LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE III. — LA DISSOLUTION D'UN PAYS.

 

 

L'anarchie. Paris foyer d'anarchie ; les meurtres de Foulon et Bertier. Ce sang était-il donc si pur ? Les provinces en anarchie. La grande Peur. Dévastation générale. Fonctionnaires massacrés. Naissance spontanée des Communes : leur faiblesse en face de l'émeute.

 

Anarchie spontanée, a écrit Taine : la formule a fait fortune. Elle est inexacte, si on entend l'appliquer à l'état de la France après le 14 juillet. La grande anarchie ne se déchaîne que sous l'action de deux événements, la prise de la Bastille et la nuit du 4 août : anarchie encouragée, parfois provoquée.

La prise de la Bastille était, par elle-même, un fait factieux au premier chef : il eût cependant été (peut-être) sans conséquences, s'il eût gardé son vrai caractère. Approuvé, exalté, l'acte devenait finalement gros d'anarchie. Il y eut dans les classes dites dirigeantes un moment d'inexplicable folie. C'est un député noble, jusque-là fort intransigeant, qui, le 16, écrit : Voilà une fière et utile leçon pour le Ministère ! C'est un royaliste, fort hostile, eu ses lettres précédentes, au mouvement, qui, le 18, approuve clairement la ville qui a rompu tous les liens politiques pour rentrer dans le droit naturel : c'est — pour nous en tenir enfin là — Gouverneur Morris, si défavorable à la Révolution avant l'événement et par la suite, qui, le 15, considère la prise de la Bastille comme un grand modèle d'intrépidité, boit avec le meilleur bordeaux... à la liberté du peuple français et, le 18 encore, toutes réflexions faites, se félicite qu'on ait jeté bas ce château diabolique.

Si cet Américain, de sens si rassis, se rallie à la légende du château diabolique, Louis XVI l'y autorise : celui-ci a admis que sa statue serait érigée sur l'emplacement de la Bastille qu'on détruit activement dès le 15. Et, la mode s'en mêlant, ce ne sont point seulement de farouches démocrates, mais de belles darnes qui, pour les enchâsser en des parures, achètent la livre de pierres de la Bastille aussi cher que la meilleure livre de viande.

A Versailles, la réaction se déchaîne contre la faction d'Artois ; car les factieux du 14 juillet, ce sont les habitants du Château. Dès le 17, le comte d'Artois parti, les écuries d'Augias sont nettoyées. Qui écrit ces lignes ? un révolutionnaire ? non, un des contemporains sur les dires duquel s'appuient le plus volontiers les historiens hostiles à la Révolution.

Cette disgrâce achevant de donner raison à Paris, la Province tire la moralité de tant d'incidents étranges ; elle conclut que, ce qui est permis à Paris l'étant hors de Paris, il n'est point mauvais que les soldats désertent et se rebellent, que les magistrats de l'ordre ancien soient écartés et, s'ils font quelques difficultés, occis, que le peuple enfin attaque les châteaux, les quarante mille bastilles, y mette le feu et, au besoin, y fasse brûler les châtelains. Quel riche trésor de naïveté nous découvre ce député qui, après avoir exalté l'œuvre du 14 juillet, écrit le 18 : L'effervescence va s'apaiser, tout va se replacer dans l'ordre ; la discipline militaire se rétablira ; l'esprit national est le remède à tout.

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Il n'y a plus de roi, plus de parlement, plus d'armée, plus de police, gémit, ce jour-là, un député de gauche. Mounier, sous peu, dira la grande anarchie de la France après le 14 juillet, et cent ans après, Taine mettra des chiffres et des faits sous les phrases de Mounier.

Paris reste le grand foyer d'anarchie. Tout le monde, avoue Bailly, savait commander et personne obéir. Chaque district — il y en a soixante — se croit un pouvoir souverain. En voici un qui s'ingère de faire saisir et ouvrir les dépêches des ministres pour voir si elles ne contiennent rien contre la Nation, en voilà un autre qui, tout à l'heure, fera arrêter une voiture chargée d'argent destinée à la monnaie de Limoges, parce qu'il faut que la monnaie se fasse à Paris et non à Limoges. La garde nationale, qui n'est déjà plus que la peur armée, ne sait rien réprimer : elle n'est aux ordres de La Fayette que le jour où cela lui convient. A quoi est bonne la milice bourgeoise de Paris, écrit un député — cependant avancé —, Biauzat, si l'on y commet des meurtres concertés et exécutés en place publique ? Il entend flétrir ici le meurtre de Foulon et celui de Bertier. Il faudrait citer les récits tous poignants. Foulon, arrêté à Viry, est conduit à Paris le 22 juillet : M. de La Fayette a fait l'impossible pour le sauver, écrit-on ; mais le peuple voulait du sang : ils sont devenus avides de ce spectacle. On a enfoncé les portes de l'Hôtel de Ville, saisi la victime qu'on a torturée avec une férocité qui a révolté les cœurs les plus endurcis. Puis ç'a été le tour de l'intendant de Paris, Bertier, gendre de Foulon, accusé d'avoir tout uniment fait son devoir, en livrant de la poudre aux soldats du roi la veille du 14, et qui a été haché de soixante coups de sabre. — On a porté tous ses membres en triomphe : son cœur a été offert à Monsieur le Maire à la pointe d'une épée. On promenait, cependant, la tête de Foulon au bout d'une pique, du foin dans la bouche : les deux têtes s'étant rencontrées, on les fit se baiser : Baise papa ! baise papa !

