LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL

 

CHAPITRE PREMIER. — LES FRANÇAIS S'INSTALLENT.

 

 

Le chevalier de Norvins à Rome ; un policier à talons rouges. — La Couronne s'empare de Rome ; ce qu'était cette administration. Martial Daru ; le Don Juan de l'intendance ; une victime de Stendhal ; arrivée de Daru. — Le palais impérial ; les projets ; l'Empereur logera au Quirinal. — L'architecte Sterne voit grand. — Enorme palais projeté. — Les artistes ; les projets de peinture murale. Thorwaldsen et Ingres ; on lésine avec les artistes. — L'ameublement ; grande prodigalité. — Le Quirinal sera prêt en 1814. — Rome représentée au Sénat et aq Corps législatif ; les élus en paraissent peu réjouis. — Naissance du roi de Rome ; Rome manque d'électricisme. — Braschi à Paris. — Les fêtes du baptême à Rome ; l'incident Zingarelli ; tristes fêtes ; efforts des fonctionnaires pour les rendre brillantes ; une séance historique des Arcades. — Les bals ; mésaventure de Martial Daru ; la Juive. — Romulus bonapartiste. — La province très froide. — Au 15 août, au 2 décembre, même froideur. — Hédouville à Rome. — Le parti de Murat se relève ; les intrigues de Maghella ; le palais Farnèse menacé de confiscation ; Murat populaire. — Les collèges électoraux. — Une maladie de nerfs générale. — Rome apprend à connaître le régime constitutionnel. — Rome est tenue pour ville de France définitivement.

 

La direction générale de la police des départements romains était, en 1810, installée dans le palais de Saint-Ignace ; les agents de Fouché logeaient ainsi dans les meubles des disciples de Loyola, alors dissous. C'était un massif édifice dans le style cher aux Jésuites, bâti sur l'emplacement d'un ancien temple de la mystérieuse Isis. Isis, les jésuites, les agents de la police impériale, la place était prédestinée au secret.

Le 28 janvier 1811, au soir, une solide chaise de poste de fabrication anglaise déposa à grand fracas devant l'ancienne demeure des Jésuites un voyageur affairé. Sa figure poupine qui, à l'ordinaire, devait être joviale, à l'œil vif et aux cheveux ébouriffés, lui faisait une physionomie de bourgeois déluré. son attitude affirmait qu'il s'estimait de poids. Le personnel de la police l'accueillit avec considération et empressement, mais il promena sur ces agents un œil irrité. Il avait failli, aux portes de Rome, être enlevé par cinq bandits — ce qui eût été la pire aventure, car ces honnêtes gens avaient ainsi manqué monsieur le chevalier Marquet de Montbreton de Norvins, le nouveau directeur .général de la police des ci-devant États romains[1].

Il s'installa en grondant : qu'il trouvât que tout allait mal avant lui, c'est l'idée qui vient communément à tout nouveau gouvernant. Mais la mésaventure dont il avait failli être victime avait excité sa bile, encore qu'il se réjouit peut-être en secret de donner dès l'abord à son ministre, le duc de Rovigo, une preuve indéniable de la déplorable incurie de son prédécesseur.

Le chevalier se rasséréna d'ailleurs promptement. Après tout. le danger couru avait été évité, puisqu'il avait pu parvenir jusqu'à Rome, en dépit des bandits, avec sa solide chaise de poste, son petit trésor de 10.000 livres, son valet de chambre et un excellent cuisinier dont il attendait merveille. Tout allait mal avant lui, mais tout allait marcher fort bien sous lui : ces braves gens, l'honnête Miollis, ce timoré de Tournon et les autres allaient voir comment un habile policier savait hâter les ralliements et faire marcher une province. Ces fonctionnaires l'accueillirent d'ailleurs à bras ouverts. Soit qu'on se laissât prendre à une rondeur apparente qui était sa manière, soit qu'on lui sût gré de remplacer Olivetti dont on se défiait fort, soit que l'arrivée d'un gentilhomme authentique flanqué d'un si excellent cuisinier convint à tous, Tournon le trouva affectueux et spirituel, Miollis, toujours hésitant, se sentit rassuré par la résolution que montrait le nouveau venu, Braschi le traita de go en ami et la noblesse romaine lui reconnut au premier abord une incontestable gentilezza.

Cadet d'une famille de finances, dira de lui avec dédain Tournon promptement revenu des premières effusions, et plus Marquet que Norvins. Cadet de Gascogne, dans tous les cas, avec toute la hâblerie, toute la jactance, toute l'imagination fumeuse du personnage, et d'autant plus noble à ses propres yeux qu'émigré pour la bonne cause, il avait ainsi gagné dans l'exil maints quartiers de noblesse[2].

Cet avatar n'était ni le premier ni le dernier d'une carrière aventureuse qui l'avait mené du Châtelet, où on l'avait connu auditeur en 1777, aux conciliabules de Coblentz en 92, aux salons de Copey en 97, aux prisons du Directoire après Fructidor, à la préfecture de la Seine, secrétaire de Frochot, après Brumaire, à l'armée de Saint-Domingue où Leclerc l'avait entraîné, aux gendarmes d'ordonnance dont il avait été lieutenant, à la cour de Westphalie où il avait joué l'homme à tout faire, et où Savary était allé chercher ce maître Jacques pour en faire un directeur général de police à 50.000 livres.

Ce n'était pas un mauvais choix, d'ailleurs ; il était homme d'esprit, fonctionnaire zélé, assoupli par une vie d'aventures et allégé des plus gênants scrupules, tout en ayant gardé de l'ancien régime, dont il se réclamait, de bonnes manières propres à diminuer l'inquiétude que ses fonctions donnaient à ceux qui étaient dans le cas d'être surveillés. Policier à l'usage de la bonne société, il aimait honorer sa place en recevant avec bonhomie et générosité. Si la bonne compagnie avait été à conquérir, il l'eût conquise : elle l'était dans la mesure fort médiocre que nous avons dite et ne le pouvait être plus ; mais c'était l'erreur de ce gouvernement impérial, après 1810, que de bander tout son effort à satisfaire avant tout les classes dirigeantes, qui à Rome ne dirigeaient personne. Pour Norvins, le peuple était la chose du monde la plus méprisable. Quant aux prêtres, il les tenait dans une mésestime dont son Mémorial nous livre le secret : prisant les évêques à l'égal de Loménie de Brienne, son ancien protecteur, et, les prêtres à l'égal du peu édifiant abbé Raynal, qu'il avait beaucoup connu, il les eût taxés volontiers d'hypocrisie, quand il ne les tenait point pour de dangereux fanatiques.

Aimable, rond, accessible, il reçut donc, bien vu de la noblesse qu'il hébergeait, moins bien vu, après quelques aventures où il parut qu'il faisait trop causer ses hôtes après boire et que son excellent cuisinier préparait trop savamment ses commensaux aux confidences fâcheuses. Même découverte ayant été faite assez vite à leurs dépens par Tournon et quelques autres agents, les relations se refroidirent pour ne point tarder à se tendre fort. Ceux que personne n'avait avertis, par contre, s'y laissaient prendre : ce brave homme qui pleure d'attendrissement au Miserere chanté à Saint-Pierre et se montre si spirituellement gai aux réceptions qu'offre la divine Juliette au palais Fiano, ne saurait être un séide. Il l'est, car il est tout ce qu'on veut, en bon méridional, musqué, rusé, dur, élégant, tendre, artiste et gendarme ; il a simplement mis des talons rouges aux bottes de Savary[3].

Profondément dédaigneux de tout ce qui n'est pas Français, mal servi parce qu'il ne consulte pas assez les gens du pays, confiant à l'excès en ses moyens, il arrache parfois un sourire à Anglès, son chef, par une fatuité qui dépasse un peu les bornes. Aussi bien se croit-il une mission ; tout au moins laisse-t-il entendre qu'il en a une, fort grave, il vient préparer Rome à de hautes destinées ; lesquelles ? C'est encore un mystère. Mais qu'on tienne pour assuré que sa venue ne saurait être indifférente. Miollis, un peu effrayé par tant de mystère et qui se sent particulièrement surveillé, tremble devant ce singulier collaborateur. Quant à Norvins, il démontrerait volontiers, dès le 29 janvier, à qui le voudrait entendre, que Rome n'est réunie à l'Empire que depuis qu'il y a mis les pieds ; mais que cette fois elle l'est, puisque lui, chevalier de Montbreton de Norvins, a décidé qu'elle l'était.

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C'est donc encore de la monnaie de gouverneur général que ce Gascon, et Miollis lui-même, qui, le 11 février, ne reçoit plus que le fameux titre de lieutenant du gouverneur général[4], est-il autre chose ? Une sorte de seconde Consulta se reconstitue : avec Tournon qui affecte de se croire indépendant de tout pouvoir, sauf de Montalivet, son ministre, avec Norvins, qui ne ménage pas toujours Miollis près du sien, le duc de Rovigo, avec Janet, nommé intendant du Trésor, que le général ne gêne guère dans les opérations tous les jours grossissantes de la liquidation pour lesquelles lui a été adjoint Dal Pozzo, tout à sa dévotion, avec Daru, nommé intendant de la Couronne, représentant direct du maître et, de ce fait, fort libre du côté du lieutenant du gouverneur général.

