement du temple tout voisin, qu'on disait alors Temple de la Concorde, était plus facile, puisqu'il suffisait d'abattre simplement quelques masures appuyées contre les ruines ainsi dégagées.

Cependant un problème occupait encore les archéologues : qu'était cette colonne qui, au milieu du Forum, se dressait isolée ? à quel temple impossible à identifier appartenait-elle ? Depuis un siècle les savants discutaient : un temple de Jupiter Custos, disaient les plus hardis. On fouilla : il ne fallut pas aller loin pour découvrir l'inscription qui consacrait cette colonne à la gloire de l'empereur byzantin Phocas, colonne empruntée à un temple antique inconnu et transportée là au septième siècle. Rome s'égaya aux dépens des savants ; un sonnet courut qui faisait parler Phocas. Un ouvrier avec sa bêche en deux jours a tout éclairci ; ma gloire renaît : sots savants, les volumes par vous écrits sur le nom à donner à ma colonne, placés les uns sur les autres auraient formé une pile plus haute qu'elle. Que n'avez-vous jeté votre plume et pris une bêche ?[28]

On explorait cependant tout le Forum ; en 1811, on déblaya jusqu'à la rencontre du pavé les bases des colonnes du temple qu'on appelait Temple de Jupiter Stator — temple actuellement dit de Castor et Pollux. — On tirait du sol la magnifique vasque de granit qui, en 1818, allait orner la fontaine du Monte Cavallo. Enfin, on dégageait les bases des colonnes de cipolin du Portique d'Antonin et Faustine ; on toucha ainsi au rude pavé de ce qu'on voulut être la Voie Sacrée ; moment solennel où l'émotion fut grande. Sur ce pavé avaient, pensait-on, roulé les chars des triomphateurs ; peut-être Jugurtha et Vercingétorix captifs avaient foulé ce sol derrière un Marius et un César. Il appartenait au grand Empereur qui, par ses triomphes, effaçait Marius et César, de rendre à la lumière romaine la voie qu'ils avaient jadis suivie. En transmettant aux lecteurs cette nouvelle, le Journal du Capitole du 20 avril 1811 ne dissimulait pas la joie générale[29].

Le chantier se transportait ensuite vers ce Temple de la Paix — la basilique de Constantin — auquel on attribuait alors une plus haute antiquité. Le pavé était à ce point enterré que les voûtes ne formaient au-dessus du sol qu'un arc de quelques mètres ; le repaire ainsi ménagé servait d'étables à des bestiaux et de remise à des charrons ; des masures s'appuyaient à ses murs. Après un an de travaux, les trois énormes nefs, dégagées jusqu'au pavé, offraient à l'œil l'imposant spectacle que connaissent assez les visiteurs de Rome, auparavant, soumis à Léon X et, ces travaux révélateurs en appelant d'autres, ouvert au siècle qui allait suivre une voie, où, après bien des hésitations, il allait s'engager.

