LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XLVII. — PRAIRIAL - LA DERNIÈRE POUSSÉE JACOBINE.

Mai 1798-Juillet 1799

 

 

Les Conseils de l'an VII contre le Directoire. L'élection de Sieyès. Barras trahit Reubell. Le coup d'État de prairial contre le Directoire. La Montagne retrouvée. Les nouveaux directeurs. Sieyès martre du Directoire. Les trois lois jacobines : la Conscription de l'an VII ; l'Emprunt forcé de l'an VII, mésaventure de l'impôt progressif ; la Loi des otages. Soulèvement général.

 

Les ennemis du gouvernement n'avaient pas attendu les grands désastres pour s'en faire une arme contre lui. Les Conseils sortants en prairial ayant confirmé toutes les élections de germinal, sans s'embarrasser, écrit un étranger, de l'humeur du Directoire, celui-ci s'était trouvé en face de la plus forte opposition.

Deux groupes la constituaient : d'abord une tapageuse Extrême-gauche, qui ne réclamait rien moins que la résurrection du Comité de Salut public et de toutes les lois terroristes ; puis une masse de politiciens aigris contre les gouvernants : Boulay, Chénier, Baudin, Berlier les dirigeaient, qui entendaient simplement régénérer une fois de plus le Directoire.

Ils avaient d'abord attaqué Barras avant tous, puis avaient paru le ménager. Par quelle mystérieuse opération ce roué s'était-il rapproché d'eux ? Quoi qu'il en soit, il sembla bien, au bout de quelques semaines, que tous les coups tomberaient sur Reubell et Treilhard et qu'on épargnait décidément le directeur perpétuel. Celui-ci avait tout simplement — à son ordinaire — trahi ses amis. Quoique considérant, nous dit-il, Reubell, comme l'âme du Directoire, il s'était résigné à priver de cette âme un corps déjà si malade. On avait aidé le sort — ainsi qu'on l'avait fait en toutes circonstances — et Reubell était parti. Pour rendre ce départ moins douloureux, le Directoire — croyons en Barras et La Revellière— alloua 100.000 livres sur les fonds secrets au partant et lui permit d'emporter sa voiture et ses chevaux. Sieyès, qui, à la vérité, est suspect, prétendait que Reubell avait, par surcroît, raflé les meubles et emporté jusqu'aux bougies.

Ce Sieyès n'avait, à maintes reprises, refusé d'entrer au Directoire que pour n'être point le collègue de Reubell qu'il abhorrait. Celui-ci parti, il pouvait entrer.

On ne peut se faire aucune idée du prestige dont était entouré l'ex-vicaire général de Chartres. Ce n'était pas une mitre, c'était une tiare qu'avait, à la Révolution, gagnée ce prêtre défroqué. Ses partisans l'élèvent comme un dieu et ses détracteurs le rabaissent comme un diable, rapporte un diplomate : double prestige.

Nous connaissons le personnage. Féru d'orgueil philosophique, comme l'écrit en prairial le Prussien Gervinus, il croyait enfin venue l'heure où il pouvait, les tables de la loi en main, descendre du Sinaï. L'interrogeait-on sur leur contenu, il restait d'ailleurs dédaigneux et fermé ; à dire vrai, je crois qu'il l'ignorait à peu près. S'il était caché, c'est que son cerveau était plus fumeux qu'on ne l'imaginait : lui-même n'y voyait pas toujours clair.

Il méprisait : c'est une force. Il méprisait avant tout la bande qui, depuis quatre ans et plus, investissait le pouvoir. Il la divisait en deux groupes : les fripons et les énergumènes. Il chasserait d'abord les marchands du Temple en s'appuyant sur les énergumènes, puis les valets du bourreau eux-mêmes. Et il changerait alors la Constitution.