La Couronne s'empare en effet de Rome et ce fut cette fois devant le Quirinal que, par une journée de mars 1811, une chaise déposa ce nouveau représentant de l'Empereur, Martial Daru.

Partout où régnait l'Empereur, celui-ci se taillait une part qui, dans le grand domaine de l'État, était le domaine de la Couronne. C'était d'ailleurs, qu'on ne s'y trompe point une pensée bienfaisante qui, en cela, guidait le souverain. L'administration de l'énorme Empire aux rouages compliqués ne peut, en dépit des intentions de ceux qui la dirigent, épandre sans des difficultés fort grosses les bienfaits que rêve Napoléon pour ses peuples ; la Couronne, administration plus restreinte et qui reçoit du maître une impulsion directe, y supplée. Une somme considérable, prise sur les revenus du pays, constitue la dotation de la Couronne. Qu'on ne pense point que cette somme entre dans la cassette du souverain pour n'en point ressortir ; elle en ressort, ou bien plutôt elle n'y entre jamais, car elle n'est pas seulement employée à entretenir, restaurer, meubler le palais impériaux pour le plus grand profit des artistes comme des artisans, à assurer aux forêts, champs, prés, compris dam la dotation, une gestion particulièrement active, elle se déversera, à Rome spécialement, sur les établissements qui font la gloire de la cité : cette administration des fouilles, confiée primitivement à la ville, va lui être retirée ; sans doute elle sera surveillée par l'Académie de Saint-Luc et dirigée réellement par le préfet de Rome, mais elle sera alimentée par les fonds de la dotation : c'est avec ces fonds qu'on déterrera le Forum et le Colisée. Les musées et bibliothèques à leur tour seront annexés à la Couronne, mis ainsi sous la garde du souverain dont ils deviendront, pour leur plus grand avantage, le bien particulier, car l'argent ne leur sera jamais refusé ; ce n'est point pour rapporter de l'argent, mais en coûter, que les dieux et déesses du Vatican, les prophètes de Michel-Ange, les suaves créations de Raphaël, les œuvres d'art trouvés au Vatican ou qui y seront apportés des monastères confisqués, deviennent biens de la Couronne. Ils seront ainsi assurés d'un entretien qu'aucun ministère ne saurait leur procurer, car il n'y a pas dans l'Empire d'administration qui vaille celle de la Couronne, et par l'intelligente activité d'un personnel d'élite, et par la gestion sévère, encore que large, des fonds considérables, et par la surveillance particulièrement étroite où la tient le maître[5].

Il fallait, à Rome, un chef à cette administration : représentant en quelque sorte personnel du souverain propriétaire, l'intendant de la Couronne aurait à Rome un rôle aimable ; il ferait gagner de l'argent et donnerait, en attendant la venue du maitre ou de quelque agent supérieur, des fêtes dans le Quirinal restauré. Laissant la rigueur aux agents de l'État, l'agent de l'Empereur ne représenterait à Rome que le cœur d'un souverain paternel, propriétaire avisé, large, bienveillant. Norvins survenant pour appliquer aux Etats romains récalcitrants la politique de Savary, Daru y devait faire voir celle de Pangloss[6].

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Daru ! Le nom était déjà connu et presque célèbre, lié qu'il était à celui de la grande armée. L'état-major, c'était Berthier, la cavalerie Murat, l'intendance Daru. Le grand Daru, dit-on de l'aîné, Pierre-Antoine, qui, d'intendant de la grande année, puis de la liste civile, devint ministre de la Maison. Le cadet a pâti de la célébrité de son frère ; il est l'autre Daru. Il avait cependant depuis 1789, — car il avait été fonctionnaire à 15 ans, — montré quelques talents et rendu quelques services, à Brunswick, à Hildesheim, à Vienne, dans l'inspection des revues ou l'intendance.

Tournon, qui paraît l'avoir cordialement détesté, nous trace de lui un portrait que démentent d'autres notes ; que violent, présomptueux, enflé du crédit et du mérite de son frère, il se rengorgeât de la manière la plus plaisante, cela est fort possible, mais avait d'aimables qualités que le préfet de Rome méconnaît et qu'Hédouville lui concède : probe, artiste, sociable[7].

Homme du monde avant tout, il réalisait assez ce que Napoléon désirait de son représentant personnel à Rome où il fallait plaire. Que son cousin Beyle, qui paya de mauvaise façon les Daru de leurs bienfaits, ait quelque peu chargé la figure de Martial, joueur effréné, capable de perdre avec désinvolture quelques rouleaux de louis dans sa nuit, don Juan infatigable qui, à la veille de son mariage, aurait confié à Stendhal en vue du traditionnel autodafé les lettres et les cheveux de vingt-deux maîtresses, rien n'est plus probable : Stendhal, qui gasconne volontiers, est, en outre, ici, suspect vis-à-vis de Martial de sentiments dont le secret n'est pas le nôtre[8]. Qu'il fût le Lovelace de l'intendance, homme de plaisir, fort amateur du jeu et des femmes, de la danse et de la bonne chère, cela est si probable que le choix de l'Empereur put en être influencé ; ne fallait-il pas plaire avant tout, rendre agréables aux petites-nièces de vingt papes les réceptions offertes dans le Quirinal laïcisé. Il était artiste et saurait achever la conquête de Canova que les règlements de la dotation allaient en partie mettre sous ses ordres ; il pouvait faire le Mécène et, sans avoir traduit Horace comme son grand frère, connaissait ses auteurs : aussi bien, la famille était de lettres, et Mme Daru, artiste, écrivain, saurait être, en matières intellectuelles, la meilleure collaboratrice de son mari[9]. D'opinions, point d'affichées : dès l'Empire, dit-on, ces favoris de Napoléon méritaient les faveurs de Louis XVIII ; leurs relations avec les royalistes restent un problème angoissant. Autant que Tournon et Miollis, il devait déplaire aux jacobins de Rome qui voyaient avec découragement ce suppôt de la réaction s'installer en ces salons où les épouses des consuls de 98 avaient jadis fait briller aux feux des lustres les diamants volés aux Braschi. C'étaient maintenant les Braschi qui, sous le buste de Bonaparte, allaient danser au Quirinal. Ce qui était certain, c'est qu'on y allait danser sous un maître de belle humeur, envoyé à la conquête de Rome ; qu'il se fit aimer, l'Empereur ne lui demandait pas autre chose, sauf qu'il lui gardât jalousement, une fois conquise, cette vingt-troisième maîtresse.

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Le 18 mars, le grand Daru recommandait à Janet son jeune frère ; le 22, celui-ci avait reçu ses instructions : il allait administrer, du palais du Quirinal qu'il habiterait avec trente mille francs de traitement, les forêts, domaines, bâtiments, jardins, mobilier, musées et manufactures impériales[10]. Il se trouva mal dans ce grand monastère encore désolé et sentant l'eau bénite ; lui qui n'était point moine du tout, devait traverser, de sa chambre à son salon, deux chapelles : c'était beaucoup pour un chrétien en vérité médiocre ; de Paris, on l'autorisa sans peine à les supprimer[11]. On ne loge point les diables, — fussent les meilleurs diables, — dans un bénitier.

H avait pris en mains, dès le jour de son arrivée, l'administration du domaine, un million et demi de revenu à gérer qu'en attendant la constitution d'un domaine productif, le Trésor public devait verser à la Couronne. La somme n'était point considérable, car tout était à faire ou à refaire, à commencer par le palais dont la restauration allait coûter cher[12].

Se loger purement et simplement dans les meubles de Pie VII était impossible et les murs de Paul V paraissaient trop étroits. On comptait remeubler, du rez-de-chaussée aux combles, un palais, d'autre part si considérablement élargi, qu'il couvrirait de ses bâtiments, pavillons et jardins la colline entière dont le palais pontifical n'occupait point le quart.

Il fallait que le palais de l'Empereur d'Occident à Rome fût imposant. Les gens classiques l'eussent voulu au Palatin où d'Auguste à Constantin, à Charlemagne même, dit-on, les empereurs avaient demeuré. Mais tout y eût été à faire : les palais de Tibère, de Domitien, de Septime-Sévère n'eussent offert, que des bases branlantes à celui de Napoléon ; on les ignorait d'ailleurs, car ils dormaient alors sous les roses des jardins Farnèse.