***

L'avantage que, sur le moment, présentaient ces travaux était d'occuper quelques centaines de bras ; 1.200 ouvriers avaient été, en quatre ans, employés dans les chantiers de fouilles[30]. D'autres travaillaient à ce qu'un décret avait appelé les embellissements de Rome. Embellissements de Rome ! mot troublant, inquiétant pour quiconque aime Rome et l'a vue s'enlaidir de tant d'embellissements inintelligents ! mot prétentieux, mot orgueilleux que tous les maîtres de la Ville Eternelle ont inscrit en tête de leur programme, des édiles parant l'œuvre des rois aux quarante Césars entendant laisser de marbre la ville qu'ils avaient reçue de briques, des Césars aux papes bâtissant basiliques et palais avec les marbres des empereurs et les briques des édiles, des papes, enfin, aux maîtres piémontais de Rome dépeçant les villes pour y fonder des maisons sans grâce, arrachant le château Saint-Ange à son cadre de prés pour y bâtir un gigantesque Palais de justice, obstruant d'un monument grandiosement prétentieux la base du Mont Capitolin. Eternels démolisseurs, éternels constructeurs, les maîtres de Rome sentent au contact de la ville comme un prurit de production architecturale auquel pouvait. moins que personne, échapper le souverain qui, en 1809, arrivait avec la prétention d'éclipser Auguste et Léon X. Et voilà que d'énormes dossiers se forment et s'entassent : Embellissements de Rome ! Voilà les millions qui s'engouffrent dans cet abîme sans fond : Rome à embellir. Voilà Saint-Pierre livré à l'architecte Sterne, coûtant, en 1811, 82.000 livres rien qu'en menues restaurations qui paraissent mesquines auprès de ce que d'autres rêvent ; il faut abattre la façade indigne du monument, reprendre l'œuvre des Bramante et des Michel-Ange, jeter par terre celle de Maderna, se donner le droit d'effacer du fronton de l'édifice le nom de Paul V pour y inscrire celui de Napoléon ; avec une façade nouvelle le dôme s'élancera avec plus de grâce et de majesté ; on rejette provisoirement le projet comme étant trop coûteux, mais on donnera à l'ensemble du prestigieux monument une valeur nouvelle en abattant le considérable pâté de maisons qui, du Tibre, obstrue la vue de la basilique ; à l'extrémité d'une large avenue plantée d'arbres — et qui, présentement, reste encore à faire — le dôme élancera sa masse azurée dominant la façade dès lors moins fâcheuse[31].

On dégagera pareillement, et le Panthéon — nous l'avons vu — et la fontaine de Trevi ; elle reste encore enserrée entre les maisons ceignant une place trop étroite ; en 1812, on a projeté de la dégager, de lui faire un cadre singulièrement plus large, de la situer à l'extrémité d'une place plus considérable que la place Colonna elle-même.

Le grand cimetière de Rome était entièrement fondé en 1813 : le Campo Verano, derrière la basilique San Lorenzo fuori delle Mure, un de ces cimetières à l'Italienne, monumental et fastueux, palais mortuaire sans mélancolie, aux galeries de marbre et aux terrasses enjolivées, et dont la construction avait coûté 400.000 livres[32].

Sans revenir sur la restauration du Quirinal devenu Palais impérial de Rome[33], sans parler de celle de la Chancellerie devenue Palais de justice[34], de celle de Monte Citorio devenu Préfecture, de celle du Capitole, siège de la nouvelle municipalité, comment ne pas s'arrêter à ce qui fut peut-être la seule œuvre complètement conçue, exécutée et achevée par l'administration française, la construction du Pincio ? Est-il besoin de présenter au lecteur cette promenade en terrasses, aux allées sinueuses, qui, sur le flanc et le sommet du coteau. où jadis Lucullus étagea ses jardins, fait, à l'heure présente, partie si intégrante de Rome qu'on a peine à croire que la ville en ait été dotée il n'y a pas un siècle et par des étrangers. Sur cette Collis hortorum prédestinée où s'étaient étendus les jardins antiques les plus célèbres, vont se dessiner les allées d'un délicieux parc, les Jardins de César — car toujours l'idée antique domine tous les projets. — On a d'abord projeté en 1809 une vaste promenade, la villa Napoléon, qui s'étendrait hors la porte du Peuple, entre le Tibre et la voie Flaminienne[35]. Mais ce serait trop peu pour la gloire de l'Empereur : les jardins de César, ce décor de feuillages et de pierre dressé à la vue de Rome, dans l'intérieur de ses murs, diront bien haut la magnificence du nouvel Auguste en même temps que sa sollicitude pour son bon peuple de Rome. C'est ainsi qu'en 1811, 1812, 1813, on défonce les vignes du Monte Pincio, on démolit les communs attenant à l'église del Popolo, on trace l'hémicycle d'où partent les rampes que, dès lors, vont, durant les heures fraîches, parcourir tant et tant d'équipages, on construit les galeries aux niches ornées de statues qui supporteront la terrasse. on plante cette terrasse dont les frondaisons iront se confondre avec celles de la villa Médicis et domineront, par-dessus le vieux mur d'Aurélien, celles de la villa Borghèse, et les dernières allées se dessinent, en 1813, sous les ordres de l'architecte Valadier ; déjà on projette l'établissement d'une gigantesque fontaine dont les eaux descendront en cascades les pentes de la colline aux jardins ; déjà on discute pour savoir si une statue de Rome ou une statue de Napoléon s'érigera au centre de la grande terrasse, lorsque la chute du gouvernement français permet à Pie VII restauré d'apposer sur l'œuvre de l'étranger le sceau de ses armes et, cette fois, cette unique fois, c'est l'excellent Pape qui usurpera ; car ce sont les armes de Tournon sous l'aigle impériale qu'il faudrait apposer sur ces terrasses aux feuillages enchanteurs[36].

