LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE PREMIER. — L'ÉTAT ROMAIN EN 1809

 

CHAPITRE III. — LE PEUPLE.

 

 

Le gouvernement est conforme aux vœux de la population. — Les classes : le clergé : il est considérable, très attaché au pape et très populaire ; évêques, curés et moines ; la fortune des moines ; leur influence immense ; l'éducation confiée au clergé fortifie cette influence ; l'instruction, qui est en principe bien organisée, est en fait très médiocre ; absence de savants, médiocrité des écrivains, l'archéologie seule cultivée avec fruit ; les académies ; les artistes ; Canova ; les grands artistes de Rome ne sont point Romains. — La population laïque. — Il n'y a pas de haute bourgeoisie. — Le peuple des provinces : les Ombriens, Sabins, Volsques et Etrusques. — Le peuple de Rome. — Le Patriciat ; les palais ; les familles du baronnage ; grosses fortunes délabrées ; les patriciens aiment le régime sans se croire tenus à la fidélité ; médiocrité de leur esprit et de leur vie ; ils sont hostiles à la France, mais minables ; ils sont sans aucune influence. La bourgeoisie : médecins et avocats ; vie mesquine ; liens étroits qui les attachent à la Curie ; les boutiquiers vivent du pèlerin ; la bourgeoisie très attachée au régime. — Le petit peuple : misère énorme augmentée plutôt que diminuée par les considérables institutions de charité ; les mendiants s'estiment heureux. — Le peuple entier s'accommode de son régime : son inconstance satisfaite par les fréquents changements de souverains ; son esprit de fronde a une issue, le Pasquino ; la fronde des cafés ; goût pour le plaisir flatté par les fêtes ; rôle joué par le Lotto dans la vie de Rome. L'orgueil romain ; immense, il se repaît de la grandeur de son souverain ; horreur des étrangers ; indolence et tolérance. Ce peuple aimable a le gouvernement qui lui convient.

 

On ne peut en toute équité juger et, partant, condamner un gouvernement, en ne se plaçant, pour l'apprécier, qu'à un point de vue purement idéal. Un gouvernement est assurément, en soi, bon ou mauvais et, après l'étude que nous venons d'en faire, il semble bien que le gouvernement romain n'était point bon. Suivant le mot de Stendhal, qui veut être très cruel, il fallait, pour reconnaître les règles qui dirigeaient l'État, imaginer purement et simplement le contraire exact de ce que conseillent les bons auteurs en la matière. Mais, comme le disait à un de ces bons auteurs la réaliste Catherine II, ces messieurs travaillent sur le papier qui souffre tout. Un gouvernement peut être tenu pour mauvais, qui gaspille son trésor, ne respecte point la justice et ne se fait point obéir. Il ne peut être regardé comme odieux et malfaisant que s'il impose tyranniquement de mauvaises lois à un peuple aspirant à en connaître de bonnes.

Les peuples ont, dit-on couramment, le gouvernement qu'ils méritent. La formule est injuste et ne s'applique pas toujours. Elle s'applique ici : si un bon gouvernement est celui qui satisfait le peuple qu'il régit, épouse ses sentiments, partage-ses passions, traduit ses opinions et réalise ses vœux, le gouvernement romain était un excellent gouvernement. Pour prendre une formule de la langue politique, le gouvernement romain est véritablement, en 1809, un gouvernement d'opinion, en ce sens qu'il est conforme sans aucun doute aux désirs de ses sujets, que, plébiscité, il serait acclamé, et que, par une singulière ironie, ce gouvernement des prêtres, après avoir, dans une certaine mesure, par son antimilitarisme et son fonctionnarisme, réalisé d'avance, nous l'avons vu, le rêve d'un de nos socialistes, se trouverait par surcroît parfaitement lavé de toute tare aux' yeux des démocrates qui admettent que l'accession du peuple emporte tout reproche et justifie toute loi. Loin d'imposer des lois au peuple, la papauté subit les siennes un pape réformateur deviendrait vite impopulaire et Rome est plus papiste que le pape. Que l'État romain ait besoin d'une réforme, personne ne le niera ; que le peuple romain, du haut en bas de l'échelle sociale, appelle le réformateur, personne, je pense, après un examen rapide de l'état social romain, ne voudra en convenir.

 

I

La population romaine, en dehors des trente mille fonctionnaires dont l'opinion était serve, se décomposait en six classes : le clergé, le patriciat, la petite noblesse qui était innombrable, une assez basse bourgeoisie, les artisans et la populace.

Le clergé était énorme ; nous n'entendons point parler ici du monde qui se vêt en abbé, ecclésiastiques dont il est assez expédient de dire que l'habit ne fait pas le moine, fonctionnaires qui, nous l'avons vu, ne portent la soutane que comme une livrée, mais du véritable clergé, des pasteurs d'âmes ayant reçu les ordres et dirigeant les fidèles. Evêques, chanoines, curés, sous-curés, prêtres de tout rang, moines et religieuses constituaient, en 1808, dans les deux provinces conservées au pape, une population de 17.000 âmes au milieu de 1.500.000 habitants. On comptait 7.000 séculiers, et plus de 10.000 réguliers. Dans la seule région qui devait former, sous les Français, le département du Tibre, il y avait un ecclésiastique pour 132 habitants. Les deux futurs départements contenaient trente-deux diocèses dont vingt autour de Rome et douze en Ombrie. A Rome, 23 séminaires contenant environ 700 élèves présentaient ainsi chaque année près de 100 lévites à l'ordination. Rome. qui n'avait que 134.000 habitants, comptait 85 paroisses officielles, à côté de 250 églises desservies par des chapelains. aumôniers, prêtres libres. A Città di Castello, petite ville d'Ombrie de 11.000 âme, son trouvera encore, en 1812, 230 prêtres, et le bourg de Nocera, gros de 800 âmes, a un évêque et un séminaire.

A part les six cardinaux, évêques suburbicaires, qui ne se voyaient guère dans leurs minuscules diocèses de la banlieue. Ostie, Palestrina, Albano, etc., les évêques romains étaient. en thèse générale, fort absorbés dans leurs fonctions apostoliques. N'aimant guère les prélats de cour, ils n'en partageaient pas les ambitions fiévreuses, les mœurs légères et la facile doctrine. Evêques ombriens et romains étaient communément des prêtres pleins de foi et de vertu. Ils étaient les soldats les plus fidèles du pape, dans lequel ils considéraient plus le vicaire de Jésus-Christ que le prince romain. Les prêtres de leur diocèse gardaient au Saint-Siège une fidélité aveugle et qui semblait inaltérable : le pape était tenu par l'immense majorité d'entre eux pour un oracle infaillible, et ce fanatisme, dont les agents français devaient particulièrement signaler les effets chez les prélats ombriens, était une soumission au magistère spirituel du pontife, plus absolue à mesure que leur éloignement de. Rome les garait mieux de l'esprit frondeur de la ville aux pasquinades. Ils étaient, eux aussi, des conservateurs très résolus et très étroits : tous cependant ne retiraient pas de très gros bénéfices matériels du régime ; car si un évêque de Ferentino touchait 32.000 francs — ce qui était le maximum — il y avait d'humbles évêques comme celui de Sutri qui se devaient contenter avec 7.000 ; les prébendes des chanoines pouvaient être de 3.000, mais tombaient parfois à 400. Ces revenus étaient assis sur des biens fonds : leurs récoltes préoccupaient fort ces ecclésiastiques, mais, comme tous les Romains, ils étaient satisfaits de peu. C'étaient des prélats fort accessibles : vivant dans de très petites villes, ils ne pontifiaient qu'à l'église sous des ornements très dorés et parfois bien fanés ; en dehors, ils entretenaient avec leurs diocésains, peu nombreux, des relations empreintes d'une familiarité cordiale et d'une bonhomie un peu triviale. Leurs palais délabrés étaient ouverts à tous et on n'y refusait jamais aux pauvres une tranche de polenta au safran ou quelques bajocques. A plus forte raison, les curés, issus du terroir, sortis du peuple, en partageaient-ils les opinions, les préjugés, les vertus et les défauts, les aspirations et les superstitions. Malpropres, même dans leur faste d'église, ils n'avaient point toujours la barbe fraiche et les soutanes fines des prélats du Quirinal ; ils étaient rudes et bons, ne refusant point de vider avec un paroissien, après vêpres, un fiaschetto de Marino ou d'Orvieto et tendaient sans façon leur tabatière à un pauvre homme fort mal vêtu. Ils étaient, grâce à leur dévotion, très soumis au souverain romain et, grâce à leur attitude, fort influents sur une population d'ailleurs profondément religieuse_ C'était donc pour tout usurpateur de fort dangereux adversaires — et assurés.

Les moines en constituaient de plus redoutables encore ; car, tout au moins à Rome même, ils étaient plus influents encore. Les États romains en comptaient 5.244 et il y avait 5.487 religieuses. La seule ville de Rome possédait 1.463 moines et 1.131 nonnes répartis en cent quarante-cinq couvents. Le couvent de la Santissima Concezione a Capo le Case abritait 131 moines, celui de San-Francesco 105 ; mais beaucoup étaient moins peuplés : la Minerva n'était occupée que par 52 dominicains, et soixante et un monastères ne comptaient que 10 moines et moins. Hors de Rome, le futur département du Tibre comptait deux cent quarante couvents d'hommes peuplés de 1.733 religieux et soixante-treize monastères de filles enfermant dans leurs cloîtres 1.526 religieuses. L'Ombrie présentait 2.048 moines et 2.830 religieuses ; Assise était le centre d'une vie monacale telle que les fils de saint François représentaient, dans les deux futurs départements, le tiers de cette énorme population régulière[1].

A Rome même, la fortune des moines s'élevait à 930.000 francs de rente. Le chiffre paraît gros ; de fait il ne constituait en moyenne à chaque individu qu'une rente de 900 francs. Les religieuses étaient encore moins riches ; San Domenico e Sisto, le plus riche couvent de femmes, avait un revenu de 67.000 francs. En province, les ressources étaient plus minces. Cependant, il y avait quelques couvents très riches : les chartreux de Trisulti, près d'Alatri, jouissaient de 96.000 francs de rente ; Farfa, jadis rivale du Mont-Cassin, était, en 1800, tombée à 25.000 francs. En masse, les congrégations possédaient un gros revenu ; la part de chacun y était cependant maigre. La légende du milliard des congrégations existait déjà : avant 1809, les agents de Napoléon l'accréditaient à plaisir. Il faut croire l'ancien préfet de Rome, quand il affirme que la liquidation réservait des mécomptes ; le milliard fondit, comme s'évanouit un mirage. Si on eût, après 1810, accordé loyalement à tous les moines et religieuses la pension promise, l'État, maitre des couvents, se fût trouvé la dupe de son opération.

Grâce à l'économie de l'existence en commun et à la vie frugale que, moines et Italiens, ils étaient doublement amenés à pratiquer, ils pouvaient faire de grosses aumônes ; elles étaient, à Rome, devenues si habituelles et si larges que tout un peuple vivait du pain distribué à la porte des couvents. D'autre part, ils étaient les principaux clients des artisans romains, car ils dépensaient bien plus que les princes pour l'entretien de leurs immeubles ; l'enrichissement de leurs chapelles nourrissait dix métiers. En province, des pays entiers vivaient des moines : Subiaco, Fossanova, Casamari, Assise, Alatri.