L'architecte Perosini, artiste qu'exalte son époque, rêve mieux encore : un ensemble de palais, un palais gigantesque qui, ayant son centre au Capitole, s'étendrait de la place Colonna au Colisée, dont le palais de Venise ne serait qu'un commun, l'église de l'Ara Cœli la chapelle, le Forum la cour intérieure, trois quartiers de Rome englobés dans ce palais aux innombrables portiques, galeries et escaliers de marbre[13]. Après tout, est-ce rêve plus grandiose que ce palais de Chaillot qui, dit-on, va s'étendre de l'Ecole militaire par-dessus la Seine jusqu'à l'Arc de Triomphe pour y loger le bambin qui va naître ? Perosini au moins loge dans le sien les vingt administrations avec l'Empereur, de la Cour d'appel aux théâtres, de la préfecture aux douanes, de la police à la municipalité, et d'avance réalise le rêve du colonel Fougas, l'homme cl l'oreille cassée d'About. Il soufflait sur l'Europe un vent de folie, la folie des grandeurs. On écarta cependant le projet comme trop dispendieux : le Forum ne pouvait d'ailleurs être avili, sous le nouvel Empereur romain, au rang d'une cour intérieure.

Au Quirinal, on a l'avantage d'avoir trois ou quatre palais et il ne s'agit que de raccords : s'y installer marquera mieux d'ailleurs l'irrémédiable déchéance du pontife-roi ainsi exproprié de sa maison comme de son État. On laissera le Palatin aux grandes ombres, Césars d'un voisinage parfois compromettant, Tibère, Caligula, Domitien, le Capitole à la municipalité, le Vatican, auquel il est interdit d'emprunter aucun meuble, à l'évêque de Rome[14], et, au centre de la ville, dans une position magnifique et élevée au-dessus de tous les autres monuments[15] — la considération était pour plaire — s'élèverait, sur le mont des Quirites, le palais du grand Empereur.

Le 20 juin 1811, on vit quelques ouvriers dresser leurs échelles le long des murs du vieux palais pontifical. Au-dessus de la porte — preuve de l'inanité des mesures prises par la Consulta, — un de ces blasons, condamnés depuis deux ans à disparaître, figurait encore, celui de Paul V Borghèse, ce dragon qui s'étalait sur les armes dti beau-frère de l'Empereur, mais le dragon depuis longtemps rampait sous les serres de l'aigle : en face, au fronton du palais de la Consulta, on abattait le même jour le blason de Clément XII que les complaisances du sénateur Corsini ne sauvaient pas. Ainsi se marquait l'installation de l'Empereur dans son palais du Quirinal devenu l'aire magnifique d'où l'aigle planerait sur la ville, en face de la croix de Saint-Pierre[16].

L'architecte Sterne, nommé, le 25 février 1811, architecte des palais impériaux en raison de son dévouement à la personne sacrée de l'Empereur, était déjà à l'œuvre[17]. Il fallait changer ce somptueux monastère[18], dédale de petites pièces, en un palais habitable. On en expulsa tout d'abord, à leur plus profonde stupéfaction, les familles de parasites que la bonté des papes avait laissées s'installer et pulluler en ces murs trop hospitaliers. La place nette, on se mit à abattre les cloisons. Huit mois étaient donnés à l'architecte pour mettre le palais à même de recevoir l'Empereur au début de 1812, les trente-six personnes de sa maison et une centaine de valets, un ministre et son cabinet, des chevaux et des carrosses, l'Empereur, l'Impératrice et le roi de Rome se réservant le seul premier étage. On relierait par des galeries les palais de la Daterie, de la petite Daterie, de la Panneterie, de la Consulta, le bâtiment de San-Felice, les monastères des sœurs Thérésianes, de Sainte-Suzanne, de Sainte-Marie-Madeleine, des Capucins, des Missionnaires, et toutes les maisons avoisinantes ; par-dessus la Via Quattro Fontane, le palais devait englober les jardins Barberini. Ce n'était point le plan de Perosini, mais c'était un fort beau morceau qui ferait assez voir que Napoléon le Grand ne se logeait point comme un modeste Pie VII[19].

En attendant la réalisation d'un plan si grandiose, on se contenta d'expulser Tournon du palais de la Consulta, ce dont il garda une rancune tenace à. Daru, et d'aménager le palais du Quirinal. Un million 156.824 livres 30 étaient mis à la disposition de l'heureux Sterne[20]. Celui-ci, en bon architecte, fit attendre son impérial client : le 5 octobre 1811 seulement, on put annoncer au public qu'en restaurant et remeublant son palais, l'Empereur allait donner l'espérance qu'il viendrait à Rome constater l'amour de ses sujets[21]. Sterne pouvait s'attarder aux travaux : l'amour des sujets romains ne le talonnerait pas.

Suivre Sterne en son entreprise nous entrainerait loin ; les cartons où tient sa correspondance sont remplis d'intéressantes surprises : les lettres au grand maréchal Duroc s'y mêlent aux devis des serruriers romains, les missives de M. Denon, directeur des musées impériaux, aux factures des marbriers. Rien ne sera négligé, ces artistes vont travailler à cette œuvre capable de réveiller dans toute l'Italie l'enthousiasme du siècle d'Auguste[22] ; l'art ancien lui-même est mis à contribution, car Sterne, de la race des architectes à la Barberini, songe à faire concourir les débris des temples antiques à. l'ornementation du nouveau palais : pourquoi ne pas employer à faire les cheminées sept morceaux magnifiques de rouge antique provenant d'un temple et qui sont au Vatican ? Denon s'indigne d'une pareille idée barbarie digne du huitième siècle[23]. Si l'on écoutait l'architecte romain, les dieux de marbre deviendraient vite tables et cuvettes. Il le faut modérer : tout au plus permettra-t-on d'utiliser les dépouilles des églises ; des pilastres de San Spirito. De bonne foi, à Paris, on estime qu'il y a là moindre profanation[24]. Sterne cependant regrette qu'on n'ait point employé les marbres inutiles du Vatican à cette salle de bains de 4.167 livres 65 qui, à la fin de 1811, avant le cabinet de l'Empereur, est installée pour les besoins de la famille impériale. En janvier 1812, on a si bien travaillé que Sterne a déjà soldé pour 75.797 livres 86 de petits travaux[25].

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Réveiller l'enthousiasme du siècle d'Auguste ! Il n'y parut pas. La peinture académique qui va s'étaler sur les murs du Quirinal dénote plus de soucis courtisanesques que d'inspiration artistique. L'Empereur donnant le Code de ses lois à Rome, l'Empereur ordonnant les embellissements de Rome, Trajan distribuant les sceptres de l'Asie, Virgile lisant l'Enéide devant Auguste[26], dix-huit sujets du même esprit sont proposés par Denon à l'Empereur et par Canova. Le séjour de l'Empereur à Rome, répond-on de Paris, non sans hauteur, devant donner lieu à quelque fait historique que la peinture pourra retracer, il faut laisser quelques panneaux vides ; le fait historique, qu'on n'en doute pas, ce sera le couronnement de Napoléon à Saint-Pierre et le triomphe au Capitole. Denon ne comprend pas, propose de nouveaux sujets : Justinien entouré des jurisconsultes décrétant les Pandectes, pour le salon des ministres ; au plafond de la chambre impériale, l'Aigle impériale de retour au Capitole ; dans le salon de l'impératrice, le berger Faustulus apportant à Laurentia les jeunes Remus et Romulus, et, en pendant, la France confiant le jeune Napoléon à la ville de Rome. A quelle débauche de lignes droites, de toges et de tuniques, de lauriers et de glaives, de figures héroïques et de gestes davidiens, toute cette peinture va donner carrière ! On lâche cependant dans le palais la bande des disciples lointains du maître de Paris : le fait historique auquel le séjour de Sa Majesté doit donner lieu semblant de jour en jour moins proche, il faut recourir à l'antiquité, féconde en flatteuses allusions[27].

En 1812, les artistes sont à l'œuvre. On a déjà payé 333 livres 33 à Thorwaldsen pour son Triomphe d'Alexandre, qui courra sous la frise du troisième salon de l'Empereur[28] ; Thorwaldsen est discuté, d'autant que Canova ne l'aime guère ; Finelli et Alvarez, mieux vus du maitre, ont touché un plus fort salaire, l'un, pour le Triomphe de Jules César dont il orne la salle des ministres, l'autre, pour trois œuvres, — car il a le ciseau facile : le Songe de Cicéron, les Spartiates aux Thermopyles, César la nuit de la bataille de Pharsale se voit prédire par le ciel la victoire future[29]. Ces héros décoreront la chambre à coucher de Sa Majesté. Laboureur, chargé du cabinet de travail, a déjà gagné 1,333 livres 33 pour son Laurent de Médicis chassant les vices et introduisant les vertus en Toscane. — Que dira Elisa ? Que dira Baciocchi ? — Pacetti, 333 livres 33 pour des Renommées, Bari, 266,67 pour son Repas de Calypso avec Télémaque destiné à la salle à manger ainsi que les Noces de Pélée, de Festa, les Noces de l'Amour et de Psyché et Enée faisant son récit à Didon du peintre Piggiani. Le salon de l'Impératrice s'orne d'Horatius Coclès, du même, des combats troyens, grecs, romains, par Madrajo, par Conca, sans parler du Trajan de Paelinck et du Temple de la Concorde, de Micocca, pour lesquels de petites sommes ont déjà été ordonnancées. Si l'on pénètre, à la fin de 1812, dans le deuxième salon de l'Impératrice, on y trouve, finissant son œuvre, un jeune et bien modeste peintre français, qui, pour son Romulus offrant les dépouilles opimes, n'a encore obtenu que 833 livres 33 — tout juste de quoi payer sa trattoria : il s'appelle Jean-Auguste Ingres[30].