Ces jardins du Pincio ne seront pas les seuls : on entend en semer Rome. Le botaniste Nectons, nommé directeur des jardins romains, veut planter d'arbres les nouvelles places, les avenues et les rues que va percer Tournon ; on entend transformer en une autre promenade la partie déserte de Rome, l'Aventin, le Cœlius où dorment les vieilles églises solitaires et vénérables ; peut-être même va-t-on entourer de parterres et de bosquets les ruines du Forum, les abords du Capitole. La France n'entend peut-être point laisser en marbre la ville qu'elle a trouvée en briques ; elle projette de laisser en fleurs une Rome qu'elle a trouvée en friches et d'étendre des parterres là où se nourrissaient d'herbe rare les troupeaux des couvents[37].

Napoléon estimait cependant que, si activement qu'on travaillât, le plan manquait d'unité. En 1812, Berthault, architecte des palais impériaux, fut chargé d'une mission à Rome. C'était un dangereux missionnaire ; car, pénétré de la doctrine qui sera celle de Viollet-Leduc, il entendait restaurer à la façon des pasticheurs et mettre quelques pierres d'Auguste dans beaucoup de marbre de Napoléon[38].

D'autres architectes concevaient de bien autres plans, témoin ce fantastique projet Perosini dont nous avons parlé ailleurs et qui eût couvert tout un quartier de Rome des constructions cyclopéennes d'un palais impérial[39].

En 1811, l'Empereur, tout en résistant à de si étranges propositions, persistait, en dépit des déceptions que, par ailleurs, Rome lui faisait éprouver, à n'y pas ménager ses bienfaits. La commission des embellissements disposa d'un million par an : le dégagement de Saint-Pierre, de la fontaine de Trevi, du Palais de Venise et du Panthéon fut résolu ainsi que la restauration du palais Médicis destiné au tribunal de première instance, la construction de la caserne de San Carlo dei Catinari : les dépôts de mendicité qu'on construit l'un à Saint-Jean de Latran, l'autre à Sainte-Croix de Jérusalem, les deux cimetières, la 'restauration des aqueducs, la construction d'un nouveau pont à l'emplacement de celui d'Horatius Codes, l'achèvement du Ponte Sisto, l'édification d'une halle et de deux abattoirs, la fondation des deux jardins épuiseraient vite le million annuel dû à la munificence de l'Empereur[40].

Un dernier projet germait, non moins grandiose : on allait essayer de restituer à Rome son port depuis longtemps obstrué par les débris des ponts jadis écroulés. Défense fut faite préalablement de jeter dans le lit du Tibre décombres et immondices : on fit enlever les débris des piles de l'ancien pont triomphal travail qui, quoique non terminé, fit baisser d'un demi-mètre les eaux au pont Saint-Ange. Le 17 avril 1812, l'Empereur compléta ces mesures par un décret rendu sur l'avis de Tournon : on devait faire un quai allant du monastère de Giacinto au Ponte Sisto. L'Empereur, pour lequel rien n'était impossible, entendait qu'on revit un jour les galères au pied de l'Aventin[41].

