LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXXVII. — LES VENTRES CREUX CONTRE LES VENTRES POURRIS.

Septembre 1794-septembre 1795

 

 

La droite repeuplée. La Crête exploite les ventres creux. L'émeute de germinal. Proscription des terroristes. La famine augmente. Le 1er prairial. L'Assemblée envahie. Les Derniers Montagnards. La répression des faubourgs. La réaction de Prairial. Quiberon. Le Comité de l'an III. Le Décret des Deux Tiers. Colère du pays. Les régicides semblent perdus.

 

Du jour où la Droite s'était, le 18 frimaire, repeuplée de 75 députés proscrits, du jour où — chose presque scandaleuse — des députés non régicides pénétraient au Comité de Salut public, les gens de l'ancien Comité étaient perdus. Carnot, Lindet, Jeanbon eux-mêmes étaient attaqués : à plus forte raison étaient menacés Collot, Vadier, Barère et le rectiligne Billaud. Le 12 ventôse, ils succombèrent : l'Assemblée les décréta d'accusation. Leur procès commencerait le 3 thermidor.

Dans Paris, des citoyens disaient que si ces gens-là périssaient, cela conduirait plus de 80.000 personnes à la guillotine. Carrier y était d'ailleurs monté le 26 frimaire. On comprend qu'il y eût, des bancs thermidoriens eux-mêmes aux cabarets du faubourg Antoine, des gens inquiets. Les purs s'alarmaient : puisque ces hypocrites Conventionnels affectaient de dire qu'ils ne frappaient l'anarchie que comme un moyen du royalisme, il les fallait forcer à se démasquer en réclamant l'application de la Constitution de 93 — d'autant plus séduisante que, suivant le mot de Tallien, elle restait dans sa boîte.

Gens compromis et terroristes nostalgiques trouvaient toute une armée : celle des affamés.

Pas de baïonnettes, du pain ! hurlait-on dans les faubourgs. Ce cri : Du Pain ! s'entendait partout : il s'y mêlait, ajoute un policier scandalisé, des propos indécents contre la Convention. Des femmes criaient, mourant de faim : Prenez un fusil et tuez-nous plutôt que de nous laisser mourir de faim ! Soudain les faubourgs descendirent. Ce fut le 12 germinal, la première émeute des ventres creux.

Ce jour-là au matin, l'Assemblée écoutait le discours de Boissy d'Anglas — Boissy-Famine, disait-on dans les faubourgs parce qu'il avait la charge des subsistances et n'y pouvait suffire. Depuis une heure, la foule s'accumulait ; au moment où Boissy disait : Nous avons rétabli la liberté, elle enfonça la porte, criant : Du pain ! Ce n'était pas la dernière fois que les deux mots s'opposaient.

La Convention était surprise : elle se leva, criant : Vice la République ! Mais les policiers répétaient depuis plusieurs jours que la République elle-même était fort malmenée par les gens affamés — s'entend la République en exercice. Merlin de Thionville crut avoir beaucoup fait en allant embrasser les femmes. Celles-ci qui, à la vérité, ne savaient trop ce qu'elles voulaient, tourbillonnaient. Des députés Montagnards eux-mêmes — les Crétois, comme on disait de la nouvelle Extrême-Gauche, crête de la Montagne — étaient surpris et décontenancés. Mes amis, criait l'un d'eux, Gaston, vous voulez du pain et la liberté des patriotes, vous l'aurez, mais filez, parce qu'on suffoque ! Des gens inquiétants se mêlaient aux femmes, la poitrine débraillée et les bras nus, dit un témoin.

Legendre, qui, de ses exploits révolutionnaires, gardait dans la réaction une vigueur extrême, était sorti pour chercher des défenseurs. L'ex-boucher était fort lié avec les muscadins ; il les assembla ; soudain, ils débouchèrent, armés de fouets et de bâtons et suivis de quelques gendarmes. Ce fut une belle chasse à coups de matraque, les malheureux pétitionnaires dégringolant les degrés ou se terrant dans les bancs de la Montagne ; en un instant la place fut nette. Le bataillon doré avait vaincu. Par surcroît, le général Pichegru s'était rencontré comme par hasard : on l'investit du commandement de la force armée de Paris. L'Assemblée était sauvée.

