LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE XI. — LA CRISE DE LA RÉVOLUTION.

Décembre 1790-mai 1791

 

 

Le roi, la reine et l'Europe. Les émigrés. L'Assemblée fournit des prétextes à l'Europe : l'annexion d'Avignon est fatale. L'Autriche hésite encore. La crise intérieure. Le pays veut qu'on s'arrête. Réaction dans l'Assemblée ; le parti révolutionnaire se divise. Mirabeau et La Fayette : leurs dissentiments empêchent un parti modéré de se former. La mort de Mirabeau. La famille royale opprimée. Ses illusions. Projets de départ.

 

J'aimerais mieux être roi de Metz que de demeurer roi de France dans une position pareille, avait dit Louis XVI en signant le décret du serment, mais cela finira bientôt. Il avait à cette minute fait litière des scrupules de 1789 et 1790 et songeait à appeler l'Europe à l'aide.

La reine y avait songé avant lui. Ne les condamnons pas trop vite. L'appel à l'étranger, qui nous parait odieux aujourd'hui, était de tradition. Coligny et les Huguenots avaient, un jour, appelé en France les Anglais et les Allemands, et la Ligue, la maison d'Autriche ; le grand Condé, prince français, avait entendu amener les Espagnols à Paris après la Fronde. D'autre part, il n'y avait rien d'anormal à ce que Louis XVI entretînt avec les cabinets des relations fort différentes de celles que liait la diplomatie officielle : il y avait toujours eu à Versailles un secret du Roi. Louis XVI — si l'on considère les traditions et les mœurs en usage — ne doit nous étonner que par ses longs scrupules.

Marie-Antoinette, toute Autrichienne qu'elle fût, en avait elle-même longtemps conçu. Elle ne paraît avoir songé à cet appel à l'Europe que vers l'été de 1790. Encore tonnait-on généralement mal l'idée qu'elle s'en faisait, idée de femme, parfaitement puérile. Elle ne rêvait nullement d'une contre-révolution apportée à Paris dans les fourgons de l'étranger, mais d'une simple manifestation sur les frontières, par quoi les cours montreraient qu'elles trouvaient mauvaise la manière dont on traitait le roi. L'Empereur eût massé ses troupes, fait mine de s'avancer, Louis XVI se fût mis à la tête de l'armée française, et Léopold eût alors reculé devant son beau-frère qui, auréolé par cette victoire, fût rentré à Paris entouré de l'amour d'un peuple, par ailleurs averti. C'était chimérique, ce scenario où Léopold devait accepter un rôle assez sot. La reine le fit cependant sonder. Il fit la réponse qu'il allait constamment formuler jusqu'en juin 1791 : qu'il ne prendrait aucune détermination jusqu'à ce que le roi fût sorti de Paris où il était exposé — en cas d'invasion — aux pires dangers. C'était assez sensé : on Je verra bien en août 1792.

Louis XVI, aussi bien, n'avait donné aucune approbation à cet appel à l'obligeance impériale. C'est le jour où il signa le décret du serment, qu'il fit sien le projet de la reine. Breteuil, qu'il instituait sou plénipotentiaire en Europe, devait, au nom du roi, solliciter l'Empereur de porter son attention sur les événements de Paris.

Léopold, qui venait de soumettre la Belgique, s'était alors rapproché de la Prusse ; par ailleurs, Catherine II qui venait de battre les Turcs de façon définitive en décembre 1790, fixait de son regard de proie la Pologne dont la moitié restait encore à dévorer. Dans l'idée d'éloigner ses complices du premier partage, elle les poussait activement vers le Rhin. L'Empereur d'ailleurs reçut, le 20 février 1791, à Vienne, un envoyé de la Prusse et l'écouta avec amitié.

