LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXXIV. — THERMIDOR.

 

 

Les divisions du Grand Comité. Les dernières charrettes. Les deux complots. La séance du S thermidor. La soirée du 8 aux Jacobins. La nuit du 8 au 9 au Pavillon de Flore. La séance du 9 ; la mêlée ; le poignard de Tallien : la proscription des robespierristes. L'Hôtel de Ville contre la Convention. Les mésaventures d'Hanriot. Robespierre à l'Hôtel de Ville. La chute de Catilina. L'exécution de Robespierre. Le malentendu de thermidor.

 

Longtemps attaqué en bloc, le Comité avait fait bloc. Dès ventôse, quelques fêlures s'y étaient à peine dessinées, replâtrées après la mort de Danton. D'autres lézardes s'étaient montrées en prairial. Collot et Billaud — extrêmes terroristes et au fond hébertistes — répugnaient à frapper les commissaires qui avaient porté en province, avec la Terreur, les principes de Chaumette. Le 23 prairial, Billaud et Robespierre s'étaient pris violemment de querelle. Un autre soir, Collot, toujours brutal, avait fait mine de jeter Maximilien par la fenêtre. Saint-Just et Carnot étaient en mauvais termes. Dès floréal, le premier avait voulu faire expulser le second du Comité : Tu en sortiras avant moi, Saint-Just, avait répondu Carnot : mais, depuis cette époque, celui-ci était sur ses gardes et Prieur suivait Carnot. Lindet ne pardonnait pas à Maximilien la mort de Danton. Barère, comme toujours, nageait entre deux eaux. Mais, rapportant à la Convention les bruits d'Europe, il montrait assez perfidement de quel prestige y était entouré le dictateur aux dépens de l'idée républicaine.

Le Comité de Sûreté générale était maintenant très nettement antirobespierriste. Sauf Le Bas fidèle et David qui n'était jamais sûr, tous, sous l'influence du vieux Vacher, détestaient le tyran. Vouland et Amar disaient volontiers qu'il l'eût fallu saisir dans l'embrasure d'une fenêtre et le pousser sur le pavé. Ce Comité de police cherchait à la cuirasse de Maximilien un défaut. Une folle, nommée Catherine Théot, s'étant mise à prédire partout l'avènement du Fils de Dieu, Vadier enfla l'affaire dans son rapport à la Convention, insinua que ce Messie était — pour Catherine — le pontife du 20 prairial. Ce vieux pitre du Midi qui, dit Philarète Chaste, ressemblait à Voltaire, faisait rire par des grimaces. Il fit rire aux dépens de 'Maximilien qui prit assez mal l'aventure et étouffa l'affaire maladresse qui parut précisément donner corps aux allégations du Gascon.

En réalité, Robespierre s'énervait il sentait grandir l'hostilité dans les Comités ; il rappela, le 10 messidor, Saint-Just, alors aux armées et, rassuré par la présence de ce chevalier porte glaive, lui-même, boudant le Comité indocile, n'y parut plus. Le 13, Maximilien se plaignit amèrement des cabales du Comité au Club des Jacobins.

Il était issu du Club : il voulait s'y venir retremper et, d'abord, en faire expulser ses ennemis ; il en fit rayer Fouché chef de la conspiration qu'on avait à déjouer et quelques autres. Fouché n'en continua que plus activement sa souterraine campagne. Il mettait en circulation des listes de futurs proscrits et, allant visiter l'un puis l'autre. S'il ne périt, disait-il, c'est toi qui périras. Il nouait de ses doigts nerveux les fils où soudain Robespierre serait pris.

***

Au début de thermidor, les fils étaient liés ; mais quel filet fragile ! le moindre accroc le pouvait rompre. Couthon s'y appliquait aux Jacobins où, le 5, il osa dénoncer Carnot. Barère défendit celui-ci. Cependant Fouché avait réconcilié Collot et Tallien brouillés ; la Montagne se mobilisait contre Robespierre, mais il fallait l'appui du Centre qui, estimant moins Collot, Tallien, Fouché et autres que Robespierre, hésitait à favoriser — Durand de Maillane nous livre ce sentiment — ces survivants de l'Hébertisme aux dépens d'un homme qui ménageait la Plaine. Robespierre était venu rendre visite à Cambacérès et l'avait sollicité de se défier de Fouché ; mais Tallien et Legendre, à leur tour, avaient sondé ce crapaud du Marais et l'avaient ébranlé. Cependant Boissy d'Anglas affichait de l'estime pour Robespierre, que Durand de Maillane avait, par ailleurs, vivement félicité de son spiritualisme. Sans le Centre — c'était la masse — on ne pouvait rien : il ferait pencher la balance. Ce qui émouvait Durand, c'étaient ces 60 ou 80 têtes par jour. En vain Augustin Robespierre se déclarait-il au Club un modéré : le 7 thermidor, André Chénier était exécuté avec 36 personnes : le 8, 55 condamnés allaient l'être, dont 19 femmes. De tels gages de modération édifiaient mal Durand, Boissy et Cambacérès. Mais ils se réservaient encore.