Naturellement, elle entendit sévir, ayant eu peur. Tout d'abord Collot et les autres accusés seraient déportés sans débats ni jugement : huit Crétois, qui semblaient avoir pactisé avec l'émeute, seraient emmenés hors de Paris. Et comme la foule arrêtait les voitures, Pichegru dut intervenir. A coups de baïonnettes, on dégagea le convoi qui emmenait vers le bagne les derniers débris du grand Comité. Le 13, le général vint dire à l'Assemblée : Représentants, vos décrets sont exécutés , et ce soldat fut admis aux honneurs de la séance. Ce fut le premier pas dans une voie dangereuse.

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Frapper n'est pas répondre. La déportation de Collot et Billaud à Cayenne, cela ne donnait pas de pain à Paris.

La lecture des bulletins de police de germinal et floréal vaut toutes les descriptions : une effroyable détresse s'y traduit qui pousse les faubourgs au désespoir ; tantôt on regrette à haute voix Robespierre qui tuait, mais ne volait pas, tantôt on crie : Voudrait-on nous forcer à demander un roi ? Le 19 floréal, les murmures sont au comble contre le gouvernement et la Convention. Les ventres creux se levaient contre ceux que partout on appelait les ventres pourris.

Les derniers Montagnards ne pouvaient contempler sans complaisance les embarras des Thermidoriens réacteurs. Ces Crétois avaient vu leurs amis déportés ; eux-mêmes étaient menacés ; ils ne provoquèrent pas une journée — M. Claretie, qui nous a conté avec émotion la tragique aventure de ces derniers Romains, les lave de toute complicité — ; tout de même, ils comptaient sur le peuple poussé à bout pour rétablir la Constitution de 93 et le règne de la Vertu. Et l'événement allait amener leur chute et leur mort.

Le 1er prairial, le peuple, pris de cette ivresse de la faim, plus terrible peut-être que l'autre, se porta follement sur les Tuileries, préférant la mort à la souffrance et disposée à jouer le tout pour le tout.

Cette fois, la Convention, était prévenue ; aussi avait-elle, le 28 germinal, abrogé le décret interdisant aux troupes de ligne de s'approcher de Paris de plus de dix lieues. De toutes les garnisons voisines, une niasse de cavalerie arrivait. En outre, la jeunesse dorée était résolue à défendre autrement qu'avec des fouets la Convention naguère abhorrée : J'en ris et j'en rougis encore écrira plus tard un des muscadins.

Malgré tout, le mouvement — comme celui de germinal fut si brusque que, pour quelques heures, l'Assemblée fut désemparée et faillit être écrasée.

A 5 heures du matin, le tocsin s'était mis à sonner — la journée fut dirigée par un comité insurrectionnel resté mystérieux —, les bandes se jetèrent sur les Tuileries : C'est la lutte, criaient-ils, entre les mains noires et les mains blanches — on voit quel caractère de guerre sociale prenaient ces convulsions —. Il faut que ces coquins-là pètent ! Avant 10 heures, le Château était cerné : avant midi, la salle était envahie. Les femmes se répandaient comme des louves maigres, à travers les travées, criant : Du pain ! Dumont — l'ex-proconsul de la Somme — ayant pris le fauteuil, essayait de les nourrir de phrases. Pas de paroles, du pain ! hurlèrent-elles. Le Moniteur, malgré la sécheresse du compte-rendu, donne idée du désarroi de l'Assemblée : il  devait être extrême, puisque des députés crièrent : La Convention aurait-elle peur ? Creuzé-Latouche avouait, dans une lettre, deux ans plus tard, qu'il avait bien cru, lui et ses collègues, leur dernière heure venue.

Les troupes, qu'on était. allé quérir, n'arrivaient pas : en revanche, les faubourgs se déversaient ; quelques muscadins, armés de leurs bâtons, étaient cependant parvenus à faire évacuer une partie de l'enceinte, quand une porte, située à gauche du président. éclatant sous une poussée, une nouvelle trombe humaine dévala qui, un instant, fit tout plier.