Les émigrés jouaient la mouche du coche. Le nombre en avait rapidement grossi. La première émigration — celle de 1789 — avait été, suivant l'expression d'un législateur de droite, l'émigration de l'orgueil. Mais une seconde s'était produite, plus excusable, devant les incendies de châteaux et l'organisation, aux dépens des nobles, d'un régime de parias. La mode à la vérité s'en était mêlée et le respect humain. N'écoutons pas les ennemis de la noblesse, mais certains de ses amis : Frénilly dit que l'émigration seule, et non des décrets, a détruit la noblesse. Ce fui, dit-il une déplorable épidémie. Elle enlevait au roi d'utiles amis à l'intérieur. On gagne de mauvaises parties, avait écrit une femme d'esprit quarante ans avant, on n'en gagne pas d'abandonnées. Le pis est que ces loyales et malheureuses victimes d'intrigues ambitieuses, comme écrit encore Frénilly, abandonnaient la partie en France pour la mieux gâcher à l'extérieur.

Les premiers émigrés avaient d'abord étonné l'Europe ; ils étaient en train de l'exaspérer. On les avait assez bien reçus les croyant opulents et aimables. Mais ils avaient promené, de Bruxelles à Turin, le terrible sourire du Français à l'étranger et avaient blessé les peuples et les princes. En outre, ils étaient plus désargentés qu'on ne l'eût pensé et par là avaient déçu. Enfin ils scandalisaient par des frivolités bien françaises bourgeois brabançons, allemands et suisses. Ils furent bientôt odieux.

L'exil avait achevé d'exalter à la fois et de détraquer leurs idées. Le comte d'Artois avait dit : Nous rentrerons dans trois mois : il devait rentrer vingt-cinq ans après — c'était s'être un peu mépris. Nous rentrerons ! — cela s'entendait : avec armes et bagages et le pouvoir absolu dans nos bagages. Le prince, seul libre, s'était aussitôt érigé en seul représentant du trône et de la dynastie dont il travaillait à rétablir les affaires. A Turin, chez son beau-frère de Sardaigne, il passa vite pour un dangereux brouillon. Or à Mayence, Coblentz, Trèves, Bruxelles, les émigrés chaque jour grossissant partageaient cette fâcheuse réputation. Conspirateurs bruyants, ils ameutaient en rêves l'Europe contre la France et, en fait, l'ameutaient contre eux-mêmes. L'idée de servir d'instrument à ces Français-là contre les autres eût suffi à arrêter un instant le bras de l'étranger.

Ils s'amusaient : les lettres qu'a publiées Vaissière jettent un jour attristant sur ces pauvres gens : on jouait, soupait, dansait ; on se moquait de la lourdeur allemande ou belge, des buveurs de bière, des bigots en diable ; les frivolités se vendaient ; on lançait des modes et on faisait la cour aux clames. Ce genre de vie, écrit une émigrée elle-même, vous paraîtra peu fait pour des gens qui aspirent à être les réformateurs de l'État.

Ils aspiraient surtout à le contre-réformer : il fallait tout détruire de l'œuvre de 89 et punir ses auteurs ; les plus modérés étaient les plus coupables, par exemple ce comte de Lally, la lie de la populace, avait dit un homme spirituel ; et précisément pour se débarrasser de ces fâcheux modérés, il fallait pousser aux excès. Plus le mal serait grand, plus le remède serait prompt.

Vrais Français, ils restaient, ne nous y trompons pas, bons Français à leur manière. Ils appelaient l'Europe à leur secours de très haut ; ils eussent sauté à la gorge du premier qui eût parlé de payer l'intervention étrangère d'une seule place forte du royaume. C'est par solidarité monarchique que l'Europe se devait d'intervenir.

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Le comte d'Artois exigeait une invasion sérieuse ; Breteuil, plénipotentiaire du roi, estimait le brillant prince plus gênant qu'homme au monde ; il mit contre lui en garde Léopold qui, en janvier 1791, éconduisit le frère du roi. Marie-Antoinette voulait rester maîtresse de l'heure et tenait d'ailleurs à sa pure démonstration.

