LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XLI. — L'ENTRÉE EN SCÈNE DE BONAPARTE.

Mai 1796-mars 1797

 

 

Foudroyante campagne de Piémont. La Lombardie conquise. Le Directoire attend de l'or de Bonaparte. Paris reçoit le coup de foudre. Le pays contre le Directoire. L'affaire de Grenelle active la réaction. La conspiration royaliste. Les grandes victoires d'Italie. La campagne d'Allemagne de 1796. Le soir de Rivoli. Bonaparte veut la paix. Le Directoire effrayé et tremblant. Tolentino. Leoben.

 

Soldats, vous avez, en quinze jours, remporté six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont ; vous avez fait 15.000 prisonniers, tué ou blessé plus de 10.000 hommes... Mais soldats, vous n'avez rien fait puisqu'il vous reste à faire ! ... C'est Bonaparte qui, le 6 floréal (26 avril), jette à pleine main les lauriers à ses troupes.

Il était venu, avait vu et avait vaincu. On n'attend pas que je retrace ici les détails de cette mémorable campagne : ce petit général, mince mathématicien, s'imposant d'un seul geste à de rudes lieutenants et leur faisant, avoue Masséna, presque peur ; l'appel adressé aux 36.000 hommes qu'il va, sans hésiter, jeter contre les 10.000 Autrichiens et Piémontais, l'Italie montrée comme une proie sûre et riche ; les Apennins brusquement franchis, Augereau jeté sur les Autrichiens à Montenotte, le 12 avril, Masséna et Laharpe le 15 à Dego, Augereau derechef, le 14, à Millésimo et toutes les communications ainsi rompues entre les deux camps ennemis et leur centre crevé ; l'Autrichien en retraite, les Piémontais de Colli enveloppés dans Ceva, battus à Mondovi le 23, et, la route de Turin étant ouverte, le roi obligé, moins de dix jours après la fulgurante apparition du héros, de signer à Cherasco l'armistice qui abandonne les forteresses, livre le pays, ouvre la Lombardie et qui, converti en paix, va définitivement doter la France de deux provinces.

Voilà tout ce qu'il y a dans cette épique proclamation du 26 avril, dont l'éloquence couvre d'un magnifique manteau des réalités plus magnifiques encore.

Bonaparte a pris son élan. Rien ne l'arrêtera. Vous n'avez rien fait, puisqu'il cous reste à faire ! C'est à lui, avant tous, qu'il adresse ce vibrant appel.

Il faut franchir le Pô : par une feinte heureuse, il attire l'ennemi à Valenza, surprend ainsi le passage à Plaisance, rejette le maréchal Beaulieu derrière l'Adda que franchit le pont de Lodi. C'est alors le combat dont, à tout jamais, l'armée, puis la nation garderont le souvenir. Le froid tacticien s'y révèle soldat sans peur : le voici qui, sur le pont de Lodi, sous une rafale de mitraille, entraîne lui-même ses hommes hésitants et les jette sur l'ennemi qui, défoncé, est balayé, dans une effroyable déroute, jusqu'au Mincio. C'est le 7 mai 1796 (27 floréal).

La Lombardie est conquise en quatre jours : Pavie, Crémone ouvrent leurs portes aux vainqueurs qui, le 15 mai, font à Milan cette entrée, dont Albert Sorel, en une page inoubliable, nous fait, un instant, partager la triomphale ivresse. Et voici le héros qui, de bien plus haut encore que le 27 avril, parle non plus aux soldats, mais aux peuples : Peuple d'Italie, l'armée française vient briser vos chaînes : le peuple français est l'ami de tous les peuples, venez au-devant de lui... : des vues éblouissantes d'avenir, César qui déjà se fait Auguste, libérateur et restaurateur, voilà ce qu'on trouve dans la proclamation du 15 mai.

L'Europe stupéfaite voyait s'élever en quelques jours un astre qui allait changer la face du inonde.

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Les directeurs, plus que personne, en restaient saisis. Ils avaient cru lâcher un faucon qui rapporterait ; ils avaient donné le vol à un aigle qui planait. Mais tels événements auréolaient à ce point le gouvernement, que ces hommes se sentaient partagés entre l'inquiétude et la joie. Par surcroît, dans toutes ses lettres, le général annonçait l'envoi de millions.