Il fut élu et — enfin ! dit un député — fit, de Berlin, savoir qu'il acceptait. Opération de salut public ! s'écriaient ses amis. Il y a peu de souverains, écrit l'agent suédois le 13 juin, dont l'avènement au trône, dans des circonstances difficiles, ait causé une sensation plus profonde... S'il ne réussit pas, cet exemple prouvera d'une manière éclatante que le génie le plus exercé sur des spéculations abstraites n'est pas toujours propre à tenir le gouvernail de l'Etat... C'est ce qui devait arriver : l'appel au philosophe précédera l'appel au soldat et c'est le philosophe lui-même qui, se rendant compte qu'il n'y peut suffire, appellera le soldat.

Les directeurs le détestaient : ils furent atterrés. Calamité ! dit La Revellière, appréciant cet avènement. Barras, lui, de ce jour, renonça à gouverner : il ne voulait plus que durer : Je serai toujours de son avis, ricanait-il ; il me croira presque autant d'esprit qu'à lui-même et nous vivrons parfaitement ensemble.

***

En attendant l'arrivée du philosophe, l'opposition menait rude guerre. Les revers des armées, écrit cyniquement Fouché, la servaient merveilleusement. Elle somma rudement par un message le Directoire de s'expliquer sur ces désastres :

Pâlissez, imprudents et ineptes triumvirs ! s'écriait tragiquement le député Bertrand à la tribune.

Barras pâlissait en effet d'effroi : cependant il négociait. Après avoir livré Reubell, il livrait encore Treilhard. Celui-ci était odieux aux députés qu'à l'opposé de Barras, il malmenait rudement : Manant, tu nous le paieras ! lui crièrent-ils un jour. Ils attendaient l'arrivée de Sieyès pour exécuter le manant et les autres.

L'ex-abbé arriva dans la nuit du 17 au 48 prairial et ne parut que le 20 au Palais avec un air fort composé qu'il garda dix jours.

Les Cinq-Cents attendaient toujours du Directoire une réponse à leur message. Elle ne venait pas ; ils perdirent patience et procédèrent à une première exécution, celle de ce manant de Treilhard.

Ce fut des plus simples : Treilhard n'avait jamais fait partie légalement du gouvernement, ayant été, en l'an VI, élu, contre la Constitution, par des Conseils caducs ; il fallait rétablir la Constitution — on ne parlait jamais tant de rétablir la Constitution que depuis qu'on la violait tous les trois mois — : Treilhard était donc prié de vider les lieux. Le Directoire réuni, il vit sur la ligure morne de ses collègues que tous le sacrifiaient. C'était un homme simple : il se leva, prit son seul parapluie — il n'avait pas les habitudes de Reubell — et s'en alla coucher chez lui, rue des Maçons.

Les Cinq-Cents le remplacèrent incontinent par Gohier, ancien ministre de la Justice, que Mme Roland avait parfaitement jugé d'un mot : Médiocrité, et qui continuait à le mériter. Il était la créature des Conseils : uni à Sieyès et au traître Barras, il ferait sauter Merlin et La Revellière.

Ceux-ci voyaient venir le coup : Sieyès dans un discours entortillé, démontra, le 29, en plein Directoire que, dans leur intérêt, les deux directeurs condamnés se devraient retirer. La Revellière, révolté, s'y refusa.

Il fallait donc recourir aux grands moyens : Boulay se chargea de l'exécution ; c'était un rude jouteur que ce futur ministre de l'Empereur, l'homme de tous les coups de force — fructidor, floréal, aujourd'hui prairial, demain brumaire. Il monta à la tribune et y débita une diatribe. Il fallait écarter, par un grand coup, des gouvernants fâcheux : de faits précis, aucun. Une commission ayant été nommée incontinent, c'est comme rapporteur que Boulay reparut, dénonçant — ce qui dans cette bouche était assez comique — des actes arbitraires et des détentions illégales dont La Revellière et Merlin — on ne savait pourquoi Barras était indemne — s'étaient, disait-il, rendus coupables : conclusions adoptées.