Dumont avait cédé le fauteuil à Boissy d'Anglas. C'était, de la part de celui-ci, audace courageuse que de le venir occuper : car peu d'hommes étaient plus impopulaires que ce Boissy-Famine. Il était assauté d'invectives, mais il voyait enfin quelques bataillons arriver : seulement, écrit Lacretelle, témoin de la scène, il y avait autant d'irrésolution dans l'attaque que dans la défense. Les soldats n'étaient pas encore habitués à taper sur le peuple. D'ailleurs, sans cesse les ouvertures déversaient de nouvelles bandes : le député Féraud qui essayait, très courageusement, de s'opposer à l'entrée d'une d'elles, fut balayé, assommé à coups de sabots, traîné hors de l'enceinte et achevé par un marchand de vin qui, reprenant les bonnes traditions, lui coupa la tête comme une rave. Il la prit par les cheveux, la jeta à la foule qui, un instant après, la portait au bout d'une pique dans l'Assemblée. On la présenta a Boissy : celui-ci, très pale, salua le collègue immolé. Le geste est resté célèbre.

A 9 heures du soir, la Crète se décida à agir : dans le tumulte, Soubrany se laissa acclamer président : Homme fit décréter une seule espèce de pain, Goujon et Bourbotte des mesures contre la presse réactrice, Duquesnoy la cassation des Comités et enfin la création d'une commission provisoire, toute montagnarde bien entendu, qui entendit se retirer pour aller délibérer.

Elle se heurta aux bons citoyens — dit le Moniteur — que Legendre amenait.

Les Comités étaient parvenus à armer de sabres et de fusils, écrit Lacretelle, une petite troupe. Elle pénétra, baïonnettes en avant, tapant dans le tas, et balaya pêle-mêle les députés Crétoiset leur escorte. Après un essai de résistance, la foule fut jetée dehors. Je ne puis encore concevoir, dit Larevellière, comment ils purent disparaître d'une manière si instantanée.

Alors, comme dit Commines de Louis XI, on songea aux vengeances. On avait des boucs émissaires les gens de la Crète ; ils s'étaient compromis. Ce fut sur eux le haro des Assemblées qui ont tremblé. Vengeance, vengeance prompte ! criait Tallien : cet homme dénonçait comme d'autres respirent ; ce massacreur de septembre criait : A bas les assassins ! On proscrivit Goujon, Duquesnoy, Romme, Soubrany, etc. Tallien demandait bien d'autres têtes, celles de gens qui voulaient rétablir l'infâme Commune — il oubliait qu'il en avait fait partie — : il alla jusqu'à demander l'arrestation de Lindet et de Carnot.

Cependant, la rue ne se calmait pas : dans la nuit, l'émeute parut renaître. Il fallait que l'Assemblée passât de la défensive à l'offensive. Elle s'y résolut : le 2 prairial, le général Dubois — qui nous a laissé une lettre fort intéressante sur l'événement — canonnait les faubourgs. Ce n'est toutefois que le 4, que les généraux Kilmaine et Montchoisi cernèrent le faubourg de gloire. La foule essayait de parlementer, mais les dragons de Montchoisi refusèrent de rien entendre : Quand je suis de service, criaient-ils, je ne parle qu'avec mon sabre ! Le faubourg Antoine capitula devant le soldat : il y avait sept ans que la Bastille voisine avait été abattue. Et Paris, qui grelottait de faim, se mit à grelotter de peur.

La réaction fut rude — au lendemain de prairial. Les faubourgs terrorisés rendaient docilement leurs armes : La remise des piques, écrit-on le 7 prairial, ne souffre aucune difficulté : 3.000 hommes de cavalerie occupaient les abords des Tuileries ; Tallien, Fréron, Barras eussent mis le feu au faubourg de gloire : c'étaient des terroristes que, dans la réaction encore, de fortes pensées tourmentaient encore. Ils se pouvaient croire ramenés aux beaux jours où, au nom de la liberté, ils faisaient trembler : seulement aujourd'hui c'était au nom de l'ordre. 5.000 détenus jacobins dans les prisons, 62 députés montagnards décrétés d'accusation et 6 condamnés à mort, c'était bien : Tallien eût bien voulu y faire joindre encore quelques collègues ; Carnot ne fut sauvé que par l'ami — resté anonyme — qui, de son banc, cria : Carnot ! mais il a organisé la victoire !

