LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE II. — LA CONSULTA EXTRAORDINAIRE - 10 JUIN 1809-31 DÉCEMBRE 1810

 

CHAPITRE V. — CONSCRITS ET BRIGANDS.

 

 

I. Un avis de Tournon. — La Leva ! — Le conscrit Romain. — Certains conscrits gagnent incontinent la macchia. — Difficultés que rencontre la levée. — Imperturbable optimisme de Tournon et de son entourage. La première tournée de révision du préfet de Rome ; charmante promenade ; infirmités abondantes ; le préfet veut faire croire à une fête ; la conscription à Rome ; Tournon obligé de battre en retraite devant des mères déchaînées ; au château Saint-Ange ; harangue guerrière ; réponse piteuse qu'y font les descendants de César. Cæsar, morituri te salutant. — Les désertions. — Cris de douleur. — Impressions fâcheuses des fonctionnaires.
II. Le brigandage renaît ; ses mille sources ; les complicités. Les premières attaques. Les colonnes mobiles et les commissions militaires. On prend fort peu de vrais bandits. Les exécutions. Le peuple en reste plus irrité qu'effrayé. — Le banditisme augmente brusquement à la fin de 1810.

 

I

Interrogés sur les bienfaits dont le régime qu'ils représentent a doté Rome, un Gerando, un Tournon, un Radet même ne répondraient sans doute ni par l'ordre dans la rue, ni par l'excellence de la justice : ils citeraient avant tout la liberté reconquise. Au peuple, ils diraient volontiers : Tu vivais sous un joug honteux, celui du prêtre, sous le pire des despotismes, la théocratie ; tu gémissais en secret sous la dure loi de l'Inquisition, du Saint-Office, des Congrégations. Le pain dont on te nourrissait va te manquer ; console-toi, il était celui qu'on donne aux esclaves et sans que tu t'en rendisses compte toi-même, il devait être amer aux descendants des Gracques et des Marius, car il t'était dispensé par les fils de Torquemada et d'Ignace de Loyola. Nous te libérons ; nous t'apportons la liberté, bien sans prix, que pour l'Europe entière, nous avons conquis le 14 juillet 1789. Jouis de cette liberté qui te doit payer de tous tes maux et bénis cette année 1789 qui fut l'aube de la liberté.

Ce furent précisément, par une coïncidence piquante, les jeunes gens nés en 1789 qui allaient à Rome goûter un des bienfaits de la liberté et connaître ainsi qu'ils étaient — enfin ! — des hommes libres.

Le 30 avril 1810 Tournon avertissait par une note brève les jeunes gens nés en 1789 qu'ils avaient à se présenter devant les maires ou commissaires de police. Ces jeunes citoyens allaient être appelés à l'honneur de servir dans les armées de Napoléon le Grand[1]. Ils étaient les descendants des Scipion et des César !

Un long frisson d'effroi courut de Pérouse à Terracine. La Leva !

La Leva, la conscription ! Les mères — les documents nous livrent leurs cris de douleur[2] — se répétaient le mot avec des imprécations. Elles ne connaissaient ni Scipion ni César, mais, par de terribles ouï-dire, elles connaissaient Napoléon. Elles ne veulent pas que leurs fils aillent à la guerre.

On se rappelle le Conscrit de 1813 dans la bouche duquel Erckmann et Chatrian ont placé dans un style si ingénu l'expression de la terreur sans bornes que ce mot : conscrit, répandait dans l'empire. Et cependant qu'est cet Alsacien, à l'âme martiale, fils de soldats — car depuis des siècles tout le monde s'est battu dans nos Marches de l'est, — habitué dans tous les cas à voir partir depuis vingt ans ses ainés et qui, patriote, oublie vite ses terreurs, prêt à crier le Vive l'Empereur des jours de bataille, qu'est cet Alsacien à côté de ce Romain, qui, suivant les expressions mêmes d'un rapport officiel, a été nourri dans un système en tout contraire au caractère militaire, ce pâtre de la Sabine, ce commis du Corso, ou ce beau fils noble dont, nous l'avons vu, les parents n'ont point depuis des siècles porté le mousquet, qui ont plus que l'horreur, le mépris du métier militaire, pour lesquels gloire, victoire, devoir patriotique sont mots vides de sens et qui, par surcroît, ne peuvent que détester cet Empire pour la défense duquel on les convie à verser pour la première fois un sang si peu généreux ?