 L'Assemblée fournissait cependant à l'Europe prétexte sur prétexte. Elle n'avait osé frapper les émigrés, mais elle montrait de l'aigreur aux principicules rhénans qui les accueillaient. C'était néanmoins l'affaire d'Avignon qui, surtout, préparait une mine. On commençait, au Manège, à l'envisager sans aucun sang-froid. C'est que le pape venait de condamner la Constitution Civile, le 43 avril ; le 4 mai, la populace avait, au Palais-Royal, brûlé l'effigie de Pie VI et le nonce avait dû fuir. Lorsque, le 30 avril, l'affaire du Comtat Venaissin était revenue sur le tapis, on constata les progrès du parti annexionniste. Il fit accepter le principe qu'Avignon étant de droit à la France, on ne ferait pas une conquête en réunissant ces cantons. Clermont-Tonnerre objecta que c'était menacer toute l'Europe : ne proclamerait-on pas un jour que Bruxelles était de droit à la France puisque Charles le Téméraire y avait régné et Aix-la-Chapelle puisque Charlemagne y était enterré. Le noble orateur crut se livrer à une boutade : il formulait une prophétie. Cependant, le 24 mai, l'annexion ne fut repoussée qu'à une majorité de 6 voix : elle était donc fatale. Et pour que l'Europe ne se pût tromper sur le sens que prendrait la mesure, Barère avait déclaré : J'ai cru que la France pouvait, pour sa sûreté, user des mêmes droits qu'avaient exercés Louis XIV et Louis XV pour des intérêts moins grands.

L'Autriche, heureusement, hésitait plus que jamais à se mettre en avant. Catherine II l'inquiétait. La tzarine était bien résolue à en finir avec la Pologne. Celle-ci ayant eu, le 31 mai 1791, l'audace de vouloir réformer sa constitution pour sauvegarder son dernier reste d'indépendance, Catherine y avait vu un prétexte à intervenir une suprême fois. Mais plus que jamais, elle entendait maintenant s'asseoir seule à table : Je me casse la tête, écrivait-elle, pour pousser les cours de Vienne et de Berlin à se mêler des affaires de France... pour avoir mes coudées franches : lippées franches eût été plus juste.

Alors commença une vraie comédie : Catherine, affectant de confondre la révolution de Pologne avec celle de France, se prit à vitupérer violemment les Jacobins des deux pays. — Chacun, écrivait-elle à Vienne, opérera sa contre-révolution, les Allemands à Paris, les Russes à Varsovie. Dès lors, elle se fit la protagoniste d'une coalition dont aussi bien elle comptait s'exclure, enflant d'orgueil le comte d'Artois par de divins messages, lançant Gustave III, stimulant Léopold.

Celui-ci voyait à peu près clair dans le jeu de ce Machiavel en jupons. Il montra donc au comte d'Artois, qu'il rencontra à Mantoue le 11 mai, une figure de marbre. Et le roi de Prusse sollicitant pour l'été une entrevue à Pillnitz où se traiteraient les affaires de France, il y consentit, mais en ajoutant qu'il entendait laisser se mûrir les événements et attendre que la nation française éprouvât le besoin d'un changement.

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La nation n'éprouvait pas le besoin d'un changement, mais plus que jamais elle éprouvait celui d'un arrêt dans la marche vertigineuse où on essayait de l'entraîner. Déjà les entraîneurs de 1790 avaient bousculé ceux de 1789 et voici qu'en 1791, toute une partie de l'état-major révolutionnaire pensait s'arrêter ; mais les nouvelles équipes les poussaient à leur tour, les talonnaient, les forçaient à avancer sous menace de leur passer sur le corps.

Le pays était las de la politique : déjà presque personne ne votait plus et, seules, les sociétés populaires faisaient les élections. Lasse de la politique, la France eût aimé voir reprendre les affaires. La misère menaçait dix corps de métier ; Marat lui-même estimait à un milliard l'argent disparu depuis la Révolution ; la moitié des boutiques était close, le tiers des ateliers. Les lettres de l'hiver de 1790-1791 témoignent d'un mécontentement extrême. Des ouvriers sans ouvrage et durement traités par l'Assemblée aux boutiquiers sans clients, tout le monde se plaint : les uns vont aux proneurs d'une seconde révolution, les autres se refroidissent singulièrement pour la première elle-même.