Les derniers Montagnards se poignardèrent à la lecture de l'arrêt de mort ; Goujon, passant le stylet à Duquesnoy, dit : Tiens, Pétus : ils parlaient encore Plutarque Ceux qui ne se purent tuer furent guillotinés. On a été étonné, dit un journal, du courage de ces six brigands. Le fait est qu'un Tallien pouvait être étonné : était-ce la peine de faire une révolution pour s'aller faire guillotiner à l'heure où l'on n'avait plus qu'à jouir

Ventres pourris, disaient des députés les ventres affamés des faubourgs. Des 1er et 2 prairial date pour la Convention la plus effroyable impopularité qui se fût vue. La misère augmentait — je voudrais citer les bulletins de police du printemps et de  l'été de 1795 — : elle détachait le peuple de la République et presque de la Révolution. Si l'on apprend aux faubourgs qu'on célébrera solennellement la fête du 10 août, un homme interpelle un député : Donne-nous du pain et non de la musique ! ; et l'on répète cette phrase qu'il faut souligner. Les représentants se réjouissent : la Révolution n'est avantageuse que pour eux. Mais on ne bougeait pas : la réorganisation de la garde nationale la mettait dans la main de la nouvelle oligarchie : Elle ne sera plus composée, dit joyeusement Benjamin Constant le 10 prairial, que de gens sûrs ayant quelque chose à perdre dans Un bouleversement, au lien que ceux qui en formaient une partie jusqu'ici, avaient tout à y gagner.

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Les vrais réacteurs semblaient maîtres de la situation. A Paris, la jeunesse dorée se faisait payer en licence les services rendus ; elle allait loin : si la garde de la Convention veut faire jouer la Marseillaise : Point de Marseillaise ! crie-t-on, et la garde, docilement, joue le Réveil.

D'autre pari, en province, la contre-révolution intégrale paraissait s'essayer, dans le Midi surtout. On a dit : Terreur blanche : le mot est inexact si on entend par là assimiler des émeutes sanglantes certes, mais intermittentes et localisées, à cette Terreur rouge que, naguère, un gouvernement, avec ses soldats, ses juges, ses comités et ses bourreaux officiels, faisait peser sur le pays. Il n'en va pas moins que c'est tout de même de la terreur que sèment les compagnies de Jéhu dans le Midi : ce terrible Midi, atrocement comprimé de Toulon à Lyon, prend sa revanche, fait la chasse aux Jacobins, bientôt aux républicains, bientôt aux acheteurs de biens nationaux et, comme là-bas l'Albigeois et l'Anti-Albigeois sont toujours debout, ce sont querelles religieuses qui enveniment les luttes politiques. De Tarascon où l'on précipite d'une tour les Jacobins et leurs complices, à Lyon où les matavons, encore des complices des Jacobins, sont égorgés dans le fort Saint-Jean, il faut bien noter que la réaction se déchaîne, violente, et qu'en ce pays extrême, elle se teinte vite de royalisme. Les commissaires de la Convention se laissent eux-mêmes entraîner dans la plus acerbe réaction : Isnard, l'ancien lieutenant de Vergniaud, qu'emporte son ressentiment contre les Jacobins, ne crie-t-il pas aux jeunes gens : Si vous n'avez pas d'armes, eh bien déterrez les ossements de vos pères et servez-vous-en pour exterminer les brigands !

A l'autre bout de la France, la Vendée semblant vaincue, la Chouannerie, guerre de guérillas, est née en Bretagne et dans une partie de la Normandie. Elle peut favoriser un soulèvement général qui permettrait cette descente des émigrés et Anglais réunis dont on parle autour du comte d'Artois depuis si longtemps.