Point d'illusions. L'Empire est en paix officiellement, quoiqu'on se batte encore, et contre l'Espagnol soulevé, et contre l'Anglais inlassable ; et précisément une partie des conscrits romains sont destinés au 32e d'infanterie légère et au 5e de ligne qui sont en Catalogne, au 62e de ligne qui se bat en Portugal[3]. Mais c'est demain qui surtout effraye : et de fait, demain, ce sera la Russie où, dans les rangs du 180 et du 296 légers, les pauvres conscrits nés au soleil de Rome, dans la douce Ombrie au ciel clément, dans les monts Albains aux berceaux de vigne, connaitront la neige, les Cosaques, la faim, les combats horribles, la nature plus meurtrière encore. C'est payer cher l'honneur d'être né à l'heure où Mirabeau ressuscitait les Gracques et Marius.

***

Napoléon se rend compte jusqu'à un certain point de la difficulté. Il se sent d'ailleurs pour Rome, nous l'avons dit, des entrailles de père. S'il entend élever à sa hauteur, former à la gloire ces petits-fils dégénérés de héros, il le veut faire avec ménagement. On ne demandera, en cette année 1810, que 450 conscrits aux départements romains[4].

Qu'importe aux Romains ? La Leva, c'est ia menace suspendue sur la tête de tous : dès lors, se battre pour se battre, mieux vaut le faire chez soi, pour soi, non contre l'ennemi de l'Empereur français, Espagnol qu'on admire ou Allemand qu'on ne hait point, mais contre le véritable ennemi qui est l'Empereur lui-même. Dès le premier appel de Tournon, le tiers des futurs conscrits se jette dans la macchia ; d'autres, après avoir tente en vain la chance de la réforme devant le conseil de révision, les rejoindront sous peu. Le réfractaire se fait bandit[5].

Tournon le veut d'abord ignorer ; il est optimiste, à ce moment, et voit tout de couleur rose. Que de difficultés cependant !

Pas d'état civil tout d'abord : les curés, qu'on commence à inquiéter, refusent communication des registres, d'ailleurs mal tenus, dont ils ont la garde. A grand'peine, on reconstitue, avec mille erreurs, la liste des appelés. Ce sont alors les maires qui exagèrent leur ignorance de la loi, ne remplissent point les formalités, laissent échapper les jeunes gens[6]. Les parents riches, cependant, essayent de tout, vont jusqu'à corrompre le secrétaire général de la préfecture, l'homme de confiance du préfet, un prince romain qui a compté des papes dans sa famille et qui, pour quelques écus, fait échapper des conscrits valide.

Le préfet, naturellement, l'ignore ; mais ce qu'il ne peut ignorer, c'est que, dès le tirage au sort, les défections ont été telles qu'il a fallu envoyer des garnisaires chez les parents ; que, de le premier jour, les jeunes gens attroupés ont formé une ligue pour ne point obéir à la loi ; qu'avant même qu'il ne soit parti de Rome pour sa tournée de révision, les conscrits de Frosinone et de Velletri ont rejoint les bandits du maquis voisin[7]. Pour le public cependant il veut tout ignorer et, sur son ordre, le Journal du Capitole insère notes sur notes où l'on se loue hautement de l'esprit de ces futurs héros, de la facilité, de l'ordre, de la tranquillité avec lesquels s'exécute l'opération de la conscription aussi bien à Rome que dans les arrondissements ; les jeunes gens se présentent en masses, il y a même des volontaires ![8]

Le préfet, d'ailleurs, ne désespère pas de ramener lui-même les brebis égarées. Il partit plein d'ardeur pour sa tournée de révision en mai 1810. Ce fut une tournée peu ordinaire que celle de cet entreprenant préfet à travers ce singulier département. Au milieu d'un escadron de cavalerie, sa calèche l'emportait vers ces lieux célèbres dont le nom même le grisait, à travers des sites que le magnifique été de 1810 inondait de lumière ; ses lettres traduisent un enthousiasme sans lassitude : les Volsques, les Sabins, Coriolan, les palmiers, les forêts de chênes verts, les torrents de la montagne, l'accueil des communes traversées, l'air embaumé, les costumes aux vives couleurs et l'orgueil de se sentir maître. Parfois il monte, car des chevaux de selle suivent : il entre ainsi en soldat dans les villes qu'il entend d'ailleurs ne conquérir que par sa bonne grâce ; des amis l'accompagnent, caravane très gaie — les gendarmes compris[9].