Leur influence venait moins cependant de leurs communes largesses que de leur incroyable diversité. On les a nuancés, écrivait avec raison un agent de Fouché en 1808, de manière à convenir à toutes les classes de la société : entre le moine mendiant et le chanoine de Saint-Jean de Latran, l'on compte autant de nuances qu'il s'en trouve entre les mendiants des rues et la duchesse. Chaque classe monacale s'empare de la classe sociale à laquelle il correspond. De fait, ils étaient les conseillers et les directeurs de Rome entière : du rude Trinitaire aux façons de forban qui rudoyait et du Capucin jovial qui conquérait par ses lazzi le Romain de la basse classe, jusqu'à l'austère Dominicain, directeur des consciences aristocratiques et au Bénédictin qui, de sa bibliothèque, administrait la science à. Rome, trente ordres s'échelonnaient où le mendiant de la rue, l'artisan, le :cultivateur, le petit bourgeois, le patricien se connaissait des frères, des oncles, des fils et qui, entourés du prestige dû à leur robe et à leur discipline alors très stricte, dirigeaient les familles et jouissaient, partant, d'une influence contre laquelle le pape le plus énergique, n'eût rien pu entreprendre.

***

Maîtresse des âmes, l'Eglise l'était surtout parce qu'elle tenait seule l'éducation. Le monopole, qui n'existait pas dans les lois, existait, de fait, à son profit. A entendre certains agents français, elle distribuait assez parcimonieusement l'instruction aux trois mille huit cent dix élèves des collèges et particulièrement à la noblesse, l'intérêt des prêtres étant de l'avilir et de l'assujettir.

A la vérité, si on examine l'éducation et l'instruction données, il faut reconnaître que le régime scolaire n'était point en principe sensiblement inférieur à celui que l'ancien régime avait fait connaître à la France, mais des institutions fort appréciables se trouvaient aboutir à des résultats médiocres[2].

L'enseignement primaire était fort négligé et cependant Rome avait, pour l'instruction du peuple, précédé la France : Joseph Calasans y avait, cent ans avant Jean de la Salle en France, fondé des écoles populaires et gratuites approuvées par Clément VIII et Paul V à la fin du seizième siècle. Ces Ecoles pies, au nombre de quatre à Rome en 1809, partageaient avec deux écoles doctrinaires, deux écoles chrétiennes, cinquante-deux écoles régionnaires, la mission d'instruire le peuple : presque tous les villages avaient leur école primaire. Mais la paresse naturelle du peuple lui faisait négliger une libéralité aussi appréciable : les maîtres, aussi bien, sauf dans les Ecoles pies, esprits théologiques et scolastiques, dispensaient une instruction ou très rudimentaire ou fort peu attrayante. Ils formaient des croyants très pieux : la foi suppléerait à la science ; si Dieu avait marqué l'enfant de son sceau, celui-ci, même gardant les pourceaux, comme Peretti, deviendrait, tout comme celui-ci, un grand pape, Sixte-Quint. Le peuple connaissait les miracles de l'Ancien et du Nouveau Testament — et bien d'autres encore, mais ne savait pas lire.

L'enseignement secondaire et supérieur était, en principe aussi, libéralement distribué. Les collèges Clementino, San Pantaleone, Nazareno, le Collegio Nuovo présentaient des ressources évidentes, puisque le seul Nazareno possédait dix-huit maîtres.

D'autre part, l'Université de Rome semblait considérable, puisqu'elle ouvrait aux jeunes gens deux enceintes également savantes, la Sapience et le Collège romain, puisque la Sapience, que son antiquité rendait vénérable — elle était presque contemporaine de notre Sorbonne —, comprenait cinq facultés avec six maîtres à la théologie, six au droit, neuf aux sciences, et onze aux belles-lettres, des cabinets de physique et d'histoire naturelle, et de riches bibliothèques, puisque le Collège romain comptait de son côté quinze professeurs, neuf suppléants, un observatoire, un musée. Enfin l'Université de Pérouse, quoique en décadence, réunissait encore en ses murs célèbres quarante-huit professeurs, et, avec ses cabinets d'histoire naturelle, de chimie, de physique, son laboratoire, ses ateliers de peinture et de sculpture, des ressources telles que, de l'aveu d'un Français, il n'y a pas une ville de France qui ne se fit honneur d'un tel établissement[3].

Le résultat d'une instruction, en apparence si généreusement dispensée, en réalité fort étroite dans la pratique, est, je le répète, très médiocre[4]. La bourgeoisie est ignorante, l'aristocratie puérile, et Rome offre une étrange pénurie de bons écrivains, de savants sérieux, de grands artistes, de jurisconsultes instruits et de médecins habiles, tous produits qui devraient sortir des officines si bien organisées de Rome et de Pérouse.

Sans doute, il y a à Rome quelques médecins qui ne sont point méprisables : Préla, Giovanelli, l'accoucheur Savetti, mais, en thèse générale, les étudiants de la Sapience sortent de cet établissement dans l'état d'esprit de M. Purgon : saigner, purger et clystériser. Presque tous les malades exposés à leurs soins, dira cinquante ans après l'impitoyable About, déjeunent d'une purgation et dînent d'une saignée. Le jugement est valable pour 1809. A lire le récit des derniers moments de Clément XIV[5], on croit assister à une scène de Molière qui serait tragique. Ces médecins ignares et pédants, administrant du latin de cuisine en guise de remèdes, sont inférieurs en science aux herboristes auxquels ils font préparer leurs onguents. Il fallait au savant une véritable énergie et presque de l'héroïsme pour briser les cadres trop étroits, car la théologie menait à tout et la physique en prison[6]. On citait les hommes qui, à Rome, avaient pu simplement suivre le mouvement des sciences, mais les meilleurs savants de Rome étaient les moindres de ce pays d'Italie qui avait donné à l'Europe Galilée, Torricelli, Galvani, Volta et tant d'autres.

Sans doute encore, on écrivait à Rome ; on y écrivait même beaucoup trop. C'était une littérature abondante et adipeuse. Il n'était guère de bourgeois qui n'eût su tourner un sonnet ; des avocats, trop nombreux pour pouvoir tous plaider, fabriquaient à la journée des comédies et des tragédies ; les prélats s'essayaient :à l'élégie et à l'épithalame ; des princes comme Chigi taquinaient à l'envi la muse ; tout le monde eût écrit une longue dissertation d'archéologie. Quelques-uns en écrivaient de fort belles, car le mouvement de renaissance qui était parti de Naples, cinquante ans auparavant, avait gagné Romé, suscité un Cancellieri, Visconti, Fea, Uggeri[7], et, résultat appréciable, amené Pie VII à entreprendre le dégagement et la restauration des monuments antiques, Panthéon, arcs de Septime Sévère et de Constantin, Colisée[8]. Mais à côté des archéologues qui, par d'intéressantes études, avaient arraché à l'apathie romaine de si intéressants résultats, quel singulier concours ! Faut-il que Tournon lui-même ait été gagné, durant son séjour, à cette littérature de mirliton pour citer avec éloge Chigi, Biondi et Alborghetti, remarquables poètes[9]. Ces faiseurs de sonnets, ces fabricants de pièces qui, à l'exception du comte Giraud, faisaient applaudir d'ineptes farces, ces poètes élégiaques, épiques, tragiques, idylliques, bucoliques, géorgiques qui prenaient texte de la moindre aventure pour en faire de la poésie, ces écrivains à la galanterie fade qui eussent tous signé le sonnet à Uranie comme leur meilleure œuvre et dont l'anthologie formerait cent volumes, se réunissaient en académies, Arcadi et Lincei à Rome, Ardenti à Viterbe, Tisoni à Rieti, etc. Les plus célèbres de ces académiciens étaient ces Arcades faiseurs de sonnets qui se rassemblaient pour se lire mutuellement leurs sottises[10], faux bergers de lettres qui, sous les ombrages factices d'une Arcadie illusoire, se croyaient des Virgile, des Ovide, des Horace, des Théocrite, des Pindare, pas beaucoup plus ridicules, d'ailleurs, que certains de leurs émules et contemporains français, mais qui, par leur unanime médiocrité, faisaient véritablement rêver. D'ailleurs cette médiocrité si féconde était plus affligeante en ces lieux où Mécène avait reçu Horace et Virgile, où Léon X avait tenu sa cour de savants, d'écrivains et d'artistes.

Les artistes ! Rome eût proclamé bien haut qu'à défaut de bons écrivains, elle savait former des artistes et qu'elle en possédait de fort grands[11]. Elle eût mis en avant, en 1809, un Canova et plus bas un Thorwaldsen dans la sculpture, un Camuccini dans la peinture, un Zingarelli dans la musique. Ces noms pourraient en effet faire illusion. Antonio Canova avait bien son atelier à Rome, et nous verrons à maintes reprises de quelle façon était adulé ce grand sculpteur, le plus grand qui ait existé depuis Phidias[12]. Mais Canova, adopté par Pie VII comme il devait l'être par Napoléon, n'était à aucun degré un produit de la culture romaine — puisque c'est ici des résultats de la culture que nous parlons, — Trévisan déraciné qui, arrivé à Rome en plein talent, est en quelque sorte une gloire d'importation. Son jeune rival Thorwaldsen est un Danois ; le peintre Granet, qui a, depuis longtemps, à Rome un atelier renommé, est d'Aix ; le premier paysagiste de Rome est Hackert, un Brandebourgeois[13]. Il est bien vrai qu'on sculpte et peint à satiété, mais ces modelages, faciles, come se fosse una cers molle — comme si c'était de la cire molle — disaient déjà avec orgueil les Italiens du seizième siècle, ces peintures sans vigueur, copies de maîtres qui soulignent cruellement l'absence de tout maître, sont précisément la condamnation de l'art romain, avant tout industriel et vénal : le peintre Battoni, vrai Romain, ne songe qu'à gagner de l'argent en faisant des portraits d'Anglais à la douzaine[14] ; Camuccini, qu'en 1809, les Romains salueraient presque comme un Raphaël au berceau, est un copieur habile, artiste consciencieux et instruit, disciple lointain d'Andrea del Sarto et du Dominiquin, froid coloriste qui n'est roi que dans le royaume des manchots. Quant au musicien Zingarelli qui, depuis 1804, règne dans les chapelles et les théâtres d'opéra de Rome, ce Napolitain n'est, lui aussi, qu'un Romain d'adoption : mélodiste habile, il est d'ailleurs un compositeur sans nerfs et sans idées ; sa Jérusalem détruite triomphe cependant avec fracas, et lorsque, dans son Romeo, la cantatrice entonne Ombra adorata, aspetta, les applaudissements se font délirants ; sa musique religieuse fait pleurer, mais n'a guère qu'une note[15]. Il est donc sacré roi de la musique, comme Canova est proclamé roi de la sculpture.. Mais il se trouve ainsi qu'au-dessus des artistes faciles qui composent l'Académie Saint-Luc en pleine décadence[16], il ne se trouve que deux noms qui brillent au ciel romain, celui d'un Vénitien et celui d'un Napolitain. Il paraît donc avéré que l'éducation ne fait pas plus à Rome de grands artistes que de grands savants, et que les plus brillants produits de l'instruction se confinent dans une médiocrité qui donne à penser.

