LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXXV. — LA CHUTE DES JACOBINS.

Juillet-septembre 1794

 

 

Le Centre s'empare du mouvement. Tallien contre les terroristes. La réaction post-thermidorienne : la Jeunesse dorée et le Réveil du Peuple ; Fréron et Therezia Tallien. Therezia ferme elle même le club des Jacobins. Fera-t-on rebrousser chemin à la Révolution ?

 

Le 10 thermidor, au matin, la Convention, sortant des Tuileries, fut accueillie par des acclamations qui l'étonnèrent ; mais lorsque Tallien, Barras et Fréron parurent, ce fut du délire : on leur apporta des fleurs, des jeunes gens baisèrent les basques de leur habit. Stupéfaits, ces bourreaux de la veille, fort disposés à continuer à l'ètre le lendemain, apprirent qu'ils venaient de mettre fin à la Terreur.

Ce n'était pas leur pensée, lorsqu'ils frappaient leur ennemi : mais, acclamés, ils se laissèrent emporter par le reflux de l'opinion. D'ailleurs, à la Convention même, ils s'étaient livrés, le 9 thermidor, à un groupe dix fois plus considérable — numériquement — que la Montagne : le Ventre, qui s'étant jusque-là contenté de vivre, allait soudain agir et vouloir gouverner. Les centres, écrit Choudieu, accueillirent Fréron et ses anciens complices comme des libérateurs. Mais ces libérateurs ne tarderont pas à être relégués : La Montagne, écrit un centre, devint à son tour servante, après avoir été trop longtemps maîtresse. C'était le Centre qui, à l'heure voulue, avait soudain fait le geste décisif : c'était lui qui avait jeté bas le tyran. Ces peureux d'hier en concevaient de l'orgueil : Je suis donc un foudre de guerre !

L'opinion soulevait, aussi bien, ce Centre réacteur.

Dès le 10, une joie folle avait mis debout les prisonniers, résignés la veille à la mort : l'appel quotidien avait cessé ; il ne sera plus repris. Le Tribunal épuré n'était plus occupé qu'à juger des terroristes et ceux même qui siégeaient hier dans la salle de la Liberté, à commencer par Dumas et Fouquier. Et, pendant qu'en 16 charrettes, 72 membres de la Commune, puis des juges et jurés du Tribunal, enfin Fouquier — en attendant Le Bon et Carrier — s'acheminaient à l'échafaud, des détenus étaient, tous les jours, libérés un à un, puis par petits paquets.

Par ailleurs, cent mille suspects sortent de leurs cachettes. Ils le peuvent : les Comités révolutionnaires sont fort occupés à sauver leurs propres têtes. Thibaudeau a dit la joie d'abord hésitante, puis franche, puis délirante, qui s'empare des proscrits échappés à la mort : On semblait sortir du tombeau et renaître à la vie.

La vie, les revenants ne demandent d'abord que cela, la trouvant bonne, follement reconnaissants d'ailleurs à qui la leur a rendue — même à un Tallien, même à un Fréron. Et ceux-ci qui redoutaient des vengeances, s'accommodent soudain fort de cette magnanimité. Ils se félicitent, écrit finement M. Thureau-Dangin... d'être, lors du partage qui se fait au sein de la Convention, du côté des juges quand on eût pu avoir tant de raisons de les confondre avec les accusés. Ils réclament l'oubli. Un peuple qui a fait une révolution ne doit jamais regarder en arrière, dit Legendre. Abasourdis d'abord, ils ont appris de la Nation le sens de leur victoire ; elle les a obligés à saluer dans leur révolution de sérail la victoire de l'humanité. Ils y voient une occasion d'obtenir eux-mêmes l'aman ; car, semblant dispenser la clémence, ils espèrent en imposer et jouer la justice immanente.

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Certains Montagnards, moins souples ou plus convaincus, ne se résignaient pas si facilement à cette espèce de mystification. Éliminés des Comités dès le début de fructidor, ils essayaient de résister à l'énorme reflux qui allait les rouler et peut-être les broyer.

Tallien menait maintenant campagne contre ces Montagnards attardés. Ce misérable personnage était fort pressé de faire désigner, puisqu'il en fallait encore, des boucs émissaires, pour ne point en être.