Toute cette débauche d'art officiel, classique, historique, allégorique, césarien, davidien et canovien, n'a pas encore coûté très cher en 1812 : 13,911 livres en tout. Les artistes aux yeux desquels on avait fait miroiter les promesses, crient à la lésinerie[31]. Mais que peut faire Daru ? L'Empereur qui a ouvert un crédit de 800.000 francs pour literies, tables de nuit, chaises et fauteuils, et de 200.000 pour les seules glaces, n'a inscrit que 40.000 francs pour les peintres et sculpteurs. C'est payer suffisamment, pense-t-il, tant de Césars et d'Alexandres, d'Augustes et de Léonidas, de Trajans, d'Hectors, d'Enées, petites gens qui ne sont que ses arrière-cousins. Il payera mieux ceux qui, le grand fait historique s'étant produit, sauront transporter aux murs du Quirinal le couronnement du nouveau Charlemagne par le nouveau Léon, ou peindre dans toute sa gloire le nouveau César au Capitole, le nouveau Trajan distribuant du haut de la colline sacrée les sceptres à l'Europe.

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Comme il faut préparer promptement l'impériale visite ou donner aux Romains l'illusion qu'elle se prépare, on accumule vaisselle, meubles, tapis. D'énormes caisses qui font jaser Rome sont, toutes les semaines, apportées de Paris : une semaine on déballe pour 370.000 livres de vaisselle plate. Sèvres fournit ; les Gobelins fournissent ; on accorde cependant à Rome de préparer les étoffes des meubles impériaux et c'est à San Michele que sera tissé le tapis de 200.000 livres qui, durant deux ans, remplit la correspondance des agents de Paris et de Rome. Quant aux meubles, tout est déjà, à la fin de 1811, commandé et en partie exécuté : 100.000 livres ont été payées ; les Ingres et les Thorwaldsen ont le droit de jeter un œil d'envie sur les tapissiers et ébénistes employés à si productive besogne. L'acajou étincelle partout, et les bronzes dorés : de la chaise longue destinée à Marie-Louise à la table de piquet où s'assoiront demain Duroc ou Maret, depuis les flambeaux de bronze doré des ministres jusqu'aux bougeoirs argentés des grands officiers, depuis les oreillers où se posera une tête auguste jusqu'aux traversins plus maigres de la valetaille[32].

Les écuries cependant se vont remplir : une voiture de cérémonie à huit glaces — sera-ce celle du sacre de Saint-Pierre ? — deux voitures de ville pour les souverains, six pour les officiers. En attendant, on liquide les mules du pape, les chaises à porteurs, la carrosserie pontificale indigne du nouveau maitre. impropre à son usage. Cent cinquante et un mille sept cents Iran„ sont inscrits au budget pour ces seules voitures. On va acheter les chevaux, on commande les livrées[33].

En 1812, on arrête les frais. Puisque l'Empereur ne vient pas et que le Kremlin le verra avant le Quirinal, n'est-il point ridicule, écrit l'architecte, de dépenser tant d'argent en vaisselle, meubles et voitures ? L'Empereur, repris par ses habitudes de sage économie et qui, nous le verrons, boude Rome, décide qu'on y expédiera du mobilier destiné à Versailles : on prendra dans les garde-meubles. Il ne veut plus dépenser pour une maison qu'il ne peut habiter[34]. On vend les chevaux[35], on supprime la chapelle inscrite au budget du Quirinal ; on entend même que le palais rapporte, que les jardins qui, par la vente des agrumes, étaient d'un rendement annuel de 1.500 livres, donnent, en 1812, pour 3.000 livres d'oranges et de citrons[36]. Le grand enthousiasme est tombé : peintres et tapissiers ne travaillent plus.

Menuisiers et maçons continuent à travailler : en dépit du tremblement de terre qui ; le 21 mars, fend la voûte d'entrée et ébranle le palais, celui-ci s'aménage pour son nouvel emploi[37]. L'architecte Berthaut, chargé, par l'Empereur, d'inspecter les palais romains, se déclarera, le 21 mars 1813, tout à fait satisfait : la pouzzolane fait merveille, les marbres sont magnifiques, beau granit oriental d'une extrême richesse. Le premier étage présente maintenant trois grands appartements destinés aux trois souverains. La salle des maréchaux, avec la chapelle Pauline toute rutilante d'or, complète ce magnifique ensemble. Acajou, bronze doré, marbres précieux, 218 livres, 127 livres 50 de glaces dans ce seul premier étage. A la fin de 1813, tout est prêt pour recevoir le maitre[38]. Le maitre rentre peu après, mais ce maître, c'est Pie VII, qui vient se réinstaller dans ce beau palais aux stucs fraîchement dorés, aux reluisants acajous, aux bronzes éclatants, aux peintures nouvelles, aux meubles neufs. Et le grand Empereur — ironie du destin ! — aura travaillé pour le modeste pape.

Nul ne prévoit encore, en 1811 et en 1812, ce singulier retour des choses d'ici-bas : la restauration et l'installation du Quirinal semblent constituer une preuve de plus de la stabilité assurée du régime français à Rome[39], et, une fois de plus, le gouvernement de Paris tient pour progrès de la conquête ce qui est simplement mesures administratives. On s'installe dans les chambres, mais non dans les cœurs.

***

Comment croire cependant que Rome n'est point ville française ? Non seulement on vient d'augmenter le nombre des hauts fonctionnaires en appelant Sforza Cesarini au gouvernement platonique d'ailleurs — du palais restauré et Buoncompagni à la place — sollicitée par la moitié du patriciat — de trésorier de la Couronne[40] ; mais voilà qu'à son tour, Rome envoie à Paris députés et sénateurs. Envoie est mot téméraire. Car l'Empereur ne veut pas attendre la convocation, cependant prochaine, des collèges électoraux, pour que Rome soit représentée à Paria ; il se substitué aux collèges et appelle à Paris les élus fictifs des États romains. Nos peuples des départements de Rome et du Trasimène connaîtront par là l'intérêt que nous leur portons et notre volonté d'assurer leur félicité[41]. Ce fut donc pour la félicité du peuple romain qu'on appela au Sénat le duc Colonna d'Avella, le prince Spada et le comte Bonacorsi. Ce ne fut pas pour la leur : Colonna était un grand ami de Murat, Spada un rallié fort hésitant, Bonacorsi, encore qu'allié à Braschi, comptait encore récemment dans les rangs de l'opposition. Ils se voulurent dérober : Colonna arguait de in santé — de fait il mourut peu après —, Bonacorsi de son âge. Spada de ses convenances. Colonna ne partit point[42]. Par contre, Braschi à. qui Gerando avait, de Paris, annoncé sa prochaine promotion au Sénat et qui en avait tiré quelque gloriole, ne pardonna point au gouvernement le mortifiant mécompte auquel on l'avait exposé[43]. Spada, résigné, s'en alla siéger au Luxembourg. C'est encore pour la félicité des Romains qu'Altieri dut accepter un siège au Palais-Bourbon ainsi que le comte Mariscotti, le sous-préfet Zaccaleoni, le chanoine Vergagni, le maire de Civita Vecchia, Capalti, le professeur Scarpellini, de Tivoli, un bourgeois de Viterbe, Poco, un de Pérouse, Domini, les maires de Spolète et d'Assise et le comte Baglioni, descendant des princes de l'Ombrie[44]. De ces députés quelques-uns seulement se rendirent à Paris ; ils y menèrent une vie besogneuse et malheureuse, réclamant des suppléments d'indemnité et ne trouvant sans doute à leur exil aucune compensation dans le tableau pittoresque que pouvait offrir une assemblée où se coudoyaient des marchands d'Amsterdam ou de Rotterdam, des seigneurs florentins, des houri> de Hambourg et de Mayence, des patriciens romains, de nobles Vénitiens, des Illyriens, des Croates, tous tenus officiellement pour d'aussi bons Français que leurs collègues tourangeaux. normands, bretons on bourguignons. Comment nier que e braves députés ne représentassent des mandataires français, puisqu'ils délibéraient des affaires de l'Empire sous l'œil de M. de Montesquiou, grand chambellan et président du Corps législatif, en face même des Tuileries ?