Cette instruction, si développée dans la théorie, produit donc dans la pratique d'assez pauvres résultats. Ce n'est peut-être point aux savants, écrivains et artistes qu'on en peut juger ; les professeurs sont excusables de ne point toujours former des Galilée, des Pascal, des Michel-Ange, des Gœthe et des Leibnitz ; on leur demande moins de former des génies que des caractères. Les maîtres romains ne forment pas plus des uns que des autres, si l'on en juge par l'état d'esprit des classes qui composent le peuple romain. Ces professeurs obtiennent tout au moins un résultat : l'uniformité du moule où ils ont jeté tout un peuple assure à ce peuple cette fameuse unité morale tant rêvée par tous les gouvernements despotiques, et au souverain une fidélité sans zèle dont la suite de cette étude nous fera connaitre les traits.

 

II

Ce qui manque à ce peuple dans son ensemble, c'est cette classe sociale qui doit être tenue pour la plus nécessaire à l'équilibre moral comme à l'activité matérielle d'un peuple, et qui est la haute bourgeoisie. Chez un peuple qui ne possède ni grande industrie ni haut commerce, chez lequel l'avocat n'est que l'homme d'affaires et le médecin le plus haut domestique des familles nobles et des puissantes congrégations, il ne peut y avoir de hante bourgeoisie : un patriciat considérable occupe les palais de Rome et de la province, une petite noblesse, aussi abondante que la postérité de Jacob, peuple les petites cités[17] ; en dessous, une population de paysans pauvres, d'artisans assez humbles, de modestes négociants, puis une populace de mendiants para-Entre les deux groupes, — hormis trois ou quatre banquiers que le patriciat s'apprête à absorber, comme Torlonia, — une très étroite bourgeoisie réduite à des médecins moins considérés que les pharmaciens qui d'ailleurs les protègent, à des avocats ravalés au rôle d'intendants avisés à des marchands de la campagne, fermiers riches, mais grossiers, bornés, parvenus sans autorité et n'en méritant pas.

L'État romain ne présentait plus, en 1809, que 820.243 habitants, Rome, 134.973, le malheur des temps ayant, entre 1795 et 1805, fait tomber de 30.000 âmes la population de la cité. Le Latium, la Sabine, les provinces Marittima et Campagna, le Patrimoine, Rome et ses environs, le futur département du Tibre, comptaient 530.000 habitants ; l'Ombrie en avait 290.243 en 1808[18].

Cette dernière province se distinguait assez nettement du reste de la population. Ce sont des Toscans plus que des Romains que ces habitants du haut Tibre : ils participent de toutes les qualités de la race toscane ; esprits fins et parfois délicats, industrieux et artistes, ils avaient, moins que leurs voisins du sud, subi l'influence un peu endormante du gouvernement ecclésiastique. Culture et industrie y étaient plus relevées : Foligno avait été entre Florence, Ancône et Rome, un grand marché d'échanges, et gardait une relative activité que signalera Norvins. Mais Pérouse surtout pouvait, sous un gouvernement protecteur de l'industrie, devenir une des métropoles de l'Italie centrale. Le caractère tranquille, humain, assez docile des Ombriens, ramenait naturellement l'esprit à ce François d'Assise qui, prêchant l'amour universel, avait recruté ses premiers disciples parmi les petites gens de son pays ; leur goût délicat les faisait encore les dignes neveux de ce Pérugin qui avait, trois siècles auparavant, évoqué de si suaves figures sur les murs du Cambio de Pérouse. Ils étaient religieux, soumis à leurs évêques, mais sans avoir jamais frondé l'autorité religieuse, ils se dérobaient, plus que les gens du sud, à l'influence ecclésiastique ; à Foligno, on avait pu fonder un collège indépendant du clergé ; l'Université de Pérouse lui était moins inféodée que celle de Rome. Il ne semble pas d'ailleurs que les papes aient jamais contrarié cette tendance à l'indépendance intellectuelle ; ils se contentaient de ne la point encourager, satisfaits de voir dans ces peuples, avec un attachement extrême aux pratiques du culte et à la foi catholique, une grande docilité aux lois des gouverneurs. Ces villes d'Ombrie, l'artistique Pérouse, Foligno ceint de sa féconde plaine, la suave Assise, la pittoresque Spoleto, Rieti l'Heureuse, Orvieto, hérissé de ses clochers, et, dans l'Apennin ombrien, Città di Castello, Gubbio, Citta della Pieve abritaient à l'ombre de cathédrales, d'églises, de couvents, pour la plupart célèbres dans l'Europe entière, une population heureuse de sa vie, médiocrement mais uniformément aisée, citoyens paisibles, d'accord pour unir à un esprit suffisamment cultivé une foi très profonde et à une indépendance sans éclats un dévouement tranquille à un pouvoir qui ne les opprimait pas. Un gouvernement sans, haine ni violence, respectueux de la religion et de la liberté, pouvait trouver là de plus faciles sujets que dans le reste du pays soumis, avant 1809, à la domination pontificale[19].

De Corneto à Frosinone, de Subiaco à Civita Vecchia, le type assurément varie. Tournon qui, durant quatre ans, a vu défiler devant lui vingt mille conscrits du département du Tibre, distingue bien des Albains, Latins et Volsques au type classique, des montagnards d'Alatri au corps trapu et au faciès sauvage, et des Sabins, petits hommes nerveux à la vive physionomie, les descendants des Etrusques à l'expression douce que lui fournissaient les monts Cimino ; mais la majeure partie de la population était, de l'aveu de ce même préfet, qui, si sérieusement, lui parlait des grands ancêtres romains, de sang si mêlé qu'on y retrouvait du Hun, du Goth, du Sarrasin, du Grec et peu de Latin, et, tandis que leurs femmes enthousiasmaient après d'autres le sensible préfet de Rome, celui-ci se montrait peu édifié d'une population masculine qui, livrée aux indiscrètes investigations du conseil de révision, étala, quatre ans durant, d'étranges infirmités, teigne, rachitisme, scrofules, phtisie, maux innombrables que dénoncent à leur tour les médecins majors plus compétents encore[20].

Si différents au physique, gens de la plaine et de la montagne l'étaient naturellement par les mœurs. Si l'indolence était le trait commun qui les rapprochait, elle se faisait inertie, philosophique et presque souriante dans la plaine, ombrageuse et arrogante dans la montagne ; la paresse faisait des mendiants en bas et des brigands en haut. Le sud, avec les monts Volsques et les marais Pontins, constituait ce que les papes appelaient leur petite Tartarie : ce pays leur appartenait à. peine ; ces gens, barbares sans culture, vivaient, plus que leurs compatriotes du nord, sous le régime féodal ; ils étaient sujets des Colonna et des Caetani. Une aristocratie abondante peuplait les petites villes : Anagni possédait ses douze étoiles, douze familles parmi lesquelles le Caetani di Sermoneta était l'astre prépondérant. Plus encore que les Caetani et les Colonna, plus que les papes, les bandits étaient d'ailleurs, nous l'avons vu, princes de Frosinone et autres lieux ; la population les y accueillait en maîtres populaires[21].

Pas plus d'ailleurs qu'aux Ombriens libéraux, Rome ne faisait sentir à ces Volsques barbares un joug bien lourd. On se préoccupait assez peu au Quirinal du caractère et des mœurs de ces sujets du nord et du sud. La grande ville absorbait tout entière l'attention du gouvernement pontifical ; le patriciat des quarante palais et sa clientèle de demi-bourgeois, d'artisans protégés et de mendiants faméliques, voilà ce qu'on appelait le peuple romain ; voilà ce que voyaient les visiteurs ; c'est ce peuple romain que, depuis un siècle, l'Europe regardait avec curiosité ; c'est ce que la Curie eût appelé ses vrais sujets, et c'est ce peuple-là que, plus que les Ombriens, les Etrusques, les Albains et les Volsques. Napoléon entendit conquérir. Ces habitants de Rome, même réduits à 135.000, semblaient seuls réaliser aux yeux de leurs gouverneurs comme de leurs hôtes, et présenter à la critique des uns, à la louange des autres, le type du sujet romain.

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A travers Rome, au sommet des collines mal aplanies par le temps, au fond des vallées où se serrent les rues obscures, de grands édifices, la plupart sombres et massifs, dominent masures, échoppes et cabarets. Ce sont les palais du patriciat. La plupart se rencontrent aux quatre coins de la ville, dans les quartiers populaires : les Borghèse au Campo-Marzo, les Sacchetti, les Farnèse autrefois, les Braschi, les Sforza Cesarini, les Massimi, le duc de Sora, les Gabrielli dans les ruelles enchevêtrées à travers lesquelles le Corso Vittorio Emmanuele a mis, depuis, air et lumière, les Spada, les Mattei, les Cenci, les Santa Croce voisinant presque avec le Ghetto, et le Caetani, duc de vingt fiefs, moisissant dans un palais noir enlisé dans la via delle Botteghe Oscure (boutiques obscures) ; le palais Orsini se dégageait mal des ruelles sombres qui ceignent le théâtre de Marcellus : plus hardis encore, les comtes Giraud avaient bâti leur célèbre palais en plein Borgo et les Corsini dans le populacier Transtevere.

Ces palais qu'avaient signés de grands artistes du seizième siècle, de Michel Ange aux San-Gallo, monuments aux escaliers princiers et aux énormes galeries, aux salons que des Carrache et des Guido Reni avaient décorés, aux murs desquels se pressaient les toiles célèbres de cent maîtres, aux cours d'honneur dignes de palais souverains, aux écuries encore remplies de carrosses armoriés et de chevaux aux harnais pompeux, mais dont le portone, dominé par les armes en pierre de la famille, s'ouvrait si souvent sur les ruelles populaires, ces palais de style si grandiose et de si misérable voisinage étaient bien autant de symboles de ce patriciat somptueux, au luxe obligatoire, mais à l'abord facile et presque familier, caste à la fois entichée de noblesse et dépourvue de morgue, chefs d'une clientèle indiscrète qui, ayant trouvé la porte ouverte, s'était parfois sans gêne installée dans les palais mêmes, en peuplait les recoins secrets et les dépendances.

