LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL

 

CHAPITRE III. — LE BRIGANDAGE MONTE.

 

 

Difficultés croissantes de la conscription ; exaspération des mères. Les levées de 1812 et 1813 ; soulèvement de conscrits en Ombrie. — Giovannino sur la Bérézina. Neige de Russie et soleil de Rome. a Les brigands sont maîtres de la montagne. Qu'est-ce que la montagne ? Nouvelles recrues au brigandage ; les sbires déserteurs ; les soldats de Murat. Situation effrayante. Le bandit qui pullule se fait cruel. Les bandes. Les attaques de grand chemin et les invasions à domicile ; les femmes violées. Vengeance des bandits. — Les fonctionnaires français spécialement attaqués. Les agents de Janet renoncent à percevoir. Les bandits mènent grand train ; leur audace ; complicité des habitants. On essaye des a moyens de police à. — Les sbires pactisent avec l'ennemi. Norvins songe à empoisonner les chefs après avoir voulu lfs faire évangéliser. La Ristretta. Les colonnes mobiles ; Borgia et ses ruses ; les cruautés du général Heyligers. — On n'arrête guère que des complices ; un trop jeune bandit. Les commissions militaires ; le procès de Spadolini ; un type curieux de bandit romain. Les exécutions ; le peuple salue des martyrs en ces misérables. — Premiers frémissements : la conspiration de Rieti, l'émeute de Marino. — Autorité quand même de Miollis et de son gouvernement. — L'armée va fondre ; la 11e division se dégarnit. Les Anglais tentent de nouvelles descentes. — Rome peut être prise entre trois feux. — Situation critique.

 

Sacrifier les scrupules de sa conscience aux profits d'une place petite ou grande parait impossible aux trois quarts des Romains. Les sacrifier pour aller servir dans les armées du Grand Empereur — fût-ce pour égaler et surpasser César —à la veille d'un conflit gigantesque, que, dès 1811, les prêtres annoncent à Rome, avec la Russie, parait plus impossible encore à leurs fils.

Bagatelles que les difficultés rencontrées lors de la première conscription par l'entreprenant Camille de Tournon[1]. Voici qu'en surgissent de bien autres ! Les bandes de brigands sont maintenant constituées, nous l'allons voir : c'est une fort petite affaire pour le conscrit de les rejoindre au milieu d'une universelle complicité. Ma tournée, écrira mélancoliquement le préfet, ne servait guère qu'à accroître les bandes de brigands[2]. Les curés n'étaient que défiants en 1810 ; ils sont hostiles en 1811, en 1812 : non seulement — ce qui est leur droit — ils se refusent à lire en chaire l'avis du maire relatif à la conscription[3], mais ils préfèrent brûler les registres de baptêmes que de livrer leurs fils spirituels au Minotaure. Les maires montrent une singulière mauvaise volonté[4]. Il y a tant de réfractaires avant la tournée du préfet que celui-ci est contraint, pour épuiser la conscription, de prendre les malingres qui ne sont restés qu'avec l'espérance de se faire réformer[5]. Mais il les faut réformer plus tard. Sur soixante Romains de la levée de 1811 versés au 17e de ligne, le chirurgien en réformera vingt-sept pour maladies graves[6].

Le préfet est partout accueilli par des regards sombres, encore que mille indices montrent au Journal du Capitole une jeunesse digne de servir sous les drapeaux de l'auguste Empereur et d'atteindre un jour la gloire de ses ancêtres. Ce sont les clichés de 1810 qui servent[7]. Mais cette fois les lettres que Tournon envoie aux siens ne viennent point corroborer ces affirmations optimistes : il fait pleurer quelques mamans et quelques belles et comme il a l'âme sensible, il essaye en vain de montrer de l'insouciance. Le 9 juin 1811, il a eu à Rome un pitoyable spectacle. Les conscrits traités en captifs sont enfermés au château autour duquel, plus bruyamment qu'en 1810 — comme si elles avaient le pressentiment que leurs fils partent pour la Bérézina — les mères se lamentent et s'exaspèrent. Lorsque les jeunes gens sortent, les cris deviennent déchirants[8]. Mais instruit par les mésaventures de f810, on a triplé l'escorte, si bien que, sur 536 conscrits du Trasimène, 80 seulement parviennent à s'échapper[9]. Ah ! la longue et triste plainte qui court le long du pays romain : les ragazzi partis pour la guerre ! Ce ne sont point quelques mamans qui pleurent, mais toutes ; car celles dont les enfants vont partir en 1812, en 1813, en 1814 si le régime dure encore, s'alarment, et d'avance pleurent. Dans leurs cauchemars la redoutable figure de l'empereur Bonaparte se dresse qui dévore leurs enfants[10].

Même situation en 1812. Elle doit même être pire, car le Journal lui-même loue surtout le zèle infatigable des sous-préfets[11]. On se lasse de gémir : voici qu'en 1812, on commence à se soulever. Dans le Trasimène, où Rœderer ne sait point mettre de gant de velours à sa main de fer, les cantons de Città di Castello et de Monte Santa Maria s'insurgent contre la levée. Un premier mouvement nécessite l'envoi de 150 soldats qui arrêtent les rebelles et de 50 garnisaires qui occupent les foyers que les fils — conscrits réfractaires — ont abandonnés. Puis un nouveau sursaut de résistance court dans ce coin d'Ombrie ; dans deux villages, Peretto et Paterna, le tocsin sonne ; les conscrits refusent de marcher, essayent de soulever les villages voisins ; le 22e de ligne est en partie envoyé dans le haut Tibre avec la gendarmerie. A la fin de mai, l'ordre règne à Città di Castello ; dans ce décor charmant et fait pour la joie, garnisaires, gendarmes, soldats campés sur les places, gardant le peloton tremblant des conscrits cernés, font connaître que l'ère de gloire est rouverte aux descendants des vaillants Etrusques[12]. Et toujours à l'éternelle plainte des mères affolées répondent les lamentations des conscrits : Non vogliamo andare alla guerra ! En 1812, la guerre est là ; elle se prépare ; les caissons, les canons roulent vers la Pologne ; les troupes s'y acheminent. Dans un suprême mouvement de désespoir énergique cinquante conscrits parviennent à forcer les cadres de leur escorte et à s'enfuir à Monterosi[13]. Et on parle de rappeler les garnisons de Rome, de Civita Vecchia, de Pérouse vers le Nord.

Trois classes de Romains sont sous les drapeaux du nouveau César. Ils vont montrer dans les plaines de Russie qu'ils se sentent dignes de suivre les traces de leurs frères d'armes. Ainsi s'exprime, en novembre 1812, l'infatigable journaliste. Les plaines de Russie ! Novembre 1812 ! En ce moment l'armée en déroute atteint les bords glacés de la Bérézina !