Cette belle humeur tient — peut-être augmente-t-elle devant le sinistre et grotesque étalage de maux que les conscrits entendent faire : les Sabins, vigoureux et beaux, se courbent, se voûtent tous ; d'autres exagèrent leurs maladies, les montagnards scorbutiques et étiques, les gens du pays plat hydropiques et obstrués, menacés de phtisie, tous sont teigneux et hernieux. Le major en est terrifié[10]. Le préfet, toujours souriant, réforme ; il écrit à ses parents des lettres joyeuses, pendant qu'autour de lui on toise, on signale, on choisit ses conscrits[11].

Tout va bien : à Velletri, pays dangereux, à Albano, à Frascati, à Marino, les maires n'ont que de flatteuses paroles ; sur 300 conscrits, 24 sont choisis dont on peut dire que tous font avec courage et allégresse les premiers pas dans une carrière si glorieuse. Que désirer de mieux que l'accueil de Poggio Mirteto, où le conseil de révision siège sous une tente que les dames entourent et où la musique du bourg joue pendant le repas ; que l'accueil de Magliano où l'on tient séance dans le théâtre aux loges si remplies de dames qu'elles s'écroulent soudaine. Quel gracieux concours — encore que, dans la circonstance, quelque peu indiscret !

Et quel mâle courage chez les hommes ! A Viterbe, c'est un spectacle intéressant que de voir ces jeunes gens, conduits par leurs respectables maires, venir de toutes parts de l'arrondissement à la voix de la patrie et du souverain ! Les sous-préfets se multiplient ; le préfet descend sur la place publique, se mêle aux jeunes gens, à leurs parents, tâche de leur expliquer les avantages d'une armée nationale et la nécessité d'un recrutement pesant également sur tous[12].

On pense avec quelle sincérité, de retour à Rome, Tournon, grisé de sa propre bonne grâce, écrit que c'est avec élan que les jeunes gens vont partir pour Rome où on les habillera. A Tivoli, on a trouvé qu'un dîner achèverait de les enflammer ; ils quittent leur charmante ville, la tête montée par le vin d'Orvieto, dont les fumées leur paraissent un instant celles de la gloire.

***

En dépit d'une ardeur si affirmée, on trouve expédient de les enfermer, dès qu'ils sont à Rome, au château Saint-Ange : le préfet du Trasimène, fort jaloux du succès de son collègue, fait remarquer sur un ton aigre-doux, qu'il a fallu que M. de Tour non prît cette précaution, tandis que les 140 conscrits de l'Ombrie partent libres, d'un bel élan, vers leur glorieuse destina-nation ; il est vrai qu'ils désertent presque tous entre Pérouse et Florence[13].

Tournon, à la vérité, n'est plus aussi rassuré, depuis qu'il est rentré à Rome, sur l'élan généreux de cette population. A Rome, en effet, les choses se sont moins bien passées. Autour de la Chancellerie, où siège le conseil, des mères irritées se lamentent, puis, forçant la porte, envahissent le palais. Ce ne sont plus les dames de Poggio Mirteto et de Magliano, mais des harpies jaunes, déguenillées, des femelles qui réclament leurs petits. Les voix glapissantes couvrent celle du préfet qui essaie en vain de haranguer cette bande. L'attitude de ces femelles devenant même inquiétante, Tournon se lève brusquement, tente de gagner la porte. Il est assailli : il cherche à rire, embrasse les moins laides, repousse les plus ardentes, gagne le seuil et saute dans sa voiture. Ce n'est point un succès[14].