Les patriciens avaient été très riches, qu'ils fussent d'origine féodale comme les Caetani, les Colonna, les Orsini ou d'origine pontificale, comme les neveux Buoncompagni, Aldobrandini, Borghèse, Ludovisi, Barberini, Pamfili, Chigi, Rospigliosi, Altieri, Odescalchi, Albani. Durant trois siècles, chaque avènement avait, tous les huit ou neuf ans, créé une nouvelle famille patricienne et l'avait avant tout comblée de biens. D'autres étaient venues de différentes parties de l'Italie, les Sforza Cesarini de Milan, les Doria de Gênes, les Corsini de Florence, mais tous attirés par la faveur des papes et traités en neveux. Récemment, quelques banquiers heureux, les Torlonia, naguère, avaient forcé les portes du patriciat ; Torlonia, duc de Braccianio, ne se fût cependant senti du baronnage que le jour où l'un de ses fils eût connu le sort d'un Alexandre VII, pape magnifique sorti de la 'banque Chigi. L'argent s'était épandu, trois siècles durant, sur ce patriciat : le fastueux Paul V avait fait des Borghèse, ses neveux, une des familles les plus riches de la vieille Europe.

De tant d'argent, que restait-il ? Peu en réalité, pour tant de faste obligé et pour tant d'intendants infidèles, profitant depuis un siècle de la légèreté de leurs maîtres et de leur ignorance des affaires. Dès le milieu du dix-huitième siècle, la moitié du patriciat était ruinée ; on laissait les vastes palais se détériorer ; on vidait les écuries ; on fermait les salons ; dans les rares recivimenti, on jouait, on causait et l'on mourait de soi. Ce qui est nécessité chez les uns devient habitude un peu sordide chez les autres. La peur de la ruine a été la fin des grands galas. Et si les Borghèse possédaient encore 800.000 livres de rente, près de vingt millions, si les Doria, les Corsini, les Buoncompagni étaient encore millionnaires, des craquements de mauvais augure couraient le long des palais voisins, et ces sinistres lézardes commençaient à les faire tous réfléchir et trembler[22].

Or les patriciens avaient tout reçu de la papauté, mais ils n'en espéraient plus rien. Il était rare qu'on choisit deux papes dans la même famille ; le capital assuré par un pape à ses neveux restait acquis, et ce capital était la seule source de leurs revenus ; car, à part de rares exceptions, aucune situation officielle lucrative ne leur était confiée, et leur esprit borné leur interdisait, nous l'avons vu, toute entreprise fructueuse ; leurs terres elles-mêmes, livrées aux marchands de la campagne, ne leur rapportaient pas le dixième de leurs fruits. La République romaine avait hâté la ruine de beaucoup, menacé les Braschi, plus récemment enrichis, d'une complète déconfiture, arraché près de 700.000 livres à Buoncompagni et, malgré ses platitudes, presque autant à Camillo Borghèse[23].

Cette misère dorée les livrait au conquérant qui serait bon payeur. Certes, la papauté ne leur déplaisait point ; elle ne leur imposait pas de lourds impôts ; elle ne les appelait pas au service militaire ; l'aristocratie ne réclamait nullement l'honneur de porter le mousquet[24], ne songeant pas plus, à ce moment, comme à celui où écrivait About, à mettre ses fils à l'armée que le faubourg Saint-Germain ne pense à jeter ses enfants dans les droits réunis[25] ; à très peu d'exceptions près[26], ces jeunes nobles, dont quelques-uns descendent des barons guerriers ou de célèbres condottieri, abhorrent et méprisent, nous l'avons vu, le métier des armes, et, partant, s'accommodent fort bien d'un régime qui ne le leur impose ni même ne le leur offre. Ils ne désirent pas plus, pour l'honneur de les bien remplir, les fonctions publiques dont ils sont exclus. Ils ne savent rien de la politique, du droit, de l'économie. Leur éducation est médiocre et leur instruction pitoyable : jusqu'à vingt ans, ils participent à l'enseignement superficiel et ranci qui leur est donné en des collèges spéciaux ; un jeune noble nous dit, en termes expressifs, tout ce que cet enseignement avait de puéril, et, à lire les mémoires de l'honnête Patrizzi, on voit quels esprits bornés, parmi les plus honnêtes, sortaient de ces moules étroits. Quelques-uns étaient des dévots peuplant la Confrérie des Quarante heures et ignorant moins le poids d'un cierge que celui d'une épée ; ces bigots, pour prendre le style de Norvins, ne manquaient — qui les en blâmerait ? — ni une procession ni une adoration. Mais la plupart étaient livrés par l'oisiveté à leurs passions, se donnaient tout entiers à l'amour et au jeu ; ils trouvaient chez des femmes de leur caste, élevées comme eux, petites-nièces, dit-on, de Cornélie incapables d'administrer une maison, d'élever des enfants et de filer la laine, des facilités, qui devaient charmer — en les étonnant — nos entreprenants officiers de 1809 comme ceux de 1798[27].

L'insignifiance des hommes les étonnera plus encore. L'ignorance et l'incapacité distinguent éminemment les grands noms, écrira Norvins. Tournon, si indulgent, sourira doucement de l'incapacité du maire et des cinq adjoints nobles de Rome. Le prince Borghèse, aussi bien, fait, depuis six ans en 1809, la joie des Tuileries par sa sottise. Parfois, un patricien s'affranchit : don Francesco Caetani est un savant, Mécène éclairé, seigneur libéral qui a fondé un observatoire clans son palais ; il constitue une appréciable mais unique exception[28].

Spontanément cette noblesse, plongée dans la dévotion ou le plaisir, n'eût sans doute pas désiré de changement. Le pape, bienveillant, la traitait amicalement : elle donnait des cardinaux et des prélats à la Curie. Elle n'était pas disposée à faire une révolution ; elle était cependant mûre pour l'accueillir. En 1798, elle avait, par peur, par entraînement, par sottise, adhéré en partie au régime révolutionnaire : le duc Altemps avait prêté son palais au cercle constitutionnel, club jacobin avancé ; Sforza Cesarini avait accepté une place de sénateur à côté du juif Mospurgo ; le duc Bonelli, la duchesse Santa Croce, bien d'autres, avaient bruyamment salué le régime directorial ; Borghèse, coiffé du bonnet rouge, avait jeté au feu, devant une assistance en délire, ses papiers et ses armoiries — n'oubliant que d'y jeter ses titres de propriété. Dix patriciens avaient fait le jacobin ; vingt autres, tremblants, s'étaient soumis à tout[29].

Evidemment ils n'aimaient pas la France : les princes Colonna et Doria qui sont, par leurs femmes, beaux-frères de la princesse de Lamballe, tout un groupe formé des Massimi, Rospigliosi et Patrizzi, unis à la maison de Saxe par leurs mariages, un Ruspoli qui considère qu'en combattant à Austerlitz, du côté autrichien, ses fils se sont croisés contre l'antéchrist, résisteront, mollement d'ailleurs[30] ; mais trente autres accepteront des places, les fils y poussant leurs pères, les uns parce qu'espérant voir Rome capitale d'une Italie unifiée, ils entendent, ayant été sous-préfets à trente ans, être ministres à quarante ; les autres parce qu'ils attendent du maitre nouveau un surcroît de fortune et d'influence. N'ayant plus rien à gagner au régime du pape, ils croient d'ailleurs n'avoir rien à risquer en adhérant au nouveau. Dès 1804, Camillo Borghèse est de bien mauvais exemple : car, usant de la solidarité qui unit toute cette aristocratie en une étroite franc-maçonnerie, lui, qui a tout osé en 1798, est rentré en faveur, grâce à l'appui d'autres Borghèse restés dévoués au pape. L'aventure, de fait, se répétera en 1814. La jeune noblesse qui, en 1809, ne coiffera pas le bonnet rouge, mais endossera la livrée de sous-préfet, se croira gardée contre toutes les réactions par les parents demeurés fidèles, et l'est en effet.

Cette seule classe est susceptible, sinon d'adhérer sincèrement à un régime nouveau, du moins de le servir. Mais, par infortune, elle n'a pas d'influence ; elle nourrit des clients, mais ne les dirige pas. Le prince Chigi se ralliant, sa femme devenue dame d'honneur, c'est leur cuisinier qui, dans leur palais, mènera l'opposition à l'empire ; neuf nobles sur dix acceptent des places, leurs hommes d'affaires, avocats et procureurs refuseront le serment de fidélité. Quant au peuple, il est assez fin pour pénétrer la nullité de ces beaux fils, hauts parasites dans un État qu'ils ne peuvent ni servir par l'intelligence, ni défendre par l'épée. Lorsqu'on formera presque exclusivement de patriciens le conseil municipal de Rome, des murmures s'élèveront contre ces gens qui, dit-on, trahissent le pape pour pouvoir, étant dans la place, sauver leurs fils de la conscription. Si bien que la seule classe disposée à se rallier — sans ardeur au surplus —, est précisément, quoi qu'en pense l'empereur, celle qui représente le moins le peuple romain. Enrichis par un pape, grand-oncle tutélaire, ils ne représentent qu'un passé sans gloire ; ils seront d'ailleurs des amis passifs, refusant même d'ouvrir leurs salons, mais ouvrant largement leurs bourses, pour y recueillir le prix de la défection. Ce prix ayant été jugé bien maigre, ils retourneront sans regret au régime pontifical, n'ayant pu même procurer au système impérial par leur adhésion celle de leur aumônier, de leur intendant ni de leur cuisinier.

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Pas de haute bourgeoisie : trois ou quatre banquiers, deux ou trois jurisconsultes éminents, deux ou trois bons médecins. En dessous, ces 1.200 avocats et avoués vivant du détestable régime judiciaire en vigueur. Ceux-là, espèce très dangereuse, maîtresse de tous les secrets, de tous les intérêts, de toutes les affaires des grandes maisons[31], sont, quoi qu'en ait pensé, avant 1809, un agent illusionné de l'empereur[32], de très fermes partisans du pape. Outre qu'ils vivent du régime, ils sont intimement liés avec les prêtres, et on en peut dire autant des médecins. Il faut s'imaginer la vie de ces petits bourgeois que le bon abbé Benedetti a si bien connus ; ils vivent de peu : un homme de lois peut gagner, bon an mal an, cinq cents écus ; un médecin guette, chez le pharmacien dont il est l'obligé, le client qu'il prend au rabais. Ayant peu à faire, les uns et les autres passent une partie de la journée au café de Venise ; ils s'y rencontrent avec des ecclésiastiques de la Curie et des administrations, tout un monde qui est papalin par métier ; les petits bourgeois qui s'y mêlent se pénètrent de son esprit. Ils sont d'ailleurs, tous, chargés des affaires ou de la santé de quelque cardinal ou haut prélat. Ils ont reçu, eux aussi, l'éducation étroite du Collège romain : ils sont très dévots, vont à l'office au moins aussi assidûment qu'au café ; ils ont considéré la Révolution française comme la bête monstrueuse de l'Apocalypse. Loin de se rallier, ce sont eux qui encourageront les prêtres à refuser le serment, qui tiendront dans leurs cafés des propos outrageants, y colporteront les légendes démoralisantes. Ce seront, ces bourgeois, les pires ennemis du nouveau régime, non point du tout, comme l'écrit, avec sa naïveté de bourgeois libéral, Adolphe Thiers, parce que les classes moyennes de Rome reprochaient à Napoléon d'avoir comprimé la Révolution, mais parce qu'ils affirment, au contraire, que l'empereur Bonaparte incarne la Révolution jacobine et athée.