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Le petit conscrit romain, devenu malgré lui un héros, chemine à cette heure lentement, dans cette neige que les Romains voient toujours avec tant d'horreur, sous le ciel bas, gris, glacé, au milieu des tourbillons de givre qui fouettent le visage et coupent les mains, menacé par les Cosaques, misérable dans les loques de ce glorieux uniforme dont Tournon les entretenait, enveloppé dans l'implacable tourmente où sombre une armée, un Empire, un monde ; Peppino ou Giovannino songe à Rome, à Pérouse, à Anzio, à Città di Castello, à Viterbe, à la belle ville aux monuments familiers ou au petit village pittoresque de la montagne ; à cette époque de novembre le ciel y est encore si doux, les fleurs n'ont pas toutes disparu dans la campagne, le Tibre roule à travers la douce Ombrie et la Campagne romaine, ses flots entre des rives aux feuillages verts et le soleil parfois dore de ses rayons le pays natal. Peppino trouve la neige plus mordante, le ciel plus bas, la terre plus glacée ; ce fils du soleil est dans un enfer de glaces.

Cependant ses amis, plus avisés, courent, sous le tardif soleil d'automne, la montagne romaine ; ils se sont faits bandits ne voulant pas être soldats. Et bien plus que sous les drapeaux du nouveau César, ils sentent la joie de dominer. Car le grand Napoléon règne peut-être sur la plaine, mais ce sont deux cents petits Fra Diavolo qui possèdent la montagne après 1811.

Il faut le dire, avoue Norvins[14], les brigands sont maîtres des montagnes... Les montagnes — rappelons-le — ce sont, de Subiaco à Tivoli, de Frosinone à La Tolfa, les trois quarts du pays, Apennins, monts Albains et Sabins, monts Lepini, monts Cimino, des cantons entiers qui ne sont séparés des villes où tremblent les sous-préfets que par quelques heures de marche, et qui communiquent, par la plaine déserte, avec la mer, domaine de l'Anglais.

Les bandes sont maintenant constituées : trois levées les ont grossies de quatre ou cinq cents conscrits réfractaires ; les poursuites exercées par le procureur général Le Gonidec contre les virtuoses du stylet les grossissent encore, et encore la désertion des sbires du pape, à qui Norvins offre — trop tard et trop chichement — du service : J'étais banquier, dit un des héros d'Offenbach, et si je me suis fait brigand c'est qu'il y avait moins de travail et plus de profit. Ainsi pensent les sbires du pape : comme policiers, ils ne toucheraient que 8 paoli (0 l. 12) par semaine et ils savent que les chefs de bande donnent au moins 12 paoli, sans parler des revenant-bons. Comment hésiteraient-ils ? Ils déclarent que des scrupules religieux les empêchent de servir Bonaparte ; ce sont presque des confesseurs de la foi : les prêtres les louent. Ils se font bandits et sont ainsi en règle avec leur conscience et leurs intérêts[15]. Et l'arrivage des bandits Siciliens continue à se faire activement par le littoral pontin : on en enlève trente, le 19 juin 1811, au moment où ils débarquent[16]. C'est l'élément international des bandes qui renforcent les déserteurs du régiment étranger cantonné à Rome, ceux de l'armée Napolitaine qui, au début de 1812, passe par Rome et repassera deux fois en 1813 ; parfois le cabinet de Naples prévient l'administration romaine : on va faire passer par Rome un régiment spécialement composé, écrit à Miollis l'aimable duc de Campo Chiaro, d'anciens forçats, contumax, bandits qui assurément vont s'efforcer de rejoindre les brigands. De fait le tiers parvient à gagner le maquis, nouvelles recrues, et d'une grâce particulière[17]. La bande des Calabrais qui, trois ans, règne par la terreur, est ainsi formée par la collaboration imprévue de Ferdinand de Sicile et de Joachim-Napoléon de Naples.

Je passe les cent autres sources où maintenant s'alimente le brigandage : des galériens s'évadent sans cesse, quarante de Corneto en avril 1812. Les contrebandiers qui, partout dans l'Empire, sont légion depuis que le blocus continental fait mieux apprécier leurs services, les gens que le nouveau fisc persécute, tous les irréguliers, réfractaires, déserteurs, criminels, rebelles, se joignent à des aventuriers que rien ne pousse eux-mêmes à la montagne que le goût héréditaire pour la vie du bandit qui brave la loi sous le ciel clément.

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Dès les premiers mois de 1811, la situation était effrayante : l'administration s'avouait débordée. Les maires ne dénonçaient plus les bandits, les uns par une réelle bienveillance pour ces sympathiques concitoyens, les autres par une peur affreuse de leurs représailles. On se cite le cas du gros propriétaire Pilota qui, pour avoir dénoncé des bandits, a été saisi, attaché à un arbre et proprement abattu à coups de fusils ainsi que son valet. Le bandit tue pour tuer, pour terrifier. Les cavernes du pays volsque voient d'étranges scènes d'initiation : As-tu déjà tué ? dit-on à la recrue. — Oui, tel et tel. — Viens ! Et sur une réponse négative : Eh bien ! tue. Le nouveau venu prend son fusil, vise un paysan qui passe chargé de fagots, le tue et est installé au milieu des acclamations. Le chef de bande jouit sur ces démons d'une autorité absolue[18] ; il brûle la cervelle au moindre mécontentement. Les hommes fort bien armés se rient des têtes mises à prix publiées à Rome, les femmes les aident à s'en jouer ; on en arrête comme complices sans mettre fin à une connivence qui est la meilleure sauvegarde des bandits.

En août 1811, il y a cinq bandes dans la seule région du Sud, certaines comptent plus de cinquante hommes ; les bergers les nourrissent et les renseignent ; il y a des villages de bandits dont le maire et le curé sont des affiliés. Le voisinage de ces bandes rend tout un pays ingouvernable. Le moindre signe de mécontentement donné par un sous-préfet est accueilli par des ricanements et des menaces. Si on veut nous punir, disent les habitants, voilà la montagne, nous savons où aller et avec qui[19], ce qui laisse les fonctionnaires dans un état de crainte difficile à exprimer[20]. La terreur est d'ailleurs générale ; si, d'après la comtesse d'Albany — et le fait est patent — c'est aux Français qu'ils en veulent particulièrement[21], aucun voyageur n'ose s'aventurer sur les grandes routes que sous escorte sérieuse ; le duc de Campo Chiaro s'attarde à Rome, n'osant partir pour Naples, et la grande-duchesse Constantin ne quitte la ville en avril 1811 qu'avec un fort détachement de chasseurs[22]. Un jeune voyageur qui s'achemine vers Naples, Alphonse de Lamartine, jouit du spectacle d'une voiture de poste flambant sur la grande route, tandis que deux cadavres rougissent la poussière de leur sang[23]. Qu'on ne croie point à une imagination ou même à une exagération de poète : les mille dossiers du brigandage romain sont un commentaire fort éloquent et une justification sans réplique des propos du poète ; M. de Norvins, qui n'est cependant qu'un médiocre poète, met au tableau des touches plus vives que Lamartine lui-même.

