LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE V. — LES JOURNÉES D'OCTOBRE.

 

 

Le régiment de Flandre à Versailles. Les scènes du 1er octobre. Les femmes de Paris à Versailles : scènes de désordre à l'Assemblée. Mounier au Château. Le siège du Château. Les soldats sans cartouches. La Fayette à Versailles. Il dormait contre son roi. La surprise du 6 octobre. La reine menacée. Le roi va à Paris.

 

Dès la fin de septembre, l'arrivée à Versailles du régiment de Flandre avait éveillé les méfiances de l'Assemblée. On le disait fidèle au roi. Était-il destiné à un coup d'État ? Rien n'est moins prouvé, en dépit d'une tenace légende. M. Mathiez fait remarquer que le colonel, M. de Lusignan, siégeait â la gauche de l'Assemblée. On avait bien plutôt l'idée de protéger celle-ci contre un coup de main, et c'était la municipalité de Versailles elle-même qui, épouvantée des menaces de Paris, avait requis le pouvoir exécutif de renforcer les troupes.

Il n'en va pas moins que, le jeudi 1er octobre, une scène d'un caractère nettement contre-révolutionnaire put émouvoir les amis de la Révolution. Déjà, depuis quelques semaines — de l'aveu de Paroy, fort royaliste —, les dames de la Cour mettaient une affectation puérile à arborer lys et couleurs blanches : cela était innocent, mais imprudent. La scène du ter le parut plus encore. A la suite d'un dîner offert par les gardes du corps au régiment de Flandre et à quelques autres troupes dans la salle de spectacle du Château, les cœurs échauffés et satisfaits, on porta les santés de la famille royale. Le roi, qui revenait de la chasse, parut soudain dans une des loges avec la reine et le dauphin. Cinq ou six soldats de Flandre chauds de vin arrachèrent la cocarde bleue et rouge — j'emprunte ces détails au récit le moins suspect, celui du marquis de Vergennes —, disant : F... de l'Assemblée ! Nous dépendons du Roi seul et voulons mourir pour lui ! Reprenons donc ses livrées et nos cocardes blanches. La famille royale s'étant retirée, les soldats, au comble de l'exaltation, se répandirent dans les cours : deux d'entre eux escaladèrent le balcon où se trouvait Louis XVI, en criant : C'est ainsi, Sire, qu'on monte à l'assaut : nous nous vouons à votre service seul.

Ce fut tout : c'était trop. Si l'on méditait un coup d'État, c'était le dénoncer ; si l'on n'y songeait pas, c'est en accréditer le bruit. Geste inutile de spadassin — très dangereux.

Il fut connu à Paris dès le 2. Les meneurs tressaillirent de joie ; on tenait le prétexte depuis un mois cherché. On organisa très artificiellement la journée. Puisque les femmes hurlaient la faim plus fort que les hommes, on ferait une émeute de femmes. Qui oserait tirer sur des affamées ? Et derrière les femmes, les hommes se glisseraient. Dès le 5 au matin, 10.000 femmes se déchaînaient : elles n'étaient pas de qualité supérieure : vertu et tenue médiocres ; Mlle Therwagne de Marcourt, qui faisait là ses premières armes, n'était point une Lucrèce, et la petite Madeleine Chabry, qui parlera au roi, vendait au Palais-Royal des baisers avec des bouquets. Les Halles, à la vérité, fournissaient le plus fort contingent, personnes terribles, qui étaient tantôt pour et tantôt contre le roi — toujours violemment. Pour grossir la populace femelle, beaucoup d'hommes rasés, fardés, juponnés, des gardés françaises affublés de caracos : une grossière mascarade.

Un obscur huissier nommé Maillard prit un tambour, battit la charge, et, une heure après, 7.000 à 8.000 femmes — ou censées telles — marchaient tumultueusement sur Versailles. Thiébault, après dix autres, nous fait un tableau effroyable de cette cohue.

Ces misérables n'étaient pas parties que déjà les gardes nationaux entendaient les suivre. La Fayette, ce sycophante ! écrit Fournier l'Américain, refusa d'abord de marcher. Morbleu, général, crièrent les hommes, vous resterez avec nous. On criait au marquis indécis : A Versailles ou la lanterne ! Il prétextera qu'en eût marché sans lui. De fait, on voyait Fournier disposé à entraîner ses hommes. Il faut emmener à Paris toute la sacrée boutique, On l'acclamait. La Fayette se fit donner ordre par la Commune de marcher, vu qu'il était impossible de refuser : piteux considérant. Et, à 4 heures, la garde nationale s'ébranlait bruyamment, Lafayette ayant l'air de la conduire.