Quant aux commerçants, ils sont indifférents à tous les changements. Presque tous sont d'ailleurs étrangers. Il leur est égal, s'écrie avec indignation un correspondant de Fouché, d'être sujets d'un prêtre ou d'un héros, si cela ne doit produire aucun mouvement commercial. Vivant du pèlerin, les boutiquiers seraient-ils bien coupables si, au risque de scandaliser plus encore l'agent français, ils préféraient ouvertement le misérable prêtre qui attire ces clients, au souverain glorieux qui va fermer à ceux-ci les portes de Rome ? Rome sans Anglais ! Les négociants du Corso, d'avance, se tiennent pour ruinés et déposent leur bilan[33].

En dehors d'un très petit groupe qui, depuis 1798, a perdu tout crédit, la bourgeoisie, vivant petitement, s'estime heureuse sous un régime qui la nourrit, peu à la vérité, mais sans lequel elle ne croit point pouvoir vivre.

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Les plus heureux étaient cependant les gens du petit peuple : ceux-là étaient bien les descendants de la plèbe qui avait abdiqué tous ses droits, en ne réclamant de César que panem et circenses[34].

Le pain lui était distribué à la porte de cent quarante-cinq couvents, trente palais et quatre-vingt-cinq presbytères. Les jeux du cirque étaient remplacés, pour le plaisir des yeux, par de somptueuses cérémonies dont le faste émouvant récréait sans lassitude ces esprits puérils.

Eux n'étaient atteints par aucune instruction : leurs âmes frustes étaient livrées à une religion rudimentaire où les rites tenaient plus de place que les dogmes et où fleurissaient de singulières superstitions.

Etant surtout indolents, ils trouvaient très bon un régime qui, suivant l'expression d'un romancier contemporain, assurait leurs droits à cette vie de pauvreté insoucieuse[35]. Fainéants, ils étaient nourris ; d'humeur familière, ils rencontraient des prêtres sans morgue, des bourgeois sans hauteur et des princes condescendants ; narquois et un peu frondeurs, ils pouvaient impunément plaisanter les édits et, insoumis, n'y point obéir ; violents à leur heure, ils n'étaient guère réprimés. Le Saint-Père, pour eux surtout, était le bon Père. La bonhomie chrétienne faisait tolérer une mendicité qui, ailleurs, eût été honteuse et qui leur paraissait naturelle.

La misère était partout fort grande, mais elle était partout soulagée. Sur la frontière même de la Toscane — pour ne citer que quelques exemples — à Città di Castello, il y avait 5.000 indigents sur 7.000 habitants, et dans une commune voisine de Pérouse, Norvins comptait 600 indigents sur 900 habitants. Mais c'était à Rome surtout que la présence d'étrangers généreux, exploitables et taillables à merci, non moins que les procédés d'un gouvernement paternel, avait créé cette classe de mendiants sans vergogne que nous peignent des visiteurs indignés ou amusés, et dont nous avons personnellement connu les arrière-neveux. Ils mendient à la petite journée : il en est de grandes, celle, par exemple, du 26 novembre 1769 où Clément XIV a fait jeter dans le peuple 660.000 pains. Une insouciance extrême résultait pour le petit peuple d'un pareil état de choses : elle résultait même des efforts faits pour y parer[36].

Rome était la ville de l'assistance[37]. Ce régime des prêtre, dont nous n'avons dissimulé aucun des mauvais côtés, avait réellement justifié là son existence et, par la pratique ancienne, constante, étendue de la charité, sa filiation évangélique. Le magnifique hospice San Spirito remontant à l'origine même du pouvoir temporel et s'ouvrant parfois à 1.200 malades, celui de Saint-Jean de Latran qui en pouvait recevoir 300, ceux de la Consolation, de Santa Maria et San Gallicano au Transtevere, de San Jacobo in Augusta, de San Rocco, etc., celui de la Santissima Trinità qui, institution unique en Europe, s'offrait aux convalescents, constituaient des asiles libéralement ouverts à des milliers de malades. Une congrégation tout entière consacrée aux soins à donner, les populaires Fate Ben Fratelli ne se contentaient pas de tenir un hôpital modèle, mais se répandaient dans Rome, salués et adorés. Cependant l'hospice Saint-Michel, spacieux et bien organisé, s'ouvrait aux vieillards et aux enfants qui y étaient même exercés au travail : l'hospice des orphelins recueillait 75 enfants par an, et vingt autres maisons hospitalières offraient sur tous les points de Rome un asile sûr à toutes les misères. En province des institutions toutes semblables existaient. Si sévère par ailleurs, Norvins s'incline devant la bienfaisance officielle des papes que proclame si haut, d'autre part, le baron de Tournon.

Mais la contre-partie, c'était cette misère qui, par un effet assez commun, sûre d'être secourue, s'étalait et s'étendait, sans que les individus, qui s'en prétendaient les victimes, fissent rien pour réagir, travailler et se suffire. Le Mont-de-Piété, un des premiers que l'Europe eût vu fonctionner, fort riche, prêtait à bon compte, nouvelle tentation ; et ainsi tant d'établissements humanitaires concouraient encore à l'indolence et à l'insouciance d'un peuple qui, connaissant les avantages d'une misère quémandeuse, n'en ressentait ni vergogne ni peine et, partant, restait fort légitimement attaché à un régime qui lui dispensait de si abondants bienfaits.

 

III

Somme toute, pris dans toutes ses classes, ce peuple romain était heureux : les mécontents étaient rares.

Cela était fort beau, car ces Romains étaient — le trait est à signaler — inconstants et indociles : Breves et infaustos populi romani aurores, avait-on dit jadis. Si peu qu'ils descendissent de ces Romains-là, ceux du dix-huitième siècle étaient toujours les enfants terribles qui aimaient, sinon briser, du moins remplacer souvent leurs jouets : les secrétaires d'État, les plus populaires à leurs débuts, avaient connu les prompts désaveux de la foule. Mais précisément la brièveté de la plupart des pontificats donnait une entière satisfaction à ce goût inné pour le changement ; ces vieux prêtres qui régnaient cinq à dix ans, appelant à chaque avènement de nouveaux ministres, comblaient les vœux du peuple que chaque conclave, d'autre part, amusait comme une loterie. Pie VI, si impopulaire à Rome vers 1796, l'était moins pour avoir, au sens de ses sujets, mal gouverné que pour avoir trop longtemps régné : un pontificat de vingt ans ne se pardonnait point à Rome. Satisfaite de la brièveté normale des règnes et des ministères, la foule romaine devait donc voir dans l'établissement d'un pouvoir personnel et d'une dynastie héréditaire, une des plus fâcheuses conséquences de son annexion. Dès 1808, on avait averti l'empereur qu'il lui serait difficile de former des attachements politiques solides et durables[38]. La lassitude rapide de cette foule était à redouter et, de fait, Napoléon — tout nouveau paraissant beau — sera plus accepté en 1809 qu'en 1811.

Inconstants, ils étaient tout aussi naturellement frondeurs. Certes Rome n'était plus la cavale méchante dont parlait Dante, la ville des tribuns où du sang de Gracchus était né Rienzi. Le régime pontifical, sous les papes fort durs du moyen âge, avait maté et presque châtré la bête rétive, puis, sous des pontifes habiles, la cavale méchante s'était endormie[39].

Que ce fût habileté ou faiblesse, les papes avaient laissé une très petite porte, une issue sans danger au vieil esprit de fronde. Il n'existait pas à Rome de liberté de la presse, car l'unique journal, le Krakas, n'était qu'un ramassis de nouvelles, mais Rome jouissait, plus qu'aucun autre État, de la liberté du bavardage et de la raillerie. Il était bien de son pays, cet ancien diplomate du pape, ce Jules Mazarin qui, peu ému dei mazarinades imitées des pasquinades, disait : Ils chantent, donc ils paieront. Il n'y a pas en 1809 à Rome de journal opposant, mais il y a le Pasquino, la statue tronquée au pied de laquelle, à deux pas de la populeuse place Navone, s'affichent des satires dont le volumineux recueil suffit à édifier sur l'extrême licence permise à la raillerie romaine[40]. Le roitelet le plus débonnaire n'eût rien supporté de pareil à ces traits piquants, mordants, qui parfois portaient juste et fort. Il n'y a pas de presse, il y a le Pasquino ; il n'y a pas de clubs, il y a les cafés. La pasquinade à peine affichée, si elle mord bien le gouvernement, se copie, se colporte de café en café ; c'est d'ailleurs de là qu'elle est partie, c'est dans ces cafés très nombreux, où se prennent de si excellents sorbets, que se confectionnent ces petites méchancetés servies froides le lendemain ; c'est là aussi qu'elles reviennent, très librement commentées, au milieu de la joie facile d'un public caustique. Acquafrescaio, lit-on sur le grand café, le café de Venise ; ce n'est point de l'eau fraîche, mais du vinaigre qui s'y distille depuis 1725 : là comme au café Degli Specchi, comme au café Del Greco, comme au Petracchi, et en dix autres, de beaux esprits prennent, en acérant la pointe des pasquinades, leur revanche de l'exaspérante fadeur des Arcades ; on a vu Métastase bavarder au café de Venise, et Monti, et l'abbé Godard, prince des Arcades, et tandis qu'à une table Torlonia parle affaires, un chanoine, spécialiste en la matière, compose des charades qui cachent mal le trait qu'un autre en fait soudain saillir[41]. Dans ce public mêlé, les représentants du clergé et de la Curie sont en nombre : ce ne sont pas toujours les moins cruels. La chiacchiera romaine signalée avec découragement par Norvins à Fouché[42], la chiacchiera impossible à étouffer, voilà la soupape d'échappement par où s'épanche l'esprit de fronde qui, comprimé, ferait peut-être tout sauter. Des cafés, la chiacchiera gagne les marchés ; la place Navone est alors un Forum ouvert non seulement aux marchands, mais aux bavards : les suonatori, joueurs de guitares, y attroupent la foule ; entre deux couplets se glisse la satire, comprise, applaudie. Quel est l'homme d'esprit qui, ayant remarqué sur vingt monuments grands et petits la fastueuse inscription : Ex manificentia Pie VI P. M., et mécontent de la diminution trop sensible des petits pains due aux mesures du pape, a déposé le sien au pied du Pasquino avec l'éternelle inscription Ex munificentia... ? Un anonyme. Mais le lendemain le trait se répète des cafés aux marchés, des bureaux de la chancellerie aux antichambres pontificales au milieu des lazzis. Satisfaisant l'opposition, la pasquinade la désarme, mais ce peuple que l'Europe croit soumis jusqu'à la servitude, est ainsi plus qu'aucun autre exercé à la fronde. L'Empereur qui n'aime point les plaisanteries ne parviendra pas à pénétrer ce côté du caractère romain. Pourquoi laisse-t-on bavarder ? ne cessera-t-il de répéter. Empêcher le Romain d'aiguiser sa pointe est œuvre impossible. La pasquinade est, en 1809, presque une institution d'État. Les papes — qui, eux, connaissent leur Rome et en sourient — inventeraient la pasquinade si elle n'existait pas. Elle soulage. Les gouvernements ont toujours intérêt à voir Gracchus se faire Arlequin.