A 11 heures, une députation vint au Luxembourg signifier que, si Merlin et La Revellière ne démissionnaient pas de bonne grâce, on lancerait contre eux un décret d'arrestation. Les deux directeurs firent encore quelques cérémonies, Barras insista : il fut insinuant, puis violent ; reprochant à Merlin de vilaines mœurs, il ajouta : Hâte-toi de déloger. La Revellière fit un discours extrêmement ému qu'il insère in extenso dans ses Mémoires et qui fait de lui, à ses yeux tout au moins, le dernier des Romains — moins la concision : car ce Caton fut pâteux. Cependant, on lui fit peur : il versa des larmes et, avec Merlin, délogea. C'était le 30 prairial au soir.

On nomma deux nouveaux sirescires à frotter, ricanait le peuple — : Roger Ducos, présentement juge de paix, et Moulin — général de barricades, complètement inconnu. Et ce fut une stupeur. La sage énergie du Corps Législatif, écrit un journal officieux, a sauvé le corps politique... le peuple peut croire à la liberté, puisqu'il voit, en un moment, briser le colosse directorial. Pauvre colosse !

Le peuple ne croyait plus à la liberté ; jamais — si j'en crois plusieurs témoignages — il ne montra plus d'indifférence : L'apathie tempère le mécontentement, écrit Robert Lindet. Peut-être est-il plus intéressant d'entendre un paysan résumer l'affaire dans ce rustique journal qui permet de sonder les couches profondes. C'est le vigneron Laviron, du Doubs, qui écrit : Les premiers jours de juin 1799, la Convention (sic) a décidé que les élections jacobines étaient reconnues valides. Les membres du Directoire qui n'avaient d'autre envie que de faire des grandes fortunes, comme on le leur a reproché publiquement, ont donné leur démission. Ils se sont retirés, avec chacun un trésor qu'une voiture ne pouvait mener... Aussitôt les autorités ont été changées à Besançon et remplacées par des hommes de sang.

Hommes de sang, hommes de proie, il fallait donc sans cesse tomber des uns aux autres — voilà ce que pense le petit peuple, des villages aux faubourgs, en cet été de 1799.

***

Allait-on revoir les hommes de sang ? On le pouvait croire. C'était la nouvelle Montagne, la Montagne retrouvée, qui avait défoncé le Directoire corrupteur. Elle entendait être digne de l'ancienne Montagne. Dès le 1er messidor, les propositions les plus extravagantes pleuvaient. L'ennemi étant aux portes, il fallait rétablir le Comité de Salut public et, naturellement, la guillotine. Est-ce qu'on ne fera pas tomber quelques têtes ? entendait-on dans les cafés jacobins. Est-ce qu'il n'y aura pas de guillotine ?

Les clubs, en attendant, allaient se rouvrir : les journaux jacobins ressuscitaient ; un groupe important, dans les Conseils, parlait de voter une nouvelle levée de conscrits, un emprunt forcé aux riches, une loi des otages ; il fallait enfin proclamer la patrie en danger et restaurer la Terreur.

Les honnêtes gens étaient fort effrayés. Certes on était content de la chute des misérables individus qui s'étaient rendus indignes de leurs places, écrit un ministre étranger, mais le parti qui les a renversés est bien plus dangereux pour la tranquillité publique. Le diplomate, on le voit, parle comme le vigneron.

Une partie des vainqueurs de prairial s'effrayait plus que personne de cette effervescence : c'étaient les amis de Sieyès, Boulay, Baudin et les autres. Ils pensaient qu'il était dangereux de relever la guillotine et — ils songeaient à eux-mêmes —, d'accoutumer de nouveau le peuple à l'échafaud. Ils accorderaient à leurs alliés — provisoirement — quelques lois de circonstance : levée, emprunt forcé, loi des otages ; on laisserait rouvrir les clubs, mais quand on se serait un peu fortifié, on les fermerait.