A quoi bon énumérer ces attaques ; le fait se répète sans cesse : du 4 au 18 février 1811, neuf attaques ; le 8 mars, cinq voyageurs dépouillés, puis égorgés ; le 21, la malle de Naples attaquée près la Cisterna, un chasseur tué, le courrier et deux voyageurs dévalisés ; le 30 juin, le même courrier dévalisé près de Terracine ; le 27 septembre, le courrier de Rome à Florence assauté à trois milles des murs romains, et, durant toute l'année 1812, le 16 janvier, le 4 avril, le 11 mai, le 26 novembre, etc. ; nous connaissons les faits quand le voyageur est notable, la route nationale ou le forfait sanglant ; on tremble entre Florence et Rome, entre Rome et Naples, mais on est assuré de son mauvais destin entre Rome et Frascati[24].

Les propriétaires sont attaqués chez eux ; le prétexte est commode ; les plus riches sont tenus pour des amis des Français, et le prétexte est souvent faux, puisque le maire de Carpineto, qui ne les aime guère et les sert mal, est pillé ; quelques-uns, pris, doivent payer d'énormes rançons : l'adjoint de Rocca Massima, le tel avril 1811, 50 piastres ; deux notables d'Alatri, le 13 avril, 130 piastres ; le maire de Sonnino, 1.070 écus ; le 8 mai, le comte de Armis, 500 piastres ; le 2 juin, le 3 septembre deux propriétaires de Ceccario, 1.070 écus ; le même jour Galluzi de Veroli, 6.430 francs ; le 20 septembre, deux marchands de Possedi, 5.000 livres ; le 2 octobre, le maire de Gavignano. 400 piastres ; le 5 novembre, Graziosi, riche propriétaire de Velletri, 8.000 piastres. Et qu'on ne s'avise point de refuser rançon : le 25 juin, un propriétaire de Santo Stephano, près Frosinone, est massacré pour avoir voulu se dérober à ces formidables taxes. D'ailleurs les bandits se paient eux-mêmes ; à Arnara, près Frosinone, ils pillent la demeure d'un riche habitant et y prennent 16.000 livres ; le 5 décembre, ils envahissent la maison du maire de Carpineto, sans qu'une population de 3.000 habitants ose s'y opposer. Ces 3.000 habitants de Carpineto qui assistent impassibles à cet exploit, on les retrouve partout ; le pays est terrorisé par des hauts faits de tous les genres : le 31 mai, trois brigands tuent deux habitants de Giuliano et, au milieu d'une population glacée de peur, riflent toutes les armes du village ; le 19 mai, un habitant d'Alatri est tué sans motifs en pleine ville ; le 30, le pauvre Evangélisti de Capranica a le même sort. Le 30 janvier 1812 les bandits tueront deux paysans de Banco, en plein village, et dès lors les meurtres se multiplient. D'autres forfaits sèment la terreur : le 27 mai les bandits enlèvent quatre filles de Ferentino. le lendemain quatre d'Anagni ; le 8 octobre, deux femmes de Maenza, le 6 avril 1812, huit femmes de Vallecorsa sont violées, laissées à moitié mortes ; le 5 avril 1812, les misérables violent une mère et sa fille à Ceprano. Le 15 juillet, ils feront rassembler toutes les femmes de Rocca Massima et, en présence des maris et des pères terrorisés, en choisiront cinq — flatteuse distinction, — qu'ils emmènent sans être inquiétés ni dénoncés. Je ne cite que dix faits entre cent[25].

On ne se plaint pas à l'autorité ; on a peur de pires aventures, car de terribles vengeances atteignent les délateurs, les espions et jusqu'aux victimes qui ont porté plainte. C'est le berger de Possedi à qui on coupe les oreilles et quatre doigts ; c'est cet autre, Zeppieri de Veroli, qui, jeté à genoux, doit demander pardon et est ensuite abattu ; c'est la malheureuse femme de Portica, près Frosinone, qui ayant été témoin à charge contre deux bandits, est trouvée lardée de coups de couteau peu après ; c'est le pauvre Ciocci de Polfi, l'espion Paniccia de Veroli, les deux gamins de quinze et seize ans, bergers de Ceccano, massacrés, et le berger Belli, et celui de San-Lorenzo atrocement mutilé, et celui de Carpineto qui n'a pas reçu moins de vingt-deux coups de stylet, et vingt autres dont le sort rend les habitants prudents jusqu'à la plus honteuse pusillanimité, complaisants jusqu'à la complicité[26].

On pense si les fonctionnaires sont terrifiés, car ils sont particulièrement visés ; qu'on le demande à l'inspecteur de l'enregistrement, Cordier, attaqué près de Rieti, pillé, volé, menacé de mort, et au receveur des contributions directes de Frosinone grièvement blessé, car les agents des finances, objets de la haine naturelle des populations, et de la convoitise avisée de bandits[27], sont particulièrement pourchassés. L'arrondissement de Frosinone, écrit Janet[28], sera bientôt inhabitable et les recouvrements presque impossibles... J'ai prescrit au receveur de ne faire aucun versement sans une forte escorte, mais les percepteurs ne peuvent jouir des mêmes avantages dans tous les mouvements journaliers qu'exige la perception. Les gendarmes sont naturellement guettés et à l'occasion abattus, ainsi que les gardes champêtres et agents de la police[29]. Mais les maires eux-mêmes n'échappent point à la vindicte dont ces grands justiciers de bandits frappent les agents de Bonaparte. Le 22 janvier 1812, le brigand Tenente arrête un paysan d'Alatri : Va dire à Veroli, lui dit-il, que nous irons sous peu y jouer aux boules avec les têtes du maire, du juge de paix et autres[30]. Ces plaisanteries sinistres empruntent une incontestable gravité à l'enlèvement de toute une bande de fonctionnaires à Torri[31]. Au cours d'une expédition imprudente dans la campagne, un jeune fonctionnaire romain ne se tire des mains d'une bande qu'en reniant plus de trois fois Napoléon et son gouvernement[32]. Nous croyons sans peine le policier qui écrit que les fonctionnaires ne cessent de faire de vives représentations pour être préservés de tant de dangers.