Il en fallait. Après une heure de joie sans haine, la foule se retournait contre les buveurs de sang. Je viens de lire les rapports de police publiés par M. Aulard : le mouvement s'y révèle spontané et unanime. La réaction populaire aiguillonnait vraiment la Convention.

On a déjà décrit ce singulier Paris post-thermidorien, ivre de plaisir et de vengeance. Après s'être congratulé d'avoir échappé à la mort, chacun avait compté ses cadavres. On ne s'était d'ailleurs pas attardé à les pleurer — je dirai comment l'on s'amusa sur ces tombes —, mais il paraissait expédient de les venger.

Chaque jour arrivaient de province de terribles témoins : chaque jour se grossissaient les dossiers devant lesquels un Le Bon lui-même restera stupéfait. Or la première page de ces dossiers, c'était sans exception une lettre du Comité de Salut public, stimulant le proconsul terroriste : on y trouvait les signatures de Robespierre, Couthon, Saint-Just, mais celles aussi de Collot, Billaud et Barère. A Paris même, chaque quartier faisait rétrospectivement sa chronique et demandait des comptes. Longtemps on a cru que les aristocrates seuls avaient, en 1793 et 1794, passé devant Fouquier et donné de l'ouvrage à Samson, et l'on s'expliquait dès lors mal que la réaction thermidorienne eût trouvé ses soldats dans le monde de la boutique et de l'atelier : mais de très petits commerçants, des artisans, des domestiques avaient fourni à ce Fouquier, à ce Samson les deux tiers de leurs clients. Les pères, frères, fils de ces humbles victimes demandèrent — plus haut que les ci-devants eux-mêmes — la tête des hauts bourreaux. D'où la réaction thermidorienne parisienne, toute populaire ; elle emportait les Jacobins, les balayait. Par une renverse qui stupéfia ceux-ci, Paris qu'ils croyaient avec eux, passait dans le camp de la plus violente contre-révolution.

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Paris n'eût pas été Paris si le mouvement ne fût point parti des théâtres. Dès thermidor, des pièces anti-jacobines avaient été jouées et applaudies, à commencer par cette Journée du 9 thermidor qui permit de huer, tous les deux ou trois soirs, Robespierre aux Variétés. Un peu plus tard, l'Intérieur des Comités révolutionnaires livrera aux lazzi et insultes du public les complices, grands et petits. Les pièces antiques mêmes furent tournées contre les tyrans abattus : le Timoléon de Chénier, par exemple, dont un rapport du 25 fructidor dit l'étonnant succès. Des tragédies aux vaudevilles, toute allusion fut couverte d'applaudissements.

Exterminez, grand Dieu, de la terre où nous sommes,

Quiconque avec plaisir, répand le sang des hommes :

et voilà Mahomet populaire, redemandé, acclamé au Théâtre de la République.

Les jeunes gens sont lâchés, et la mode s'en mêle. Cette Jeunesse dorée, sortant, toute vibrante, du spectacle, déchaîne dans la rue de petites émeutes contre les buveurs de sang ; c'est un état-major, bientôt une armée ; elle a son uniforme, l'habit carré des muscadins où bientôt s'appliquera le collet vert des Chouans de Bretagne ; le reste du costume est connu : oreilles de chiens, cadenettes, cravate à écrouelles, gilet court, pantalon collant, bottes basses, bizarre accoutrement pour ces soldats. Ces soldats sont, quoi qu'il en soit, bientôt les maîtres du pavé : dictature, écrit l'un d'eux, que personne ne contestait parce qu'elle répondait aux vœux de chacun. A toute armée il faut un chant de guerre : le chant de celle-là, c'est le Réveil du Peuple, paroles de Souriguière, musique de Gaveaux :

Le jour tardif de la vengeance

Fait enfin pâlir vos bourreaux !

Le Réveil va bientôt se chanter partout, des théâtres, où on l'entonne au début et à la fin de chaque pièce, aux tribunes de la Convention même — où il assombrit plus d'un front.

Les journalistes excitaient les jeunes gens à oser : La Liberté de la presse ou la mort, vient de s'écrier Tallien, le 2 fructidor. Proscrite, elle aussi, sous le tyran, la Presse se vengeait. Elle se multipliait, en immense majorité thermidorienne, et, à côté des journaux, une pluie de brochures, mordant toutes sur la Queue de Robespierre. Les Goncourt et d'autres en ont donné la formidable nomenclature : notre Bibliothèque en possède un fond qui n'est pas longtemps amusant à feuilleter, tant ces pamphlets se répètent.