De toute part, on intriguait ; de toute part, on jouait des têtes. Il se fallait presser, chacun méditant un coup. Si les ennemis du dictateur étaient résolus à frapper, lui l'était aussi. A étudier certains documents, on voit qu'il se préparait, pour le 10, une journée robespierriste. Hanriot, Fleuriot, Payan, Dumas en étaient les instigateurs. La fête des petits héros Bara et Viala, pour laquelle l'École de Mars était appelée dans Paris, servirait de prétexte à une réunion d'où la foudre jaillirait. Robespierre, qui s'était, depuis trois semaines, séquestré chez Duplay, consentit, poussé par Saint-Just, à préparer le terrain par un grand discours à la Convention, le 8 thermidor.

Fouché, cependant, redoublait d'activité, et Tallien était décidé à tout. Une légende, qu'admet un biographe sérieux des Tallien, veut que Therezia Cabarrus, qu'adorait l'ex-proconsul, lui eût rappelé, de sa prison, que grâce à son insigne lâcheté, elle allait périr. Il se peut.

Le soleil se leva, le 8 (27 juillet), torride, sur un monde qui déjà bouillonnait.

***

Ce fut au milieu d'une émotion intense que l'Assemblée vit Maximilien gravir lentement les degrés de la tribune. C'était un grand procès qui commençait, écrit le conventionnel Crevelier.

Tout de suite, dit celui-ci, ce Catilina le prit de haut, sur ce ton despotique qui commençait à lasser.

Le discours, qui nous a été conservé, avait été poli avec soin dans la retraite. Il marquait décidément une volte-face de la politique robespierriste : des Comités, Maximilien en appelait à l'Assemblée opprimée par eux. Il n'était attaqué par eux que parce qu'il n'appartenait à aucune faction, mais à la Convention même. Voilà au moins six semaines que l'impuissance de faire le bien et d'arrêter le mal m'a forcé à abandonner absolument mes fonctions. Le patriotisme a-t-il été plus protégé ? les factions plus timides ? la patrie plus heureuse ? Ce Comité en anarchie, il en faut secouer le joug. Vous n'êtes pas faits pour être régis, mais pour régir les dépositaires de votre confiance. Alors, se tournant vers le Centre et les bancs bien dégarnis de la Droite, il rappelle comment, contre les haines de la Montagne, il a préservé de la guillotine les soixante-quinze amis des Girondins. Lorsqu'il se croit assuré du Centre qui l'écoute en silence, il critique âprement le système financier — Cambon est touché —, les agents prévaricateurs — ce sont les proconsuls —, la conduite de la guerre — c'est Carnot — et, par une audace inouïe, la Terreur elle-même. Disons qu'il existe une conspiration contre la liberté publique ; qu'elle doit sa force à une coalition criminelle qui intrigue au sein même de la Convention..., que des membres du Comité entrent dans ce complot : que la coalition ainsi formée cherche à perdre les patriotes et la patrie. Quel est le remède à ce mal ? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du Comité de Sûreté générale, épurer ce Comité et le subordonner au Comité de Salut public, épurer le Comité de Salut public lui-même ; constituer l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention ; écraser ainsi toutes les factions du poids de l'autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté.

La Convention, qui avait écouté dans un silence de mort, restait stupide. Le discours était vague, mais attaquant Cambon et ses finances, Carnot et ses armées, Vadier et sa police, les deux Comités, les ex-commissaires, il effrayait et désorientait. C'était une crise énorme qui s'ouvrait : un gouffre, dit un témoin de la séance, Mrs Williams, où l'on ne savait quelle partie de la ville serait engloutie où si la ville le serait tout entière. La Révolution elle-même se voyait intenter un procès de tendance : Nous n'avons même pas le mérite d'avoir entrepris de grandes choses pour des motifs vertueux. Qu'était-ce à dire ? Tout était-il à refaire ? Était-ce un réquisitoire ou un testament ? Fallait-il laisser imprimer ce dangereux discours ? Couthon enleva cependant l'impression.