Enrichis par les rançons dont ils frappent les riches, enhardis par la terreur qu'ils sèment parmi les humbles, encouragés par la faveur dont ils jouissent dans certaines communes, ce ne sont plus des misérables que ces bandits. Ils sont bien habillés ; quelques-uns portent des uniformes empruntés à l'armée : un de leurs chefs est porteur d'une tenue d'officier de chasseurs. Ils sont très heureux, font ripaille, se montrent en plein jour dans des villages remplis de parents, d'amis, de secrets complices, ils protègent ces villages, et, en interdisant impudemment l'entrée aux percepteurs de Bonaparte, exemptent ainsi d'impôts leurs amis : les familles de bandits, sans vergogne, achètent des terres, se mettent à mener grand train, forment une aristocratie[33]. Beaucoup de maires refusent de les dénoncer, même quand — tel le maire de Carpineto[34] — ils en ont été victimes ; un autre maire sert de parrain au fils d'un chef[35] ; Sorio, hier maire de Santo-Stefano, est l'ami intime du grand bandit Il Cotto. Un bandit vient au grand jour se marier avec la fille d'un maire, reçoit la bénédiction très cordiale du curé[36]. Les misérables ont des lieux d'asile ; la Trappe de Casamaria, près Veroli, dont on finit par arrêter l'abbé, Peretti, haut aumônier du banditisme[37] ; ils ont leur trésor de guerre, leurs tacticiens, leurs chefs obéis, de bonnes armes, un service de renseignements. Ils n'hésitent pas à attaquer de front des escouades de soldats[38]. C'est une véritable guerre qu'il faut mener contre eux et il en coûte plus cher de se battre contre eux que de repousser une descente anglaise ou une invasion napolitaine. En cas d'une insurrection de l'Italie, ils fourniraient de terribles enfants perdus à la révolte, et ils constituent ainsi une menace qu'à tout prix on voudrait conjurer.

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On avait -- avec ingénuité — eu recours tout d'abord à la simple police et pensé appliquer à l'arrondissement de Frosinone le régime de Bondy. Sur l'avis de Tournon, on avait réorganisé le corps des sbires ; nous venons de dire pourquoi la plupart de ces honnêtes policiers ne s'étaient point retrouvés : pour quelques sous de plus, ils s'étaient faits bandits. Ceux qui restaient à Rome l'étaient au fond de l'âme ; on les forma en trois compagnies de cent hommes, mais on eut tôt fait de connaître la valeur de leur concours. Peureux, sournois, improbes, ils n'allaient à la montagne qu'en tremblant, avertissant sous main leurs anciens collègues devenus bandits[39]. Même aventure arriva quand on entendit organiser aux frais des communes — à Rome, Velletri, Frosinone, — des compagnies auxiliaires de la gendarmerie ; ces héros à vingt-centimes par jour avaient, eux aussi, pour les brigands des sentiments dont la gamme allait de la terreur à l'affection[40]. Leurs chefs étaient pour qu'on négociât, comme aux beaux temps des papes, avec un bandit qui s'engagerait, sur la promesse d'une amnistie, à livrer la tête de son chef. Ces négociations réussirent mal ; les chefs ne rentraient, amnistiés, que pour rencontrer une nouvelle bande ; les faux frères, les traitres étaient démasqués et égorgés[41]. Miollis entendit alors faire agir les évêques, sollicita de celui d'Anagni des missionnaires grossiers avec une croix de bois au côté et la menace de l'enfer dans la bouche[42]. Mais ces ex-capucins eussent plus volontiers voué aux flammes éternelles les impies Français que les honnêtes brigands ; l'arme était à deux tranchants. On y renonça.

A bout de ressources, Norvins alla très loin. Sur la proposition du sous-préfet de Frosinone, qui cependant ne s'appelait point Borgia, comme celui de Rieti, mais que son malheur exaspérait, le directeur de la police songea sérieusement à empoisonner les chefs de bandes ; les Calabrais éventèrent le projet, déclarèrent qu'ils ne boiraient plus de vin et que, munis de fiasques à leur seul usage, ils ne prendraient plus d'eau qu'à des sources sûres. Que faire contre des gens si avisés ? Norvins qui, en cette ville d'Alexandre VI, se faisait une âme du quinzième siècle, ne demandait qu'à verser le poison, mais quel moyen de le faire ? Le 15 avril, il annonçait qu'il y renonçait[43].

Les attentats se multipliant cependant, on se décida à mettre la montagne en état de siège et à mobiliser l'armée.

Avant toute opération, il fallait briser le service d'espionnage des bandits qui, maintenu, ferait échouer toutes les expéditions. Ce fut la Ristretta, déjà mise en usage dans les Abruzzes voisines par le général Manhès, au service de Murat : défense était faite aux bergers de passer la nuit dans la montagne ; tous les troupeaux d'un arrondissement seraient tous les soirs enfermés, avec leurs bergers, dans des parcs surveillés par la police et d'où ils ne sortiraient que sous l'œil des surveillants ; ils ne pourraient, par ce moyen, porter aux bandits vivres ni avis[44] ; le système était d'une application difficile et ne put jamais donner des résultats appréciables. Un autre parut plus pratique, qui ne l'était guère : on dresserait par commune la liste des absents sans passeports ni raisons, afin de leur faire rendre compte de leur conduite lorsqu'ils viendraient coucher au village. Avertis, ces demi-brigands se firent brigands pour tout de bon et couchèrent à la belle étoile[45].

A l'automne de 1811, on lâcha sur les arrondissements de Frosinone et de Velletri une première colonne mobile sous les ordres du major Nicolas ; elle râfla, faute de brigands, des complices ; à Velletri le capitaine Borgia fit merveille, cependant, par la ruse et l'espionnage ; cet officier romain était du bois dont on faisait les sbires ; les officiers français, que révoltaient des procédés de bandits policiers, protestaient ; il fallut cependant reconnaître que ce Borgia jetait plus de pâture aux commissions militaires avec ses machinations que Nicolas avec ses compagnies[46]. Le système des colonnes parut bon ; l'Empereur entendit lui donner quelque extension ; le 30 septembre, Eugène fut prié d'organiser deux colonnes mobiles dans l'Apennin, ainsi que deux commissions militaires ; Elisa et Miollis en constituèrent, de leur côté, qui combinant leurs mouvements devaient empêcher les bandits de s'échapper[47]. De fait, l'Ombrie, mise un instant en état de siège par le général Pourchin et parcourue par deux colonnes mobiles, parut promptement pacifiée[48].