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Ces Tuileries, en échange, enverront-elles, enfin ! un maitre à Rome ? Le problème toujours agité est de nouveau posé. Dès février 1811, le bruit court avec persistance que l'Empereur va venir ou va envoyer un grand dignitaire. Puis c'est la déception que cause la nomination de Miollis[45]. Mais de quoi Rome se plaint-elle ? Elle n'a pas de gouverneur général, mais elle va avoir un roi ! Ne sera-ce point le dernier sceau mis à la réunion, que ce signe éclatant de la bienveillance impériale : le fils de l'Empereur, roi de Rome, non plus, comme pour le roi des Romains que l'Allemagne a longtemps fourni, titre de courtoisie, mais aujourd'hui titre de possession[46].

Pour persuader aux Romains mal convaincus que c'est là un honneur tel qu'il compense les pires inconvénients de la réunion, on a pendant six mois prêché à Rome la venue de cet enfant comme celle d'un véritable messie[47]. A force de le répéter aux Romains, les agents français ont fini par croire qu'en nul endroit, ce bambin n'était attendu avec plus d'impatience, ne serait accueilli avec plus de joie que sur les bords du Tibre.

Ce fut un nouveau mécompte : le 25 mars 1811, le canon du château fit entendre sa grosse voix et cent un coups apprirent à Rome que son roi était né. Aux coups de canon les cloches de deux cents églises avaient répondu, — car Rome restait l'île tintinnabulante de Rabelais, — et, incontinent, le prieur de Saint-Louis, prêtre complaisant, improvisa un Te Deum.

Le 27, la cité illumina ; il faut entendre les édifices publics et les maisons des fonctionnaires ; les théâtres ouvrirent leurs portes à la foule qui longuement acclama — le journal l'affirmait Miollis, Norvins et Tournon. Ces acclamations, Norvins ne les entendit point : la naissance a eu, disait-il le 10 avril, un effet plutôt intérieur que public et, sur un ton désenchanté, il lui fallait constater que vraiment les Romains ne sont pas démonstrateurs et que si l'événement doit les attacher au gouvernement... le signal de la conversion publique ne sera donné que par l'arrivée de Sa Majesté. — L'esprit public n'est pas disposé (aux fêtes), écrit-on d'autre part, et il n'y a point d'électricisme[48].

Le seul conseil municipal feint un enthousiasme extrême : il députera à Paris : Aldobrandini, Buoncompagni, l'hésitant Chigi, Barberini jusque-là opposant, Colonna, Braschi ; finalement, l'enthousiasme éteint, même au Capitole, et Braschi part seul[49]. Seul il verra aux Tuileries Rome associée par de touchantes allégories à la joie de Paris, la statue du Tibre érigée dans la résidence impériale ; s'il restait à la cour, il lui serait loisible d'entendre rappeler que le nouveau-né est un nouveau Romulus à qui seule manque la rude louve romaine, et de voir par exemple la France personnifiée par la reine de Naples. Mme Murat, — ô cruauté des quadrilles — remettre au cours d'une figure de danse, tableau vivant et parlant, le nouveau Romulus à Rome, doublement favorisée en l'occurrence, puisqu'elle s'incarne dans la toute belle Pauline Borghèse[50].

Mais Rome ignore tant d'honneur : le connût-elle, qu'il serait à craindre que ces grossiers mendiants du Transtevere et du Borgo estimassent trop peu, au regard de leurs malheurs, une si touchante, une si flatteuse allégorie.

Ce que Rome voit en cette circonstance, c'est que, contre une espérance que Norvins lui-même a nourrie, le gouverneur général, le vice-empereur rêvé ne vient pas — messager de joie — présider aux fêtes. Faire naître quelque électricisme parait décidément impossible, et les sonnets que publie le Journal, malgré des hyperboles véritablement échauffantes, ne parviennent point à fondre la glace. C'est à ce point que les agents français craignent que des troubles viennent causer devant l'Europe attentive — car Rome est remplie d'étrangers en cet hiver de 1811, — un épouvantable scandale. C'est presque avec soulagement que Norvins et d'autres avec lui constatent que les fêtes officielles se sont déroulées les 8, 9, 10 et 11 juin sans joie ni trouble. Et cependant c'est peu pour cette Rome qui, dans la joie universelle, se devait distinguer, heureuse ville à qui le plus grand des monarques vient enfin de donner un roi[51].

***

Que n'a-t-on fait cependant pour charmer et enthousiasmer un peuple ? Dès le premier soir, embrasement des monuments, le Capitole, du faîte du palais au bas de sa pente, devenu une cascade de feu au milieu de laquelle se dresse ce Marc-Aurèle dont les vertus évoquent un prince plus grand et encore plus digne d'amour[52]. Le Forum, où déjà se dressent des colonnes récemment exhumées, offre un spectacle de flamme, le Colisée, les Temples, les Colonnes dessinant leurs lignes de feu au sein d'une belle et tranquille nuit[53]. Mais des quartiers entiers restent dans l'ombre.

Il est bien vrai que, pour la première fois, on s'est décidé à aller chanter le Te Deum à Saint-Pierre. Mais il a fallu peser sur Attanasio, le timide vice-gérant de Rome, terroriser l'infortuné prélat qui a cédé, ordonné les prières : plus catholiques que l'évêque, beaucoup de prêtres ont refusé ; ceux qui ont obéi remplissent mal de leurs voix grêles l'immense vaisseau. Plus que la défection des prêtres, un événement a bouleversé la cérémonie : le matin même, le maestro Zingarelli, convié à diriger les chanteurs, s'y est refusé, persuadé de pécher s'il battait la mesure pour le Te Deum ; tous les chantres ont suivi l'illustrissime musicien dans sa rébellion : on enfermera ces animaux, cet imbécile fanatique[54] ; mais en attendant le Te Deum est détestable, c'est une cérémonie sans majesté ni ordre[55]. Pas de spectateurs, sauf les employés et leurs femmes ; aucune dame, aucun patricien en dehors de la municipalité. Les soldats, qu'on a mobilisés, remplissent mal la nef : ils plaisantent au sujet du trône qu'on a élevé à l'Empereur, mesquin de forme et de décoration, et qui, inoccupé, met une note froide de plus à la cérémonie, cependant que Daru, debout derrière ce trône vide, se sent, pour la première fois, ridicule[56]. Lisons le Journal après les rapports : Clergé nombreux, nombreuse et excellente musique et, dans l'immense basilique garnie, le chant prenant un caractère plus auguste, etc. Ainsi s'écrit l'histoire dans les journaux officiels[57].

Miollis sait ce qu'il en est : au banquet qu'il offre aux fonctionnaires et aux patriciens, il est, contre son habitude, morne et distrait, oublie de porter le toast au bambin impérial. Morne aussi, la foule assiste sans tumulte ni joie aux illuminations, encore qu'on ait distribué pour 50.000 livres de secours, doté 162 rosières, secouru 1.500 familles et rendu les objets du Mont-de-Piété.

Les fêtes, cependant, continuent au milieu de cette froideur[58] : le peuple ignore-t-il qu'au bal offert, le 12, par Miollis, les femmes les plus distinguées plus encore par leur beauté que par la richesse de leurs parures, ont donné une nouvelle preuve que les Romains ont toujours conservé tout leur droit à l'empire de la beauté, et que la galanterie et les pressantes attentions des hommes, tous en habit de cérémonie, n'ont pas peu ajouté à l'éclat de cette réunion ? Ignore-t-il que le sévère Janet s'est déridé, a offert bal et souper, que Tournon a fait exécuter chez lui une cantate composée par le fécond conseiller Alborghetti et qu'on y a applaudi la divine Haeser et le brave ténor Bertozzi ? Comment le peut-il ignorer, puisqu'un transparent, placé aux fenêtres de la préfecture, a, au cours de la cantate, fait apparaître aux yeux de la foule amassée l'auguste enfant relevant Rome de ses ruines. Hélas, quel aveu terrible ! Va-t-il falloir tout attendre de ces mains débiles ? La foule ricane ; que veut-on qu'elle fasse ? Comment n'est-elle point cependant sensible à l'hommage que, le 12, Miollis rend aux lettres romaines ? Point de bonne fête pour Miollis sans une petite débauche littéraire et académique : le pizzicante di litteratura d'Alfieri, toujours. Donc séance aux Arcades : Miollis y célèbre dans la langue de Dante l'éloge de l'Empereur. Tournon lui-même s'y essaye ; la nymphe Egérie révèle à Numa la résurrection de la Cité par la main de l'Empereur et de son fils, et Titus, Trajan, Marc-Aurèle, empereurs choisis avec un tact singulier, venant à la rescousse, s'inclinent devant l'éminence de Napoléon dont ils sont les indignes prédécesseurs : le préfet fut applaudi et en tira de la gloire. Le directeur général de la police se révèle à Rome ce qu'il est depuis longtemps, écrit le Journal, un célèbre poète et lettré ; nouveau venu, Norvins, prudemment, versifie en français une ode ! D'avance, on l'applaudit ; que ne ferait-on pas pour un directeur de police qui taquine la Muse ! Ô gouvernement Athénien ! Miollis, épanoui, se régale encore, et d'une ode latine de l'avocat Tinelli, et des superbes sonnets de l'abbé Godard, et d'une poésie latine du directeur du Mont-de-Piété et d'un sonnet allégorique du juge Biondi. La fête cependant ne serait pas complète si le conseiller de préfecture favori des Mises, le célèbre Alborghetti, ne venait débiter une ode pindarique en français. Il a vu — heureux conseiller ! — le délire de l'enthousiasme soulever Rome.