Et autour du château Saint-Ange, mieux gardé, les mêmes colères maintenant se déchaînent. A l'intérieur, Tournon, entouré de gendarmes, harangue ses conscrits, tous rassemblés ; il rappelle des souvenirs mémorables, Romulus, qui fonda la ville, Mucius Scævola, Camille, qui la défendirent si vaillamment, les Metellus, les Scipion, les Marius, les César, qui conquirent le monde. Comme le chef de Tacite à ses soldats, il leur dirait volontiers : Ituri in aciem, et majores et posteros cogitate. Mais les seuls majores qu'ils se connaissent, ce sont ces lamentables femelles qui, assiégeant le château de leurs imprécations, les brisent contre ces :'murs épais qui déjà les séparent de leurs enfants. Ceux-ci écoutent le front bas, les yeux gonflés de larmes, ce beau préfet galonné qui, la main sur la poignée de nacre de son épée, leur parle si bien, et soudain, en dépit de Mucius Scævola, et de Scipion et de César, ils crient d'une voix unanime : Non vogliamo andare alla guerra[15].

Tournon alors chapitre ces fils indignes de si illustres pères, les réchauffe. Allons ! criez avec moi : Vive l'Empereur ! Le préfet est entouré d'une forte maréchaussée : eux sont enfermés dans la cour humide du château des Borgia. Vive l'Empereur ! crient-ils d'une voix contrainte et hargneuse et ils défilent devant le préfet, et ils crient encore : Evviva Napoleone ! Tournon, qui connaît ses classiques, doit, par devers lui, songer au Cæsar, morituri te salutant !

Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que, partis le fer août de Rome. ces vaillants, encore que fortement encadrés, désertent tout le long du chemin. Dès Viterbe, le 2, 61 sur 135, 10 à Bolsena, 6 à Radicofani, 3 à Sienne, 6 à Florence, 2 à Pontederra, 5 à Viareggio, 1 à Massa, 1 à la Spezzia, tandis que 20 tombent malades. Sur 235, 120 arrivent à la frontière ; combien arriveront au 113e de ligne à Orléans[16] ?

Le pays romain, la première charretée partie, se lamentait : Ce n'est qu'un sanglot général, écrira, à propos d'une autre levée, une femme de qualité ; je me sens une eau froide tomber sur les épaules[17]. C'est une mère dont les fils ne sont point partis, mais partiront ; toutes les mères se solidarisent ; elles pleurent au souvenir de ce jour du départ qui semblait celui du jugement dernier, de ces malheureux garçons attendrissant jusqu'aux rochers du village qu'ils regardaient en s'en allant[18]. Demain, leurs fils partiront à leur tour : l'Empire paraît solide, et l'Empire, c'est la guerre.

***

Les fonctionnaires restaient pensifs. Telle avait donc été cette première levée ; faite en pleine paix et en pleine puissance, lorsqu'aucune faute n'avait pu aliéner, d'autre part, ce peuple ombrageux, quand le brigandage naissait à peine, qu'il y avait à Rome une forte garnison, que les agents avaient employé le zèle des néophytes, elle s'était opérée plus avantageusement qu'on ne l'avait espéré[19]. Et cependant les chiffres étaient là : un tiers de réfractaires avant, une moitié de déserteurs après. Que sera-ce, lorsque de nouvelles difficultés auront surgi ? Que faut-il faire ? Créer un esprit militaire : Il serait utile de mettre quelques soldats romains dans le cas de se faire remarquer et de mériter des récompenses... La vanité romaine croirait voir renaître la gloire des légions[20].

Olivetti conçoit moins d'illusions, fait trêve à son optimisme ; les habitants regardent et regarderont toujours la conscription avec un sentiment de terreur, écrit-il, d'horreur, écrira Stendhal[21].

Dès septembre 1810, des réfractaires qu'ont rejoints les déserteurs tiennent le maquis ; dans les foyers vides, les parents qui n'ont plus de fils, qu'ils soient bandits ou soldats, commencent à maudire l'Empereur qu'ils se contentaient de ne point aimer.