De l'argent, le Directoire réduit à la misère en voulant encore, en voulait toujours. Pendant que Bonaparte, de Milan, parle aux peuples d'Italie de liberté civile, de tolérance religieuse, d'ordre dans l'émancipation, du Luxembourg on lui écrit : Ne pourrait-on enlever le Casa Santa (de Lorette) et les trésors immenses que la superstition y e amassés depuis quinze siècles ; on les évalue à 10 millions de livres sterling. Vous ferez une opération financière la plus admirable et qui ne fera tort qu'à quelques moines. De fait, l'or afflue : à lire les lettres de Bonaparte, on dirait d'un conquistador lâché dans l'empire de Montezuma. Les directeurs enchantés écrivent : Vous êtes le héros de la France entière !

Il l'était, non pour l'or, mais pour la gloire. La campagne d'avril avait excité une indicible admiration. L'épisode de Lodi devenu vite populaire transportait. Ce peuple aveuli sortait, à l'étonnement des policiers, de son atonie. Le général faisait frissonner d'orgueil un peuple qui, par ailleurs, attendait de lui la paix après la victoire. Tous les partis le tiraient à eux. Joséphine était assautée d'hommages ; on l'acclamait Notre-Dame des Victoires. Une curiosité passionnée, presque amoureuse, entourait le soldat passé démiurge et presque demi-dieu. Paris surtout alla à lui, comme il va à un homme, d'un élan fougueux et joyeux, et jamais la grande ville, subitement éprise, ne se déprendra.

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Le Directoire, bientôt, n'en fut plus qu'à suivre l'opinion : ne pouvant arrêter l'homme, il l'adulait : Vous avez la confiance du Directoire ; les services que vous rendez tous les jours vous y donnent des droits ; les sommes considérables que la République doit à vos victoires prouvent que vous vous occupez tout à la fois de la gloire et des intérêts de la Patrie. Dix lettres sont sur ce ton. Lors de la fête des Victoires, en prairial an IV, les directeurs se parèrent d'une façon audacieuse des plumes de l'aigle.

Il le fallait : il était expédient d'éblouir un pays qui, par ailleurs, s'exaspérait. Les élections s'annonçaient très mauvaises pour le Luxembourg.

Le complot Babeuf avait provoqué un nouveau mouvement de réaction. Que fut-ce, quand on apprit que les amis de Gracchus avaient tenté, dans la nuit du 23 fructidor, de soulever contre le gouvernement le camp de Grenelle ? A 11 heures du soir, une bande de 600 à 700 hommes s'était, trouvant le Luxembourg trop bien gardé, dirigée vers Grenelle où le commandant Malo les avait reçus à coups de fusil, puis fait cerner, 133 étaient arrêtés.

Ce fut un déchaînement. Qu'on vienne après cela prêcher l'oubli des crimes et l'amnistie pour des brigands qui ne cessent de conspirer ! écrivait-on. Le venin dure autant que la bête et, pour éviter le poison, il faut écraser le reptile. Des commissions militaires furent instituées qui, du 27 fructidor au 6 brumaire, allaient condamner 88 insurgés, dont 31 à mort, parmi lesquels 3 ex-conventionnels. En même temps, Babeuf et ses complices voyaient, à Vendôme, leurs fers se resserrer, en attendant que leur procès aboutit — en prairial an V seulement — à d'autres condamnations capitales.

Le gouvernement se sentait débordé. Il était par surcroît divisé : Reubell, effrayé de nouveau par la réaction, s'était rapproché de Barras ; La Revellière se portait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Il en résultait une politique chaotique. Un jour, écrit Mallet le 5 décembre 1706, l'autorité destitue un jacobin en place, tantôt elle en place un autre pire que le précédent. Cependant le peuple, au dire de la police, continue à vomir mille imprécations contre le gouvernement.