Tibur s'émeut aussi sur ses vertes collines,

Mille feux ont trahi l'éclat de ses ruines.

Leurs hôtes ne sont plus.

Mais dans se bois sacrés des mânes poétiques

Font redire aux échos ces accents pathétiques :

Tu Marcellus eris !

Ce conseiller se fait maladroitement prophète : le prive sera Marcellus. Mais la note jette un froid. On se congratule néanmoins. Quelle débauche ! Des Français ont fait de médiocre prose italienne, les Italiens de détestable poésie française ; voilà la fusion faite sous les auspices des Muses ; et quels écrivains de marque ! Un général, un directeur général de la police, un préfet, son secrétaire, un de ses conseillers, un juge, le directeur du Mont-de-Piété ![59]

En dépit de fêtes si variées, le délire de l'enthousiasme ne soufflait que dans les odes du conseiller de préfecture. Les fêtes elles-mêmes réservaient maintenant aux Français mécompte sur mécompte. Au Capitole, un bal tourne en déroute : sur 1.500 invités, 400 viennent danser dans une salle où 2.000 se fussent trouvés à l'aise. Le patriciat s'abstint : on n'y vit que la duchesse Cesarini, la princesse Santa Croce, deux de ses filles et trois autres dames : Norvins sortit glacé de cette soirée[60]. Que sera-ce au Quirinal où Daru, empêtré dans ses réparations, ne peut offrir son bal que le 6 juillet ? Nouveau venu, il ne s'est point informé ! C'est le 6 juillet que, deux ans avant. Pie VII a été brutalement enlevé de ce même palais. Cette malheureuse date fait trembler Norvins et indigne les prêtres. C'est avec une joie extrême que ceux-ci voient dès le matin s'amonceler de monstrueux nuages : que deviendra la fête de nuit dans les jardins impériaux, — il ne faut point songer à danser dans le palais où se voient encore les portes enfoncées par Radet, — que deviendront les illuminations qui ont coûté 4.698 livres 30, les orchestres installés dans les bosquets ? L'orage crève, noie tout, mais la soirée est belle ; Daru triomphe : trop tôt. Brusquement le patriciat, d'ordinaire si docile, s'est abstenu : l'éternelle duchesse Cesarini, la secourable princesse Santa-Croce, la duchesse Lante exceptées, plus de dames : dans l'après-midi trois cents cartes de refus se sont abattues orage bien autrement désastreux — sur Daru affolé. On a su que l'aimable intendant avait étendu ses invitations à la juive femme du Baraffaele. Le patriciat qui accepte bien pire. n'accepte point cela ; il acclamerait comme maitre le régicide Fouché ; il ne veut point frôler une juive. Mme Baraffaele promène une mine étrange en ce Quirinal d'où, en pareille nuit, le vicaire du Christ a été arraché : Daru, consterné, n'osa se plaindre. Rome fit des gorges chaudes de l'aventure. Les jardins du Quirinal, qu'on entendait agrandir, avaient pour la première fois paru, ce soir-là, fort étendus à l'infortuné Martial. Il arrivait de Paris Tournon souriait sous cape[61].

Jusqu'au bout et en dépit de tant de mécomptes, on voulait soulever l'enthousiasme. Pour clore ces fêtes mémorables, voici un gala, le 26 juillet, au théâtre Apollo : Romolo ed Ersilia ou les Sabines, Romulus pressent Napoléon, l'annonce, l'appelle en des tirades bourrées d'allusions : on applaudit, comment être moins bonapartiste que Romulus ? On applaudit unanimement, d'autant que les loges ne sont guère pleines que de fonctionnaires et d'officiers. Le 'peuple n'est point du gala[62]. Le 26 juillet il ne sait déjà plus qu'un bambino porte sur ses langes, à Paris, la couronne de Tarquin. Romulus lui-même reviendrait gouverner Rome au nom de l'Empereur qu'on lui ferait médiocre accueil.

En province, la fête a été froide ou troublée : les sous-préfets les plus heureux se félicitent de ce qu'aucune manifestation ne se soit produite. Il y a eu des ricanements pendant le Te Deum, des farces indécentes : en vingt lieux, les curés ont refusé d'ouvrir leurs églises. A la porte de quelques églises, on a dû arracher un placard où l'enfant impérial est appelé bâtard[63].

Le délire de l'enthousiasme ne gagnait point la province, et ce pauvre roi de Rome a eu décidément à Rome un triste baptême.

***

Le 15 août s'annonçait mal. Pour faire tomber l'équivoque, dont les Français profitaient, des prêtres déclaraient qu'il ne fallait point célébrer l'Assomption, qu'il fallait ne point aller à la messe, qu'il fallait rester chez soi à réciter le rosaire ; ils obtiennent qu'on ne fasse point à Rome l'illumination traditionnelle du 15 août dont la Saint-Napoléon tirait un éclat tout factice[64]. On retourna cependant à Saint-Pierre où le chanoine Claudio della Valle prêcha l'obéissance aux lois et exalta Napoléon. En vain on a distribué de nouveaux secours, organisé dés courses place Navone, donné un bal populaire au mausolée d'Auguste ; en vain deux princes, nouvellement promus hauts fonctionnaires, Sforza Cesarini et Buoncompagni, ont étalé au bal de Miollis des livrées impériales qu'ils ont récemment rapportées de Paris ; en vain la Chambre de commerce offre un feu d'artifice[65]. Le18, on a dû faire arracher des murs de Rome ce distique haineux :

Gallia, vicisti profuso turpiter auro,

Armis pauca, dolo plurima, jure nichil[66].

Jure nichil ! La cérémonie du surlendemain sembla une réponse à cette audacieuse accusation. Ce jour-là le sénateur Corsini, délégué à Rome par l'Empereur, installa solennellement les cours et tribunaux. Rien ne manqua à cette fête austère : messe rouge, discours du prince, du procureur général, réception offerte aux fonctionnaires par le premier président, le procureur général, le prince en son palais de la Longara où trois cents dames brillant par la beauté et l'élégance firent oublier aux graves magistrats les discours sévères de l'après-midi[67].

Corsini reste à Rome : on le tient pour dévoué ; on a pensé que, petit-neveu du pape, il gagnerait des cœurs ; on lui rend de grands honneurs ; il est missus dominicus sans fonctions déterminées. Ce sénateur de Bonaparte se prodigue d'ailleurs en vain. La fête du 2 décembre 1811, à laquelle il présidera, sera moins brillante que celle du 15 août avec son éternel programme officiel qui laisse le peuple indifférent et narquois[68].

Ces fêtes manquées de juin, d'août et de décembre montraient de façon alarmante quels progrès en arrière faisait à Rome l'influence française. En vain répandait-on des bruits d'accord entre le pape et l'Empereur : de pareils bruits arrêtaient les adhésions au lieu de les provoquer, tant on tenait pour assuré que le pape ne céderait pas sur le temporel et que la conséquence de tout accord serait son retour. L'instabilité du pouvoir semble démontrée par le caractère provisoire ou subalterne des agents. Fouché est, dit-on, rentré en grâce ; il reste, aux yeux des Romains, une sorte de prétendant au gouvernement romain dont Miollis tient la place, chef provisoire n'ayant point par sa position les avantages que la ville et le pays retireraient d'un gouverneur général[69]. Le bruit court entre temps qu'Eugène va être chargé du gouvernement de Rome, puis le duc de Padoue Arrighi[70]. Au début de 1812 on croit voir arriver un nouveau gouvernant : le général Hédouville, nommé à la Sénatorerie de Rome, se vient installer dans le palais ci-devant de Malte, sur l'Aventin[71]. Gros personnage appartenant aux deux noblesses, il est reçu avec pompe... et inquiétude par les autorités. Va-t-il prendre la première place ? Il n'en prend aucune. Ce vieux garçon n'est point fait pour relever le prestige de la France ni inquiéter longtemps la jalousie de Miollis : il mange tout seul chez lui un mauvais diner de la trattoria et, dans la journée, cultive, nouveau Cincinnatus, son beau jardin au flanc de l'Aventin. Ce jardinier n'est point encore le haut gouverneur prédit par les oracles et promis par le Sénatus-consulte. Sa présence cependant, à titre officiel, augmente l'incertitude — comment se reconnaître entre tant de maîtres ? — sans rassurer les intérêts[72].