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Le grand dérivatif à l'esprit de fronde est cependant la satisfaction donnée par les fêtes à l'esprit de plaisir. Ce peuple, du patricien au mendiant, a toujours aimé s'amuser. Ce goût passionné pour le plaisir est un trait qu'il faut encore retenir, parce que l'esprit de fronde se sentant, sous l'empire, plus gêné que sous les prêtres, la passion des Romains pour le spectacle se trouvera d'autre part déçue par un régime qu'habitués à juger par les yeux, ils estimeront vite terne, triste et morose.

Le plaisir sous toutes ses formes, voilà ce à quoi on a accoutumé ce peuple. Sa grande affaire est cependant l'amour, tout l'amour avec sa gamme variée, depuis la liaison de la vie jusqu'à la passade, avec tout son cortège d'intrigues, de voluptés et de querelles, l'amour absorbant les facultés et remplissant tous les loisirs[43].

Tout Rome intrigue et aime. Institution acceptée, le ménage non à trois, mais à quatre se rencontre partout. Croyons-en Tournon qui, si indulgent, peint à ses parents l'heureuse ville où chaque femme se fait une cour de soupirants, tôt ou tard satisfaits : l'amant en titre à l'arrivée de qui l'époux, les enfants, les domestiques se retirent, le second amant qui est chargé de donner le bras, porter les, gants et le parasol et le mari faisant chez les autres ce qu'on fait chez lui... chacun faisant plus ou moins gaiement le sentier qu'il s'est tracé[44]. Ces hommes oisifs, ces femmes désœuvrées ne connaissent guère dans la vie — à côté d'une dévotion qui les plie aux pratiques du culte plus qu'aux règles de la morale — que cette occupation ; dans le peuple, l'amour s'ébat sans la hiérarchie que le code mondain établit plus haut entre le mari, l'amant et le sigisbée. Sous ce beau ciel bleu, dans ce climat doux, ce n'est point encore Naples, mais c'est néanmoins la revanche du paganisme mal étouffé et qui, privé de ses temples, renaît dans les alcôves. Suburre est partout : on y traite d'ailleurs gaiement l'amour. L'Eglise le condamnant en principe, est obligée de tolérer en fait une situation née de la nature des choses et des esprits ; une moliniste indulgence sévit dans les sphères ecclésiastiques ; trop de fonctionnaires revêtus indûment et abusivement de la soutane noire, violette et même rouge, sacrifient au plaisir et, si discrètement qu'ils le fassent, le scandale éclate trop souvent pour que ceux qui, prêtres véritables, portent avec plus de droit la livrée de l'Eglise, osent fulminer et réprimer. Les papes, eux-mêmes honnêtes, qui, depuis deux siècles, se succèdent sans rappeler un instant l'époque des Borgia et des Médicis, veulent ignorer qu'après saint Pierre, Vénus est la seconde souveraine de Rome.

Le Pape plus légitimement essaye de donner satisfaction à ce goût inné du plaisir en faisant de Rome la capitale des fêtes et des galas. Nous aurons à revenir sur ce carnaval romain qu'il sera plus intéressant de contempler derrière Miollis, Tournon et Norvins, déchaînant dans le Corso, sous les yeux étonnés des Français, ses farces outrancières, ses mascarades brillantes, sa folie au rire éclatant, ce mouvement de gaieté insensée qui jette dans la rue patriciens et plébéiens, l'esprit en joie, sous les déguisements burlesques ou artistiques, les courses de chevaux, les défilés qui font pâmer de rire une ville entière, les veglioni, bals masqués qui, le soir, s'ouvrent aussi bien aux artisans en ribotte qu'aux nobles en goguette, danses voluptueuses, rencontres où se nouent facilement les intrigues sous le domino et le masque, enlèvements au milieu des rires, des madrigaux grotesques ou fleuris ; pendant huit jours de l'année, le plaisir est maître de la rue et le pays entier court à Rome pour prendre sa part à ce soulas énorme, paysannes de Genzano, Albano, Tivoli, Frosinone aux éclatants costumes de velours et laines rouges, vertes, bleues, voiles blancs, dentelles, broderies, chaînes d'argent et de corail, ajoutant par leur présence à la cohue joyeuse et au pittoresque du coup d'œil[45].

Ce ne sont point — il s'en faut — les seules joies de la rue : jamais un prince, un cardinal, un banquier, un ambassadeur ne donnent une fête sans illuminer le palais ou ses dépendances. Si, depuis vingt-cinq ans, les patriciens ruinés ne reçoivent plus guère, les ambassadeurs font ici plus qu'ailleurs assaut de magnificence. Le cardinal de Bernis est parvenu à éblouir Rome par des réceptions qui, à Paris, l'eussent fait taxer de folie ; à l'intérieur, ce furent fêtes incomparables, salons éclairés a giorno, sorbets dont ce Français réussit — chose incroyable à révéler à Rome des espèces inconnues et que des chanoines mondains absorbèrent par douzaines, table princière, luxe inouï ; au dehors la façade resplendit, méandres de feu qui ravissaient un peuple d'enfants. Ce sont encore des illuminations que le peuple réclame des cardinaux le soir de la journée où ils ont reçu le chapeau ; la facciata est une fête folle ; on décore de peintures la façade du palais, on installe devant les portes des orchestres en plein air, on distribue sorbets et sirops glacés, on illumine un quartier entier — et on le nourrit. Cela coûte cher au cardinal, mais quelle joie dans la rue ! Et l'on crée bien cinq cardinaux par an. Que de lampions ! Les soirs de fêtes religieuses, nouvelles illuminations : fêtes de la Madone, du Christ, de Pierre et de Paul où toute la ville s'allume ; fêtes particulières à chaque paroisse pour lesquelles le quartier illumine, fêtes de saints, en l'honneur desquels les dévots les moins fortunés éclairent brillamment leurs fenêtres ; dans un budget d'un million, nous l'avons dit, les feux d'artifices de Saint-Pierre sont comptés pour quatorze mille livres[46].

Dans la journée, ce sont les cortèges magnifiques, les processions fastueuses. Les papes déploient dans leurs entrées à Rome un faste inouï ; la cavalcade de Clément XIV avait, le 26 novembre 1769, rappelé les cortèges déployés au seizième siècle par les papes Médicis et Borghèse ; Pie VI, de taille et de figure princières, avait eu de tout temps une faiblesse pour ces parades où il faisait grande figure et qui n'avaient pas peu contribué à le ruiner. Le gouverneur de Rome lui-même ne circulait qu'entouré d'une troupe bariolée de hallebardiers, gentilshommes, prélats multicolores et trompettes retentissantes. Concurremment avec les six théâtres, les églises, drapées de rouge et d'or, s'ouvraient en toute occasion à une foule en fête ; sous les puits de feu, lustres à cent bougies, au son un peu criard d'un orchestre accompagnant les chœurs, ces plafonds peints et ces murs drapés de rouge ne semblent plus que de magnifiques salles de concert que les contemporains du Bernin ont d'ailleurs à souhait préparées à leurs arrière-neveux[47] ; chacun y cause, y rit ; là où l'oreille et l'œil se satisfont, pourquoi ne pas montrer sa satisfaction ? Enfin les grandes basiliques appellent la foule à des cérémonies grandioses ; le pape y parait entre les flabelli sur la sedia, planant au-dessus de ce cortège de vingt cardinaux à la cappa rouge solennelle relevée d'hermine, de trois cents prélats aux manteaux violets, de suisses bariolés, de soldats d'opérette aux fraises de dentelle et pourpoints de soie, de gentilshommes au costume héraldique, cependant que la chapelle remplit de ses voix étrangement émouvantes les vastes vaisseaux ou que, sous la voûte immense, sonnent les trompettes d'argent. Ce sont, ces cérémonies grandioses, des satisfactions données non à la piété, mais aux sens. Le peuple habitué à cette magnificence trouvera plat et subalterne un régime qui n'en saura étaler aucune. Et tandis que, les cardinaux partis, les facciate disparaissent et les recivimenti diminuent, le pape parti, les basiliques ferment leurs portes et, vides de cette magnificence disparue, endeuillent tout un peuple[48].

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Les pasquinades satisfont l'opposition ; le plaisir des sens et des yeux amuse l'oisiveté ; il faut cependant que ce peuple s'absorbe encore en une autre passion qui occupe tous les moments encore nombreux que la fête ne remplit pas. Le jeu est le vice de Rome et la tranquillité du gouvernement[49]. Tous les témoignages concordent : le Romain joue, rien ne l'empêchera de jouer. Le lotto, introduit par Clément XII dans ses États, est devenu institution nationale et presque officielle ; le tirage se fait chaque semaine sous la présidence d'un délégué du trésorier. Durant une semaine, le Romain parie, achète, vend, conjecture, calcule, invente des combinaisons fatidiques et, avec l'hallucination facile du joueur, vit de châteaux en Espagne, bâtissant sur ses extraits, ses ambes, ses ternes de chimériques espoirs qui lui font trouver la vie bonne et courte la semaine. Le billet coûte peu, l'espérance se vend à bon marché et chaque semaine apporte de nouveaux songes, en permettant de construire sur de nouvelles bases de nouveaux palais de rêve. Cette loterie officielle paraîtra aux Français un encouragement blâmable au vice ; en réalité, c'est un moyen de règne imaginé par des gens avisés qui, offrant à leurs sujets jadis remuants de beaux spectacles pour les distraire, leur donnaient un bien plus précieux que le pain et les fêtes, l'espérance. La psychologie savante dont une pareille institution faisait preuve, était à l'éloge de ces prêtres qui, pour être de médiocres administrateurs, n'en étaient pas moins d'assez bons politiques. Ils avaient pénétré l'esprit romain et, ayant trouvé derrière l'orgueil des paroles la vanité d'un esprit d'enfant, ils l'avaient traité en enfant à qui on donne du pain, des confitures, des fêtes et la loterie.

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De l'enfant les Romains n'avaient pas seulement cette inconstance et cette indocilité naturelles, ce goût pour les jeux, les fêtes et les spectacles ; ils avaient ce mélange de simplicité et d'orgueil qui étonnait, déroutait, faisait se contredire les témoignages à leur sujet. Ils étaient simples ; le linge pendu aux fenêtres du Vatican, les palais des grands, des cardinaux et du pape lui-même ouverts aux arrière-cousins de leurs valets, la tabatière familièrement tendue par un haut cardinal à un pauvre frattone, les lazzi échangés entre un grand seigneur fort riche et un artisan employé par lui, les vendeurs de poissons s'installant sans façons ni autorisations sous le porche des palais, et jusqu'à ce mélange caractéristique, dans la même ruelle, d'un hôtel seigneurial, de cabarets infâmes, d'églises aux riches dorures et de sordides masures, tout indiquait qu'entre eux la morgue d'un côté, le respect de l'autre n'avaient jamais élevé de murs.