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Il n'y avait donc plus dans le pays cet unanime courant qui, en 1789, avait entraîné la Nation. Deux courants se heurtaient : les uns voulaient s'arrêter parfois même reculer, les autres avancer.

Ces deux courants jetaient les uns contre es autres les chefs de la Révolution. Le parti, qui, jusque-là, avait mené les événements ou les avait docilement suivis, se coupait en deux.

Il se formait, à l'extrême-gauche, un groupe nettement républicain. Le parti avait pris naissance, écrit M. Aulard, sur le canapé de Mme Robert-Keralio, petite femme spirituelle, adroite et fine, dira Mme Roland, qui, mariée à un gros balourd de journaliste, le belge Robert, inspire les violents pamphlets antiroyalistes qu'il lance dans le public. D'autre part, dans son désir de reformer une armée d'émeutiers, l'Extrême-gauche de l'Assemblée se fait d'autant plus démagogique que la majorité même semble plus portée à une politique antidémocratique. Robespierre, à l'ordinaire si conservateur en matière sociale, n'a-t-il pas, le 20 avril 1791, lu aux Cordeliers — le club avancé qui déborde les Jacobins — une diatribe violente contre les riches, production d'un esprit juste et d'une âme pure, qui a valu à Maximilien les félicitations de la Société des Indigents ?

Tout cela semble déplorable à nombre des députés. Deux hommes eussent pu les grouper en un parti de résistance très sérieux, Mirabeau et La Fayette.

Mirabeau était résolu non à réagir, mais à résister. Necker avait quitté le ministère : en dépit des oppositions de tout genre qu'il rencontrait, Mirabeau espérait s'y installer, dominer de là les événements et s'en rendre le maître. Il s'enrageait contre un mouvement qui l'avait jusqu'ici soulevé très haut, sans le porter nulle part. Déjà malade, rongé, la tête en feu, le sang âcre, brûlé par une vie folle, il s'exaspérait, tantôt contre l'Assemblée, un âne sauvage, tantôt contre la famille royale, royal bétail. Le roi le payait et ne l'employait pas. Nul ne peut clouter qu'il ne se soit vendu, mais dans le sens de ses opinions, dit La Fayette en manière de correctif : et, de fait, c'était sincèrement qu'il voulait, et le maintien des conquêtes de la Révolution, et la restauration de l'autorité royale. Ses lettres à la Cour nous découvrent un cerveau remarquablement puissant, mais sans cesse congestionné par la passion.

La Fayette, lui aussi, eût aimé organiser la résistance à la démagogie ; à en croire Esterhazy, il avait soumis un plan au roi dans ce sens : sa correspondance corrobore ce témoignage. Il avait épaulé Bouillé marchant sur Nancy, dissipé, le 2 septembre 1790, d'une main assez nerveuse des rassemblements formés à Paris et encouru la colère de Marat. D'ailleurs, il était dès lors en butte aux attaques furieuses de la presse jacobine. Sa popularité n'en semblait pas, pour l'heure, sensiblement altérée. Il pouvait beaucoup. Allié à Mirabeau, il eût pu tout.

La Cour se méfiait également des deux hommes : Mirabeau n'y voyait qu'une raison de faire violence à sa confiance ; La Fayette, au contraire, tourmenté par la bile alors que l'autre l'était par le sang, accumulait les griefs. Avant tout, il redoutait l'accession au pouvoir du député d'Aix : le libéral impénitent qu'était La Fayette voyait dans le tribun provençal un ministre-tyran pour l'avenir. Il tentait assez sournoisement de faire trébucher Mirabeau. Celui-ci, cependant, avançait. En mars 1791, il fut, par les électeurs, porté au directoire du département de Paris. On espère, écrit un aristocrate, qu'il va rétablir l'ordre et faire exécuter les lois. Cet homme peut nous faire quelque bien après nous avoir fait tant de mal. Il est en ce moment l'homme du jour. Tous les vœux, tous les regards se portent vers lui.