***

Il est naturel que Murat profite de l'aventure. Loin de lui accorder Rome, Napoléon pense à lui reprendre Naples[73]. Il lui en a, dit-on, parlé en avril 1811. Joachim revient en Italie sombre et déjà révolté. A Rome on le vit si amer que dès cette époque Norvins le tint pour un dangereux voisin. A Naples, il retrouve son âme damnée, le Maghella appliqué à surexciter sa rancune, à la faire tourner au profit du grand projet italien que ce Génois ténébreux médite déjà de loin, d'accord avec les premiers carbonari de Rome[74]. Il faut que Joachim devienne prince national de Naples avant de devenir roi national de l'Italie unie. On lui fait donc rendre le décret du 24 juin qui accule les Français employés à Naples à la naturalisation ou au départ. Il croit ainsi se proposer en chef national, non seulement à Naples, mais à l'Italie entière séduite.

A Rome, Murat qui, depuis qu'on le croyait soumis à la férule impériale, avait vu décroître sa popularité, a été aussitôt couvert d'éloges. Les Anglais ont à Rome une agence dirigée de Londres par un aventurier, Baï, qui mène campagne, en 1811, pour Murat contre la France. Les prêtres tiennent celui-ci pour ami du pape — Consalvi en est encore à cette heure-là convaincu : — Que Joachim se mette à la tête de ses troupes, qu'il vienne à Rome, qu'il s'avance dans l'Italie, les peuples mécontents se réuniront à sa bannière[75]. Voilà ce qu'on entend à Rome, deux ans et plus avant la grande trahison. Le patriciat lui-même qui, un instant, l'a abandonné, resserre ses liens avec Naples : les nobles romains, barons de Naples par leurs fiefs d'outre-Garigliano, ont reçu dès le mois de mai l'ordre de se rendre à la cour ; dès le soir, les Orsini de Gravina et Carlo Doria ont quitté Rome où ils refusaient de servir l'Empereur pour se rendre à Naples rendre hommage à Joachim[76]. On affirme que le chambellan de Naples, prince Colonna, le majordome de Naples, prince Caetani qui, à Rome, se tiennent à l'écart, partiront pour Naples quand Murat les appellera à remplir leurs charges traditionnelles. On travaille Chigi hésitant.

Le palais Farnèse devient à ce point un foyer d'intrigues, que Napoléon s'en émeut, donne le 7 septembre l'ordre d'expulser l'agent de Murat, Crivelli, et pense à reprendre au roi de Naples le palais lui-même, en renvoyant tous les agents que le roi peut avoir pour le gouvernement de ses biens[77].

C'est donc une guerre presque déclarée, à Rome, entre Murat et l'Empereur, guerre où Napoléon n'ose cependant frapper trop dur, puisque finalement il laisse son palais à Murat, mais guerre où Murat, en dépit des lettres de protestation éplorée, ne désarme point. Il est derechef un prétendant : prêtres et carbonari, bourgeois jacobins et patriciens opposants, tous pensent à lui et en secret l'appellent, les uns comme le coryphée de la Révolution italienne, les autres comme le restaurateur de la monarchie pontificale, tous comme l'ennemi secret de l'Empereur détesté.

Et toujours on attend l'Empereur qui maintenant ne saurait venir en personne mettre fin à tant d'intrigues et d'instabilité ; car il va s'enfoncer vers Moscou.

***

Avant de s'éloigner, il entend cependant donner à ses sujets des rives du Tibre une nouvelle preuve de la stabilité de son gouvernement romain. Le 10 janvier 1812 les collèges électoraux vont élire des candidats au Sénat et au Corps législatif et ainsi sera inauguré pour Rome le régime constitutionnel. Corsini présidera le collège de Rome et les premiers comices qu'on y verra se réunir depuis César. Déjà on fait la leçon aux électeurs, participant pour la première fois au droit constitutionnel que Sa Majesté a daigné leur accorder, ils s'empresseront à remplir ses vues et, parleur choix éclairé, donneront une preuve de leur fidélité, de leur dévouement comme au plus grand des souverains. Les choix éclairés le sont surtout par Corsini qui a sa liste et n'en saurait connaître d'autres. Ce sont ceux que l'Empereur a déjà désignés un an avant pour siéger au Luxembourg et au Palais-Bourbon.

Les opérations électorales se déroulent dès lors sans incidents notables : on triomphe du serment arraché comme électeur au vieux Patrizzi qui, à la vérité, n'entend plus revoir la rue Saint-Dominique et surtout la rue de Jérusalem ; des rixes éclatent, il est vrai, entre nobles et bourgeois, les électeurs présents prêtent le serment ; mais, par disgrâce, trop peu sont présents : les plus importants se sont excusés pour cause de maladie, Colonna en tête malade des nerfs. Cette maladie là énerve encore cinquante-deux électeurs sur cent un qui ont été convoqués à Rome : en pleines opérations, elle gagne le jeune comte Capranica qui revient sur son serment et qu'on envoie en prison pour avoir refusé de voter. Ainsi les classes éclairées connurent la joie de participer au droit constitutionnel[78]. Les électeurs qui marchèrent bien furent décorés : l'Ordre de la Réunion fut distribué, et puisque des princes, des banquiers, et même des chanoines l'arboraient[79], il parut que Rome, pourvue du régime constitutionnel, était bel et bien réunie ; signe de toute domination française, les boutonnières fleurissaient et l'on élisait des amis du gouvernement.

Un lieutenant du gouverneur général plein de bonté, un directeur de police plein de fermeté, un intendant de la couronne plein de bienveillance ; un palais restauré, meublé, décoré, où, de la literie à la batterie de cuisine, tout est prêt pour la visite impériale ; deux préfets maintenant bien assis dans leurs préfectures — celui de Rome pourvu de tout pouvoir sur l'ex-ville libre impériale, — le conseil municipal de Rome en activité, deux conseils généraux, des conservateurs des forêts, des hypothèques et des contributions, des inspecteurs, des percepteurs, des receveurs, des cours installées à la chancellerie et qui vont tenir, dans la basilique Saint-Laurent désaffectée, de solennelles audiences, une gendarmerie, des impôts français, des décorations françaises ; à Paris des sénateurs, des députés, des conseillers à la Cour de cassation, des chambellans, des colonels romains ; une sénatorerie installée à l'Aventin ; des Gobelins, du Sèvres au Quirinal ; demain, dit-on, du chasselas de Fontainebleau dans les jardins du Vatican ; un journal qui s'imprimait en italien et qui va s'imprimer en français ; des collèges électoraux, des tournées de révision, de braves gens qui spontanément deviennent soldats de Napoléon ; un prince qui, fils de Napoléon, petit-fils de l'Empereur d'Autriche, porte le nom de roi de Rome dans un berceau au-dessus duquel veille l'ombre évoquée de Romulus !

Comment ne pas reconnaître à ces traits éclatants que Raine est partie intégrante de l'Empire, au même titre que Nam, Rennes, Blois ou Orléans ?

 

 

 



[1] Norvins à Anglès, 29 janvier 1811 ; NORVINS, Mémorial, t. III, p. 306.

[2] Pellenc, 1811, n° 35, AF IV 1715 ; Hédouville, 1812, AF IV 1715 ; TOURNON, Mémoires inédits ; NORVINS, Mémorial, passim, et l'excellente préface de M. de Lanzac de Laborie.

[3] Mme Récamier à Camille Jordan, 21 avril 1813. C'est quelquefois M. de Narbonne et, l'instant d'après, c'est Regnault de Saint-Jean-d'Angély. Mme Lenormant, Mme Récamier et les amis de sa jeunesse, p. 141 et suivantes.

[4] Décret du 17 février 1811, F7 4376 B ; Mémoires inédits de Miollis.

[5] Il faudrait renvoyer à l'abondante correspondance des cartons O2 1069-1080 dont je me sers largement pour ce chapitre.

[6] Instructions à Martial Daru, O2 1069.

[7] Hédouville, 1812, AF IV 1715 ; Mémoires inédits de Tournon.

[8] CHUQUET, Stendhal, p. 38-40.

[9] Hédouville, cité.

[10] Daru à Janet, 18 mars 1811 ; Instructions à Daru, 22 mars 1811, O2 1069 ; Règlement du traitement, 1er juin 1811, O2 1080.

[11] Martial Daru à son frère, 2 décembre 1811, O2 1069.

[12] Daru à Miollis, 28 février 1811, O2 1069 ; Décret du 25 février fixant les fonds de la dotation à Rome, O2 1071.

[13] Auguste COULON, Les plans de Rome, Revue des questions historiques, juillet 1904, et la réponse du 14 décembre 1811, F13 1568, d'après la lettre de Perosini du 23 août 1811.

[14] O2 1072, dossier 7.