Mais les gens visés n'entendaient pas se laisser étrangler sans protester. Vadier voulant recommencer son histoire de la vieille Catherine, Cambon ne lui en laissa pas le temps : il s'élança à la tribune : Avant d'être déshonoré, je parlerai à la France. Et il parla âprement : Un seul homme paralyse la volonté de la Convention : cet homme, c'est Robespierre !

Ce fut le signal d'une ruée à la tribune. Voici Billaud : le discours de Robespierre, avant d'être imprimé, doit être renvoyé à l'examen du Comité. Il faut arracher le masque. J'aime mieux que mon cadavre serve de trône à un ambitieux que de devenir, par mon silence, complice de ses forfaits. Le ton montait. Panis déclara qu'une liste de proscrits était dressée ; il fallait qu'on la connût ; Robespierre protesta, refusa d'ailleurs de blanchir tel ou tel. Il ne comprenait pas quelle habileté il y eût eu à en nommer dix pour en rassurer trois cents. Quand on se vante d'avoir le courage de la vertu, criait Chartier, il faut avoir celui de la vérité. Nommez ceux que vous accusez !Oui, oui, nommez-les ! criait-on. — Je persiste dans ce que j'ai dit, répondit-il.

Amar flétrit l'amour-propre blessé qui venait troubler l'Assemblée ; Fréron voulait qu'on retirât au Comité le droit de faire arrêter les députés. Chacun cherchait, qui une arme, qui simplement un bouclier. Barère fit mine de tout apaiser avec des patelinades, mais sur une nouvelle attaque de Bréard, le décret ordonnant l'impression fut rapporté.

La séance fut levée à 5 heures. Robespierre avait perdu la première manche.

Il crut gagner la seconde le soir même : il se rendrait aux Jacobins, s'y ferait acclamer et par là intimiderait, pour le lendemain, la Convention.

Il était très tranquille. S'étant allé promener aux Champs-Élysées — la journée avait été suffoquante et la nuit était belle —, il dit à Éléonore Duplay qui l'accompagnait : Beau temps pour demain et il gagna le Club.

Ce fut un triomphe : il refit son discours et excité par l'enthousiasme général, attaqua Collot et Billaud présents. On cria : A la guillotine ! Les deux suspects s'en allèrent en hâte aux Tuileries où veillait le Comité. En cette chaude soirée de juillet, ils devaient sentir sur leur cou le froid du couperet.

Quant à Maximilien, il rentra si rassuré chez Duplay, qu'il l'étonna par son optimisme. Avant minuit, sa lumière était éteinte dans la célèbre chambre aux rideaux bleus.

***

Prieur, Barère et Lindet nous ont décrit le spectacle qu'offrait, ce pendant, le Comité en mauvais arroi.

Il était réuni autour de la fameuse table verte, lorsqu'à 11 heures du soir, Collot rentra des Jacobins, très surexcité. Dans la salle voisine, par la porte ouverte, on apercevait Saint-Just écrivant fiévreusement. Collot, hors de lui, l'interpella : Tu rédiges notre acte d'accusation ? C'était vrai. Saint-Just paya d'audace : Eh bien, oui, tu ne te trompes pas... et, haineusement à Carnot : Tu n'y seras pas oublié non plus et tu t'y verras traité de main de maître. Carnot haussa les épaules. Mais Billaud était survenu, tout fumant. Il accabla de sa colère le flegmatique jeune homme. Celui-ci estima qu'il avait trop parlé ; il pria qu'on le laissât achever : son discours était si peu ce qu'on croyait, qu'il le lirait au Comité, le lendemain matin, avant que de le prononcer en séance. Il écrivit toute la nuit, tandis que, revenus dans la salle verte, ils se perdaient en récriminations. A 5 heures du matin, il se levait, pliait ses notes et prenait froidement congé. Et lui aussi, plein de confiance, il s'alla rafraîchir le sang au Bois où, une demi-heure après, il galopait.

La journée s'annonçait orageuse ; la chaleur devait, à midi, atteindre 40° sous un ciel de plomb où grondait la foudre. Le Comité s'enfiévrait. Il attendait Saint-Just anxieusement. A 10 heures et demie, on reçut un billet de lui : Vous avez flétri mon cœur ; je vais l'ouvrir à la Convention. Tous s'y précipitèrent, au comble de l'émotion.