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Le 5, au matin, l'Assemblée était nerveuse : depuis l'élection de Mounier — au scrutin secret —, l'Extrême-gauche irritée préparait une revanche ; les députés avancés — le club breton — qui, suivant l'expression de Sieyès, proposaient des attentats comme des expédients, étaient en relation constante avec le Palais-Royal, où travaillaient d'autre part la clique d'Orléans et les émissaires de Mirabeau. — Celui-ci caressait fort Desmoulins depuis quelques semaines.

Ce 5 octobre, on attendait la réponse du roi touchant la sanction aux décrets. Elle arriva : Louis XVI différait de sanctionner le Déclaration et n'approuvait que provisoirement les articles constitutionnels votés. Ce fut un tolle à gauche. On vint dénoncer avec indignation les orgies des gardes du corps. Mirabeau fut d'une violence inouïe : il stigmatiserait les vrais coupables à condition que seul, le roi fût déclaré inviolable. Et pour qu'il n'y eût pas d'équivoque sur sa pensée, il ajoutait, à intelligible voix, en descendant de la tribune, que, s'il le fallait, il flétrirait la reine. La salle houlait et, devant le scandale qui se préparait, Mounier, désolé, allait lever la séance, quand les femmes se présentèrent. Leur flot battait les murs des Menus : on en laissa pénétrer vingt, Maillard en tête ; il dénonça avec violence les accapareurs de blé ; les femmes criaient que l'archevêque avait payé les meuniers pour ne point moudre ; cet inepte grief revenait sans cesse. Des députés, cependant, avaient l'imprudente indécence, écrit un de leurs collègues, de quitter leurs places pour aller causer avec les femmes dont le nombre grossissait à vue d'œil. Celles-ci revenaient à leur pain. Vos belles phrases ne nous donneront pas du pain ! Parlez-nous du pain ! criaient-elles, tandis que des députés promettaient d'aller arracher au roi la sanction. Mounier eut la faiblesse, dit un député, de faire voter et de lire incontinent un décret (vain) sur les subsistances. On a bâti le décret des grains écrit Lindet le 6 octobre : bâclé serait encore mieux. Quant à la sanction, l'Assemblée insistant, le président consentit, à contre-cœur, à l'aller réclamer au roi, et cédant le fauteuil à son prédécesseur, l'évêque de Langres, il gagna le Château.

Lui parti, le tumulte grandit. Toutes les femmes étaient entrées. Le bon évêque faisait de naïfs appels à l'ordre. Nous nous f...ons de l'ordre ! Il nous faut du pain ! criaient les poissardes. Il en arrivait de toute part. Le vicomte de Mirabeau, trouvant l'occasion bonne de bafouer ses collègues, prenait les plus jolies sur ses genoux. Elles avaient envahi l'estrade du président, dansaient, glapissaient. Mets tes pouces sur la table, calottin. Et l'évêque obéissait au milieu d'un effroyable éclat de rire, écrit Vivien. Maintenant embrasse-moi ! Il les embrassait en soupirant. Elles exigeaient l'apparition à la tribune de notre petite mère Mirabeau et de temps à autre parlaient de jouer aux villes avec la tête de ce s... abbé Maury. Le pauvre évêque de Langres, débordé, attendit jusqu'à 10 heures du soir le retour de Mounier.

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Celui-ci avait trouvé le Château assiégé. Dès 4 heures, les femmes s'étaient engagées dans l'avenue de Paris, criant à un garde du corps : Va dire au Château que nous y serons bientôt pour couper la tête à la reine ! Les ministres, fiévreusement, délibéraient, n'arrachant au roi aucun ordre précis. Il faudrait cependant prendre un parti, disait Marie-Antoinette. — Doucement, doucement ! disait Louis. Et il ajoutait qu'on ne tirait pas sur des femmes.

Cependant, dans la brume de cette fin de journée automnale, se déployaient devant le Château, avec le fameux régiment de Flandre, ceux de Bercheny et des Trois Évêchés. Les femmes s'allèrent poquer contre : Laissez-nous passer, Monsieur le garde, dit l'une d'elles au lieutenant d'Albignac. — Impossible et d'ailleurs pourquoi faire ?Parler au roi !Que lui voulez-vous ?Qu'il démissionne et tout sera fini. On était moins modéré en parlant de la reine : il leur fallait à chacune rapporter quelque chose de Marie-Antoinette : Je veux les cuisses !Moi les tripes ! ; et dansant une sarabande, elles tendaient leurs tabliers.

Cependant la majorité du Conseil était fort disposée à repousser cette canaille. Mais la Tour du Pin, ministre de la guerre, tremblait à l'idée de donner l'ordre le plus anodin. D'Estaing refusait de faire distribuer des cartouches aux soldats de Flandre. — On en avait en abondance. — Et des soldats favorables à la nation, mettant leur baguette dans le canon, montraient aux femmes que les armes n'étaient pas chargées.

