LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXVI. — LA TRAHISON DE DUMOURIEZ.

Janvier-avril 1793

 

 

Le 21 janvier, les partis et l'Europe. L'Europe contre la France. La Gironde fléchit devant la politique de Salut public. Danton et la Gironde. Les mesures de Salut public. Mécontentement de Dumouriez. Le soulèvement de l'Ouest : la Vendée. La trahison de Dumouriez. La Montagne pousse à la dictature. Dumouriez jette le masque et perd la Gironde.

 

Le 21 janvier était une victoire montagnarde. En vain Vergniaud et Barbaroux avaient voté la mort : il suffisait qu'ils eussent demandé l'appel au peuple, pour que les clubs les pussent accuser d'avoir hypocritement voulu sauver le tyran. Beaucoup de leurs amis d'ailleurs avaient voté contre la mort : tous étaient des ennemis du peuple plus ou moins déguisés. Robespierre et ses amis se serviront contre eux de cette arme empoisonnée.

Aussi bien, l'Europe allait décidément se coaliser ; un général se disposait à trahir ; les anciennes frontières seraient, de ce double fait, derechef menacées ; par surcroît, la guerre civile éclatera dans l'Ouest. Telle situation imposera les mesures de Salut public. Les Girondins s'y associeront, mais, hésitants, ils ne paraîtront pas longtemps propres à les diriger. En un mois, Robespierre les aura chassés de toutes leurs positions, du Comité de défense au Comité de Constitution. Leur chute sera le résultat de leurs fautes, mais aussi d'une situation qui doit arrêter.

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Deux Marseillais échauffés écrivent, le soir de l'exécution du tyran : Les rois sont morts ! Les rois ne voulaient pas mourir.

Par surcroît, le forfait que, dès le lendemain, l'Angleterre proclame le plus odieux et le plus atroce qu'ait raconté l'histoire — elle oublie Charles Ier décollé à Whitehall —, leur sert de prétexte.

L'Angleterre était résolue à tout plutôt qu'à nous laisser nous installer à Anvers. Or Danton, qui a, quelque temps, hésité à se rallier aux frontières naturelles, le faisait avec éclat. Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons sur quatre points : à l'Océan, aux bords du Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. C'était l'annexion de Nice, de la Savoie, de Genève, du Jura suisse, de l'Allemagne rhénane, de la Belgique et d'une partie de la Hollande.

L'Angleterre tout entière frémit, protesta. La Convention passa outre et jeta décidément Dumouriez sur la Hollande, le 29 janvier. L'Angleterre, entraînant l'Espagne, où le meurtre du Roi déchaînait une sorte de soulèvement sacré, allait entrer dans la lice.

Par ailleurs, l'alliance des princes allemands, un instant ébranlée, se cimentait derechef. Le 23 janvier, la Russie et la Prusse se partageant un deuxième lambeau de Pologne, l'Autriche semble un instant s'y résigner ; on lui promet comme compensation Flandre, Alsace et Lorraine et on laisse à l'Angleterre l'espoir qu'Anvers lui restera. L'or anglais entretiendra donc les armées continentales : il se répand à Madrid, à Turin, à Naples, à Vienne, à Berlin. La Diète allemande, enfin, nous déclare la guerre. La mort du roi, prétexte sentimental : le dogme des frontières naturelles, raison plus réelle, et surtout l'espoir de dépecer avant peu le pays en dissolution.

L'espoir parut presque immédiatement près de se réaliser. A peine Dumouriez a-t-il envahi la Hollande, le 17 février, qu'il est forcé de rétrograder. Les Autrichiens se sont jetés sur la Belgique même : Miranda qui, avec ses Français, assiège Maëstricht, lève précipitamment le siège le 3 mars et se replie sur Liège, en un tel désordre que, deux jours après, les Autrichiens l'en chassent. Le 8 mars, Dumouriez est rappelé pour défendre Bruxelles. Il y rentre furieux moins contre l'Europe que contre la Convention régicide. Quoique n'ayant pas cueilli les lauriers nécessaires au coup d'État qu'il médite, il y reste plus résolu que jamais. Le 12 mars, sa colère contre la Convention est telle qu'il ne la peut contenir : il envoie follement à l'Assemblée une lettre de réprimande, qui semble une déclaration de guerre.