Et chaque année, à date fixe, lorsque Tournon, qui s'assombrit à ce spectacle, donnera le signal redouté, le même cri d'angoisse se fera entendre du foyer du pauvre à celui du riche : La Leva !

 

II

Que la Leva se fit pour le plus grand profit du brigandage, c'est ce qu'en dépit de son optimisme, Tournon lui-même ne se dissimulait pas.

Quelle en fût l'unique source, c'est ce que nul ne prétendait. Nous avons dit à quel point ce pays, tout en montagnes, en maquis, en campagnes désertes, en côtes inhabitées offrait un théâtre favorable aux exploits du banditisme, à quelle époque reculée ces exploits avaient pris naissance et quelle faveur rencontrait, chez le peuple même qui en était la victime, ce brigandage devenu chronique[22].

A la vérité, le nouveau régime qui faisait de la destruction de ce mal depuis si longtemps endémique un des articles de son programme, l'augmentait, dès 1810, d'une façon assez sensible. Un instant, — à la fin de 1809 on avait pu le croire enrayé : le prestige dont la défaite récente de Fra Diavolo, dans le territoire tout voisin de la Terre de Labour, avait couvert la gendarmerie française, avait suffi à inspirer, durant l'été de 1809, aux bandits, un instant encouragés par l'anarchie de 1808-1809, un respect salutaire. Deux attaques avaient échoué, sur Norcia au sud, sur la Tolfa au nord. Des bandes continuaient à exister ; celle de Rita, grand seigneur de bandit, généreux et cruel, tenait la Marittima, mais sans se signaler par aucun exploit éclatant ; les cavernes de la Tolfa servaient d'asiles à deux chefs, L'Istoriaro et Il Moscovita qui se tenaient cois[23]. Le brigandage, déconcerté à la fin de 1809, pouvait s'éteindre ou grandir suivant les circonstances. Il allait grandir[24].

La conscription consomma cette résurrection, mais tout y concourait. Le brigandage, qu'on tenait pour mort au 31 décembre 1809, se recrutait en silence, s'alimentait à dix sources. Le royaume de Naples, rempli des débris des bandes de Fra Diavolo, déverse sur le pays romain les brigands traqués par le général Manhès au nom de Murat. La Sicile elle-même remplie de bandits est un réservoir, car, au lieu de les pendre, le roi Ferdinand de Bourbon et ses bons amis les Anglais les arment, leur adjoignent des galériens de Catane et de Syracuse, quelques sous-officiers anglais gibiers de conseils de guerre, et, une belle nuit, font débarquer tous ces honnêtes gens sur la plage mal surveillée des États romains d'où ils gagnent les monts Volsques par les marais Pontins. Ce ne sont que des renforts ; le gros des bandits est indigène : meurtriers qui, à Rome, vivaient ininquiétés, et que le procureur général Le Gonidec poursuit impitoyablement, en Breton qui s'exagère la petite importance d'une belle coltellata, dans le quartier des Monti ; galériens de Civita Vecchia qui, mal gardés pendant la période d'anarchie de 1808-1809, se sont échappés entre un surveillant pontifical parti et un surveillant français point encore arrivé ; conscrits réfractaires et déserteurs dont certains sont pourvus de bons fusils de l'Empereur, et pour guider toutes ces recrues, agents de la police et de la gendarmerie pontificales, qui, congédiés du jour au lendemain par une maladroite mesure, se mettent à la tête des bandits qu'ils poursuivaient hier, gens sans scrupules qui, pour avoir été de médiocres gendarmes, n'en deviennent pas moins d'excellents voleurs.

Tournon est venu ensuite avec sa conscription ; à chaque levée, un afflux nouveau de recrues jeunes, résolues, arrivera aux bandes, gens qui, exposés à être aussitôt fusillés que pris, puisent dans cette mise au ban un surcroît d'audace et de violence.