De ce discrédit du pouvoir exécutif les Conseils tiraient quelque audace. Le mouvement de réaction s'y accentuait. Aux Anciens, Portalis, se prononçant contre la résolution du 17 floréal qui renouvelait les lois de persécution contre les prêtres catholiques, avait prononcé un retentissant discours sur la liberté religieuse et fait, le 7 fructidor, repousser finalement la résolution. Il n'est plus question de détruire, il est temps de  gouverner, s'était-il écrié. Ce mot — remarquable en son apparente banalité — répondait évidemment au sentiment général, puisqu'un rapport du 10 affirmait que, dans le public, Portalis était comblé d'éloges... sans esprit de parti.

La Droite espérait d'ailleurs entraîner le Directoire : Dumas, Pastoret et Dumolard fréquentaient le Luxembourg. On y était cependant peu disposé à se laisser faire. Mais on y était désespéré. Redoutant de mauvaises élections, le gouvernement cherchait un complot, ainsi qu'il convient à la veille d'une consultation nationale. Une fois de plus les royalistes intransigeants le lui fournirent.

Le 11 pluviôse, trois agents de Louis XVIII furent arrêtés en flagrant délit de complot actif. C'étaient des gens de rien, vrai tripot de marmousets ; mais l'abbé Brottier, Duverne de Presle et La Villeheurnois n'en furent pas moins saisis porteurs de pouvoirs parfaitement en règle signés de Louis XVIII.

Naïvement, les agents étaient venus solliciter deux officiers supérieurs, Malo et Ramel, et, pour les entraîner, n'avaient pas craint de leur montrer avec leurs pouvoirs, une liste (fort illusoire) de députés des Conseils qu'ils disaient d'accord avec eux. Malo avait, sans hésiter, fait arrêter les conspirateurs.

Cette contre-partie du complot Babeuf remplissait de joie le gouvernement : Barras, fort menacé, en fut raffermi. On fit grand bruit de la découverte. Le complot, cependant, parut faire long feu. Pour les uns, c'était une odieuse invention du gouvernement, pour d'autres, le geste inconséquent d'agents sans mandat. L'opinion continua à se prononcer pour la réaction : babouvistes et royalistes, poursuivis de front, unirent leurs rancunes, et le Directoire se trouvait — en ce printemps de 1797 où l'on allait voter, — plus dépopularisé peut-être qu'à la veille de la première campagne d'Italie.

***

Les soldats cependant continuaient à se couvrir de gloire.

En Italie, Bonaparte régnait. Rien ne lui résistait. Après avoir écrasé, le 25 mai, Pavie soulevée, il avait marché contre le feld-maréchal Beaulieu, forcé à Borghetto le passage du Mincio, repoussé jusque dans le Tyrol les Autrichiens en déroute et, après s'être, en dépit de la neutralité de Venise, assuré les trois places vénitiennes de Legnano, Peschiera et Vérone, mis le siège devant Mantoue, seule possession qui restât à l'Empereur en Italie.

Le général était devenu l'arbitre de ce pays. Il en recevait les hommages et, cependant, en prenait la rançon. Par là, il satisfaisait toujours le Directoire : le voici qui, pensant à tout, envoie aux cinq Sires de magnifiques chevaux afin de remplacer les chevaux médiocres qui attellent leurs voitures. Déjà l'homme est si haut que, d'une main dédaigneuse, il fait l'aumône au gouvernement enrossé. Il razzie l'Italie : les ducs de Parme et de Plaisance viennent, pour obtenir la paix verser, l'un deux et l'autre dix millions : l'aventureux Murat, un autre jour, se jette sur Livourne, y rafle pour douze millions de marchandises anglaises. Imposant, par ailleurs, à Naples la soumission à la loi de la République, le général se grandit de toute la hauteur du Bourbon humilié, mais qu'est-ce lorsque, de plus haut encore, il impose, de Bologne, au Pape la rançon de Rome ? L'Italie entière est aux pieds de Bonaparte : il la met à ceux de la France.

Jourdan, de son côté, avait, après un temps nécessaire pour reconstituer son armée, passé le Rhin à Neuwied, le 29 juin, ayant sous ses ordres Kléber et Marceau. Des combats heureux à Uckerath et Altenkirchen déblayèrent le terrain ; Kléber y fut vainqueur pendant que Marceau bloquait Mayence. Jourdan put ainsi gagner le Mein, puis, poussant devant lui l'ennemi, la vallée de la Raab et s'emparer d'Amberg — à quelques journées de Vienne.