***

Tout cela était gigantesque ; et cependant, lorsque l'on considère les résultats acquis en trois ans d'un travail mené par une administration sollicitée par d'autres soucis, on peut sans témérité affirmer que ce gigantesque se fût assez promptement réalisé. Ne pouvant séduire Rome, on cherchait à l'éblouir et à faire vibrer dans le cœur des Romains, à défaut de l'affection qu'on désespérait d'obtenir en 1812, du moins cet orgueil, ce goût des grandes choses qu'on voulait à toute force qu'ils eussent malgré tout hérité des illustres ancêtres.

Cette activité était d'autant plus méritoire, d'autre part, qu'elle s'exerçait encore sur d'autres terrains et que les travaux exécutés à Rome ne faisaient point oublier la province.

L'établissement projeté d'un port à Rome entraînait, d'ailleurs et tout d'abord, la fondation d'un canal qui devait unir Rome à Civita Vecchia et la remise en état du canal de Rome à Fiumicino. La Consulta en avait ainsi ordonné[42]. D'autre part, on avait mis à l'étude un projet qui eût rendu normalement navigable le Tibre entre Pérouse et Rome ; il s'agissait de la création d'un canal latéral qui eût comporté la construction de vingt-neuf écluses : on manquait des fonds nécessaires pour l'exécution. On dut la remettre à plus tard[43].

On travaillait en même temps à la réfection des routes ; la Consulta avait mis la question à l'ordre du jour de ses premières séances ; en 1810, elle y était revenue, désignant des ingénieurs, donnant dans ce seul but aux deux préfets des sommes assez considérables — 180.689 francs pour 1810. Mais les matériaux dont ces routes étaient faites rendaient la réfection fort difficile ; d'autre part, le brigandage paralysait le travail après 1811. En 1813, Hédouville constatait que les routes du département de Rome restaient dans un déplorable état[44].

***

Sur un dernier terrain, les intentions excellentes de la Consulta s'étaient réalisées avec plus de bonheur. Le 15 mars 1810, les habitants de Cisterna, petite localité située au seuil des marais Pontins, avaient vu débarquer de leur voiture six personnages fort affairés : c'étaient Gerando, alors membre de la Consulta, le préfet de Rome, l'infatigable Tournon, le sous-préfet de Velletri Zaccarelli, l'ingénieur en chef Viti, l'abbé Nicolaï, commissaire du gouvernement pour les travaux des marais Pontins et Scaccia, ingénieur ordinaire attaché aux mêmes travaux. Ces six fonctionnaires constituaient la commission formée dès le 26 novembre 1809 en vue d'étudier la grande œuvre du desséchement des marais Pontins. Ç'avait été le souci de tous les maîtres de Rome que ce dessèchement. une œuvre à laquelle, depuis le consul Appius, tous les gouvernements avaient finalement échoué. Récemment Pie VI y avait jeté des millions.

Durant neuf jours, la commission avait battu le pays, examinant les récents travaux de l'avant-dernier pontife, les plans d'irrigation et d'endiguement, et réunissant à Terracine les cultivateurs et propriétaires du territoire pour recueillir leurs observations et leurs avis. Les habitants de cette région, écrivait le Journal, ont exprimé une vive et unanime reconnaissance pour la généreuse sollicitude que S. M. l'Empereur, du centre de son Empire, a daigné étendre sur la partie malheureuse de ses nouveaux sujets situés sur son extrême frontière. Ils se sont abandonnés à l'espérance de voir terminer par la puissance de Napoléon le Grand l'entreprise tentée par Auguste, Trajan, Theodoric et Léon X[45].

Le fait était que l'Empereur se sentait fort tenté par l'entreprise, précisément parce que de fort grands souverains y avaient successivement échoué. Ce territoire resté bourbeux à l'extrémité de son Empire lui paraissait presque une offense au bon ordre et il n'entendait point que l'empire français comptât dans ses limites ce désert marécageux. Ceux d'entre nous qui ont parcouru les Marais et battu les roseaux de Ninfa, la ville lentement mangée par la vase, se rendent compte de la grandeur de la tâche. L'Empereur ne se fiant qu'à moitié à la commission nommée par la Consulta, en constitua une autre dont les membres étaient, outre les ingénieurs distingués Prony et Fougères et les agronomes Yvart et Rigaud de l'Isle, deux savants Toscans, le sénateur Fossombrone et Fabroni. En avril 1811, Fossombrone adressait un rapport mûrement étudié : il lui fallait cinq ans et trois millions ; moyennant quoi, il s'engageait à faire de ce désert une région fortunée ; l'administration de Paris lui adressa des félicitations chaleureuses, saluant en ce sénateur ingénieux l'héritier et le digne compatriote de Torricelli[46]. Les travaux commencèrent aussitôt.