Mais le sud préoccupait plus le gouvernement de Rome. On tenait ce pays pour si dangereux qu'on lui envoya un général. C'était un reître hollandais, le général Heyligers, qui menait une véritable campagne avec une vigueur qui alla jusqu'à la cruauté. Des listes de suspects de complicité dressées, Heyligers fit de véritables rafles et remplit de victimes, parfois innocentes, les prisons de Rome. Ce que Miollis appelait la sévérité d'Heyligers jetait Frosinone dans la terreur : Norvins, qui n'était point doux, devait cependant écrire, quelques mois après, que ce Hollandais s'était livré à des actes atroces ; certaines exécutions avaient été des assassinats ; des bandits, des conscrits réfractaires qui s'étaient soumis sur la foi d'une promesse de pardon, avaient été sur l'heure abattus ; on pensait que, loin d'être intimidé, le pays s'exaspérerait et qu'une insurrection éclaterait[49]. Heyligers, tout en restant à Albano, fut alors spécialement chargé de surveiller la côte ; le capitaine De Filippi, un Romain, reprit la politique de Borgia, son collègue ; il avait demandé moins d'hommes et plus d'argent, et, ayant reçu quarante mille francs. se mit à corrompre ; il gagna des villages, parvint à réduire deux bandes, en rejeta deux autres dans le royaume de Naples, ne vouant aux exécutions militaires que trois communes. Giuliano, San-Stefano, Vallecorsa dont les habitants étaient tous des bandits[50]. A la fin de 1812, l'arrondissement de Frosinone paraissait pacifié ; mais il reprit feu aux nouvelles qui, en 1813, nous le verrons, déchaînèrent l'opinion contre les Français.

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Tant d'opérations, qu'elles fussent menées avec ruse ou brutalité, par les Heyligers et les Pourchin, les Borgia ou les De Filippi avaient rempli, on le suppose, les prisons de Rome : plus de deux cents accusés de brigandage y attendaient leur sort. Mais c'était se faire illusion que de croire le banditisme atteint : ces cinq cents coupables l'étaient surtout d'une complicité qui était probable, mais parfois fort douteuse. Combien sur ce demi-mille avaient tenu le maquis ? A peine un dixième. On arrête, on fusille, écrivait Tournon en janvier 1812[51], mais les véritables brigands échappent. Et de fait le procès-verbal des commissions militaires, les registres d'écrou, les rapports de Norvins confirment les paroles du préfet[52]. Ce sont des complices qu'on écroue, vrais ou présumés, bergers pourvoyeurs, paysans recéleurs, indicateurs, espions, et surtout parents des bandits, les femmes, les filles, les vieux pères ; il y en a dans les cachots de Rome : on en garde à Frosinone trente-sept, parmi lesquels la femme Palombi, mère de cinq fils, jeunes bandits, et qui est en prison avec un sixième, espoir du banditisme, à qui elle donne le sein[53]. Ce précoce complice compte dans le chiffre des bandits détenus.

Quatre commissions militaires vident cependant ces prisons que remplissent les soins d'Heyligers et de ses émules : une à Rome, une à Frosinone, une à Acquapendente, une à Spolète. Sur cinq cent cinquante-trois bandits arrêtés en 1811, trois cent seize passent en jugement : il faut que les arrestations aient été faites à la légère, puisqu'en dépit des excitations à la sévérité qui, toutes les semaines, viennent de Paris, cent neuf inculpés sont remis en liberté, cinquante renvoyés à la surveillance de la police, dix-huit aux tribunaux civils pour délits de droit commun, trente et un condamnés à la détention ou au bannissement, vingt-neuf seulement aux fers et soixante-dix-neuf à la peine capitale. De temps à autre, un bandit paye pour ceux de ses compagnons qu'on n'a pas pris : de temps à autre, on frappe durement les complices. On fait des exemples, on veut en faire et, malgré tout, sur cinq cent cinquante-trois bandits arrêtés à grand tapage, soixante-dix-neuf à peine connaissent le poteau d'exécution[54].

En 1812, la même proportion s'observe : soixante-dix-huit bandits sont fusillés : une seule commission, celle de Rome, a été maintenue. C'est devant elle que se déroulent, en mars 1812, les débats passionnants d'un procès resté célèbre : celui du grand brigand Spadolini. Celui-là au moins était un bon, un vrai, un authentique bandit et, qui mieux est, du temps des prêtres. Il avait exercé dix-huit ans, et, depuis 1810, il était dictateur dans la vallée du Sacco. On tenait à donner de l'éclat à son procès et à sa condamnation, d'autant qu'on y devait voir la différence qui distinguait du gouvernement anarchique du pape la sévère discipline d'un régime organisé : le rusé compère, condamné une première fois aux galères sous le bon Pie VII, avait obtenu sa grâce en épousant au bagne, après l'avoir convertie à la religion chrétienne, une Turque : l'amnistie avait récompensé ce haut fait. Il est vrai que, fertile en artifices, le bandit s'était l'un des premiers rallié au régime français et, pour prix d'un zèle assez rare en 1809, avait obtenu d'un sous-préfet mal averti les fonctions de garde champêtre. Il avait alors reformé sa bande qui, nouvelle originalité, était presque exclusivement composée de femmes. Après cinq mois d'instruction, vingt-quatre jours de débats féconds en incidents — le bandit reconnut et dénonça même comme un de ses hommes un des gendarmes qui l'avait mené à l'audience — le grand brigand fut condamné à mort le 11 mars 1812 avec cinq de ses complices — le gendarme compris. On le vit au poteau à culé de sa femme, cette Mauresque conquise par lui au Christ, grand sujet d'édification pour la foule. Il fit d'ailleurs une belle fin, souriant à la mort et commandant le feu comme un grand seigneur, victime de la tyrannie. La foule en fut très impressionnée[55].

Aussi bien ces bandits mouraient presque tous fort bien ; et c'était grand dommage pour les Français. Cette fin consommait leur popularité ; ils arrivaient déjà au poteau auréolés par une vie d'aventures, chantés par des poètes populaires ; à côté d'eux étaient exécutés des jeunes gens de vingt ans qui avaient refusé de servir sous les armes le nouveau Néron ; un jour, on vit s'adosser au mur de Sainte-Marie in Cosmedin deux anciens séminaristes, conscrits réfractaires : la foule, ce jour-là, houla. D'autres fois, des femmes venaient se ranger devant le peloton, les yeux en flamme, l'injure à la bouche contre le Bonaparte ; ces coupables ne paraissaient plus des criminels ; la légende en faisait des martyrs[56]. Ce peuple dont l'opposition était si apathique se réjouissait, s'enorgueillissait de ces héros, scélérats parfois assez vulgaires, voleurs et assassins que le pape lui-même eût fait pendre, mais qui empruntaient à la mort plus noble à laquelle les vouaient les commissions militaires, cette exécution par les balles, une allure plus grande et une plus impressionnante grandeur. Il suffisait, d'ailleurs, qu'ils eussent enlevé quelque percepteur de Janet en tournée, tué quelque gendarme de Radet ou de Heyligers, menacé des sous-préfets de Tournon, et, pris par des policiers de Norvins, comparu devant des juges de Miollis, pour qu'ils parussent les nobles victimes de la tyrannie étrangère et donnassent à ce peuple, timide en ses secrètes fureurs, l'illusion que, lui aussi, avait des héros, des braves qui savaient résister, le fusil à la main, et vaillamment mourir pour l'indépendance du pays et la sainte religion.