A la Convention même, à côté des réacteurs aveugles, certains députés du centre — plusieurs témoignages concordent sur ce point — ne sont pas loin d'envisager maintenant sans déplaisir l'hypothèse d'une restauration à condition qu'elle se fasse modérée, libérale et constitutionnelle. Le petit — c'est ainsi qu'on parle de Louis XVII dans les faubourgs pourrait être sorti du Temple : une coterie conventionnelle lui formerait une régence. Et, le petit étant mort le 20 prairial — ou passant pour tel —, on attend avec anxiété la parole de Louis XVIII. J'ai dit ce qu'elle devait être : la proclamation de Vérone dont un royaliste intelligent disait que ceux qui l'avaient conseillée étaient des criminels.

Les royalistes de l'intérieur sont au désespoir, écrit Mallet du Pan après la déclaration. Celle-ci causait par contre de la joie à la coterie thermidorienne. La coterie s'effrayait d'une restauration, même modérée, les régicides se tenant pour impardonnables. Tallien, accusé par les faubourgs et quelques salons d'être vendu au prétendant, alors qu'il était, au contraire, convaincu qu'il serait pendu par le roi restauré, cherchait même à se dégager de compromettantes amitiés.

Quelle joie quand la nouvelle arriva à Paris qu'une descente des émigrés — en tout état de cause prématurée s'était produite à Quiberon le 7 messidor (26 juin). Une flotte anglaise avait coopéré au débarquement — coopération si odieuse que les Bretons royalistes eux-mêmes, ennemis héréditaires de l'Anglais, s'en étaient sentis refroidis. Les Chouans avaient donc mal appuyé la descente, tandis que les Anglais — après avoir jeté les émigrés sur la plage — s'étaient enfermés dans l'inaction. Trahis par ceux qui les avaient amenés comme par ceux qui les avaient appelés, les royalistes avaient été écrasés et forcés de capituler : Hoche, qui opérait dans l'Ouest, tenait, un jour après, captifs dans la presqu'île 6.000 prisonniers dont 1.000 émigrés e Lia Convention était appelée à statuer sur leur sort.

Tallien vit en cette providentielle imprudence des royalistes un moyen, et de rassurer les Jacobins écrasés, et de ramener à la République thermidorienne les modérés penchant vers le royalisme. Comme désormais en face de toutes les folles quiberonnades — le mot est de Mallet — des royalistes intransigeants, le bloc révolutionnaire se reforma. Tallien, envoyé à Quiberon, fit fusiller, en une hécatombe horriblement mémorable, les émigrés prisonniers. Il croyait laver le sang faubourien de prairial par le sang aristocrate de Quiberon. Le mouvement royaliste se trouva, en tous cas, enrayé, des groupes de l'Assemblée aux bourgs du Midi. Lorsque, le 9 thermidor, l'anniversaire de la mémorable journée groupa en un banquet Lanjuinais — hier suspect de royalisme — et Tallien triomphant, l'union parut parfaite entre les deux fractions qui avaient jeté bas Robespierre, mais dans la haine commune des tyrans. La Convention matérialisa le fait en entonnant tour à tour la Marseillaise et le Réveil. L'anarchie étant écrasée au faubourg Antoine et le royalisme à Quiberon, les thermidoriens croyaient d'ailleurs atteindre leur port de salut : la Constitution de l'an III, républicaine, mais antidémocratique.

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On avait songé à la demander à Sieyès. Nous avons dit comment, dès 1789, l'oracle était monté sur le trépied : il y était resté entouré de nuages que, sous la Convention, il avait à dessein épaissis, pour se dérober à toute entreprise dangereuse. Il avait ainsi laissé Condorcet, puis Hérault bâtir leurs fragiles édifices.

Considéré comme le premier architecte politique, ce singulier Sieyès ne livrait ses plans à personne. Tel nous l'a montré Albert Vandal en 1799 — je renvoie à ses piquantes pages —, tel il était déjà en 1795, mystérieux, hautain, dogmatique et vague. On disait cependant que, si deux Constitutions déjà étaient mortes, l'une d'usure précoce et l'autre de vice congénital, c'est que l'oracle n'avait pas été consulté. Ne croyant pas l'heure venue, il refusa encore, en 1795, de descendre du Sinaï et, nommé à la Commission, d'y siéger. Ce fut, nous le verrons, un incident considérable, par la suite des événements, que ce refus.