Les prêtres qui, autrefois, excommuniaient les bandits, en arrivent vite à les considérer comme des alliés ; la persécution religieuse va les aigrir, les disposer à tenir ces mauvais diables qui, si volontiers, font le coup de feu contre les gendarmes de Radet, pour les vengeurs de Pie VII. Le brigandage, à qui l'adhésion des réfractaires donne une couleur vaguement politique, prend, certains jours, grâce à d'étonnantes complicités, un air de croisade religieuse. Les gens bien pensants, maires, adjoints, propriétaires, se refusent à dénoncer, à poursuivre ces misérables. Le maire de Carpineto, pillé par eux, n'est pas loin, dans sa dévotion au Saint-Père, de voir dans ses pillards des agents de la Providence et des vengeurs du droit, et ne se plaint pas[25].

***

Avant que tant de circonstances favorables amenassent l'extension du brigandage, il fallait que le temps permit aux bandes de s'organiser ; on ne verra pas avant 1811 ces bandes puissantes qui, en 1812 et 1813, feront trembler une province ; il fallait que toute une année de gouvernement soulevât la haine, sommeillante en 1809, lésât décidément les intérêts qui n'étaient alors que menacés, et recrutât cette armée de bandits qui, au printemps de 1810, en était encore à se constituer.

Les brigands, cependant, par petites bandes, se faisaient la main par des attaques isolées, des coups de mains fort médiocres, mais qui, sans succès jusqu'à l'été de 1810, plus heureux après, pouvaient faire mesurer aux gens clairvoyants les conséquences de la première levée de conscription.

Le 30 mai 1810, l'attaque du courrier de Naples, près de Terracine, sembla le premier coup de feu de cette petite guerre ; on n'en put saisir que le 3 septembre suivant les auteurs plus ou moins authentiques : le coup sembla rester sans lendemain[26]. Mais le même courrier ayant été, le 6 août, pillé près de San Gennaro et une autre voiture attaquée le même jour près de Velletri, il parut que le feu était décidément ouvert. Il l'était : le 25 du même mois, trois bandits masqués attaquent le courrier aux portes de Frosinone : d'autres, le 29, enlèvent des voyageurs sur la route de Trevi à Subiaco ; de ce jour, on perçut dans les arrondissements de la Sabine et des monts Volsques une agitation légère. Mais l'étonnement fut plus grand quand, en novembre, le 18, le courrier de Florence fut attaqué par sept brigands sur la route de Ronciglione[27].

Ce n'étaient point là des coups à effrayer Miollis, Radet, Olivetti, tout au plus à les avertir. Ils songèrent à étouffer dans l'œuf le brigandage qui, disaient les rapports, se recrutait sur la frontière de Naples. Une colonne mobile fut organisée qui, battant les arrondissements de Tivoli, Velletri et Frosinone, arrêta ou tua sept chefs, trente subalternes et quarante complices ; les arrondissements de Rieti et de Viterbe, à leur tour visités, livrèrent dix bandits parmi lesquels un chef renommé, le Ravanelli ; à Norcia, on arrêta dix-huit bandits. Une commission militaire s'installa à Frosinone, à l'automne, qui vint ensuite siéger à Tivoli, puis à Velletri ; une autre fut instituée à Norcia[28].

Les têtes des bandits mises à prix, les gendarmes usèrent de tous les moyens pour les capturer, même de la ruse classique qui les fit maintes fois se déguiser en bandits pour mieux attirer les complices aussitôt empoignés. A dire vrai, le fretin est alors assez mince, en dépit des fanfaronnades des chefs de la gendarmerie. Deux mille brigands en deux mois ! s'écrie Radet qui a la plume légère[29] ; trente-deux tout au plus, et encore, parmi ces trente-deux, trouve-t-on Spaziani, coupable d'avoir dérobé un manteau, Bernardo Cerrone et Francesco Incetti, qui, à main armée, ont volé des pastèques rouges, médiocres sujets qui deviennent, dans les rapports à l'Empereur, des brigands redoutés[30]. Lorsqu'on prend des bandits plus réels, ce n'est pas sans quelque peine ; à la fin de décembre 1810, après de longues recherches, la garnison d'Alatri tout entière, soldats, gendarmes, gardes civiques, sbires acculent dans une cabane... deux bandits qui, assiégés, demandent un prêtre, se confessent et se battent bravement jusqu'à ce que mort s'ensuive. Pour saisir le fameux chef Rita, seule capture importante faite en cette période, il a fallu lancer des troupes dans la Sabine, les monts Volsques et les Abruzzes, et le magnifique brigand cerné avec sa maîtresse, avant de tomber criblé de coups ainsi que cette femme, a tué dix-neuf soldats. Ce sont des expéditions coûteuses[31].