Ils trouvèrent les couloirs en ébullition. Toute la nuit on avait négocié de gauche à droite et au centre. On assiégeait les survivants de la Droite, on les menaçait, on les flattait. Oh ! cette Droite, criait platement Bourdon, quels braves gens ! Quand survinrent les membres du Comité, Tallien, Rovère se précipitèrent sur eux pour les encourager.

Il le fallait : au-dessus de l'Assemblée, volcan dont l'intérieur bouillonnait, les tribunes, peuplées de robespierristes, faisaient rage. Elles avaient applaudi Maximilien, quand il était entré vêtu de l'habit bleu du 20 prairial, la tête toujours bien poudrée, semblant marcher à une apothéose. Saint-Just l'avait rejoint dans cet habit chamois, ce gilet blanc et cette culotte gris tendre qui, quarante-huit heures après, seront des loques ensanglantées au greffe du Tribunal.

Le jeune homme gagna la tribune. Collot présidait : ce complice au fauteuil, était l'atout le plus fort dans le jeu des ennemis de Robespierre ; par ailleurs, le décor ordinaire : l'ancienne salle du Théâtre avec son étroite tribune devant le large bureau ; des deux côtés du président les deux toiles, Marat et Lepelletier assassinés, et, au centre, l'arche où gisait la Constitution mort-née, les bancs de la Droite en partie dégarnis, la Montagne où se creusait le trou fait par l'exécution des Dantonistes et des Hébertistes, le Ventre seul, compact, muet, fermé, attendant l'événement. Robespierre s'était assis devant le Centre pour faire face à la tribune.

Saint-Just n'eut le temps que de dire deux phrases du réquisitoire, si laborieusement préparé la nuit précédente. Tallien l'interrompit brutalement. Escaladant la tribune, il en repousse l'autre : Je demande que le rideau soit déchiré !Il le faut, il le faut ! crient cent voix. Le signal de l'assaut est ainsi donné : Billaud le mène, occupant la tribune avant même que Tallien en soit descendu. Il dénonce la séance des Jacobins où on a développé l'intention d'égorger la Convention, dit apercevoir dans une tribune l'auteur de cette proposition, l'en fait expulser et par là intimide le public. La Convention périra si elle est faible !Non, non ! crie la Montagne agitant ses chapeaux.

Le Bas veut parler : il ne le peut. Les ennemis de Robespierre ont juré d'étouffer la voix de ses amis. Le tumulte est extrême ; Collot sonne sans se lasser ; le Centre seul continue à rester immobile au milieu de cette tempête. Billaud ne cesse d'attaquer Robespierre : le président du Tribunal a proposé ouvertement aux Jacobins de chasser de la Convention tous les hommes qu'on veut sacrifier, mais le peuple est là et les patriotes sauront mourir.

Robespierre s'élance à la tribune ; une immense clameur le repousse à son banc du centre : A bas le tyran ! et déjà, d'ailleurs, Tallien réoccupe la tribune. Celui-ci entend porter le dernier coup ; Therezia dira un jour : C'est un peu par cette petite main que la guillotine a été renversée : Tallien, de fait, pense sans doute qu'elle est perdue et lui aussi d'ailleurs, si, avant dix minutes, Robespierre ne l'est pas. Il enfle la voix : J'ai vu hier la séance des Jacobins ; j'ai frémi pour la patrie ; j'ai  vu se former l'armée du nouveau Cromwell et je me suis armé d'un poignard pour lui percer le sein si la Convention n'avait pas le courage de le décréter d'accusation. Et effectivement, il agite un poignard au milieu d'une immense émotion. On décrète l'arrestation des généraux Boulanger et Hanriot, du président Dumas. N'osant encore frapper Robespierre, on lui arrache d'abord ses armes, ses soldats et son juge. Lui, encore, veut parler : nouvelles huées. Là-haut, ce n'est plus Collot, l'ancien ami d'Hébert, c'est l'ami de Danton, Thuriot, qui, d'un geste inexorable, refuse la parole au malheureux. Et toujours cette cloche qui, fébrilement agitée, semble celle d'un navire en détresse.

Il faut qu'à tout prix, pour la fermer à Maximilien, quelqu'un occupe la tribune. Barère y monte, puis Vadier qui, insupportable avec son refrain, veut encore raconter son histoire de prophétesse jusqu'au moment où Tallien, qui entend que le drame ne tourne pas en comédie, coupe la parole à ce vieux radoteur, pour dénoncer encore Robespierre, sa lâcheté au 10 août, l'hypocrisie de son civisme et de sa vertu.