La Commission des Onze, privée de cette lumière, s'était néanmoins mise à l'œuvre. Le Centre et la Droite la peuplaient : Daunou, Lanjuinais, La Revellière, Louvet, Durand de Maillane, Thibaudeau, Boissy d'Anglas, tous bourgeois pour qui l'horreur de la Constitution de 1793, cette constitution de faubourg Antoine, disait Durand, était le commencement de la sagesse. Daunou, qui fut le vrai auteur de la nouvelle Constitution, tenta une dernière démarche près de Sieyès : J'ai étudié profondément ces matières, répondit celui-ci, mais vous ne m'entendriez pas.

Il serait intéressant de suivre, les souvenirs et les lettres des membres de la Commission en main, les débats des Onze. Il faut simplement retenir que, s'ils rejetèrent l'élection de l'exécutif par le peuple, c'est, dit cyniquement Louvet, que peut-être le peuple pourrait désigner un Bourbon. Le gouvernement serait donc élu par les Chambres et composé de cinq membres. Ce serait le Directoire de la République.

Ces Chambres seraient au nombre de deux. Galiani, alors réputé comme penseur, avait dit à Barras : Plus le peuple auquel vous avez affaire a de pétulance naturelle, plus, si vous voulez lui donner une représentation nationale, vous devez diviser les Chambres et, plus spirituel que respectueux, il avait ajouté qu'en en donnant une douzaine à un peuple de singes, il en fallait bien au moins quatre aux Français Carnot expose aussi tout un plan de chambres diverses.

Finalement il y en aurait cieux : l'une, dit Baudin, étant composée des plus jeunes, serait l'Imagination, l'autre, le Sénat, la Raison ; Carnot rêvait déjà pour celle-ci le rôle d'un Sénat conservateur, interprétateur de la Constitution. Sieyès, relancé in extremis, se décida à proposer, un peu dans le même sens, un jury constitutionnaire, outre les deux Chambres ; mais l'avant proposé trop tard, il ne le put faire agréer, ce dont il garda une rancune féroce à la Constitution de l'an III.

Quoi qu'il en soit, cette Constitution, discutée du 16 messidor au 30 thermidor, était adoptée le 5 fructidor an III : elle serait soumise à un plébiscite, et comme on se méfiait des citoyens suspects de réaction, on décida que le militaire, réputé plus républicain, serait admis à voter.

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Le trait qui marque cette Constitution, c'est le retour au régime électoral restreint et censitaire. La propriété est derechef considérée comme le signe et la base de la capacité politique. Un pays gouverné par les propriétaires est dans l'ordre social avait dit Boissy. Électeurs du premier et électeurs du second degré, paieront simplement plus ou moins de contributions. De ce régime censitaire est issu un Corps Législatif divisé en deux Conseils indistinctement élus au scrutin de liste départemental et renouvelables, par tiers, tous les ans : les Cinq Cents (l'Imagination) auront seuls le droit de proposer la loi ; ils ne peuvent convertir ces propositions qu'en résolutions dont les Anciens (la Raison) feront des lois.

Le Directoire exécutif, composé de cinq membres, est à l'élection du Corps Législatif : les Cinq Cents ayant proposé cinquante noms, les Anciens y prendront les cinq magistrats. Ce Directoire sera renouvelable, tous les ans, par cinquième. On avait pensé à lui accorder ce qu'on avait, en 1791, refusé à Louis XVI, la nomination des fonctionnaires : on recula, acculant ainsi le gouvernement à usurper (ce qu'il fera) cette prérogative ou à rester impuissant à la tête d'une administration indisciplinée. Bien plus, on lui retira — Barras et La Revellière s'en allaient plaindre amèrement — la Trésorerie Nationale confiée à des commissaires élus par les députés, ce qui garrottait le pouvoir exécutif. Enfin aucun Veto : La Revellière qui, en 1791, était de ceux qui le voulaient refuser au Roi, trouvera du bon à cette institution lorsqu'il s'en verra privé au Directoire. Pour rehausser le prestige de ces Directeurs désarmés, on les habille fort bien : ils porteront, même chez eux, un costume magnifique, protestation, a dit Boissy d'Anglas, contre le sans-culottisme.