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C'était un coup terrible pour les Girondins ses amis. Ceux-ci, aussi bien, étaient débordés par les événements habilement exploités par Robespierre.

La Montagne était décidé à une lutte à mort, d'autant que la Gironde semblait soutenue contre elle par tous les mécontentements coalisés et que ces mécontentements étaient sans nombre.

Il est vrai qu'à la même heure, la Droite se laissait éliminer de toutes ses positions.

Au Conseil, Garat s'était rallié à la Montagne, puis le bon papa Pache, ancien sous-ordre de Roland, qui, ayant remplacé Servan à la guerre s'était brusquement retourné contre ses bienfaiteurs et se faisait l'homme, non plus même de Danton, mais de Marat. Les Roland se trouvaient par là en scabreuse posture. Manon se démoralisait : l'aboyeur Marat ne la quittait pas d'un moment, écrivait-elle le 25 décembre. Je doute, ajoutait-elle, qu'on ait publié plus d'horreurs contre Antoinette à laquelle on me compare et dont on me donne les noms. Renouvelant, écrit M. Perroud, la scène de la Princesse de Clèves, elle avait avoué à Roland son amour platonique, mais ardent, pour Buzot ; le vieil homme avait fort mal pris la confidence. Usé et exaspéré, il envoya sa démission. Du coup, la majorité du Conseil passait aux Montagnards, puisque, seuls, Lebrun et Clavières y représentaient maintenant — avec quelle faiblesse ! — la politique girondine.

Robespierre et Marat gagnaient du terrain ; ils en gagnaient trop au gré de Danton : celui-ci dit voulu se rapprocher des Girondins. D'ailleurs il rêvait d'une union générale contre l'ennemi de la patrie. Il fit des avances, provoqua des conférences. Mais Mme Roland ne savait pas oublier, et ses amis la suivaient dans ses haines. Tout, s'écria brutalement Guadet, tout excepté l'impunité des égorgeurs et de leurs complices ! Le mot visait Danton. Il regarda fixement Guadet : Tu ne sais pas pardonner. Guadet : tu périras !

Ce qui avait poussé Danton à cette tentative, c'était la situation générale qui était vraiment terrible. Il était allé en Belgique et avait vu l'invasion. Il voulait que l'Assemblée, débarrassée de ses querelles, ne s'occupât qu'à forger des armées, qu'à trouver de l'argent, qu'à fondre des canons.

Mais Danton ne réclamant que des soldats, Robespierre déjà demandait des fers pour les complices de l'étranger. Les sections proclamaient avant tout nécessaire l'institution d'un Tribunal révolutionnaire. Des Girondins y étaient opposés. C'est une inquisition mille fois plus redoutable que celle de Venise ! s'écriera Vergniaud. Ils repoussaient également la création réclamée d'un Comité de salut public : la Commission de défense, où ils étaient maîtres, leur paraissait suffisante.

On entendit leur forcer la main : une journée se prépara contre eux, le tu mars. Elle échoua. Mais la prise de Liège par l'Autriche soulevait l'opinion, ébranlait la Convention. Robespierre accusa l'indulgence coupable de l'Assemblée ; Danton, toujours prêt aux mesures violentes, lui apporta l'appui de sa parole et enleva le décret instituant le Tribunal révolutionnaire. On sait qu'un an après, presque jour pour jour, ce Tribunal devait envoyer Danton à la mort.

Ainsi, la première pièce de la machine terroriste était forgée. Maintenant, il fallait instituer le Comité de salut public. La Commission de défense le repoussait, mais c'est précisément parce que la Gironde y avait la majorité, que, pour la Montagne, il importait de détruire la Commission : Guadet, odieux à Robespierre, en était président. Lui et ses amis pourront-ils défendre leur place forte ? Brusquement, le 14, Dumouriez leur porte un coup terrible. Sa fameuse lettre arrive : la Commission la confisque et décide l'envoi près du général dé Danton et Delacroix pour le ramener au devoir. S'il exécute ses menaces, les gens de la Gironde, compromis, sont perdus.