Pour la troisième fois, Robespierre s'était levé. La figure congestionnée, il s'avança vers la tribune. Il parlait cependant, mais on ne le pouvait entendre, car Thuriot sonnait sans s'arrêter. C'était le glas du condamné. Un obscur député, Louchet, à la tribune, demandait l'arrestation. Le mot — enfin ! — était lancé, aux applaudissements de la Montagne. Le jeune Robespierre eut alors un beau geste : Je suis aussi coupable que mon frère : je partage ses vertus. Je demande aussi le décret d'accusation contre moi.

C'est alors que Maximilien, dans un suprême effort, se fit entendre. Pour la dernière fois, me donneras-tu la parole, président d'assassins ! On trouvait le prétexte : le tyran insultait l'Assemblée : Président, cria Charles Duval, est-ce que cet homme sera le maître de la Convention ?Aux voix l'arrestation des deux frères ! clamait-on.

Aux abois, Maximilien se tourna vers le Centre jusque-là en observation, dit Barère : Hommes purs ! hommes vertueux ! c'est à vous que j'ai recours ; accordez-moi la parole que les assassins me refusent ! Durand et ses amis comptaient sans doute du regard les mains levées, à gauche, contre l'homme ; ils le virent perdu. Ils se levèrent contre lui. Durand s'attribue mente ici de belles paroles indignées. Repoussé, l'homme errait du centre à la droite ; il voulut parler, suffoqua de fureur : Le sang de Danton t'étouffe ! cria Garnier de Saintes. Il escaladait maintenant les bancs de la droite : N'avance pas, cria Fréron, c'est là que s'asseyaient Condorcet et Vergniaud ! Il trébuchait vraiment dans les cadavres. Il se laissa tomber épuisé, tandis que Billaud, de nouveau, l'accablait.

Alors l'exécution se précipita : on réclamait l'arrestation du monstre. Le Bas — qui fut toujours généreux et noble demanda à être associé au sort de l'ami malheureux. Billaud désigna Couthon que Fréron, entendant venger Desmoulins, accabla ainsi que Saint-Just. Couthon est un tigre altéré du sang de la représentation nationale (Oui ! oui !) ... Il voulait se faire de nos cadavres autant de degrés pour monter au trône ! Le cul-de-jatte, enfermé dans sa voiturette, eut un regard amer à ses jambes : Oui, je voulais monter au trône ! ricana-t-il. Mais Fréron concluait : Je demande le décret d'arrestation contre Saint-Just, Le Bas et Couthon. Le décret fut voté. Un instant après, les gendarmes entraient et arrêtaient les cinq hommes.

Il était 5 heures et demi ; la chaleur était inouïe. L'Assemblée, épuisée, suspendit la séance jusqu'à 7 heures, croyant avoir vaincu.

***

Elle avait tort. A 7 heures, la partie se gâtait et presque se perdait : Robespierre, trônant, à l'Hôtel de Ville, par un dernier retour de fortune, menaçait de proscription ses proscripteurs. Voici ce qui s'était passé.

Toute la journée, le maire et ses amis avaient attendu de bonnes nouvelles, persuadés que la vertu allait triompher. Averti qu'elle était vaincue, Fleuriot fit fermer les barrières et sonner le tocsin, appela le Conseil général de la Commune, et fit défense à tout geôlier de recevoir les victimes. Les Jacobins, prévenus par lui d'autre part, furent invités à envoyer à l'Hôtel de Ville de solides gaillards — femmes comprises, — et s'y empressèrent. La foule, ce pendant, se portait place de Grève au son du tocsin.

Il fallait un chef de guerre ; Hanriot était tout désigné ; il savait comment on ramène une Assemblée à la raison. Malheureusement, il avait copieusement déjeuné faubourg Saint-Antoine et était ivre. Rentrant chez lui, il y trouva des gendarmes chargés de l'arrêter : incontinent, il donna l'ordre qu'on les tuait, puis se mit à hurler : C'est aujourd'hui que doit se faire un second 31 mai et que 300 scélérats qui siègent à la Convention doivent être exterminés ! Il sortit, monta à cheval, sans chapeau, sous le soleil cuisant, se lança au galop, vint échouer sur la place du Palais-Royal où il harangua les passants ahuris, fut précipité de son cheval par des gendarmes de la Convention et, bien garrotté, séquestré au Comité. L'incident pouvait désorganiser la revanche robespierriste ; par ailleurs, Payan était arrêté et Dumas cueilli, au Palais, sur son siège.