La rivière Amazeno débordait, s'infiltrait, imbibait les terres ; on parvint à l'endiguer au moyen d'une digue de 3 mètres de hauteur sur 4 mètres de base : la rivière coula dès lors normalement ; on gagnait ainsi à la culture plusieurs cantons. En 1812, toute une partie de la plaine apparaissait couverte de blés et de pâturages. Ce n'était cependant qu'une petite partie de l'œuvre projetée. Dans les premiers jours de 1812, Scaccia faisait creuser un nouveau canal qui, rejoignant un émissaire déjà créé par Pie VI, la ligne Pie, devait dessécher toute la portion des marais qui se trouvait entre Bocca di Fiume et Mesa ; on coupa la chaussée de la Voie Apienne d'un pont qui coûta 200.000 livres et permit aux eaux recueillies de franchir cette chaussée pour courir au grand collecteur dû à l'administration du pape Braschi.

Prony cependant proposait bien d'autres travaux : un canal beaucoup plus considérable presque parallèle au Fiume Sisto devait conduire au grand collecteur les eaux de la rivière Tepia qui se perdait dans les terres et des ruisseaux qui descendaient des Lepini ; l'Uffente, autre rivière, devait être élargie ; un nouveau système de curage était proposé pour l'entretien des canaux existants. Ce beau projet arriva à Paris à la fin de 1813 : l'Empire croulait. Il avait bien mérité de ce petit coin du territoire romain ; le gouvernement français n'avait ménagé ni l'argent de ses coffres ni la peine de ses ingénieurs et on ne saurait que s'associer à ce que dit de cet effort considérable le baron de Tournon : A quelque époque que se termine l'entreprise du desséchement, l'administration française aura droit de revendiquer une part dans la gloire assurée au prince qui achèvera l'œuvre de Pie VI. En deux ans, la France avait rendu à la culture et à la vie le quart des marais Pontins.

***

La largeur de vues dont fait preuve cet exposé très bref et, partant, incomplet des œuvres accomplies ou projetées à Rome, fait vraiment songer. Le travail véritablement considérable que représente la réalisation, en quelques années, de la plupart des projets formés, étonne et édifie. Qu'on imagine ces vingt ou trente fonctionnaires français, installés de la veille, au milieu d'un peuple qui ne les aime pas, servis plus ou moins mal par des agents subalternes médiocrement recrutés, et qui. ayant à lutter contre une résistance politique de tous les moments et de tous les lieux, à appliquer une politique de combat, à modifier de fond en comble le système séculaire, le régime, les mœurs mêmes de ce peuple, à fonder dix administrations, préfectures, finances, domaines, forêts, assistance, et à créer à Rome une agriculture, une industrie, un commerce, cultivaient les arts et les belles-lettres, organisaient des écoles, refondaient des Académies, se créaient des galeries d'œuvres d'art, déterraient le Forum romain et dix autres reliques du passé, restauraient des palais, perçaient des rues, construisaient des cimetières et des promenades, endiguaient les fleuves et desséchaient des marais, on est, en dépit de l'inanité de certaines de leurs tentatives, vraiment saisi d'admiration devant l'énergie et l'intelligence de ces vaillants Français. Ce préfet de Rome qui, entre deux tournées de révision fatigantes dans ce pays aux terribles routes, court aux marais ou aux fouilles, ce général qui, entre deux inspections militaires, entre deux délibérations de son conseil, s'en vient causer lettres, arts, enseignement avec Canova, cet intendant de la couronne qui sait s'élever du plus petit au plus grand, réorganiser les musées et meubler les palais, ce furent vraiment d'incomparables agents bien dignes de la confiance que mettait en eux, que mettait, disons-le avec orgueil, en cent de leurs semblables, de par l'Europe, le grand homme dont ils savaient représenter tout à la fois les grands intérêts et la prodigieuse activité.