[15] Rapport de l'architecte Sterne, août 1811, O2* 1083.

[16] Diario de FORTUNATI, 21 juin 1811 (Bibliothèque vaticane), f. 654 ; Procès-verbal de la prise de possession du Quirinal, O2 1073, dossier 9.

[17] O2 1074, dossier 7 ; O2 1071 ; Daru à Sterne, 28 février 1811, O2 1069.

[18] Rapport de Sterne, O2* 1082.

[19] Rapport de Sterne, O2* 1082 ; M. Daru, 6 novembre ; L'intendance de la Couronne à M. Daru, 19 novembre 1811, O2 1074 ; Correspondance (volumineuse) concernant la mise en état, O2 1069 ; Ordres donnés à M. Daru, 14 mai 1811, O2 1069 ; M. Daru à Gaudin, 18 mai 1811, O2 1069 ; Rapport à la Consulta, 24 août 1810, 021073 ; Daru à Sterne, 28 février 1811, O2 1069.

[20] Décret du 17 septembre 1811, O2 1071.

[21] Journal du Capitole, 5 octobre 1811, n° 119.

[22] Sterne au comte Daru, 15 août 1811, O2 1073.

[23] L'intendance de la couronne à M. Daru, 6 avril 1812, O2 1070.

[24] L'intendance de la couronne à M. Daru, 14 août 1812, O2 1070.

[25] État des propositions de payement, février 1812, O2 1078.

[26] L'idée, nous le verrons, fut reprise par Ingres pour la villa Miollis.

[27] Rapport à l'Empereur, mai 1812, O2 1074 ; L'intendance de la couronne à M. Daru, 30 décembre 1811, O2 1069 ; 5 avril 1812, O2 1070.

[28] Bordereau des Mémoires, O2 1078 ; PLON, Thorwaldsen, 1867, p. 44-49.

[29] Sur Finelli (1782-1858), cf. Le Arti del disegno, Florence, 1856. Son Triomphe de César excita une vive admiration. — Sur Alvarez, sculpteur espagnol (1768-1827), cf. Ossorio y Bernard Galina, Galeria de artistas espanoles del Siglio XIX. Madrid, 1883. Les bas-reliefs du Quirinal restèrent une de ses plus célèbres œuvres.

[30] Bordereau des Mémoires, O2 1078 ; DELABORDE, Ingres, p. 214. Ingres donnera deux œuvres au Quirinal : celle-ci et le Songe d'Ossian. Sur se relations avec Miollis, cf. plus bas, livre III, chapitre VI.

[31] Hédouville, 1812, AF IV 1715.

[32] Correspondance entre Paris et Rome, O2 1075, O2 1069, O2 1080, O2 1078, O2 1070 ; Adjudications passées etc. ; l'intendance à Daru, 29 juillet, 2 août 1811, O2 1069 ; Daru, 1er avril 1812, O2 1072 ; Nouvelles adjudications, O2 1072, dossier 7.

[33] Rapport de 1811, O2 1071 ; État des écuries, O2 1072 ; L'intendance à M. Daru, 17 août 1811, O2 1069.

[34] L'intendance à Daru, 3 mars 1812, O2 1069.

[35] Daru à l'intendance, avril 1812, O2 1072.

[36] L'intendance à Daru, O2 1069 ; Dossier des jardins, O2 1075.

[37] Dégradations causées par le tremblement de terre, avril 1811, O2 1073 ; Rapport de Sterne, 20 février 1813, O2 1066.

[38] Berthaut, 4 mars 1813, O2 1066 ; Sterne, 21 février 1813, O2 1066.

[39] Norvins, 1er avril 1811, F7 8888.

[40] Journal du Capitole, 23 mars 1811, n° 35 ; Norvins, 19 août 1811, F7 6531.

[41] Message de l'Empereur au Sénat, Journal du Capitole, 6 mars 1811, n° 28.

[42] Ortoli à Testi, 7 mars et 18 mars 1811, CANTU, p. 416-417.

[43] Ortoli, 12 mars, CANTU, p. 416.

[44] Journal du Capitole, 6 mars 1811, n° 28.

[45] Correspondance de Rome adressée au journal le Correspondant, de Hambourg, février 1811 ; Extraits de journaux, Bulletin du 8 mars 1811, AF IV 1514 ; Correspondance adressée à la Gazette universelle, avril 1811, Bulletin du 17 mai 1811, AF IV 1515.

[46] F. MASSON, t. V, p. 18.

[47] Norvins, 1er mars 1811, F7 6531.

[48] Journal du Capitole, 25 mars 1811, n° 36 ; Norvins, 29 mars 1811, F7 6531 ; Le même, 28 mars 1811, F7 6531 ; Le même, 1er avril 1811, F7 8888 ; Lettre particulière de Rome (interceptée), 25 mai 1811, F7 6532 ; Diario de FORTUNATI, 8 juin 1811, f. 654.

[49] Journal du Capitole, 29 avril 1811, n° 51 ; Ortoli, 29 avril 1811, CANTU, p. 418.

[50] F. MASSON, Napoléon et son fils, p. 170.

[51] Ortoli, 27 mai 1811, CANTU, p. 418 ; Norvins, 10 juin 1811, F7 6531.

[52] Journal du Capitole, 10 juin 1811, n° 69.

[53] Mémoires inédits de Tournon.

[54] Note de Savary sur un rapport de Norvins. F7 6536.

[55] Norvins, 10 juin 1811, F7 6531.

[56] Norvins, cité.

[57] Journal du Capitole, 10 juin 1811, n° 69.

[58] Sur toutes ces fêtes, Journal du Capitole, 10 juin 1811 ; Norvins, 10 juin, F7 6531 ; Diario de FORTUNATI, 8 juin, f. 654 ; Mémoires inédits de Tournon ; Ortoli, 10 juin 1811, CANTU, p. 419 ; Préparatifs de la fête. F1e III. Rome, 2.

[59] Journal du Capitole, 12, 15 juin 1811, n° 70, 71.

[60] Lettre de Norvins au Bulletin du 5 juillet 1811, AF IV 1516.

[61] Norvins, 8 juillet 1811, F7 6531 ; Diario de FORTUNATI, 30 juin 1811, f. 654 ; Journal du Capitole, 8 juillet, n° 81 ; L'intendance à Daru, 22 août 1811, O2 1069.

[62] Journal du Capitole, 27 juillet, n° 89.

[63] Fêtes du 9 juin, rapports au Bulletin du 7 juillet 1811, AF IV 1516 ; Affiche incendiaire, rapport du conseiller de préfecture Marini, 4 juillet 1811, F7 8893.

[64] Raffin, 17 août 1811, F7 6531.

[65] Norvins, 16 août 1811, F7 6531 ; Rapport au Bulletin, 28 août 1811, AF IV 1517 ; Correspondance de Rome à la Gazette d'Arau du 11 septembre, extraits au Bulletin du 17, AF IV 1517 ; Journal du Capitole, 17 août, n° 93.

[66] FORTUNATI, f. 656.

[67] Journal du Capitole, 21 août, n° 100, 28 août, n° 103, 7 septembre, n° 107 ; FORTUNATI, 15 août 1811, f. 655.

[68] Journal du Capitole, 2 décembre 1811, n° 144 ; Note au Bulletin du 11 décembre 1811, AF IV 1519.

[69] Norvins, 24 août 1811, F7 6531.

[70] Correspondance de Rome à la Gazette universelle et à la Gazette de Berne (Extraits dans les Bulletins des 1er et 15 juin 1811), AF IV 1516.

[71] Journal de Rome, 11 avril 1812, n° 44.

[72] Norvins, 30 mai 1812, F7 6531.

[73] MASSON, t. VI, p. 148 ; le bruit courut à Rome qu'il allait être nommé roi de Pologne.

[74] MASSON, t. VI, p. 308.

[75] Norvins, 11 août 1811, F7 6531 ; Raffin à Savary, 6 août 1811, item.

[76] Norvins, dans le Bulletin du 11 juin 1811, AF IV 1516.

[77] Napoléon à Clarke, 7 septembre 1811 ; Debrotonne, n° 908 ; Au même, 6 juillet 1811, Correspondance, 17894 ; A Gaudin, 23 octobre 1811 ; LECESTRE, p. 887 ; Miollis, 20 septembre 1811, F7 8895.

[78] Journal de Rome, 11 mars et 16 mars 1812, n° 31 et 33 ; Bulletin du 16 avril 1812, AF IV 1521 ; du 24 mars 1812, AF IV 1520 ; 7 avril 1812, AF IV 1520 ; Notes de Rome, 11 et 12 mars 1812, F7 6531 ; Miollis, 20 mai 1812 ; Copie lettres du général, papiers inédits de Miollis ; Sur les assemblées électorales, 1811-1813, cf. les dossiers de F1c III, Rome, 1.

[79] Journal de Rome, 25 avril 1812, n° 50.