On passe des paroles aux gestes : voici les bonnets rouges qui, hier, s'imposaient despotiquement, aujourd'hui proscrits : la jeunesse dorée, à coups de bâton, les fait rentrer dans les garde-robes. Dès fructidor, le Journal des hommes libres, un des rares journaux jacobins, s'écrie : Entendez les plaintes des patriotes opprimés par l'aristocratie qu'on lâche si imprudemment !

Le malheur, pour ces Jacobins, est que l'aristocratie, précisément, n'a rien à voir à l'affaire. Ces jeunes bourgeois ont deux chefs ou plutôt un chef et une idole — et rien n'est plus paradoxal, car ils s'appellent Fréron et Tallien.

Élégant, sceptique, corrompu, Stanislas Fréron s'est jeté dans la réaction. C'est lui qui a lancé le terrible mot : la Queue de Robespierre, et personne ne lui porte, à cette queue, de plus rudes coups. Il est d'ailleurs excellent journaliste, à la fois fin et outrancier ; l'Orateur du peuple est le grand favori : Avez-vous lu Fréron ? se dit-on tous les matins. C'est que, chaque matin, il emporte un morceau, tantôt de Collot et tantôt de Billaud. Et puis, parfois, il lâche la plume pour le gourdin et conduit à la chasse aux jacobins ses lecteurs, devenus ses soldats. Celui qui, de Toulon à Marseille, a manié la massue cordelière, c'est maintenant le premier gourdin muscadin de la capitale.

Tallien plane plus haut : il est au fond trop médiocre pour trousser un article et trop lâche pour prendre un bâton. Mais ce pleutre a été porté par les événements — et par une femme : ce vil politicien, prêt à toutes les palinodies, est dans la main de Therezia Cabarrus. Cette créature de grâce et de beauté, elle est déjà, dans la coulisse, la reine de Paris, où, un jour, nous la verrons régner. Bien assise maintenant dans une position régulière, l'ex-marquise de Fontenoy, la future princesse de Chimay, jouit grandement, pour le moment, d'être la citoyenne Tallien. Auréolée par sa captivité, elle est d'une bonté facile, celle qui ne comporte aucun sacrifice. Elle est belle surtout et, dit-on, séduisante au delà de toute expression. Il semble qu'après le règne de Robespierre, cet ennemi des femmes, après la dictature de la terreur et de la vertu, il fallût qu'une femme charmante, facile et souriante incarnât le nouveau régime. Tallien en est lier — encore qu'elle soit, dit-on, à tout le monde. Grossièrement interpellé en nivôse par un terroriste sur la Cabarrus, il en fait l'éloge à la tribune : Je déclare au milieu de nos collègues, au milieu du peuple, que cette femme est mon épouse. Et de longs applaudissements vont caresser, dans sa tribune, Therezia, Notre-Dame de Thermidor, Notre-Dame de Bon-Secours !

Cette singulière Madone régnait : elle poussait Tallien contre les Collot et les Billaud, car Notre-Dame de Bon-Secours, c'était, a écrit M. Claretie, une Hérodiade de la clémence. Elle lançait Fréron, lançait Legendre. Collot ne s'y trompait pas : Des scélérats ont promis nos têtes à leurs concubines... Nous mourrons parce que de nouvelles Fulvies, liées à de nouveaux Antoines, tiennent leurs poinçons tout prêts pour percer nos langues. De fait, elle dirigeait bien — s'il faut en croire Lacretelle — la campagne de presse antijacobine, payant un bon article d'un baiser. C'est elle qui acheva de disloquer l'ancienne Montagne, jeta Collot au bagne et entraîna Tallien le massacreur de septembre jusque sur les bancs de la droite.

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La campagne s'accentuait. On avait, le 7 fructidor, aboli les Comités révolutionnaires ; et si l'on n'osait frapper le Club, on l'atteignit cruellement en le détachant de ses filiales : le 26 vendémiaire an IV, interdiction aux Sociétés populaires de se confédérer. On coupait à la pieuvre ses tentacules.