On s'en dédommage au sein des commissions militaires par une très grande sévérité. Elles commencent à fonctionner en janvier 1810. A Rome, on fusille soit sur la place du Peuple, soit devant Santa Maria in Cosmedin, à la Bocca della Veriti ; de temps à autre le peuple, toujours sympathique aux condamnés, s'en vient assister à une exécution ; il souligne de murmures celles qui lui paraissent iniques, le 5 avril, par exemple, celle de Catarina Crudele Incher, aubergiste de cinquante ans, et de Pasquale Guerra, à qui, pour la circonstance, le peuple indigné attribue quatre-vingts printemps[32].

Ce n'est cependant qu'à l'automne de 1810 que les commissions militaires, organisées un peu partout, font de bonne besogne ; le 13 octobre, l'affaire de Norcia, vieille d'un an, se dénoue devant la commission de Spolète par dix condamnations à mort ; le 20 novembre, celle de Velletri envoie six brigands au poteau et une femme aux galères ; le 25, celle de Spolète condamne à mort deux hommes et une femme ; le 19 décembre, un prêtre chef de bande : cette saine application et les exécutions sur les lieux ont produit les meilleurs effets[33]. A Viterbe, les juges jettent devant les fusils sept coupables ; le 26 novembre et le 28 décembre, on fusille encore trois bandits aux portes de la ville aux belles filles[34].

Il est évident que ces exécutions, si légitimes qu'elles fussent, paraissaient odieuses à un peuple déshabitué depuis Sixte-Quint d'une si impitoyable répression.

D'autre part, il ne semblait pas que ces exemples — en dépit des affirmations d'Olivetti — portassent des fruits si appréciables. A la fin de 1810, le gouvernement, qui jusque-là s'était cru maître, se sentait débordé, plus qu'il ne l'avouait, par un banditisme qui maintenant se tenait pour assuré, grâce aux levées futures, d'un constant recrutement. On commençait à enlever, à rançonner les propriétaires dans leurs maisons, les fonctionnaires en tournées. L'arrondissement de Frosinone était, de l'aveu de la police, au pouvoir des bandits. Les routes ne présentent aucune sécurité ; en arrivant à Rome en janvier 1811, le directeur général de la police, Norvins, pourra s'en convaincre, étant sur le point d'être enlevé lui-même les maîtres de postes paraissent complices. Fût-ce pour aller simplement de Rome à Albano, on risque tout à la fois sa voiture, sa bourse et sa vie. Anglès avoue, dans un rapport sur l'Italie, qu'à la fin de 1810, les seuls États romains offrent l'exemple d'un brigandage actif[35].

Ce ne sont cependant jusque-là que des abcès qui, çà et là, crèvent et suppurent ; mais il faudrait qu'aucun germe de lièvre ne fût de nouveau déposé en ce corps malade. Et voici qu'après la conscription détestée, la lutte religieuse va en faire naitre d'innombrables, si bien que, de mois en mois, on sentira grandir une fièvre bientôt inguérissable, malaria politique devant laquelle les meilleurs médecins en la matière se déclareront bientôt impuissants.

 

 

 



[1] Journal du Capitole, 30 avril 1810, n° 52.

[2] Cf. dans BOYER D'AGEN, La jeunesse de Léon XIII, les lettres affolées de la comtesse Pecci, citées d'ailleurs plus bas.

[3] Emplacement des troupes de l'Empire français. Volumes de 1810, 1811, 1812, 1813. (Bibliothèque du ministère de la guerre.)

[4] Décret du 20 mars 1810, F7 4376 A.

[5] Correspondance de Rome du 28 mai 1810, Bulletin du 17 juin, AF IV 1508.

[6] Correspondance de Rome, Bulletin du 22 juin 1810, AF IV 1508 ; major du 6e de ligne, 5 décembre 1810, Bulletin du 11 janvier 1811, AF IV 1513.