Moreau, enfin, à la tête de Rhin et Moselle, s'était, derechef, porté sur la rive droite à Kehl, avait battu l'ennemi à Renchen, Rastadt, Malch, Neresheim et détaché de la coalition Bade, Wurtemberg et Saxe. Ainsi, tandis que l'Italie s'humiliait, l'Allemagne semblait prête à subir la loi.

Mais si Bonaparte ne devait pas être arrêté, ses émules de gloire l'étaient. Un jeune prince de vingt-six ans, l'archiduc Charles — seul soldat qui jamais se montrera capable de se mesurer avec les nôtres — entrait dans la carrière. Son  coup d'essai fut un coup de maître. Car, battant, le 16 août, à Neumarkt, la division Bernadotte, destinée à lier les deux armées, il les sépara, se jeta sur Jourdan qu'il fit reculer à Amberg, l'atteignit encore à Wurtzbourg où, le 3 septembre, 30.000 Français luttèrent une journée contre 60.000 ennemis, le repoussa jusqu'au Rhin, l'entamant à Altenkirchen où périt Marceau — héros de vingt-sept ans dont la vie fut toute noblesse — et forçant finalement son adversaire à rentrer en Alsace fort déconfit. Cependant, Moreau découvert était forcé à cette superbe retraite, dont parle un étranger, et qui, coupée d'éclatants succès, lui permit de rentrer, couvert de gloire, en France par Brisach.

Tout grandissait Bonaparte — même l'échec de ses émules. D'ailleurs, il avançait à pas de géant dans la carrière. Ces mois d'août à novembre 1796 sont, pour lui, fulgurants de gloire. C'est Wurmser qui, descendant avec 70.000 hommes pour débloquer Mantoue, est surpris en pleine marche, ses lieutenants battus à Lonato, lui-même à Castiglione et refoulé avec les débris de son armée jusque dans le haut Adige. C'est Davidovich, vaincu à Roveredo et Caliano, Trente prise, Wurmser atteint, le 7 septembre, dans son retour offensif à Primolano, complètement déconfit à Bassano et forcé de s'enfermer dans Mantoue après le glorieux combat de Saint-Georges, du 15 septembre : une armée, en dix grands coups de hache, réduite à rien. C'est, ensuite, Alvinzi qui, survenant, avec 50.000 hommes que laisse libres notre retraite en Allemagne, essaie de déloger Bonaparte de sa conquête, lui tient tête trois jours dans ces marais d'Arcole où, comme à Lodi, le héros paie de sa personne et parvient, le troisième jour, à faire reculer l'Autrichien le 17 novembre. Si, en janvier 1797, Alvinzi reparaît avec 70000 hommes, qu'importe ! Pour ses soldats, Bonaparte est maintenant invincible. Cette foi en la victoire et en sa fortune fanatise nos hommes. Sur le plateau de Rivoli, un instant, le 12 janvier, Joubert fléchit, mais Bonaparte accourt, réengage la bataille, le 14, et balaie l'ennemi. qui, quelques heures après, gît brisé au fond des ravins. Le 2 février, Mantoue ouvrira ses portes. En quelques mois, le vainqueur d'Arcole et de Rivoli a surpassé le soldat qui, dès Lodi, avait paru le plus grand des guerriers.

L'armée avait été superbe dans la main de cet incomparable chef. Le soir de Rivoli, Lasalle qui venait de sabrer, pointer, charger quatre heures, se tenait, pâle de fatigue, à côté des drapeaux que, de toute part, on jetait aux pieds de Bonaparte. Celui-ci, se tournant vers le jeune chef de vingt ans, et, montrant de la main les trophées accumulées : Couche-toi dessus, Lasalle, dit-il, tu l'as bien mérité. L'armée d'Italie, tout entière, après un an de campagne, eût pu s'étendre, comme Lasalle, sur un lit de trophées.