De fait, aucune autre résistance violente ne se faisait craindre. Les complots avortés de Norcia, Subiaco, Tivoli, Valentano, la petite émeute d'Orvieto, l'essai d'insurrection de Castiglione del Lago, en 1810, même si Radet n'en avait pas, suivant sa coutume, singulièrement outré le but et les moyens, n'avaient été que des velléités[57]. On en peut dire autant des complots de 1811. Faut-il prendre au sérieux les placards qui, au nom du roi Ferdinand de Bourbon, ainsi promu prévôt du Saint-Père, menacent les jacobins d'être pendus[58] ? Est-il bien prouvé, en dépit des affirmations de Borgia qui a l'esprit noir, que les habitants de Supino ont, en avril 1811, médité et préparé le massacre des officiers et des autorités ? qu'à Ferentino les mêmes desseins aient été découverts ? et le fait nécessitait-il l'envoi de troupes auquel la dénonciation a donné lieu[59] ? Peut-on tenir pour une émeute politique cette révolte frumentaire qui agite Castiglione del Lago, réclamant le pain moins cher et criant famine, et là, encore, n'est-ce pas beaucoup accorder à des criailleries que d'envoyer de la troupe à ces gens qui ont faim et dont les vœux bruyants trouvent une issue beaucoup plus logique dans un débat du conseil général du département[60]. La conspiration de Rieti est-elle plus sérieuse ? On le pourrait croire, puisqu'en octobre 1811, on arrête à Rieti neuf complices dont le jeune et entreprenant abbé De Sanctis, qui avoue avoir machiné le massacre des Français. puisque douze nouveaux coupables se découvrent qui ont pu gagner la frontière de Naples, puisqu'on trouve chez l'abbé, dans une malle remplie de stylets et de pistolets, un uniforme de lieutenant-général de Ferdinand de Naples et puisqu'enfin, le 28 décembre 1811, cinq inculpés sont condamnés à mort et incontinent exécutés devant la population terrifiée de Rieti[61]. Faut-il attacher quelque importance à l'émeute de Marino qui éclatera sept mois plus tard, en juillet 1812, soulèvement de quarante conscrits qui, tout d'abord, ameutent un village au son du tocsin, mais fuient devant la première escouade de ligne qu'on leur envoie ; n'est-ce point être bien sévère que de fusiller, le 11 décembre 1812, les fauteurs de cette émeute avortée[62] ? De fait, émeutiers de Marino, conspirateurs de Rieti pâtissent précisément de l'absence de toute résistance armée. On dirait, en vérité, que, devant l'opposition, dix fois plus exaspérante, que leur oppose un peuple tranquille, les gouvernants en arrivent à désirer une résistance qui les autorise à des exemples, et, ne la rencontrant pas, ils ne peuvent se résigner à croire que les soulèvements de 1798 ne se renouvelleront point, fût-ce au petit pied : ils pensent qu'ils se préparent pour l'heure des désastres, qu'en punissant rudement les velléités, qu'en attachant créance aux soupçons, ils déconcertent l'action future, et c'est sans doute pourquoi, sur l'ordre du préfet, le maire de Rome même interdit à ses administrés, en septembre 1812, le port de toute arme à feu[63] ; d'avance, on désarme l'émeute possible, car le temps des revers est proche.

En réalité, les représentants de Napoléon sont trop modestes. Ils ne sentent point qu'entre leur gouvernement et celui des jacobins de 98, il y a l'abîme qui sépare la dictature éclairée de l'anarchie tyrannique. Sans doute le peuple n'aime point l'Empire et l'Empereur : mais ce serait lui faire tort que de lui attribuer un complet aveuglement. Si détestés qu'ils soient comme Français, Miollis, Norvins, Tournon, probes, laborieux, consciencieux, ne sont point personnellement impopulaires : le crédit dont malgré tout ils jouissent fortifie, quoi qu'ils pensent eux-mêmes, le gouvernement qu'ils dirigent. On les sait disposés, d'autre part, à ne se laisser entraîner à aucune faiblesse qui, de près ou de loin, pourrait en faire des agents infidèles, et la suite fera voir qu'on les estime ainsi à leur juste valeur : on les devine donc prêts, pour défendre le régime, à se servir, en dépit de leur gentilezza ordinaire, des armes qu'ils ont sous la main pour briser toute résistance illégale. Or, au printemps de 1812 encore, l'Empire est tout-puissant : nul ne doute que dans la lutte qui semble se préparer, les Français ne s'apprêtent à écraser les Russes. Les prudents Romains, même dans la conjecture d'une défaite, préfèrent attendre la débâcle.

***

Mais c'est précisément ce que Miollis redoute ; la soumission de ce peuple lui parait subordonnée aux événements, son audace réfrénée par la seule crainte. Or, dès l'automne de 1811, Napoléon rappelle vers le nord les troupes de la He division. Cette belle division qui, en 1808, s'est installée dans les États romans, va se réduire de jour en jour. Bientôt deux compagnies, l'une du 6e de ligne, l'autre du 14e léger, seront à Rome les seuls débris de la division Miollis : on leur a, il est vrai, adjoint un bataillon de troupes étrangères, le 2e bataillon étranger qui est à Civita Vecchia, et on a renforcé les postes à la côte, Fiumicino, Anzio, que gardent, par ailleurs, les canonniers gardes-côtes et les vétérans romains ; mais ce sont là des troupes bien peu sûres et dans tous les cas d'une solidité bien problématique. En septembre 1811, Norvins affirme que mille neuf cents hommes répartis dans les deux départements constituent un corps d'occupation trop restreint. Mais que dira-t-il quand il verra partir la cavalerie, dragons et chasseurs que Miollis pleure dès janvier 1812, les 3e et 4e bataillons du 6e de ligne, le 14e régiment d'infanterie légère, les compagnies du 2e régiment d'artillerie à pied, cependant que le bataillon du 2e étranger et décimé par la fièvre pontine qui fait descendre à un effectif ridicule et alarmant le chiffre des hommes disponibles[64].