La Fayette fut effrayé : il se rapprocha de l'extrême-gauche pour interdire au terrible député l'accès du fauteuil présidentiel où on le voulait porter. Il le fit échouer une première fois. Je m'en bats l'œil, écrivait Mirabeau : mais lorsqu'appuyé enfin par la Droite, il emporta la présidence, il délira de joie. Président de l'Assemblée et membre influent du Département, il parut au pinacle : il avait obtenu de Marie-Antoinette une entrevue et l'avait à moitié conquise. Peut-être pourrait-il, sans l'appui de La Fayette, faire reculer le flot démagogique. Mais la mort l'avait touché du doigt. Le 27 mars, il prononça encore un discours à l'Assemblée : frémissant de douleur sous une cruelle attaque de coliques néphrétiques, il fit peur, tant ses traits se décomposaient. Le 30, il prit le lit : il était condamné. Paris en fut bouleversé : l'envoyé du roi se rencontra avec celui des Jacobins à la porte du tribun : la foule assiégeait son hôtel de la Chaussée d'Antin ; il y mourait avec un courage où, comme toujours, se mêlait quelque cynisme, mais aussi parfois l'amer regret d'une destinée manquée. Je vois si clairement, avait-il écrit, que nous sommes dans l'anarchie et que nous nous y enfonçons tous les jours davantage : je suis si indigné de l'idée que je n'aurais contribué qu'à une vaste démolition...

Sa mort fut un événement : on entoura d'une pompe inouïe son transfert au Panthéon. Le peuple le pleurait : la Cour avait bien plus de raisons de le regretter. Lui seul — peut-être — eût pu sauver le roi.

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J'emporte avec moi les derniers lambeaux de la monarchie, dit à Talleyrand. A la veille de sa mort, il avait déconseillé la fuite du roi. Il avait senti — avec son don ordinaire de devination — qu'on la préparait. Elle était résolue.

Le peuple aussi se méfiait. Il entourait d'une surveillance tyrannique la famille royale qui précisément s'en exaspérait. Par un cercle vicieux, c'était en voulant retenir le roi qu'on le poussait à fuir.

Les incidents se multiplient : un jour, le bruit se répand que Monsieur — le comte de Provence — va partir : on assiège le Luxembourg, on force le prince à se montrer, à circuler en carrosse dans Paris avec des dames de la Halle qui l'étouffent d'embrassements, empilées dans la voiture. Si les tantes du roi, les filles de Louis XV, veulent quitter Paris, on les arrête, on s'ameute devant les Tuileries pour forcer Louis XVI à faire rentrer les vieilles dames. Autre aventure : la nouvelle court qu'on a découvert un couloir souterrain entre les Tuileries et Vincennes ; le peuple s'affole, se jette sur Vincennes, puis sur les Tuileries ; il faut que La Fayette congédie l'émeute avec des promesses, des serments : il se transporte au Château, mais y trouvant quelques gentilshommes accourus pour défendre le roi, il fait un esclandre, saisit presque à la gorge le duc de Villequier, dénonce au roi ces chevaliers du poignard. Le mot fait fortune : le peuple reste persuadé qu'il y a eu conspiration pour enlever la famille royale. Louis XVI, indigné de cette double intrusion de la foule et de La Fayette, en fut malade.

Il voyait d'ailleurs avec terreur approcher Pâques. Se tenant pour pécheur depuis qu'il avait sanctionné les décrets, il se devait confesser. Mais désespérant d'obtenir l'absolution, il se décida à s'abstenir. La fureur fut extrême au camp jureur. Chose étrange, ces libres-penseurs exigeaient très haut que le roi fît ses pâques. Louis XVI ayant voulu, pour que l'incident passât inaperçu, s'en aller à Saint-Cloud, la foule assiégea derechef le château, le 18 avril, et en ferma les issues. Quand le roi voulut sortir, les gardes nationaux eux-mêmes s'y opposèrent. Vingt gredins se mirent à crier : Il ne sortira pas ! La Fayette accourut, essaya de parlementer ; on le bafoua. La famille dut renoncer à aller à Saint-Cloud. La reine, blême de colère, disait à La Fayette : Au moins vous avouerez à présent que nous ne sommes pas libres. La Fayette donna sa démission, la reprit. Il aurait dû, écrit le baron de Staël le 24 avril, casser son épée sur la place au moment même où sa troupe refusait de lui obéir.