Le nouveau Directoire était dans cette mentalité. La nullité — le mot se retrouve sous toutes les plumes — du nouvel attelage le livrait à Sieyès. Ce pauvre Gohier avait perdu la tête, un instant, de se voir le manteau de pourpre sur le dos : il appelait citoyen directeur toutes les personnes qui venaient lui faire compliment, écrit-on le lendemain ; il ne voyait que des directeurs. Et de fait, tout le monde eût pu l'être, puisqu'il l'était. Je crois voir à des indices certains que Sieyès le considérait comme un imbécile. Le général Moulin semblait, lui, le fruit d'une détestable plaisanterie : on disait qu'il avait été valet de pied chez la Du Barry, puis marchand de chandelles, puis adjudant du général Santerre, puis général lui-même. A l'heure où les soldats de France s'appelaient Masséna, Moreau, Jourdan, Joubert, Bonaparte, le choix de ce général de barricades relevait de l'opéra bouffe. En voyant tel homme remplir une des premières places de l'État, dit une contemporaine, on pouvait penser à ces temps où les soldats barbares arrivaient à l'Empire. Sieyès tint bientôt pour un pauvre hommece général du temps de Robespierre. En revanche, il estimait Ducos pour sa souplesse. Le fait est que, de son vote régicide à celui par lequel, au Sénat, il appellera, en 1814, Louis XVIII au trône, ce Ducos passera par toutes les équipes. Il eût été assurément pair de Louis-Philippe, s'il ne s'était tué dès 1816 en sautant de voiture et ce sera bien la seule fois que cet homme prudent se sera fait tort en quittant l'équipage où il avait pris place. Esclave aux ordres de Sieyès, dit-on de lui en prairial an VII. Ce cul-de-jatte de Ducos ! s'écriera Bonaparte, ce goujat de Moulin !

Barras, lui, ne bougera plus — en apparence. Il était à sa fin : du cœur, la décomposition gagnait le cerveau. Il en avait cependant gardé assez pour tenter une suprême intrigue : il négociait secrètement avec Mittau où le tzar hébergeait à cette heure le comte de Lille. La preuve est faite — par M. Ernest Daudet — que le ci-devant vicomte était acheté par le futur Louis XVIII. Il attendait l'heure ; peut-être d'ailleurs trompait-il qui l'achetait : il l'a soutenu. En tous cas, retourné à ses plaisirs, écrira-t-on le 10 fructidor VII, il ne discutait plus au sein du Directoire. On avait balayé l'ordure ; il avait miraculeusement échappé ; il se faisait petit.

Sieyès était donc le maître. Lui ne songeait pas à Louis XVIII : un instant il avait rêvé Orléans, un Louis-Philippe Ier, puis il pensait maintenant s'accommoder avec un soldat complaisant. Nous le verrons à l'œuvre. Dès l'abord, il effaroucha Gohier par des confidences — qui d'ailleurs nous étonnent de la part de cet homme secret — : ... Quand la glace se rompt, des pilotes habiles savent échapper à la débâcle... En attendant qu'il trouvât le soldat, il se préoccupait, ayant chassé les marchands du Temple d'en chasser aussi les braillards. Le mouvement néo-jacobin l'assombrissait et allait bientôt le révolter.

***

Le groupe montagnard, de fait, se déchaînait. Et il est important de s'arrêter à cette poussée : de l'aveu de tous, elle acheva de jeter les citoyens dans les bras du César.

Les jacobins d'abord s'étaient fait donner des places — c'était l'usage. La séquelle jacobine est arrivée aux places, écrit-on. Ils obtinrent la disgrâce de Talleyrand ; il s'en alla avec un sourire discret — on ignorait encore que les régimes mouraient des disgrâces de l'ex-évêque d'Autun — ; mais on le remplaça par Reinhardt qui parut trop modéré aux Jacobins ; même sentiment en ce qui concernait le nouveau ministre de la justice, Cambacérès. Les jacobins demandaient qu'on donnât les finances à un pur, Robert Lindet, par exemple : ils finirent par arracher sa nomination. N'importe : ils commençaient à trouver qu'on ne les payait pas assez et Sieyès, déjà, leur paraissait un traître.