Plus leur tâche politique nous contraint aux critiques, plus leur merveilleuse activité administrative mérite la louange ; ces agents de César furent assurément les plus étonnants administrateurs que l'Europe eût connus, et peut-être le monde.

 

 

 



[1] DELABORDE, Ingres, p. 221.

[2] Journal de Rome, 26 mai, 3 juillet 1813, n° 63 et 79.

[3] Cf. plus haut, livre II, chapitre IV.

[4] Séances des Arcades, Journal du Capitole, 23 avril 1810, n° 49 ; 4 juin 1810, n° 67.

[5] Le 16 avril 1813, l'Arcadie, sous la présidence de Chigi, élisait pastorella la princesse de Dietrichstein et la faisait entrer dans le bercail. Journal de Rome, 26 avril 1813, n° 50.

[6] Journal de Rome, 26 mai et 3 juillet 1813, n° 63 et 79.

[7] Cf. plus haut, livre II, chapitre III.

[8] Décret du 27 juillet, Journal du Capitole, 8 août 1811, n° 94.

[9] Journal de Rome, 8 février 1812, n° 17.

[10] Journal de Rome, 14 avril 1813, n° 45.

[11] Journal de Rome, 10 juillet 1813, n° 82.

[12] Journal de Rome, 23 juin 1813.

[13] Norvins, 20 septembre 1812, F7 6531 ; Hédouville, 1812, AF IV 1715 ; Miollis, 1er janvier 1814, AF IV 1715.

[14] L'intendance générale à Daru, 9 mai 1812, O2 1069.

[15] A Daru, 4 et 16 mai 1811, 16 juillet 1811, Daru à Miollis, jet mars 1811, O2 1069 ; Inventaires, O2 1074 ; A Daru, 19 décembre 1812, 10 décembre 1812, 12 juillet 1811, O2 1069.

[16] Décret du 25 février 1811, O2 1071 ; Daru à Canova, 28 février 1811, O2 1069 ; L'intendance générale à Dam, 8 avril 1811, O2 1069 ; Daru, 18 avril, 29 mai 1811, O2 1071 ; Dam à Champagny, 18 février 1813, O2 1074.

[17] Décret du 25 février 1811, O2 1071 ; Daru à Canova, 28 février 1811, O2 1069 ; L'intendance générale à Dam, 8 avril 1811, O2 1069 ; Daru, 18 avril, 29 mai 1811, O2 1071 ; Dam à Champagny, 18 février 1813, O2 1074.

[18] Hédouville, 1812, AF IV 1715.

[19] Journal du Capitole, 8 septembre 1810, n° 117 ; 17 décembre 1810, n° 160 ; Note de Rome du 17 décembre 1810, Bulletin du 25, AF IV 1512.

[20] Papiers de l'Académie de France à Rome ; Correspondance du directeur, Archives des Beaux-Arts. Qu'il nous soit permis de remercier ici M. H. Marcel, alors directeur des Beaux-Arts, de l'autorisation qui nous a été libéralement donnée de travailler aux Archives de la rue de Valois : nos recherches dans les cartons des Beaux-Arts ne pouvaient que nous livrer d'assez minces détails, le cadre de notre étude ne nous permettant point de nous arrêter à la chronique de la Villa Médicis, de 1809 à 1814.

[21] Indicazione delle sculture e della Galleria de quadri esistenti nella villa Miollis al Quirinale. Roma, Stamperia de Romanis, 1814 (inventaire avec préface de A. Visconti).

[22] Daru au comte de Montesquiou, 31 mars 1812, O2 1069 ; Daru à l'Empereur, 3 janvier 1811, O2 1071 ; Miollis à Champagny, 14 juin 1811, O2 1072.