Le roi fit enfin dire de laisser passer quelques femmes : deux députations furent ainsi reçues par Louis qui leur affirma qu'il allait donner des ordres aux greniers de Corbeil et d'Etampes pour qu'ils délivrassent des grains. Mounier survint à ce moment-là.

Tout cela faisait brèche dans la muraille, déjà peu solide, qu'opposaient les soldats à l'émeute. Celle-ci devenait terriblement audacieuse. Les soldats, quoiqu'un coup de feu eût jeté bas un officier, gardaient une attitude impassible. Des gardes nationaux Versaillais accouraient, prêts à appuyer l'émeute plus qu'à la réprimer. Insultés, les gardes du corps ne ripostaient pas. Filialement un ordre du roi survint ; les soldats se devaient retirer. La garde nationale de Versailles protégerait le Château. Quelques instants après, les gardes du corps, retirés derrière les grilles, avaient peine à les défendre.

Louis XVI ne se résolvait à rien : supplié par Mounier d'accorder la sanction, il refusa, pensa fuir par Trianon à Rouen, puis céda : il sanctionnerait. Mounier reprit le chemin des Menus, semant la nouvelle : Ah ! criaient les mégères : nous avons forcé le bougre à sanctionner ! Elles ne savaient pas quoi, d'ailleurs.

La garde nationale de Paris, cependant, allait arriver, nouvelle complication. Après un moment d'hésitation, La Fayette avait franchi le Rubicon au Pont de Sèvres. Il arriva, à 10 heures du soir, enrubanné de tricolore.

Il alla à l'Assemblée ; il la trouva dans un effroyable désordre. Mounier revenu avait lu la déclaration du Roi. Il s'était élevé de la foule un seul cri : Cela nous fera-t-il avoir du pain ? et toujours montait le cri lamentable : Du pain ! Le président, ému, fit chercher du pain : on apporta du vin. Une heure après, tous ces gens étaient ivres autant de cris que de boisson. C'était affreux.

La Fayette entra au milieu de cette crapuleuse orgie. Mounier l'interpella vivement : Que venait-il faire ?Protéger le roi, répondit le marquis. S'approchant du fauteuil, il ajouta qu'il voulait obtenir le renvoi du régiment de Flandre. Sur ce, il partit pour le Château. Il y fut froidement reçu : Voilà Cromwell, cria-t-on. — Cromwell ne serait pas entré seul, riposta-t-il. Devant Louis XVI, il protesta d'un ton pleurard de sa fidélité. D'ailleurs il obtint ce qu'il voulait. Le roi se retirerait dans ses appartements — il était 2 heures du matin — ; les anciens gardes françaises, que le général avait amenés de Paris avec la garde nationale, remplaceraient les gardes du corps dans les postes du palais. La famille royale se coucha. Grand endormeur, ce général Morphée courut derechef à l'Assemblée et obtint de Mounier exténué — il crachait le sang — qu'il levât la séance. La foule seule resta en permanence : les députés partis, on vit les citoyennes ôter, pour les faire sécher, leurs jupons crottés. Il se passa, ajoute un officier, entre ces gens-là des scènes peu décentes. Cela est croyable.

La rumeur, cependant, semblait éteinte dans Versailles ; la foule bivouaquait dans les avenues. Les gardes françaises relevaient — sauf à une porte — les gardes du corps. La Fayette, à 5 heures, s'étendit et s'endormit.

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Il dormait contre son Roi, écrira durement le lendemain Rivarol. Injuste accusation : il dormait parce que, malgré deux mois d'expérience, le marquis croyait qu'on arrête d'un geste les émeutes en leur cédant. Comment s'en étonner quand, après une expérience, celle-là de 43 ans, on le retrouvera le même en 1832.

On avait à peu près désarmé le château. A 3 heures, de Guiche avait emmené, par Trianon, sur Rambouillet les gardes du corps — sauf un petit peloton qui gardait un poste.

Or, vers 6 heures, des groupes d'émeutiers rôdaient autour des grilles : par suite d'un malentendu, celle de la cour était sans poste et ouverte. Les bandits y pénétrèrent, armés de haches et de fusils. Les gardes du corps accourent : l'officier des Huttes parlemente ; il est entouré, acculé à la première marche de l'escalier de marbre ; ses camarades débordés reculent lentement ; ils lui crient : Chez le Roi ! Sauvez-vous ! Il n'en a pas le temps,. il est assommé, décapité, et, en un instant, l'escalier envahi. Un garde du corps interpelle les envahisseurs. Que veulent-ils ? Le cœur du Roi et de la Reine et leurs entrailles pour en faire des cocardes ! vomit un brigand. Et toujours ces gens montent : les gardes du corps se jettent dans la salle du Roi, la salle de la Reine, Mal-de-Bœuf enfin où ils se barricadent. Avant d'y arriver, Varicourt renversé est dépecé et sa tête mise au bout d'une pique. Les appartements royaux sont éclaboussés de sang. Des gardes françaises accourent pour porter secours à leurs camarades. Prenez nos cocardes ! leurs crient-ils. Car on était toujours censé se battre pour une cocarde.