Dans les Conseils, ils étaient plus heureux, enlevant loi de conscription, loi établissant l'emprunt progressif, loi des otages. Ce devait être, au surplus, une série de mécomptes après une série de ruines.

Le premier mécompte vint des conscrits. On le devait prévoir : les lettres de Joubert a son père — publiées par Chevrier — sont désolantes : depuis 1795, il n'y avait plus aucune ardeur à s'enrôler et les gens enrôlés désertaient. La levée de l'an VII rencontra donc fatalement d'invincibles obstacles : un voyageur qui parcourt le Midi, voit partout les conscrits en révolte ouverte contre les délégués du gouvernement. Un commissaire en accusait les prêtres. Point n'était besoin des prêtres pour savoir que, désargenté, le gouvernement envoyait ses soldats à la boucherie ; la confiance n'y était plus — et tout était là : nous verrons, à la nouvelle du débarquement de Bonaparte. des conscrits en rébellion se rendre soudain et rejoindre leurs drapeaux. Mais, en l'an VII, le Midi entier — comme jadis la Vendée — se soulevait contre la nouvelle réquisition à la 93 où manquaient l'esprit de 92 et la poigne de 93.

Le mécompte financier fut pire. On aimerait s'arrêter à cette histoire édifiante. Le parti prairialiste sortait en partie des officines de Babeuf : ce parti radical socialiste, comme l'écrit M. Aulard, était donc imbu de cette idée — absolument fausse — que l'impôt doit être, non pas la contribution proportionnelle de chaque citoyen aux dépenses communes, mais une saignée faite à la bourse des riches et je dirai même un châtiment infligé à la fortune acquise.

L'aventure de l'emprunt forcé et progressif de l'an IV n'avait nullement éclairé nos hommes : s'il avait lamentablement échoué, c'est que, disaient-ils, les purs n'étaient pas au pouvoir ; or Lindet allait être chargé des finances. Il fallait immédiatement 100 millions ; on les chargé aux riches : la progression commencerait à trois dixièmes des cotes foncières à partir des cotes de 300 livres en principal et s'élèverait jusqu'aux trois quarts du revenu annuel estimé par un jury taxateur, pour les contribuables dont la cote dépasserait 4.000 livres. Telle fut à peu près la loi arrachée par les Jacobins aux Conseils, votée le 10 messidor, aggravée le 19 thermidor.

L'impôt était exorbitant : des contribuables étaient taxés à 50.000 livres ; d'autres devaient payer jusqu'à 300.000 et 400.000 livres. Ce n'étaient cependant pas les riches qui réellement étaient atteints, mais, comme toujours, les pauvres.

Dès le premier vote qui, le 10 messidor an VII, avait fait triompher au Palais-Bourbon — les Cinq-Cents y étaient depuis peu installés — le principe de l'impôt progressif, l'effet avait été foudroyant : le 12, les journaux signalent la subite stagnation des affaires ; le luxe se supprime ; on renvoie les domestiques et l'on contremande les commandes de meubles et de vêtements. A mesure qu'on voit, aux Anciens, la majorité céder à son tour à la pression jacobine, l'affolement s'accroît : des négociants demandent des passeports pour Hambourg, la Suisse et l'Espagne ; quelques-uns font de fausses faillites, entendant ainsi gagner du temps. Le luxe se supprimant, le travail cesse.

Les jurys taxateurs étaient odieux : ils servaient aux pires vengeances politiques et privées ; la délation se mit à refleurir, menant ses victimes non plus à l'échafaud, mais à la ruine.