Le même jour, le Département adressait au roi une lettre dictatoriale, dit Morris, mercuriale à Louis XVI au sujet de cet incident. La terre brûlait les pieds au roi. Il était ulcéré, résolu à partir, coûte que coûte. Pour dissimuler, il se soumit à tout ; on exigea qu'il envoyât aux Cours une circulaire où il se déclarerait parfaitement libre, il l'écrivit le 20 ; on voulut qu'il se confessât à un prêtre jureur, il se confessa ; qu'il communiât, il communia ; de braves gens se sentaient avilis par cet avilissement du roi : il semblait plus qu'en tutelle, en enfance. Puisque, le 18 avril, La Fayette n'avait rien pu, Louis XVI, par surcroît, était à la merci d'un coup de main.

Aux Tuileries, on croyait le moment psychologique venu. L'Europe se ramassait derrière Léopold pour le pousser à intervenir. Et, cependant, le pays semblait désorienté et le parti révolutionnaire divisé. L'Assemblée était impopulaire : pourrait-elle, le roi parti, gouverner et la dictature n'écraserait-elle pas La Fayette — ce Gilles César ? D'ailleurs, le séjour de Paris — et cela tranchait tout — devenait insupportable au roi. Sa liberté, sa dignité et jusqu'à sa conscience y étaient violées. Il irait au milieu de cette armée de Metz, commandée par Bouillé et la dernière qui, lui disait-on, restât fidèle ; à cette nouvelle, la Nation, déjà depuis une année désabusée, se jetterait à ses pieds ; à Paris, l'Assemblée entière se dissoudrait ou se soumettrait. Et l'on n'aurait même pas besoin des habits blancs d'Autriche pour rentrer à Paris — pas même des talons rouges de Condé. Le roi, revenu avec Bouillé, pardonnerait, pacifierait, restaurerait.

Ce que Louis ne savait pas, c'est que l'armée de Bouillé était aussi atteinte que les autres et se prêterait de mauvaise grâce à l'opération ; c'est que la Nation, tenant à la Révolution et à ses conquêtes, verrait dans sa fuite le début d'une mortelle entreprise contre la Liberté ; qu'elle devinerait sans peine que le roi, à la frontière, deviendrait l'allié et peut-être le jouet des troupes allemandes qui s'y massaient ; que, violents et modérés, bourgeois et ouvriers, paysans du bon curé et paysans du mauvais curé oublieraient leurs querelles pour ne songer qu'au salut de la Révolution et de la Nation, et que l'Assemblée, portée par l'opinion, saurait assumer la dictature du Salut public. Mirabeau l'eût annoncé. Il n'eût d'ailleurs pas été écouté : pour la famille royale, la mesure était comble.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Vaissière, Mme Roland, Mirabeau, Morris, Mallet, Esterhazy, Virieu (dans Castellane), Dumont, Thibaudeau, Legrain, Malouet, Thomas Lindet, Morellet, Biauzat, Baron de Staël, Esterhazy, Mme Jullien, Frénilly, Schmidt, I. — Correspondance des députés de l'Aude (publiée par M. Bloch, Rev. Fr., 1895). Aulard, Société des Jacobins, II, 1891.

OUVRAGES déjà cités de Meynier, Goncourt, Charavay, Esmein, Néton, Levasseur, Claretie (Desmoulins). — Tarlé, La classe ouvrière et le parti contre-révolutionnaire sous la Constituante (Rev. Fr., 1909).