Or, à l'heure où la côte perd ainsi les trois quarts de ses défenseurs, elle se trouve exposée plus que jamais aux insultes et bientôt aux incursions répétées de l'Anglais. En vain l'Empereur presse-t-il la mise en état de défense du cap Circeo[65] : le 3 mai 1811, une frégate anglaise détruit à coups de canon les ouvrages commencés[66] ; d'autre part, Civita Vecchia mal défendue ne saurait opposer de résistance à l'attaque faite par deux bâtiments un peu forts[67]. Les corsaires eux-mêmes débarquent impunément à l'ombre du Circeo et se cachent dans ces criques que, pour leur malheur, connurent en des temps reculés les compagnons du prudent Ulysse[68]. Si ces corsaires ne se laissent point effrayer par les gardes-côtes, que peuvent penser les Anglais ? En 1812, les descentes commencent. Le 7 mai, l'agent Ortoli est sur le point d'être enlevé à Marinella par une bande d'Anglais qu'un brick a débarqués ; le général Lasalcette, appelé en hâte, est réduit à contempler, sans pouvoir s'y opposer, une centaine de pillards envahissant les maisons de la côte : lorsque Miollis, prévenu par Ortoli, fait marcher sur Palo un petit corps de troupe, il trouve l'ennemi rembarqué[69]. Mais le 21 mai, il faut encore courir à Civita Vecchia menacée[70]. A partir de cette date il ne se passe pas de mois où l'on ne signale des attaques, des descentes, des incursions audacieuses[71] en attendant la plus sérieuse tentative que nous verrons les Anglais faire sur Anzio au moment où l'Empire s'effondre. Pour le moment, la seule vue du drapeau anglais planté, fût-ce pour quelques heures, sur une tour du littoral, encourage les espérances factieuses ; cet ennemi qui, suivant l'expression de Norvins, n'est séparé de Rome que par quelques heures d'une marche facile[72] et qu'on voit ainsi, en 1811, en 1812, en pleine ère de prospérité impériale, rôder à toute heure le long du littoral, achève d'enlever toute confiance, toute assurance aux amis de la France, aux Français eux-mêmes que, dès cette heure, on devine fort anxieux. Le général Miollis, en dépit de sa fermeté, se sort atteint lui-même de l'inquiétude générale et prend des mesures pour constituer à Albano un petit corps volant qui, surveillant du haut des monts Albain, le pays romain entier, se puisse porter, en quelques heures, soit vers la côte menacée par l'Anglais, soit au plus profond du maquis tenu par les bandits[73]. Rome, en effet, peut être pris entre deux feux, entre trois, pourrait-on dire : la montagne, au sud et à l'est, est aux brigands ; en dépit des colonnes mobiles que le rappel des troupes va du reste affaiblir, en dépit des arrêts de la commission militaire et des exécutions solennelles ou sommaires, l'armée du banditisme, alimentée par la désertion des conscrits, grandit : ce sont corps isolés, mais qui attendent le Fra Diavolo qui, la fleur de lis des Bourbons ou la croix pontificale au chapeau, fera de ces quarante bandes une petite division, fort capable de se jeter en quelques heures, du haut des monts de la Sabine, sur Rome ouverte et qui d'ailleurs les attend : l'opposition sourde des prêtres a miné le sol. Anglais des côtes et bandits de la montagne trouveraient Rome prête à les accueillir en libérateurs. Les légers mouvements qui, de l'Ombrie aux Marais Pontins, trahissent l'impatience, font songer. Et, dépouillés de leurs défenseurs rappelés vers le nord, les fonctionnaires français conçoivent une inquiétude bien légitime ; elle ne saurait échapper aux yeux perspicaces des Romains qui les contemplent avec une joie sournoise et des regards narquois.

 

 

 



[1] Cf. plus haut, livre II, chapitre V.

[2] Mémoires inédits de Tournon ; Tournon à Anglès, 22 janvier 1812, F7 8894.

[3] Ortoli, 12 mars 1811, CANTU, p. 417.

[4] Mémoires inédits de Tournon.

[5] Note au Bulletin du 23 janvier 1812, AF IV 1519.

[6] Note au Bulletin du 12 février 1812, AF IV 1520.

[7] Journal du Capitole, avril 1811, 11 mai 1811, n° 56 ; 14 octobre 1811, n° 125.

[8] Correspondance de Rome au Morgenblatt, extrait au Bulletin du 10 juillet 1811, AF IV 1516.

[9] Bulletin du 20 novembre 1811, AF IV 1518.

[10] Lettres de la comtesse Pecci, dans BOYER D'AGEN, La jeunesse de Léon XIII, après les papiers des Pecci.

[11] Journal de Rome, 22 février 1812, n° 23.

[12] Norvins, 18 avril 1812, au Bulletin du 1er mai, AF IV 1521 ; Miollis, 30 avril, au Bulletin du 9 mai 1812, item ; Miollis, 6 mai, au Bulletin du 15 mai 1812, item.

[13] Tournon, 3 juin, au Bulletin du 17 juin 1812, AF IV 1523 ; Norvins, 9 juin 1812, au Bulletin du 20, AF IV 1523.

[14] Norvins, 10 mai 1811, F7 6531.

[15] Norvins, 21 mai 1811, F7 6531 ; Note au Bulletin du 23 juin 1811, AF IV 1516 ; Correspondance de Rome au Morgenblatt du 14 septembre 1811, extrait au Bulletin du 18, AF IV 1517 ; Mémoires inédits de Tournon ; TOURNON, Etudes, t. II, p. 109.

[16] Miollis, 24 juin 1812, F7 6532.

[17] Norvins, 2 mai 1812, F7 653, Bulletin du 3 février 1813, AF IV 1525.

[18] Note d'Anglès sur le brigandage, 22 mai 1811, F7 6531.

[19] Norvins au Bulletin du 16 juillet, AF IV 1516.

[20] Norvins, 11 juin 1811, F7 6531 ; Ortoli, 22 juin 1811, CANTU, p. 430.

[21] Comtesse d'Albany, novembre 1811. Notes citées.

[22] Bulletin du 22 novembre 1811, AF IV 1518 ; 4 avril 1811, AF IV 1514.

[23] LAMARTINE, Mémoires, p. 175.

[24] Dossier des attaques de courriers dans le département de Rome 1811-813, F7 8895 ; Notes aux Bulletins des 11 mars, AF IV 1514, 8 mai (1515), 10, 17 mai (1515), 20 juillet (1516), 8 octobre (1518), 26 février 1812 (1520), 4 avril 1812 (1521), 26 novembre 1812 (1523), 3 mars 1813 (1526), etc. ; Correspondance de Rome du 12 novembre 1811 au Morgenblatt, extrait au Bulletin du 21 décembre 1811, AF IV 1519 ; Correspondance du 5 avril 1812 à la Gazette d'Arau du 2 mai, extrait au Bulletin du 7 mars 1812, AF IV 1521.