Mais, sur ces entrefaites, les geôliers ayant absolument refusé de recevoir les dangereux prisonniers que l'Assemblée leur expédiait, le maire avait fait quérir les martyrs qu'il appelait à l'Hôtel de Ville.

Maximilien refusa d'abord de s'y rendre : au fond, ce dictateur était une manière de légaliste assez timoré ; il se réfugia à la Mairie, quai des Orfèvres, préférant voir Fleuriot assumer seul, à l'Hôtel de Ville, les responsabilités. Celui-ci ne l'entendait pas ainsi. Il fit enlever de la Mairie Maximilien, qu'on força ainsi à passer le Rubicon ; un moment après, il pénétrait en triomphe dans les salons de l'Hôtel de Ville où le rejoignaient Saint-Just. Le Bas, Augustin et, tardivement. Couthon. On avait le gouvernement provisoire, mais il fallait l'imposer par des coups de canon à l'Assemblée.

Très hardiment, Coffinhal, vice-président du Tribunal, partit pour les Tuileries avec 200 canonniers, pénétra dans les locaux où Hanriot était captif et délivra le brave général qu'il sollicita très vivement de faire incontinent canonner les Tuileries. Mais les malheurs du général avaient, pour un instant, abattu sa fierté. Il refusa et gagna l'Hôtel de Ville. L'Assemblée était provisoirement sauvée.

***

L'effroi y avait été inconcevable. Les Comités de Salut public et de Sûreté générale qui, pendant toute cette fin de journée, tinrent une fiévreuse séance — il faut en lire dans le Recueil des Actes le copieux compte rendu —, avaient failli être enlevés et s'étaient réfugiés, blêmes de peur, dans le sein de la Convention. De l'aveu de tous, ils se crurent perdus. Cependant, on mit Hanriot hors la loi.

C'eût été peu : mais Hanriot, toujours titubant, s'était éloigné. L'Assemblée, délivrée, se ressaisit, mit hors la loi les rebelles, les députés insurgés et leurs amis, et décida qu'on les irait arrêter à l'Hôtel de Ville.

Qui oserait y aller ? On n'avait sous la main aucun chef militaire. On se tourna vers Barras, qui avait porté l'épée et que Fréron recommandait : sous lui, une délégation irait signifier à l'Hôtel de Ville les décrets des Tuileries. Fréron, Rovère, Legendre, les deux Bourdon, Féraud. Ils partirent hardiment, pendant qu'aux flambeaux, on proclamait, dans les quartiers de l'Ouest, la mise hors la loi des rebelles.

A la même heure et dans le même appareil, on lisait, dans les quartiers de l'Est, la mise hors la loi de quatorze députés ; c'était la réponse de l'Hôtel de Ville.

***

Hanriot y avait reparu, à 10 heures du soir. Mais il semblait vraiment atteint de délire incurable : car, s'étant remis à galoper dans la foule terrifiée, il criait : Tue, tue, éventrez les gendarmes ! La vue de ce chef, manifestement aliéné, diminua fort la confiance de la foule hésitante.

D'autre part, Robespierre entravait sa propre défense. Il n'osait prendre un parti. L'infirmité de ce cerveau est patente à cette heure — ou de ce cœur. Il n'était pas homme d'action ; rien d'un Danton, ni même d'un Barras. Le rhéteur, ne pouvant plus discourir, écrit celui-ci, passait son temps à discuter sur des pointilleries de rédaction. On voulait en effet rédiger un appel à l'insurrection : Un appel aux armées ! avait dit Couthon. — Au nom de qui ? objecta le légaliste.

Le maire se décida à faire le geste : c'est lui qui signa la mise hors la loi de quatorze députés, parmi lesquels Collot, Bourdon, Fréron, Tallien, Carnot, Fouché, ennemis du peuple, qui ont osé plus que Louis XVI, puisqu'ils ont mis en arrestation les meilleurs patriotes.

Mais, ce pendant, les commissaires de la Convention couraient les sections et les ralliaient à sa cause. Celles-ci envoyèrent leurs bataillons aux Tuileries, tandis qu'une foule sans cadres grouillait seule autour de l'Hôtel de Ville. L'Assemblée avait maintenant une petite armée. Barras en prit le commandement et, par les quais, gagna la place de Grève.

L'anarchie continuait à régner à l'Hôtel de Ville et l'hésitation alentour. Vers minuit, la foule apprenant que les sectionnaires se portaient du côté de la Convention, en fut ébranlée. Soudain, la pluie, qui menaçait depuis midi, se mit à tomber à torrents. La foule en prit prétexte pour lâcher pied. A une heure, la place était presque déserte, Hanriot n'y retrouva même plus ses canonniers.