[23] Piranesi à Gerando, 27 octobre 1809, F1e 143.

[24] Journal du Capitole, 2 mai 1810, n° 53.

[25] L'intendance générale à Daru, 15 mai 1811, O2 1069 ; ibidem, 19 juillet 1811, O2 1069 ; Décret du 6 novembre 1810, O2 1071 ; Dossier des réclamations de la municipalité relatives aux fouilles, O2 1071 ; Notes de l'administration des fouilles, O2 1076 ; États des dépenses, O2 1078, O2 1080 ; Mémoires inédits de Miollis ; Mémoires inédits de Tournon.

[26] Tournon à ses parents, 17 novembre 1810 (papiers de Tournon).

[27] Sur tout ce chapitre des fouilles, cf. TOURNON, Etudes, t. II, p. 266-277 ; THÉDENAT, Le Forum Romain, p. 47 (qui d'ailleurs renvoie exclusivement aux Etudes de Tournon) ; Journal du Capitole, 14 novembre 1810, n° 146 ; 18 novembre 1811, n° 139 ; Rapport général de Champagny l'Empereur sur les fouilles de Rome, 21 décembre 1811, O2 1071 ; TOURNON, Comptes rendus administratifs trimestriels, 1810 à 1813, F1c III, Rome, 2.

[28] STENDHAL, Promenades, t. I, p. 201.

[29] Journal du Capitole, 20 avril 1811, n° 47.

[30] Miollis, 1er janvier 1813, AF IV 1715 ; Tournon, 23 janvier 1812. F7 8894.

[31] TOURNON, t. II, p. 288 ; Journal du Capitole, 26 décembre 1810, n° 164 ; COULON, Les plans de Rome...., Revue des questions historiques, juillet 1904.

[32] TOURNON, Etudes, citées ; Journal du Capitole, 23 mars 1811, n° 35. Pour tous ses travaux, Comptes rendus trimestriels de Tournon à Montalivet, 1811-1813, F1e III, Rome, 2.

[33] Cf. plus haut, livre III, chapitre premier.

[34] COULON, article cité.

[35] Décisions de la Consulta, 10 août 1809, AF IV 1715 ; Gaudin à Napoléon, 30 août 1809 (plan, devis, rapports), AF IV 1715.

[36] TOURNON, Etudes, citées. Journal de Rome, 2 janvier 1812, n° 1 ; 1er avril 1812, n° 40.

[37] Journal de Rome, 1er avril 1812, n° 40.

[38] Hédouville, 1812, AF IV 1715, et Coulon, article cité.

[39] Coulon, article cité ; et Pensées sur Rome française, papiers inédits de Tournon.

[40] Coulon, article cité.

[41] TOURNON, t. II, p. 204-205 ; Journal du Capitole, 8 juillet 1812, n° 82 ; Décisions de la Consulta, 1er décembre 1809, AF IV 1715.

[42] Décisions de la Consulta, 9 août, 3 septembre, 18 décembre 1809, AF IV 1715.

[43] TOURNON, t. II, p. 201.

[44] Bulletin de la Consulta, n° 15 ; Journal du Capitole, 24 juillet 1890 ; Article sur la réfection des routes, Journal du Capitole, 28 avril 1810, n° 51 ; Décisions de la Consulta, 24 avril 1810, AF IV 1715 ; Hédouville, AF IV 1715.

[45] Journal du Capitole, 31 mars 1810, n° 39 ; sur les travaux des marais Pontins, Nicolaï : Dei bonificamenti delle terre Pontine ; de PRONY, Description hydrographique et historique des marais Pontins ; TOURNON, Etudes, t. II, p. 231-257 ; Journal du Capitole, 31 mars 1810, n° 39 ; 27 octobre 1810, n° 13 ; 24 février 1812, n° 24 ; L'intendance générale à Fessombrone, 18 mai 1811, O2 1069 ; Miollis, 1er janvier 1813, AF IV 1715.

[46] L'intendance générale à Fossombrone, 18 mai 1811, O2 1069.