La reine, menacée, est avertie par des gardes du corps : à peine vêtue, elle se précipite chez le roi. Les assaillants hurlent qu'ils lui veulent faire fricasser le foie.

Un complet désarroi règne dans le château. Voici enfin La Fayette réveillé. Il entre chez Louis XVI : il faut maintenant que celui-ci promette de partir pour Paris et de s'y établir au Louvre. Le bon peuple veut son roi. Il l'aura. La nouvelle court : cris de joie. Maintenant la foule est entassée dans la cour de marbre. On acclame Louis, mais on veut encore déchirer la reine. Il faut que celle-ci apparaisse à la fenêtre avec La Fayette. On crie : Bravo ! Au-dessus de la foule se balancent, dégouttantes de sang, les têtes de des Huttes et de Varicourt. La populace les emporte ; car la voici qui va se masser dans l'avenue pour faire cortège aux souverains qu'elle emmène. On attelle en effet les voitures : il ne s'agit plus cette fois d'aller à Rouen reprendre la couronne, il s'agit d'aller la perdre à Paris.

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L'Assemblée se réunit à 11 heures du matin. Mounier, blême d'émotion, est au fauteuil.

Malgré ses protestations, les motions se succèdent, fort révolutionnaires. Barnave dépose la plus mémorable : l'Assemblée suivra le roi à Paris. L'affreuse invasion de la veille, les décrets imposés par la populace, l'enceinte législative souillée par les sanies de femmes ivres, cette leçon d'hier n'a servi à rien. L'Assemblée se trouve, à Versailles, trop loin encore de ses tyrans.

Quelques heures après, le cortège s'organisait. Une foule, délirant de la joie du triomphe, s'écoulait vers Paris, chantant, dansant, vomissant des injures contre les prêtres et les nobles qu'il fallait lanterner à l'arrivée, agitant des branches de peuplier, et, ce qui était moins idyllique, les têtes des soldats massacrés. C'étaient, ces deux piques sanglantes, la croix et la bannière de cette fantastique procession. Des gardes nationaux, des gardes françaises, puis des gardes du corps, vaincus traînés derrière les vainqueurs et d'ailleurs copieusement insultés : ils ont voulu marcher l'épée nue, aux côtés de la voiture du roi ; on leur a fait remettre l'épée au fourreau et ils semblent ainsi aller à l'abattoir. Noyés dans la foule des voitures, le roi, la reine, le dauphin, Madame, Lafayette : Voilà le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! crient les femmes. Versailles à louer ! lance un mauvais plaisant. On rit, on hurle, on se bouscule.

A 7 heures et demie, on arrivait à Paris. L'inévitable Bailly harangua Louis XVI. On l'a descendu à l'Hôtel de Ville, dit un député. La reine avait été insultée dans toutes les rues : les réverbères l'attendaient ; on lui crachait d'obscènes injures. En apercevant les ministres évêques — notons que l'un des deux était le vrai promoteur de la Déclaration des droits —, on criait : Tous les évêques à la lanterne !

A 9 heures et demie, à la lueur des torches, les souverains arrivèrent aux Tuileries. Le roi avait l'air radieux. La reine était en mantelet noir, en coiffe et sans rouge. Elle avait perdu ce regard fixe et cet air altier qui la font distinguer. On a servi à souper à 10 heures. Louis XVI, dit un autre témoin, étonna son entourage par son prodigieux appétit.

Les portes des Tuileries sur eux se refermèrent — antichambre de la prison du Temple.

Il y a six gardes du corps tués, écrit-on le soir : pas un seul citoyen n'a péri.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Vaissière, Duquesnoy, Virieu, Fournier l'Américain. Malouet, Ferrières, Mathieu Dumas, Lameth, Barnave, Mirabeau, Mme Roland, Mme de Chastenay. — Aulard, Société des Jacobins, I. Legrain, Souvenirs sur Mirabeau (Nouv. Rev. Retr., XV). La Fayette, Mémoire et Correspondance, 1837-8. Cubières et Faydel, Relations (dans Maricourt, En marge de l'histoire, 1893). Kowalewsky, Relazioni degli ambasciatori Veneziani, 1895. Paroy. Souvenirs, 1895.

OUVRAGES. Cités de Mathiez, Laborie, Taine, Charavay, Castellane, D'Aussy Loustalot (Rev. Rev., XI).