Par surcroît, les gros se dérobaient : les financiers n'étaient pas tous propriétaires, leur fortune, étant en portefeuille, échappait. Le financier Collot, raconte un étranger le 7 fructidor, étant venu, pour se libérer de toute inquisition, proposer 100.000 livres, on refusa : Vous ne voulez pas, dit-il insolemment, vous n'aurez rien. Les vraies victimes étaient les propriétaires, partant, les fameux acquéreurs, les négociants de Paris et enfin, par incidence, les ouvriers. Les ateliers en effet se fermaient. Incivisme des chefs d'ateliers, disait le ministre de la police qui entendait forcer les patrons à rouvrir : en réalité tous les riches quittent Paris, écrit l'Ami des lois du 22 thermidor : on fuit les jurys comme on fuyait les comités. Les ouvriers sont sans ouvrage. Un ébéniste du faubourg Antoine dit : Ils m'ont épargné 6 livres d'emprunt forcé : ils m'ont fait perdre 60 livres en effarouchant mes pratiques. Il n'était pas jusqu'à l'État qui ne pâtit dans son trésor des mesures prises pour le remplir. Depuis l'emprunt, l'enregistrement et le timbre — les transactions s'étant arrêtées — ne produisent plus rien... Cela s'appelle éventrer la poule.

Cependant. 40 millions rentraient péniblement — au prix de quelles ruines ! — au Trésor au lieu des 100 attendus. Avant trois mois, on devra reconnaître que l'aventure tourne mal : un député montera à la tribune pour demander le rétablissement d'un impôt proportionnel. Ce sera le 16 brumaire — l'avant-veille du coup d'Etat — trop tard pour empêcher les financiers Collot et Ouvrard d'épauler le vengeur, les propriétaires menacés de l'acclamer et les ouvriers, réduits au chômage par cet impôt démocratique, de le bénir.

La loi des otages fut simplement odieuse. Elle fut votée le 21 messidor. La Terreur avait frappé les aristocrates suspects : elle n'avait pas conçu l'idée, peut-être plus monstrueuse, de frapper sciemment des innocents pour ceux qu'elle considérait comme coupables. Ce fut la dernière grande pensée du règne. La poussée jacobine, loin de terrifier, paraissait avoir mis le feu au pays : une vraie Chouannerie était née ou ressuscitée littéralement dans les trois quarts des provinces ; le pays était en sédition active ou latente. Bandits de grand chemin et conscrits révoltés s'unissaient. On affecta de les tenir pour des soldats de Louis XVIII : le 24 messidor, l'Extrême-Montagne impose aux Conseils une dernière loi : une liste d'otages sera dressée par commune — c'est la renaissance des comités révolutionnaires — : on y inscrira les parents d'aristocrates. A chaque assassinat d'un patriote, quatre de ces otages seront déportés : à chaque acte de pillage, les otages paieront l'amende.

La loi souleva un cri d'horreur. On ne pouvait plus en imposer au pays ; les provinces, qui jusque-là n'étaient qu'effervescentes, se révoltèrent réellement. Une insurrection formidable mit debout, en un jour, le sud-ouest — six départements, toute la vallée de la Garonne jusque-là fidèle à la République. Dans la nuit du 18 au 19 thermidor. 20.000 hommes se lèvent spontanément, sans appels, sans chef, poussés par le désespoir. Ils seront dispersés le 3 fructidor, mais les tronçons de cette armée vont constituer de formidables bandes de hors-la-loi.

L'Ouest naturellement se réenflamma. L'œuvre de Hoche parut soudain compromise. Napoléon, d'accord avec d'Andigné, attribue à la seule loi des otages cette suprême réinsurrection de l'Anjou, de la Bretagne et de la Normandie. Cinquante mille hommes se réunissent à la fin de fructidor : chefs médiocres, hésitants, mais soldats valeureux qui vont enlever des villes que n'avaient pu réduire Cathelineau ni Charette, ces gens ne savent pas trop d'ailleurs ce qu'ils veulent : ils sont simplement au paroxysme de la haine et du désespoir. A l'automne de 1799, sur 86 départements français, 14 sont en révolte et 46 minés, près d'exploser. C'est le seul résultat de cette renaissance du terrorisme. Les malheureuses suites des deux lois de l'emprunt et des otages, écrit un étranger, sont incalculables. La première anéantit toute espèce d'affaires et ruine l'État, la seconde menace la société entière d'une dissolution prochaine.

 

*****

Pour les sources et la bibliographie de ce chapitre, voir à la fin du chapitre XLIX.