Mignet admire fort cette Constitution ; je ne comprends pas cette admiration. La Constitution de l'an III organisait savamment le conflit entre les deux pouvoirs : si les Directeurs résistaient aux élus de la Nation, ceux-ci ne pouvaient le renverser comme nos Chambres renversent un ministère ; il fallait que le Corps Législatif attendit trois années pour que la majorité du Directoire fût à son image. Par contre, si les Conseils paraissaient aller contre les principes fondamentaux de la République, le Directoire ne pouvait en appeler au pays par le droit de dissolution ni, en attendant le verdict du pays, s'opposer à une loi jugée anticonstitutionnelle, par un veto. Il eût fallu donner, ou aux Conseils le droit d'absorber les directeurs insurgés contre la volonté du peuple, ou aux directeurs celui de dissoudre les Chambres qui paraîtraient abuser.

Mais qui ne voit pas en cette maladroite organisation l'effet de la double frayeur qui tenaillait les constituants de l'an III ? De 1789, ils gardaient la peur d'un exécutif fort, de 1794 une appréhension très vive des abus de pouvoir d'une assemblée unique et omnipotente. Ils laissèrent désarmés l'un vis-à-vis de l'autre les deux pouvoirs comme si aucun conflit n'était à craindre entre eux. Mais ne pas prévoir les conflits, c'est les provoquer ; ne pas les prévenir, c'est les vouer à exaspérer. Quatre coups d'Etat allaient sortir de cette Constitution. Peut-on vraiment soutenir qu'elle était bonne ?

Un homme au moins, dès 1795, la trouvait détestable. Ulcéré de ce que, comme dit Mallet, ses oracles métaphysiques eussent perdu leur crédit, Sieyès s'en allait répétant : Ce n'est pas encore la bonne ! Et cette hostilité, à l'œuvre des Onze, je le répète, était de poids.

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La Constitution va être acceptée ; nous accepterions l'Izourveidan, écrit le 21 fructidor le Courrier français ; et, après quelques nasardes à l'enfant aux onze pères, le journal réacteur ajoutait : Le peuple français épouse cette vierge, dût-il à tout événement s'exposer au risque du divorce. C'était le sentiment général.

La Convention entendait garer la vierge aux onze pères des risques du divorce en donnant au nouveau ménage de jaloux surveillants ; et où en eût-elle trouvé de plus jaloux que ses membres eux-mêmes ? C'est pourquoi, consciente de sa croissante impopularité, elle avait décidé, pour se perpétuer dans le nouveau Corps législatif, de s'imposer sans vergogne aux électeurs prêts à la vomir. Ce fut l'objet de ce prodigieux coup de force parlementaire qui s'appela le décret des deux tiers.

Un inspecteur de police signalait, dès le 3 fructidor an III, que les estomacs vides battaient la générale et sonnaient le tocsin de la Convention. Le sentiment était unanime : on ne réélirait pas ces coquins, pas un seul, car les anciens gâteraient les nouveaux. Les Conventionnels étaient avertis : sauf une cinquantaine à peine, un Boissy, un Daunou, un Lanjuinais, ils seraient balayés — surtout les régicides, les massacreurs de septembre et les proconsuls de l'an II, tous ventres pourris d'ailleurs.

A tous ces titres, un Tallien, un court instant au pinacle, se voit d'avance exécuté. Le ménage est maintenant fort attaqué : Son altesse sérénissime Mme Cabarrus et son auguste époux. On va couper dans la gangrène. En ces conjonctures, Tallien ne pouvait hésiter. On le vit affecter les craintes les plus sérieuses pour le sort de la République ; c'est la règle du jeu. Si on laissait libres les électeurs, la contre-révolution — l'aveu est singulier —, avant trois mois, serait faite constitutionnellement. Et il faut reconnaître que cette cynique déclaration était justifiée. Or, pour les Tallien, dès 1795, c'est, comme l'écrit Mallet, régner ou périr.