***

Fort des victoires et comme indifférent aux défaites, le Directoire, si attaqué au dedans, pratiquait au dehors une politique d'arrogance. Prusse et Espagne, par les traités de Berlin, du 5 août, de Saint-Ildefonse, du 19 août, l'encourageaient en cette attitude. Alliée avec ce Bourbon de Madrid qui se faisait le grand amiral de la République, la France devenait redoutable à l'Angleterre. Pitt fit mine de traiter : on le prit de haut avec lui. Trois mois, il amusera le tapis, puis se retirera. La manœuvre se trouva bonne : lorsqu'en janvier 1797, Hoche tentera la descente en Irlande, elle échouera, l'heure étant passée. Tout, je le répète, se conjurait pour que tout l'espoir, toute la fierté, tout l'amour du pays se concentrassent sur l'heureux général de l'armée d'Italie.

Lui, entendait faire la paix. L'heure était propice : Catherine II était morte, le 17 novembre 1196, à l'heure où elle allait enfin descendre avec ses Cosaques dans la lice européenne. Le tzar Paul, prussomane et d'ailleurs déséquilibré, écrivit à Vienne : L'alliance tombe. Apprenant que la vieille tzarine agonisait : Nos malheurs seraient à leur comble, avait, de Vienne, écrit Thugut. Ils l'étaient après Rivoli. Mantoue capitulant et l'Angleterre elle-même faisant mine de fléchir, l'Autriche sentait qu'était passée l'heure des grands orgueils. Bonaparte — mieux que le Directoire — pressentit cette lassitude. Il entendit conclure la paix qui serait sa paix.

Depuis un an, il traitait, entre deux batailles, avec les princes, comme un proconsul romain avec des Prusias. Il venait de prendre contact, à Tolentino, avec la puissance peut-être la plus diplomate du monde : la Curie romaine. Il avait alors déployé toutes les ressources d'un souple génie, tour à tour terrifiant, insinuant, artificieux et séduisant. Résolu à ne pas détruire le trône pontifical, il avait, sous menace de le faire, tout obtenu des plénipotentiaires romains : à Tolentino, Pie VI avait jeté à nos pieds les Légations, Avignon, le Comtat et, des statues du Vatican aux orfèvreries des églises, quinze millions d'objets précieux. Et Bonaparte avait si habilement joué tour à tour le rôle du tragediante qui fulmine et du comediante qui caresse, que les hommes du pape étaient partis de Tolentino dépouillés et reconnaissants. Le jalon était posé pour l'avenir.

Le 3 février, cependant, les directeurs avaient, dans une lettre célèbre, conseillé à leur général d'aller éteindre à Rome le flambeau du fanatisme. C'est un vœu que forme le Directoire, ajoutaient-ils.

Ils en étaient là avec lui. Ils le voyaient maintenant grandir avec effroi. Ils avaient — un peu sournoisement — essayé de le contrecarrer, faisant mine de lui adjoindre Kellermann après la prise de Milan, de lui adjoindre Clarke avant Tolentino. Le général avait, par des offres froides de démission, fait reculer les directeurs et, contre leur gré, agi à sa guise.

Il se préparait à consommer une opération qui lui paraissait essentielle. Il fallait arracher à Vienne cette paix que la France entière désirait. Mais si abattue qu'elle fût, l'Autriche ne se résoudrait jamais à abandonner d'un seul coup Belgique, Lombardie, rive gauche du Rhin, à reconnaître, au lendemain des succès de l'archiduc Charles en Allemagne, l'omnipotence et tout d'abord l'existence de cette république qui avait jeté à l'échafaud une Habsbourg — sauf si quelque compensation lui était donnée, qui satisfit un peu son âpreté et beaucoup son amour-propre.

Profondément réaliste, Bonaparte avait pénétré ce sentiment. Ne voulant rien céder du domaine conquis, il songeait, n'étant, pas plus que les hommes d'État de l'Europe, gêné par les scrupules, à contenter l'Autriche avec le bien d'autrui. Depuis six mois, il guettait Venise : la subjuguant, il la pouvait livrer à l'Autriche en guise de consolation. Jusqu'à ce qu'on la pût livrer, on pourrait négocier, mais sans espoir d'aboutir, avec Vienne.