[7] Correspondance de Rome, 28 mai 1810, Bulletin du 17 juin 1810. AF IV 1508.

[8] Journal du Capitole, 23 juin 1810, n° 75.

[9] Tournon à ses parents, 4 juillet 1810 ; Mémoires de Tournon (papiers inédits du baron de Tournon).

[10] Le major du 6e de ligne, Bulletin du 18 janvier 1811, AF IV 1513.

[11] Tournon, lettre du 4 juillet, citée.

[12] Mémoires de Tournon. Journal du Capitole, 7 juillet 1810, 14 juillet 1810, 30 juillet 1810, n° 88, 90, 93 et 100.

[13] Note sur le Trasimène, Bulletin du 25 août 1810, AF IV 1509 ; Correspondance de Rome, Bulletin du 21 juillet 1810, AF IV 1509.

[14] Mémoires de Tournon.

[15] Diario de FORTUNATI, passim.

[16] Rome, conscription, Bulletins des 17 et 22 août 1810, AF IV 1509.

[17] La comtesse Pecci à son beau-frère, BOYER D'AGEN, p. 168-169.

[18] La comtesse Pecci à son beau-frère, BOYER D'AGEN, p. 168-169.

[19] Le major du 6e de ligne, cité.

[20] Pellenc, Lettre 1811, n° 33, AF IV 1715.

[21] Olivetti, 14 septembre 1810, F7 6531 ; STENDHAL, t. I, p. 81.

[22] Cf. plus haut, livre premier, chapitre II.

[23] Correspondance de Trasimène, Bulletin du 3 avril 1810, AF IV 1508.

[24] Journal du Capitole, 3 juillet 1809 ; Le commissaire de police de Civita Vecchia, 2 décembre 1809 (Archivio di Stato de Rome. Carteggid. Polizia giudiziale).

[25] Il faudrait citer toute la correspondance de Miollis, Olivetti, Radet. Je renvoie aux faits qui vont être cités et aux références indiquées.

[26] Bulletin du 9 septembre 1810, AF IV 1510.

[27] Rapport sur le brigandage en 1810, F7 8887 ; Vol près de Terracine. Rapport d'août 1810, F7 8887, dossier 3228 ; Rapport du 4 décembre 1810, F7 8889 ; Diverses attaques, F7 8888, dossier 4331 ; Olivetti à Savary, 9 décembre 1810, F7 6531 ; Correspondances aux Bulletins du 22 août 1810, AF IV 1509, 15 septembre 1810, AF IV 1510, 1er décembre 1810, AF IV 1512. 18 décembre, AF IV 1510.

[28] Miollis à Clarke, 3 septembre 1810, Archives de la guerre, armée d'Italie, 1810 ; Gaudin à l'Empereur, 7 septembre 1810, AF IV 1715.

[29] Radet, 1er août 1810, Bulletin du 12, AF IV 1509 ; Ortoli, 2796.

[30] État des détenus, Archivio di Stato de Rome. Polizia giudiziale.

[31] Correspondances aux Bulletins du 26 août 1810, AF IV 1509, du 24 octobre 1810, AF IV 1511, du 21 janvier 1811, AF IV 1513 ; Olivetti, 16 novembre 1810, F7 8889, dossier 4926 ; DUBAREY, Brigandage en Italie, p. 191-194.

[32] Diario de FORTUNATI, 3 et 23 avril 1810, Bibliothèque vaticane déjà cité.

[33] Olivetti, 27 novembre 1810, F7 6531.

[34] Archivio di Stato de Rome ; Commissions militaires, passim ; Miollis à Savary, 17 octobre 1810, F7 6531, 4 novembre 1810, item ; 21 novembre 1810, item, 1er décembre 1810, item ; et les notes sur les commissions militaires aux Bulletins des 1er, 5 et 11 décembre 1810, AF IV 1512, du 12 janvier 1811, AF IV 1513.

[35] PELLENC, Lettre 33, AF IV 1715 ; Brigands de Frosinone, F7 8889 ; Norvins, 29 janvier 1811, F7 6531 ; Comtesse d'Albany, 1811 ; Rapport d'Anglès sur l'Italie, F7 4335.