Alors nos hommes se révèlent derechef les hommes des coups de force. Le 5 fructidor, Tallien demande à la Convention de voter un décret qui, annexé à la Constitution, portera que les deux tiers des députés élus au Corps Législatif, soit 500, devront être choisis parmi les membres sortants de l'Assemblée défaillante. Un seul député proteste, Saladin. Le décret est voté le jour même.

Si habituée que fût l'opinion aux usurpations, elle s'émut. A Paris surtout, l'indignation fut extrême : la presse de tous les partis dénonça ces perpétuels. Eh bien, après tout, cela était fort simple : on désobéirait au décret ; on ne réélirait pas de Conventionnels. Alors, le 13, l'Assemblée rend un nouveau décret complémentaire : Si les électeurs ne réélisaient pas les Cinq Cents, ce nombre serait complété par ceux qui auront été réélus dans son sein : autrement dit, la Convention, se passant même de la formalité électorale, choisirait elle-même ces singuliers représentants du peuple. La Nation fut stupéfaite de tant d'audace. Malouet écrivait avec raison : La Convention lutte à cet instant contre le vœu manifeste de la majorité de la France. Tallien l'eût cyniquement reconnu, mais il fallait régner ou périr.

On avait, à la vérité, décidé qu'avec la Constitution, les Décrets seraient soumis à un plébiscite. Mais on s'apprêtait à presser et au besoin à frauder. Afficher la proclamation de Vérone, c'était de bonne guerre électorale : les menaces du prétendant rallieraient la province hésitante, les acquéreurs de biens nationaux surtout, à la Constitution républicaine : quant aux Décrets, on en comprenait mal le sens dans les campagnes, mais on le disait inséparable de la Constitution. A l'usage des Parisiens, on a une arme plus brutale. Voici que les soldats affluent : le 12 fructidor, un journal signale l'appareil formidable qui se déploie sous les murs de Paris et aux environs. Les sections protestent là contre dès le 11.

Les décrets vont être déclarés acceptés : c'est, il est vrai, par le chiffre, dérisoire pour la France entière, de 263.000 voix : on voulut bien en concéder 95.000 à l'opposition. Fraude manifeste, dit Mallet. Rien que Paris et environs devaient former plus de 95.000. Tour de force et de gibecière, écrit, de son côté, un ministre étranger, témoin presque amusé de ce : Passez muscade ! Dans certains départements, les décrets n'eurent pas une seule voix. Dans le département de Paris — on n'osa là trop forcer les chiffres —. 21.734 voix se prononcèrent contre, 1.156 seulement pour. Ce qui frappe l'historien, c'est le chiffre énorme des abstentions — des millions. Rien ne montre plus que lé pays, décidément, se désintéressait : crainte, mépris surtout, écœurement général qui, plus même que l'opposition violente, prépare César.

La preuve de la fraude éclatera quand le pays, appelé à élire, ne renverra, malgré toutes les pressions, que 376 Conventionnels sur les 500 qu'impose le décret, acculant l'Assemblée à nommer elle-même les 124 députés manquants. Car les élections se poursuivent cependant, vrai désastre pour les jacobins.

On voyait en effet sortir des urnes d'ex-Constituants très modérés, d'anciens Feuillants ou des hommes neufs, tous hostiles au régime défaillant, beaucoup anciens prisonniers de la Terreur. Et les Conventionnels qu'on réélisait, c'étaient Lanjuinais, acclamé dans 73 départements, Boissy dans 72, les gens de la Droite élus un peu partout, par huit, dix, vingt collèges : le pire soufflet à la Montagne

Malgré tant d'efforts désespérés faits depuis deux ans pour se maintenir, les anciens terroristes allaient donc être éliminés ou tout au moins réduits à l'impuissance : déjà le futur Directoire semblait devoir être composé de modérés, Lanjuinais, disait-on, Boissy, Pontécoulant, Daunou et Cambacérès — qui commençait à nier qu'il eût voté la mort —. Les régicides mesuraient d'un regard affreux l'abîme où ils roulaient.

Une fois de plus, les impatients du parti royaliste les en allaient tirer le 13 vendémiaire.

 

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Pour les sources et la bibliographie, cf. à la fin du chapitre XXXVIII.