Dumouriez ne voulait exécuter ses menaces qu'après une victoire ; il la cherchait. Il crut la trouver à Neerwinden le 20 mars : un instant vainqueur, il fut trahi par l'indiscipline des volontaires qui lâchèrent pied à l'aile gauche. Il dut battre en retraite.

Alors, il résolut, puisqu'il ne pouvait ramener des lauriers à Paris, d'y aller sans lauriers. A peine Danton put-il lui arracher quelques mots d'excuse à l'Assemblée.

Il était d'ailleurs trop tard. Le 25 mars, la Convention, que l'échec de Neerwinden poussait aux mesures extrêmes, avait créé le fameux Comité de Salut public où, pour créer une transition, on fit entrer les chefs de la Gironde, mais où ils perdaient la majorité. Avant peu, au surplus, le Comité, s'épurant, rejettera ses membres girondins.

Dès lors, la Gironde a perdu toutes ses positions. Le miracle, c'est qu'elle puisse se maintenir six semaines encore sur les bancs mêmes de l'Assemblée.

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De plus en plus, les circonstances, en imposant la politique du salut public, desservaient le parti déchu. Deux événements, à cette heure, achevaient de la justifier : le soulèvement de l'Ouest et la trahison définitive de Dumouriez.

La Convention n'avait pas attendu la prise de Liège pour essayer de jeter à la frontière du Nord menacée des forces nouvelles. Il ne fallait plus compter sur de nouveaux volontaires. Le 25 février, elle avait décrété la levée par tirage au sort de 300.000 conscrits.

Cette première réquisition émut fortement le pays. Dans les régions où la Révolution était vue favorablement, la réquisition s'exécuta sans trop de troubles. Dans les pays mécontents, ce fut l'étincelle qui fit sauter la mine.

Les Bocages — vendéen, manceau, normand — constituaient dès longtemps dans l'Ouest des cantons placés fort en dehors des grands courants. Paysans sauvages, pas de bourgeoisie ; au-dessus du paysan, de petits gentilshommes campagnards vivant presque de sa vie et, dans les paroisses, des curés très aimés. Il n'est pas étonnant que plus même que la révolution elle-même, la Constitution civile eût ici tout gâté. La Vendée n'attendait qu'une occasion de se soulever contre le régime satanique. La tentative du marquis de la Rouerie avait révélé un pays miné, prêt à faire explosion.

Le décret du 25 février fut l'occasion : cette monstrueuse Révolution, non contente de proscrire les bons curés, prétendait arracher les gars au pays pour en faire les soldats du Diable. Puisqu'il se fallait battre, les gars se battraient contre le Diable.

La gendarmerie ayant voulu relancer les gars, on se cogna. C'était, ces paysans, une démocratie rurale : le premier chef fut un voiturier, Cathelineau, brave homme, dévot, rude et bon. Il souleva ceux de Saint-Florent, mais en une semaine la traînée de poudre s'enflamma dans tout le Bocage vendéen.

Pas de royalisme au début : on se battait pour la religion, attaquée par les gueux de Paris. En dehors des petites gens, Cathelineau, Stoflet, Gaston, de très petits hobereaux prirent la tête, Bonchamps, Lescure, Elbée, Larochejacquelein, Charette. La Nation, surprise, n'avait là que les gardes nationales des villes voisines et quelques bataillons de ligne. Tout cela fut culbuté, et l'Anjou bientôt tout entier debout. Avant cieux semaines, les gars furent maîtres des petites villes, Châtillon, Bressuire. Cependant Bonchamps — un ancien officier — et ses amis mettaient un peu d'ordre dans la révolte : trois armées s'organisaient, Bonchamps sur la Loire, Charette dans le Marais, et, entre les deux, la grande armée catholique conduite par Elbée.