En attendant qu'il eût ce gage, il entendit faire peur à la Maison : de Tolentino, il remonta vers le Nord où l'attendait l'archiduc Charles. Avant d'engager le fer, il lui fit offrir la paix.

L'Autriche était prise entre deux feux : Hoche avait remplacé Jourdan sur les bords du Rhin. En avril 1797, il franchit le fleuve et se confirma grand capitaine par une série de succès, Neuwied, Uckerath, Altenkirchen, tuant 8.000 hommes à l'ennemi, emportant sept drapeaux et 60 canons, pendant que Moreau, après une victoire à Dursheim, s'avançait à travers la Forêt Noire vers le haut Danube.

L'archiduc n'était plus là ; on l'avait jeté devant Bonaparte. Mais qui pouvait arrêter Bonaparte ? Celui-ci ne se souciait point que Hoche et Moreau arrivassent avant lui à Vienne : avec sa petite armée de 53.000 hommes, il forçait successivement les lignes de la Piave, du Tagliamento et de l'Isonzo et, les cols de Tarvis et de Tolbach ayant été occupés par Masséna et Joubert, descendait dans la vallée de la Drave en plein pays d'Autriche. A Leoben, il s'arrêtait, à quarante lieues de Vienne.

Derechef, il offrit la paix. L'Autriche en accepta l'idée. Le 13 avril, des plénipotentiaires autrichiens arrivaient à Leoben. Dès le 18, il leur faisait entrevoir que Venise servirait peut-être à la négociation : ils en agréèrent la pensée.

Le Directoire n'était pas plus scrupuleux que les cabinets de l'Europe et eût sacrifié Venise. Mais il lui fallait compter avec les Conseils : les libéraux y conquéraient, nous l'allons voir, la majorité ; ils étaient hostiles à Bonaparte ; ils pesaient sur Carnot qui montrait de la répugnance à l'éclatant déni de justice que serait l'attentat de Venise. Le gouvernement repoussa donc la suggestion de Bonaparte. Celui-ci recourut au moyen ordinaire : il offrit sa démission de soldat. Ma carrière civile sera, comme ma carrière militaire, une et simple. Ma carrière civile ! Le mot fit frémir le Luxembourg. On donna carte blanche au général. Venise, condamnée, précipita son destin. Le 17 avril, les Français, laissés à Vérone, ville vénitienne, furent Richement massacrés par la populace ; en toute conjoncture, la Grande nation n'eût point souffert ces Pâques Véronaises : Bonaparte s'empara de l'événement qui servait son dessein. Le 12 mars, Venise était occupée. Son gage en main, Bonaparte qui, depuis un mois, terrifiait et caressait tour à tour les diplomates de Leoben, poussa vivement les négociations. Le 11 prairial (31 mai), il écrivait à Paris que Venise paierait le Rhin. La paix semblait certaine.

Mais, à cette heure, une crise très grave la compromettait crise intérieure qui constitue l'événement capital de l'histoire du Directoire. Et c'est pourquoi il nous faut revenir de Leoben à Paris où le Directoire et les Conseils, renouvelés en germinal, s'affrontaient.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Aulard (Paris..., III et IV, 1899-1900). Debidour (Procès-verbaux). Manet du Pan, Creuzé-Latouche, Barras, Barbé-Marbois, Larevellière-Lépeaux, Carnot (II). Ch. de Constant, Sandoz-Rollin (dans Bailleu), B. Constant (Correspondance). Thiébault (II), d'Andigné (I). — Analyse de la doctrine de Babeuf, 1795. Manifeste des Egaux, 1795. Lettre de Dupont de Nemours à Reubell (Rev. Fr., 1898). Pache, Sur les factions et les partis, 1795 (Rev. Fr., 1891).

OUVRAGES déjà cités de Sciout (Directoire), Sorel (V), Thureau-Dangin, Goncourt, Caudrillier, Stourm. — Robiquet, Babeuf et Barras (Revue de Paris, 1896). Félix-Bouvier, Bonaparte en Italie, 1899. Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, I, 1897. Sorel, Hoche et Bonaparte, 1897. Roger Peyre, Napoléon et son temps, 1891.