[25] Correspondance de Norvins dans les Bulletins des 25 avril 1811. AF IV 1515, 11 et 26 mai (1515), 13, 22 et 23 juin (1516), 17 juillet 1811, 5 septembre, 26 septembre (1517), 13 octobre (1518), 5 avril 1811 (1514), 7 décembre (1519), 8 janvier 1812 (1519), 19 février (1520), 19 mars (1520). 29 avril (1521), 11 juin 1812 (1522) ; Dossier du maire de Carpineto, 1812. F1b II, Rome, 3 ; Norvins, 11 juin 1811, F7 6531 ; 17 octobre 1811, F7 8895 ; Moncey, 24 août 1812, F7 8899 ; Norvins, 3 juin 1811, F7 8889 ; 3 juillet 1812, F7 3776.

[26] Correspondance de la police et de la gendarmerie aux Bulletins des 27 juin 1811, AF IV 1516, 23 juillet (1516), 6 juillet (1516), 8 septembre (1517), 28 novembre (1518), 1er mai 1812 (1521), 24 juin (1523) ; Norvins, 11 juin 1811, F7 6531 ; Tournon, 15 juillet, F7 3776.

[27] Correspondances aux Bulletins des 8 mai (1515), 3 et 6 novembre (1518), 12 novembre (1518).

[28] Janet, 20 septembre 1811 (papiers Janet, Archives des affaires étrangères).

[29] Bulletins des 28 janvier 1812, AF IV 1519, 12 mars, 1521.

[30] Bulletin du 16 février 1812, AF IV 1520.

[31] Bulletin du 28 mai 1812, AF IV 1522.

[32] Souvenirs d'un gentilhomme italien, Revue britannique, 1825, t. III, p. 4.

[33] Sources citées, passim.

[34] Bulletin du 8 janvier 1812, AF IV 1519.

[35] Norvins au Bulletin du 1er janvier 1813, AF IV 1525.

[36] Miollis au Bulletin du 12 juin 1813, AF IV 1529 ; Dossier des maires, F1b II, Rome, 3.

[37] Bulletins des 8 octobre et 16 novembre 1811, AF IV 1518.

[38] Norvins, 25 juin 1812, F7 3776.

[39] Tournon, janvier 1811, F7 6531 ; Norvins, 18 mai 1811, F7 6531.

[40] Bulletin du 19 juillet 1811, AF IV 1516.

[41] Bulletins des 26 mai 1811 (1515), et 11 mars 1812 (1520) ; Dossier relatif à l'organisation de la police, F7 6531.

[42] Norvins, 3 décembre 1812, F7 6532 ; Miollis, 25 novembre 1812 (copies lettres de Miollis, papiers inédits).

[43] Norvins, 8 avril 1811 et lettres annexées de mars 1811, F7 6529.

[44] DUBARRY, Le brigandage, p. 191-194 ; Norvins, 31 octobre 1812, F7 6531.

[45] Miollis, 11 septembre 1811, F7 6531.

[46] Miollis, 9 août et 11 septembre 1811, F7 6531.

[47] Napoléon à Eugène, 30 septembre 1811 ; Correspondance, 18156.

[48] Miollis, 20 octobre 1811, au Bulletin du 29, AF IV 1518.

[49] Miollis, 1er janvier 1812, AF IV 1715 ; 4 mai, 20 mai 1812 (copie lettres) ; Norvins, 3 novembre 1812, F7 6531 ; Tournon, 22 janvier 1812. F7 8894 ; Bulletin du 27 décembre 1811, AF IV 1519 ; Mémoires inédits de Tournon.

[50] Miollis à Heyligers, 14 juin 1812 ; à Norvins, 15 octobre 1812 (copie lettres du général) ; Norvins. 3 novembre 1812, F7 6531 : NORVINS, État des brigands, etc.. Archives de la guerre, armée d'Italie, 1812.

[51] Tournon, 22 janvier 1812, F7 8894.

[52] Correspondance de Miollis, Norvins, Tournon, déjà cités ; Bulletins de police déjà cités.

[53] État des détenus, 1813, F7 8895.

[54] Arrêts des commissions militaires dans les Bulletins de police, 1811-1812, AF IV 1513-1519.

[55] Correspondance de Rome du 20 mars à la Gazette d'Arau du 4 avril, extrait au Bulletin du 10 avril 1812, AF IV 1521 ; Diario de FORTUNATI, 10 mars 1812, f. 658 ; Souvenirs d'un gentilhomme italien, Revue britannique, 1825, t. III, p. 275.

[56] Norvins, 26 avril, au Bulletin du 10 mai 1812, AF IV 1521 ; Diario de FORTUNATI, 13 décembre 1811, 28 décembre, 31 décembre 1811, f. 657.

[57] Cf. plus haut, livre II, chapitre IX.

[58] Norvins, 31 juillet 1811, F7 8894.

[59] Le capitaine Borgia à Norvins, 29 mai 1811, F7 6531.

[60] Bulletin du 27 février 1811, AF IV 1513, et du 3 septembre 1811, AF IV 1517.

[61] Tournon, 4 octobre 1812 et dossier de l'affaire, F7 8895 ; Bulletin du 24 octobre 1811, AF IV 1518 et du 5 février 1812, AF IV 1520.

[62] Miollis, 14 juillet 1812 et dossier de l'affaire, F7 8898 ; Bulletin du 23 décembre 1812, AF IV 1524 ; Diario de FORTUNATI, 10 décembre 1812, f. 661.

[63] Diario de FORTUNATI, 26 septembre 1812, f. 660.

[64] Norvins, 2 septembre 1811, F7 8888 ; Miollis à l'Empereur, 1er janvier 1812, AF IV 1715 ; Miollis à Clarke, 12, 23 janvier, 6, 8 mars, 14 juillet, 20 août, 24 septembre 1812, 23 juin 1813, Archives de la guerre, armée d'Italie, 1812-1813 ; Emplacement des troupes de l'Empire, 18a9. 1810, 1811, 1812, 1813, à la Bibliothèque du ministère de la guerre.

[65] Napoléon à Clarke, 14 février 1811, Correspondance, 17369.

[66] Bulletin du 12 mai 1811, AF IV 1515.

[67] Norvins, 25 mai 1812, F7 6531.

[68] Dossier des débarquements de corsaires siciliens, F7 8898.

[69] Ortoli, 10 mai 1812, CANTU, p. 422.

[70] Norvins, au 25 mai, au Bulletin du 7 juin 1812, AF IV 1522.

[71] Tentatives de l'ennemi, dossier F7 8893.

[72] Norvins, 2 septembre 1811, F7 8889.

[73] Miollis à Heyligers, 14 juin 1812 (copie lettres).