Angers et Nantes étaient sérieusement menacés dès les premiers jours de mars ; la Bretagne et la Normandie fermentaient. L'Ouest soulevé pouvait faire école, et le Midi, agité de vives passions, faire explosion de Bordeaux à Toulon, de Marseille à Lyon. La guerre civile menaçait de toute part.

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Par surcroît, Dumouriez trahissait décidément. Il était entré en relation avec Cobourg, commandant les forces autrichiennes. Si celui-ci consentait à ne pas franchir la frontière, le général l i livrerait la Belgique. Et il l'évacua. Le 26 mars, il rencontra à Tournay trois jacobins de marque auxquels, dans l'ivresse d'un succès qu'il croyait assuré et dans l'exaltation de sa colère, il eut l'inconvenable folie de dévoiler ses projets : il allait marcher sur Paris, fermer leur club, délivrer l'Assemblée de leur tyrannie. Puis il écrivit à Beurnonville, devenu ministre de la guerre, une nouvelle lettre de menaces.

La Convention fut ainsi prévenue. Prise entre ces deux terrifiants événements, le soulèvement de l'Ouest et la trahison de l'Est, elle tenait de fiévreuses séances. Les Girondins dévoués sincèrement à la Révolution et qui en tous cas n'entendaient paraître complices, ni des catholiques vendéens, ni du général rebelle, — durent, la mort dans l'âme, voter tout ce que la Montagne exigeait : mise hors la loi des prêtres et des nobles le 19 mars, établissement, le 21, dans chaque commune d'un comité révolutionnaire, lois des 28 mars et 5 avril, déclarant à tout jamais bannis les émigrés, création, le 5 avril, de l'armée révolutionnaire à l'intérieur. Voilà en trois semaines forgé tout l'organisme de la Terreur. Et voici que s'élit le vrai, le grand Comité de Salut public de neuf membres qui, pour la première fois, sera investi des fonctions exécutives. Marat avait dit : C'est par la violence qu'on doit établir la liberté, et il est indispensable d'établir momentanément le despotisme de la liberté pour écraser le despotisme des rois. Le 6 avril, le nouveau Comité, pourvu de pouvoirs dictatoriaux, est institué. Aucun Girondin n'y est élu. Danton y est maitre — en attendant qu'il en soit assez promptement évincé par Robespierre. C'est, en tous cas, le coup de grâce à la Gironde.

Dumouriez par ailleurs, en consommant et en aggravant son crime, la perdait sans retour. On lui avait dépêché quatre commissaires pris dans le sein de l'Assemblée et le ministre de la guerre : ils le devaient de gré ou de force ramener à la barre de l'Assemblée. Il les livra, le 4 avril, à l'Autriche, essaya de soulever son armée, échoua et se réfugia dans le camp ennemi.

La Gironde le désavouait très sincèrement. Mais elle l'avait jadis poussé et soutenu. Le scandale inouï de cette trahison l'enveloppait et la ruinait. Expulsée des Comités, elle était maintenant suspecte d'incivisme. Le Club la proclame complice de Pitt et Cobourg. Sa perte est dès lors assurée. Robespierre, de son petit œil vert, couve la proie qu'avec d'effroyables injures, Marat désigne à la vengeance du peuple.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Vaissière (Lettres d'aristocrates), Schmidt, Choudieu, Durand, Buzot, Dubreuilh, Mme Jullien, Garat, Couthon, Barère, Grégoire. — Aulard, Actes du Comité de Salut Public, II, 1889. Aulard, Jacobins, V, 1895. Correspondance de Carnot, I et II, 1892-1894. Mme de Larochejacquelein, Souvenirs (réédition de 1908).

OUVRAGES cités de Chuquet (II et III), Meynier, Guadet, Biré, Lenôtre (Pache), Levasseur, Hérissay, Esmein. — Chassin, La Guerre de Vendée, 1897. Blachez, Bonchamps, 1902.