La Société se sentit mortellement frappée. Depuis quelques semaines, elle s'exaspérait ; les rapports se font l'écho de propos violents : Billaud, le 13 brumaire, attaqua violemment, à la tribune du Club, la politique réactrice : Le lion n'est pas mort quand il sommeille et, à son réveil, il exterminera ses ennemis. Pauvre lion ! La jeunesse dorée l'allait bafouer avant de l'abattre. Elle se jeta sur le Club que défendirent principalement les tricoteuses, fit capituler la jacobinière, força ses hommes à défiler sous les crachats, fessa les femmes : c'étaient ces fiers jacobins qui, trois mois auparavant, faisaient trembler la France. Les Comités de la Convention, que le Centre maintenant investissait, voyant par là que le lion n'avait plus ni griffes ni dents, se décidèrent à le frapper. On décréta la fermeture. Fréron entendit ne laisser à personne le soin d'y procéder. Il s'en alla, avec Merlin de Thionville, fermer la porte et rapporta les clefs à la Convention. Mme Tallien racontera, dans une lettre postérieure, qu'elle avait accompagné les exécuteurs : la présence de cette femme légère qui riait, c'était le comble de la déchéance dans la mort ; on bafouait le cadavre. Au fond, le lion n'avait jamais été fort que de la lâcheté de ses victimes.

Dès lors, la partie était gagnée pour les thermidoriens : l'infernale Société ne comptait plus, écrivait-on, peu après, que cinquante députés à elle, minorité condamnée à l'humiliation et au silence qu'elle imposa jadis, le fer à la main, à ses adversaires. On rappela ce qui restait de l'ancienne Droite : d'abord les Soixante-Treize, puis les seize Girondins survivants : on revit Louvet et Isnard fort aigris contre la Révolution. On pouvait maintenant faire rebrousser chemin à la Convention. On y arrivait. Le 5 nivôse, malgré le mécontentement des faubourgs dont je vais dire les causes, la loi du maximum était supprimée ; on offrait à la Vendée, à moitié écrasée, une habile amnistie, et sans prendre aucune décision, l'Assemblée souffrait la rentrée de prêtres réfractaires et d'émigrés, qui se montraient presque dans ses tribunes. Enfin, la séparation de l'Église et de l'État qui, en établissant la liberté des cultes, paraissait les favoriser tous, provoquait soudain une résurrection catholique qui dépassait toute prévision.

En vain, pour donner le change, les thermidoriens de la Convention faisaient solennellement célébrer l'anniversaire du 21 janvier — ce qui, disait un député, fermerait la bouche aux amis de Billaud criant à la contre-révolution —. Le peuple lui-même réprouva cette décision, estimant, dit la police, qu'on ferait mieux de lui procurer de la farine que de décider des fêtes.

C'est qu'en effet, en cette fin d'hiver de 1795 (an III de la République), le peuple français traversait une crise qui, bien plus que politique, était économique, sociale, disons morale. Pour l'intelligence de ce qui suivra, il convient de nous y arrêter. Le régime tout artificiel de l'an II s'écroulant, on découvre derrière cette façade éventrée, un pays semé de ruines où une société déséquilibrée, dans une nation désorientée, se débat au milieu de la plus prodigieuse anarchie qui se fût rencontrée.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées d'Aulard (Jacobins, IV et Paris sous la réaction, I), Duval, Choudieu, Levasseur de la Sarthe, Barras, Lacretelle, Frénilly, Thibaudeau, Durand de Maillane, Mallet du Part, Miot, Soubrany. Larevellière, Marmont, Mme de Chastenay. — Aulard, Actes du Comité, XV-XVII. 1903-1906. Réponse de Barère, Billaud, etc. (Rev. Fr., 1898). D'Andigné, Souvenirs, I, 1900. Hyde de Neuville, Souvenirs, 1900. Rœderer, Œuvres, VII.

OUVRAGES déjà cités de Pingaud, Chuquet (Ecole de Mars), Arnaud, Vialles, Claretie (Derniers montagnards), Turquan, Lallié, Lenôtre (Tribunal). — Thureau-Dangin, Royalistes et Républicains. La question de la Monarchie ou de la République du 9 thermidor au 18 brumaire, 1888. Welschinger, Le Théâtre de la Révolution, 1897.