C'est que, tous, ils se sentaient, prêtres, nobles, bourgeois, artisans et mendiants, de la même famille, et de quelle famille ! Ils étaient Romains de Rome, et là résidait la cause d'un orgueil qui les faisait si bons amis et presque les égaux les uns des autres, tant ils se sentaient au-dessus des autres peuples.

Romain de Rome ! Le vieil orgueil, qui datait de loin, s'était réfugié tout entier dans cette formule exclusive et arrogante, le vieux Civis sum Romanus. Ils n'avaient plus guère cependant sujet à s'enorgueillir ; César était bien mort, et Cicéron, et Caton, et les Gracques, et Scipion, et Camille, on ne portait plus les armes, on ne connaissait plus le droit romain. Et cependant le moindre mendiant eût juré qu'il avait jadis conquis le monde et lui avait donné la loi ; il était légitime que mainte-. nant il se reposât ; et il se reposait, mais avec un terrible orgueil[50]. Le relieur qui, devant About, disait à son voisin le droguiste : Avec tout ça nous sommes Romains, les premiers du monde[51], n'est point un personnage fabuleux ; il est légion, frère de celui auquel Stendhal prête cet autre propos : Je suis comme moi : tant mieux pour vous[52]. Après tout, l'univers, en adulant leur souverain, en peuplant de fidèles leurs basiliques et de visiteurs leurs musées, en enrichissant leur trésor public et leurs bourses personnelles de bon argent étranger, les entretenait dans une orgueilleuse illusion ; l'Eglise faisant de leur ville la première du monde chrétien, ils s'imaginaient, ânes portant des reliques, être le premier peuple de l'univers. A cet égard encore l'existence de ce pouvoir, souverain d'un monde en même temps que le leur, flattait un de leurs faibles. Il y a dans ce peuple la tradition précieuse d'un orgueil national qui lui rend insupportable l'idée d'être pour ainsi dire absorbé dans une population étrangère[53], a écrit Alquier en 1808. En effet rien, aux yeux des Romains, ne prévaudra contre ce fait que, de première ville de la chrétienté, leur cité est tombée au rang de seconde ville de l'empire. Et là encore est la source d'un mécontentement qu'aucune flatterie ne pourra calmer.

Aussi bien, rien ne parait alors plus méprisable à un Romain qu'un étranger ; cette xénophobie aigué et puérile les fait ignorer même l'univers ; peut-être le jugent-ils d'après les pèlerins que grugent leurs aubergistes et leurs ciceroni. Gens moquables que ces Français, Anglais, Allemands, les uns légers, sots, vaniteux, les autres lourds et grotesques[54]. Personne ne trouve grâce devant eux : les Piémontais leur inspirent du mépris et les Napolitains de l'horreur. C'est peut-être la seule marque d'un esprit national que ce nationalisme outré, issu d'un orgueil traditionnel et que satisfait ce gouvernement mondial exercé par leur prince, ils le tiennent pour une reconnaissance légitime de leur éternelle et naturelle primauté.

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Si naturelle leur semble cette primauté, qu'elle parait les dispenser réellement de tout nouvel effort pour se l'assurer. A cet égard Rome est une ville et un État à part en Europe ; nous avons constaté que l'agriculture, le commerce, l'industrie y languissaient : c'est la faute du gouvernement des prêtres, disent à l'envi agents de l'empereur et visiteurs de Rome. Peut-être. Mais c'était surtout la faute du peuple. Les Romains de l'Empire déjà ne travaillaient plus, ne se battaient plus, ne commerçaient plus ; les étrangers travaillaient, se battaient et commerçaient pour eux. Dès la fin de la République, Rome se reposait sur ses lauriers, et, encore qu'après dix-huit cents ans ces lauriers fussent en poussière, ces étranges Romains trouvaient dans cette cendre de gloire des droits à l'indolence[55].

Que ce fût orgueil, que ce fût mollesse, le Romain ne travaillait pas. Il eût éprouvé quelque stupeur, si le pape eût exigé des mille employés de ses administrations l'exactitude et le labeur, à plus forte raison s'il eût essayé de contraindre au travail des champs et des manufactures cette population d'insouciants mendiants ou d'indolents artisans, à qui suffisait le gain d'une journée d'aumônes ou le salaire médiocre d'une très mince besogne.

Cette indolence les avait, par une suite commune, rendus fatalistes[56] ; elle avait brisé le ressort ; ils étaient ainsi livrés à qui les prendrait ; les Romains ne font pas de révolutions, ils les subissent. Sauf en quelques rues du Transtevere, la Ville avait accepté le joug odieux de la république jacobine ; en 1808, en 1809, les mouvements parfois redoutés ne se produiront pas ; Rome qui a supporté, en 1799, les Napolitains abhorrés, les supportera encore en 1814. Et comme, suivant Dupaty, les meilleurs masques du monde, ce sont les visages romains, ils font illusion à leurs dominateurs qui, les voyant inertes, les croient soumis. Ils le sont toujours, mais sous bénéfice d'inventaire.

Ils croient, comme sous le pape, se venger suffisamment par des lazzis ; leur énergie ne va pas plus loin. Pour excuser leur indolence, ils s'accommodent d'une sorte de fatalisme religieux qui les fait confier au bon Dieu la vengeance d'une querelle qui, disent-ils, est la sienne, puisque, dernier avantage du pouvoir qui les régit, leur souverain, homme de Dieu, doit tout attendre de la bienveillance du ciel. Le Romain est ainsi indolent par orgueil et fataliste par un ingénieux sophisme.

La même indolence les rend dans la pratique assez tolérants. Le plus tolérant des peuples, avoue un correspondant de Fouché,... il dit que les affaires de votre conscience ne le regardent pas[57]. Sans doute ils damnent sans hésiter dans l'autre monde juifs, protestants, libres-penseurs et francs-maçons cette secte est, en ce moment même, particulièrement en horreur — ; mais précisément ils laissent à Dieu le soin de punir l'infidèle. Ils méprisent les juifs et les raillent, ils ne les lapident point et ne les ont jamais brûlés[58]. C'est pourquoi les Israélites ont été, durant trois siècles, moins persécutés et plus heureux sous ce gouvernement de prêtres que dans aucun coin de l'Europe ; c'est pourquoi aussi à deux pas du palais où siègent l'Index, le Saint-Office et la Sacrée Inquisition Romaine, on n'a point élevé de bûchers, même au cours de ce seizième siècle où l'Europe entière en faisait un si singulier abus, catholiques contre parpaillots et protestants contre papistes. On laisse vivre l'infidèle en détestant l'erreur : Dieu reconnaîtra bien les siens, et cette fois la formule est toute de paix.

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Cette tolérance sereine et un peu narquoise, fruit d'une finesse d'esprit incontestable autant que de l'indolence ambiante, s'étend à tous les actes de la vie ; c'est pourquoi ce peuple est en dernière analyse fort aimable pour qui l'examine sans préventions ni préjugés. C'est un peuple d'enfants, mais d'assez bons enfants. Tolérants et libéraux, ils ne veulent point pour eux-mêmes de règles, de règlements, de lois, d'entraves. Le gouvernement, paternel en fait, qu'ils possèdent, leur agrée donc infiniment. Evidemment ce gouvernement était médiocre et pire que médiocre peut-être aux yeux de ces grands philosophes, sociologues, économistes et moralistes, que le dix-huitième siècle avait si abondamment produits, et de leurs innombrables élèves, Français, Anglais et Allemands, qui ne s'en revenaient de Rome qu'en se voilant la face ; et nous-mêmes nous le tenons, après cette étude, pour un gouvernement fort anormal. Evidemment, l'administration était compliquée sans être réglée, très despotique en certains cas et presque anarchique en d'autres ; évidemment les finances se gâchaient par suite du bon plaisir, seule règle de l'administration bizarre qui en avait la gestion ; évidemment la justice était lente, inégale, en tous points contraire aux règles ordinaires du droit, et la magistrature qui l'exerçait, dépendante du pouvoir, était inactive et fantasque ; sans doute la fortune publique ne s'alimentait à aucune de ces mamelles que le grave Sully voulait voir au flanc de son pays, puisque l'agriculture était médiocre, le commerce restreint et l'industrie presque absente ; sans doute il pouvait paraître honteux qu'un peuple, descendant de si illustres guerriers, eût horreur des armes et ne sût point les porter ; qu'un pays aux côtes si développées n'eût ni marine de guerre ni marine marchande ; sans doute il était pitoyable de voir que les fonctions publiques fussent exclusivement réservées à des ecclésiastiques qui, n'étant point prêtres en grande majorité, n'endossaient la soutane que par ambition et qui, ne se croyant tenus à aucune des vertus du prêtre, compromettaient leur habit sans bien servir l'État ; qu'elles fussent par contre systématiquement refusées à tout un peuple de laies dès lors condamnés à une lamentable oisiveté ; sans doute encore il était fâcheux qu'une éducation, infidèle à un programme originairement louable, fût si inférieure qu'elle préparât précisément un peuple entier à cette oisiveté et presque l'y condamnât ; quelques économistes orthodoxes, aux yeux desquels François d'Assise avait été un vagabond digne de la relégation, eussent même ajouté qu'il était aussi regrettable que trop d'asiles voués et trop de bourses ouvertes à la misère encourageassent la mendicité, plaie odieuse au flanc de ce peuple singulier ; des philosophes eussent aussi considéré les braves évêques d'Ombrie ou de Sabine comme des prélats bien peu éclairés et leurs curés comme de médiocres théologiens et de bien frustres pasteurs d'âmes ; et il était patent que tout cela ne constituait point un bon gouvernement, en harmonie avec les théories que tant de gens, éclairés jusqu'à être illuminés, avaient durant un siècle promenées du parlement anglais aux universités italiennes, des cours amies de la lumière aux bureaux de l'Encyclopédie et des cabinets de Choiseul et de Pombal aux salons de ces grands philanthropes qu'étaient Frédéric II et Catherine de Russie.