Robespierre s'était enfin décidé à signer l'appel aux armes — trop tard. On possède le papier : au bas, on lit le début d'une signature, les deux premières lettres : Ro... On a dit longtemps que, repris de crainte ou de scrupule, l'homme avait rejeté la plume. Mais le papier éclaboussé de sang (rien n'est plus émouvant que ces taches brunes) révèle la scène. Les gendarmes de la Convention faisaient invasion : l'un d'eux — un nommé Méda s'est attribué l'exploit — tira : la balle vint frapper Maximilien, lui traversa la joue, lui fracassa la mâchoire. Il dût tomber la face sur le papier où, pour la première fois, ce cauteleux révolutionnaire osait signer un appel à l'émeute.

A la vue des gendarmes que suivaient les commissaires, ce fut une débandade. Le Bas se fit sauter la cervelle ; Augustin, essayant de s'évader par une corniche, tomba, fut ramassé brisé ; Saint-Just se laissa arrêter ; Coffinhal furieux avait lui-même saisi Hanriot par les épaules et avait précipité l'ivrogne dans une cour où, l'après-midi du lendemain seulement, on le retrouva sanglant. Quant à Couthon, on le découvrit sous une table ; cruellement, on jeta l'infirme dans l'escalier, il roula jusque dans un coin d'où on le débusqua, le lendemain aussi, faisant le mort. C'était bien toute une guenille humaine, éclaboussée de sang et de boue, qu'on jetterait le lendemain dans la charrette du bourreau.

Paris, dans la nuit rafraîchie, reprenait son calme ; beaucoup de quartiers avaient ignoré le drame ; l'Opéra avait joué Armide et l'Opéra-Comique Paul et Virginie ; seul le Théâtre des Sans-Culottes avait annoncé : Relâche.

Le fait allait prendre un sens symbolique.

***

Robespierre fut porté à l'Assemblée : elle refusa de le revoir : La Convention, par un mouvement unanime, dit le compte rendu, refuse de le laisser pénétrer dans le sanctuaire des lois qu'il a longtemps souillé. On le jeta saignant sur la table du Comité de Salut public ; on glissa sous sa tête endolorie une caisse de pains de munitions. Cette salle verte, qui l'avait toujours vu si correct et si hautain, le revoyait affreux, sans souliers, sa chemise sanglante ouverte sur sa poitrine, son habit déchiré, ses bas blancs souillés tombant sur ses talons. Il saignait des joues : il prit sur la table, sans mot dire — il semblait halluciné —, des carrés de papier et étancha le sang. Des misérables, ignoblement, l'outrageaient : Sire, il me semble que Votre Majesté souffre. — Eh bien, tu as perdu la parole ? Tu n'achèves pas ta motion ? Il ne répondait pas : sa bouche était d'ailleurs remplie des débris de sa mâchoire. On lui fit un pansement ; puis tous furent quelques heures après, acheminés vers la Conciergerie.

Ils ne passèrent au Tribunal — ils étaient hors la loi — que pour se faire identifier, assez pour que Robespierre aperçût la place d'où Danton avait crié : Robespierre ! Infâme ! Tu me suis ! Fouquier était là, affreusement blême : le justicier se savait condamné. La veille, il avait refusé de suspendre les audiences et les exécutions : Vas ton train ! avait-il fait dire au bourreau, et 42 têtes, les dernières, étaient tombées — celles de toutes petites gens, boutiquiers presque tous, celle aussi d'une pauvre femme, une veuve. La foule, plus morne, avait regardé passer ces charrettes — à la fin, blasée.

***

L'intérêt allait être fouetté le lendemain : pendant que, dans les prisons, on s'étonnait — Beugnot et d'autres nous ont décrit l'horrible anxiété qui y régnait — que l'appel ne fût pas fait, Fouquier envoyait ses amis à l'échafaud.

Vingt-deux complices montèrent, à 4 heures de l'après-midi, sur les quatre voitures. De la Conciergerie, elles prirent le chemin ordinaire, si lent, par la rue Saint-Honoré encombrée. On passa devant la maison Duplay, vers laquelle, trois mois avant, Desmoulins avait tendu, de sa charrette, une main vengeresse. C'était là qu'avait tenu la vie de Robespierre. On arrêta la voiture : un enfant alla quérir du sang chez un boucher, en aspergea la porte close, Robespierre couché, attaché aux ridelles, avait ouvert les yeux ; il frissonna. La foule applaudit : elle était en joie. Le ciel était pur, après l'orage passé : il y avait de l'ivresse dans l'air. On sentait que l'ère des hécatombes allait se clore, un vent, de jouissance folle passait déjà. Mais des femmes criaient des imprécations, des veuves, des mères en deuil.