Mais si le peuple romain, consulté sur les indignations que soulevaient en Europe les institutions dont il jouissait, eût pu répondre, il eût à coup sûr déclaré que, tenant à gagner un peu d'argent sans travailler beaucoup, il trouvait fort agréable d'avoir un souverain qui attirait à Rome tant d'étrangers fortunés et généreux[59] ; que, se souciant peu de payer beaucoup d'impôts, il trouvait fort expédient que le pape grossit son budget de l'argent de la chrétienté et, partant, fort naturel que son souverain dépensât comme il l'entendait cet argent qui était à lui ; qu'à la vérité, il eût été peut-être préférable que la justice allât plus vite et jugeât plus droit, mais qu'à tout prendre là où l'un perdait, l'autre gagnait son procès, et que si on le devait perdre, mieux valait le perdre après dix ans qu'après dix jours ; que d'ailleurs, au criminel, cette justice était indulgente et que, d'accord avec une police peu gênante, elle laissait les citoyens régler seuls leurs petites affaires d'honneur ; qu'ils étaient reconnaissants à leur bon pape de ne les point faire soldats, les soldats étant de grossières gens qui s'allaient faire casser la tête pour de l'argent, métier tout au plus digne d'un Suisse et indigne d'un Romain de Rome ; qu'ils n'avaient besoin ni que la campagne fût couverte de moissons, ni que le port de Civita Vecchia fût entouré de docks et rempli de bateaux, ni que de grands magasins s'ouvrissent à Rome et de belles manufactures en province ; qu'ils vivaient fort heureux, mangeaient du pain, de la polenta, du poisson et parfois des sorbets, qu'ils avaient un carnaval si joyeux qu'ils en avaient de la gaieté pour toute l'année, et les plus belles fêtes de l'Europe ; qu'ils avaient avec le lotto des chances de devenir presque aussi riches que Torlonia ; que le Saint-Père les laissait s'amuser, se quereller, faire l'amour et le coup de couteau, vivre au bon soleil de Dieu, violer les règlements gênants ; que si un pape ne leur plaisait point ou un ministre, ils savaient bien que le pape changerait avant peu, car il est toujours pour lui un roi qui se meurt[60] ; que d'ailleurs en attendant que Dieu appelât au trône un autre pape, ils savaient, par le Pasquino, faire entendre aux grands la vérité et leur mécontentement ; que les curés étaient leurs amis, ne les morigénaient qu'en les plaisantant et leur offraient, après toute admonestation, une prise de tabac ou un écu ; que d'ailleurs leur souverain étant celui du monde, ainsi qu'il convenait d'ailleurs au maître de Rome, cm lui devait tout pardonner, et qu'aussi bien, n'entendant changer la constitution des Suédois, des 'Anglais, des Russes et des Français, n'entendant même convertir ni supprimer les juifs ni les hérétiques chez eux, on les laissât eux-mêmes tranquilles, que leurs institutions ne regardaient qu'eux et non des étrangers, descendants de barbares ou bâtards de Latins ; car il était connu que les Romains, descendants de César, étaient le premier peuple du monde.

Sous un gouvernement despotique et paternel, nourricier et somptueux, anarchique, indulgent et magnifique, ce peuple puéril, parasite, amateur des fêtes et détestant la règle, impulsif, frondeur et vaniteux, vivait heureux.

 

 

 



[1] A. N. Rapport général d'Angles, 1810, F7 4435 ; Olivetti, 14 septembre 1810, F7 6531 ; Rapport au Bulletin de police du 23 août 1808, AF IV 1508 ; Alquier à Fouché, 7 juin 1808. AF IV 1715 ; TOURNON, t. II, p. 62-65.

[2] Norvins, 30 juin 1811, F7 8892 ; TOURNON, Etudes, citées, II, 83-90 ; Souvenirs d'un gentilhomme italien (Revue britannique, t. III, p. 254) ; Mémoires d'Orioli, p. 172, 173 ; et dans les mss. de l'Alessandrina I et X, Relazione dell' Archiginnasio romano nel rettorato di Mgre Carlo-Luigi Costantini.

[3] Norvins, 22 septembre 1812, F7 6531.

[4] Gentilhomme italien cité ; Orioli cité ; Relazione dell' Archiginnasio cité : ce dernier document montre à quel point les professeurs en prenaient à leur aise.

[5] Lettres de Bernis, dans MASSON, Cardinal de Bernis, p. 292.

[6] STENDHAL, t. I, p. 163.

[7] Mémoire Pastoret, AF IV 1715 et TOURNON, Etudes, t. II, p. 88.

[8] THÉDENAT, Forum romain, p. 46, 47, et Mémoire Pastoret, cité.

[9] TOURNON, t. II, p. 89.

[10] ARHENHOLTZ, t. II, p. 45 ; DUPATY, t. II, p. 8.

[11] Mémoire Pastoret ; TOURNON, t. II, p. 80-84.

[12] KOTZEBUE, Voyages, t. III, p. 285.299. Tout le chapitre sur Canova est de ce style.

[13] ARHENHOLTZ, t. II, p. 73 ; TOURNON, t. II, p. 22, 23.

[14] ARHENHOLTZ, t. II, p. 81.

[15] Necrologia di N. Zingarelli, par LIBERATORE, Naples, 1837 ; VILLAROSA, Elogio di N. Zingarelli, 1887.

[16] QUATREMÈRE DE QUINCY, Canova, p. 128.

[17] Notes sur les familles nobles des États romains ; de Gerando à Daru, 4 mai 1811, AF IV 1715 ; Norvins, 8 octobre 1812, F7 6531.

[18] Alquier à Fouché, 7 juin 1808, AF IV 1695 ; TOURNON, Etudes, t. I, p. 275.

[19] Norvins, 20 septembre 1812, 10 octobre 1812, F7 6531 ; Radet, 1810, au Bulletin de police du 14 août 1810, AF IV 1509.

[20] Le commandant de recrutement. Au Bulletin du 18 janvier 1811, AF IV 1513 ; Rapport sur les recrues romaines versées au 17e de lignes Bulletin du 12 février 1812, AF IV 1520 ; TOURNON, Etudes, t. I, p. 281.

[21] Norvins, 12 novembre 1812, 29 novembre 1812, F7 6531.

[22] BARRAS, t. IV, p. 209 ; ARHENHOLTZ, t. I, p. 149, 155 ; F. MASSON, Bernis, p. 285.

[23] BENEDETTI, Diario, 28 avril 98. Vente Braschi ; les Borghèse et les Buoncompagni taxés, 8 mai, 21 juillet 98 ; SILVAGNI, t. I, et DUFOURCQ, Régime jacobin, passim.

[24] Mémoire Pastoret.

[25] ABOUT, Rome, p. 228.

[26] Les Ruspoli, les Altieri, au service autrichien, Anglès, 1810, F7 4435.

[27] Rapport sur Rome, juillet 1808 ; Bulletin de police, 11 août, AF IV 1503 ; Norvins, 30 juin 1811, F7 8893 ; Baffin à Savary sur la confrérie des Quarante Heures, 2 mai 1811, F7 6531 ; Souvenirs d'un gentilhomme (Revue britannique, citée) ; Mémoires inédits du comte Patrizzi ; Mémoires inédits de Tournon.

[28] Sur Chigi, Norvins, 5 février 1811, F7 6531 ; sur Borghèse, MASSON, Napoléon et sa famille, t. II, p. 243 ; sur Caetani, Journal du Capitole, 5 septembre 1810.

[29] Benedetti, 22 mai 1798, SILVAGNI, t. I, et DUPOURCQ, passim.

[30] Note sur la noblesse romaine, Bulletin du 23 juillet 1808, AF IV 1503 ; Miollis, 29 octobre 1809, Bulletin du 8 mars 1810, AF IV 1508 ; Rapport Anglès, 1810, F7 4335 ; l'évêque de Viterbe au prince Ruspoli (lettre interceptée), au Bulletin du 25 avril 1809, AF IV 1505 ; ARTAUD, Pie VII, t. I, p. 245 ; TOURNON, Mémoires inédits.

[31] Rapport du 8 mai 1811, F7 6531.

[32] Correspondance de Rome, Bulletin du 11 août 1808, AF IV 1503.

[33] Correspondance de Rome, Bulletin du 11 août 1808, AF IV 1503.

[34] Le consul Ortoli, 16 août 1810, Archives affaires étrangères, Rome, 944 ; Lefebvre, 4 mars 1808, item, Rome, 941 ; SILVAGNI, t. I, p. 66.

[35] ZOLA, Rome.

[36] Norvins, 25 septembre 1812, F7 6531 ; ARHENHOLTZ, t. I, p. 143, 155 ; SILVAGNI, t. I, p. 21.

[37] Norvins, 25 et 30 septembre 1812, F7 6531 ; TOURNON, Etudes, t. I, p. 123-146.

[38] Lefebvre, 21 mai 1808. Archives affaires étrangères, Rome, 941, f. 312.

[39] Il y avait en cependant des émeutes à Rome sous Pie VI en 1771 et 1774 (MASON, Bernis, p. 290) par suite de famine, et les interrègnes furent parfois orageux. Mais ces faits sont très exceptionnels.

[40] MORANDI, Pasquinate, Nuovo antologia, série 3e, t. XIX, 270-300, 753, 782 ; MORONI, Buffoniere vecchie e nuove, Rome, 1882 ; GROVOGNOLI, Passeggiate romane, Milan, 1879.

[41] BOYER D'AGEN, Jeunesse de Léon XIII, p. 128-129 ; CHUQUET, Stendhal, p. 322 ; SILVAGNI, t. I, p. 26, 61, 73.

[42] Norvins, Fouché à Rome, Revue de Paris, septembre-octobre 1838.

[43] DUPATY, t. I, p. 296-299 ; KOTZEBUE, t. IV, p. 166-201 ; CANTU, t. X, p. 370 ; MASSON, Napoléon et sa famille, t. II, p. 405.

[44] Tournon à ses parents, 7 juin 1810 (papiers inédits).

[45] BOYER D'AGEN, Jeunesse de Léon XIII, Le carnaval de 1803, p. 524-526 ; Cf. plus loin, les impressions de Tournon et du savant Millin.

[46] Mémoire Pastoret ; THIÉBAULT, t. II, p. 189 ; SILVAGNI, t. II, p. 561 : MASSON, Bernis, p. 130, 394-401.

[47] BERTAUX, Rome, t. III.

[48] SILVAGNI, t. I, p. 51 ; KOTKEBUE, t. IV, p. 161, 165 ; Mémoires inédits de Tournon.

[49] Diario de Salvati (Mss. de la Bibl. cathédrale de Todi), cité par LUMBROSO dans les Notes aux souvenirs d'Orioli. Cf. plus loin : le Lotto, p. 348.

[50] Cet orgueil n'est pas particulier à la seule ville de Rome. Le pays entier s'en inspire : la petite bourgade de Piperno met sur ses édifices le fastueux S. P. Q. P. (senatus populusque privernatenses ?) singeant l'orgueilleux S. P. Q. R. de la municipalité romaine.

[51] ABOUT, p. 17.

[52] STENDHAL, t. I, p. 40 ; Sur l'orgueil romain, PELLENC, Lettres, 1811, AF IV 1715 ; Mémoires inédits de Tournon ; ARHENHOLTZ, t. I, p. 143.

[53] Alquier, 18 février 1808. Archives affaires étrangères, Rome, 941, 135.

[54] Il faut lire avec quel dédain Pacca s'exprime sur Paris (Mémoires, t. I, p. 319). Dès le dix-septième siècle, le cavalier Bernin adulé à Paris en parle cependant avec aigreur et mépris (Communication de M. Léon Mirot à la Société de l'histoire de Paris). On retrouve le même ton de dénigrement poussé à l'extrême dans les Mémoires d'ALFIERI.

[55] DUPATY, t. II, p. 106, 115 ; TOURON, Etudes, t. II, p. 111, 113. STENDHAL, t. I, p. 211.

[56] Norvins, 28 mai 1811, F7 6531.

[57] Correspondance de Rome, Bulletin du 23 août 1808, AF IV 1503.

[58] DUPATY, t. II, p. 150.

[59] Benedetti, Diario, 7 avril 1798 (Silvagni...) Quelques pensées sur Rome française. (Papiers inédits de Tournon).

[60] DUPATY, t. II, p. 100.