A 7 heures, on arriva. Couthon livide fut porté comme un cadavre sur la plate-forme : son corps infirme se prêtait mal ; sous les rudes étreintes des valets de Samson, il geignait. Après lui, ce fut Augustin, lui aussi brisé. Saint-Just, seul, se tenait tout à fait droit, froid et élégant devant la mort. Hanriot, hideux, le front ouvert, l'œil droit pendant sur la joue, couvert encore de boue, semblait mal revenu de son ivresse : il était hébété.

Maximilien monta le vingtième — le maire Fleuriot devait être le dernier —. Le bourreau, écrit un témoin, après l'avoir attaché à la planche et avant de lui faire faire bascule, arracha brusquement l'appareil mis sur sa blessure. Il poussa un rugissement, semblable à celui d'un tigre mourant, qui se lit entendre aux extrémités de la place. Pour étouffer la pitié, il se faut rappeler que, depuis la loi de prairial arrachée par cet homme à l'Assemblée, 1.376 victimes, des vieillards, des femmes, des enfants parfois, avaient rougi d'un fleuve de sang le pavé de nos places.

On montra au peuple trois têtes, celles de Robespierre, de Dumas et de Hanriot, le dictateur, son juge et son soldat, comme pour dire : C'est bien fini.

Alors de cent mille poitrines humaines, un cri d'allégresse énorme partit. On se jette dans les bras les uns des autres, écrit un journal. Enfin nous sommes libres... Le tyran n'est plus ! et un autre : Tous les vrais patriotes respirent un air plus libre.

Pour un Billaud, un Collot, un Barère, la mort de Robespierre et de ses complices est un incident politique, comme celle d'Hébert ou de Danton — pas plus. Cet homme voulait leur mort : ils l'ont tué ; révolution de palais. Mais tel n'est pas le sentiment de la foule. Robespierre a incarné la Terreur pour les uns, pour les autres la Révolution même. Robespierre renversé et exécuté, c'est donc, à coup sûr, la fin de la Terreur et peut-être celle de la Révolution. Cet incident devient un immense événement. Robespierre a fait voter la loi de prairial, donc la Terreur va cesser ; Robespierre a été la personnification du gouvernement de Salut public, donc le gouvernement de Salut public va être aboli ; Robespierre a voulu la continuation de la guerre, donc la guerre va prendre fin.

Et, soudain, la Révolution, brusquement arrêtée à un tournant imprévu, va virer sur elle-même. A l'étonnement de ceux-là mêmes qui ont fait le 9 thermidor, le 9 thermidor va apporter au pays la réaction, parce que le pays en veut tirer la liberté et la paix.

Une phase de l'histoire est révolue.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées d'Aulard (Actes, XV), Barère (II), Barras, Grégoire, Carnot (Mémoires), Couthon, Betignot, Vaublanc, Ph. Chasles, Durand de Maillane, Courtois. — Aulard,  Société des Jacobins, VI, 1897. Discours de Robespierre du 3 thermidor. Imprimerie Nationale. An II (Bibliothèque Nationale. Lc. 38-1869). Aulard, Paris sous la Réaction Thermidorienne (Documents), I, 1898. Crevelier, Lettre (Revue de Paris, 1908). Sénart, Révélations, 1824. Duval, Souvenirs thermidoriens, 1860. Prieur de la Marne (dans Mémoires de Carnot, I.) Ch. de Constant, Lettre du 4 juin 1796 (sur Mme Tallien) (Nouv. Rev. Retr., I et II). Biot de Mélito, Mémoires, 1856.

OUVRAGES déjà cités de Héricault, Gros, Stéfane Pol, Louis Madelin, Mathiez (Catherine Théol). Arnaud, Lenôtre (Hanriot, Héron), Hamel (Robespierre), Montier, Lévy-Schneider (Jeanbon et Les démêlés dans le Comité, etc.), Chuquet (École de Mars), Bliard, Turquan (Mme Tallien) — Savine, Le 9 Thermidor, 1909. Vialles, Cambacérès, 1908. Nauroy, Révolutionnaires, 1891. Aulard, Robespierre et Meda (Etudes, I).