La Fayette offrit sa démission, la reprit : des députés déplorèrent l'événement. Barnave les devait rassurer : Le sang avait coulé ; mais ce sang était-il donc si pur ? L'abbé Jallet déclara cette parole digne d'un Romain. Le pays, hélas ! l'entendit : il apprit, par la bouche de ce député généreux, y avait dans la nation un sang impur qu'on pouvait répandre. Le malheur est que le sang de Barnave devait un jour paraître si impur, que ce Romain connaîtra, trois ans après, le calvaire de Foulon.

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C'était là un terrible exemple : il était suivi en province. Taine — qui parfois exagère — dit vrai quand il constate que si, dans les provinces de l'Ouest, du Centre et du Midi, les explosions sont encore assez rares, par contre, en ce chaud été de 1789, dans l'Est, sur une bande de 30 à 50 lieues jusqu'à la Provence, la conflagration est universelle : parmi les gens qui brûlent les châteaux, on retrouverait nombre des hommes de Mandrin. Ils se sont fait la main à Paris et ont repassé à la Province. Un provincial le prévoyait en tremblant, quand, le 14 juillet, il souhaitait que la grande ville n'éliminât pas trop vite ses brigands. Que peut contre eux la force armée ? Si elle est fidèle, elle est méprisée. Il y a trois mois, écrit-on, la vue d'un soldat inspirait l'effroi : on parle maintenant d'attaquer des régiments tout entiers. Les agents du pouvoir s'effacent : le meurtre de Flesselle, Launey, Bertier, Foulon a semé la terreur parmi les administrateurs. On sait le Roi incapable, en raison de son excessive faiblesse — le mot s'écrit le 25 juillet —, de protéger ceux qui ont du zèle à prendre le parti de son autorité. On est lâche, afin de ne pas 'être lâché.

Jamais cependant le besoin d'une autorité forte ne s'est plus fait sentir. Le peuple est affamé : c'est toujours la famine qu'on retrouve au fond de l'émeute. alite Levasseur a fort bien expliqué qu'ici la cause économique prime la raison politique :

Le blé et l'émeute, intitule-t-il un de ses chapitres. Cette famine, d'ailleurs, est, en grande partie, conséquente de l'anarchie. Les producteurs de blé le cachent, tout simplement parce qu'ils ont peur du pillage : le marché d'Etampes, où parfois se négociaient 1.500 à 1.600 sacs de blé, n'en voit apporter que 60 après l'émeute.

Le peuple affamé est aussi affolé : le bruit se répand que les brigands sortent de toutes parts. Les brigands ! Le mot courut des faubourgs de Paris aux bourgs lointains, semant une panique sans précédent. Ce fut cette mystérieuse grande peur qui, à lire cent récits identiques, nous serre encore le cœur après cent vingt ans. N'ouvrons aujourd'hui que le journal d'un vigneron Comtois : Sur la fin de juillet, s'éleva un bruit qu'il y arrivait des brigands, la plupart étrangers qui ravageaient les campagnes et brûlaient les blés, qu'ils étaient payés, disait-on, par les grands pour tout ravager tandis qu'on a vu depuis que cela venait de l'Assemblée, c'est-à-dire des factieux pour éprouver le peuple et savoir le parti que l'on en pourrait tirer. On voit planer ici toutes les légendes qui détraquent l'opinion. Des brigands, certes, il y en avait, nous le savons : l'écume remontait à la surface de cette nation en ébullition. Mais ils n'étaient pas partout. Il fallait qu'un cauchemar agitât le pays. Dans cette folle grande peur, on doit voir en effet le vertige instinctif d'un peuple au-dessus de l'abîme deviné. Ces gens eurent l'âme étreinte par un pressentiment terrible : ils allaient à d'immenses hécatombes, guerre civile, guerre étrangère, proscriptions, massacres ; ils n'en pouvaient avoir l'idée : ils en eurent le vertige. Ils étaient maintenant sans guides, sans protecteurs : les pouvoirs séculairement tutélaires croulaient : ils eurent peur. Ils coururent aux armes dans tous les villages : rencontrant les brigands, ils les eussent abattus et se fussent ainsi fait les défenseurs de l'ordre ; beaucoup au contraire devinrent, dans leur énervement, les instruments d'un immense désordre. Armés, ils se rencontrèrent : des drôles — vrais brigands — les poussèrent à piller le château. Le bruit courait que le jour où seraient détruits les papiers des seigneurs, on ne paierait plus rien. Aucun récit d'historien ne vaut les cinquante lettres que Vaissière a publiées, lettres de petits nobles assiégés. Mettons le feu aux armoires : s'il y a des papiers dedans, ils brûleront, crie-t-on devant le château de la Touche. On brûle les armoires, le château — parfois le châtelain.

On dévastait les bois, on ruinait les chasses. Après la nuit du 4 août, où nous verrous l'Assemblée jeter tout si imprudemment par terre, le pays se croira tout permis. L'esprit de braconnage s'exalte plus qu'aucun autre : La chasse est libre ! Deux députés d'Alsace écrivent : Permis de chasser partout même sous les murs du château de Versailles : un habitant de cette province témoigne que, non content de dévaster les chasses, on détruit les forêts. Le peuple, armé contre les brigands, se fait brigand.

Dans les villes, ce sont émeutes sanglantes. A Metz, Strasbourg, Nancy, écrit-on le 1er août, troubles et mouvements : à l'autre extrémité de la France, à Agde, l'évêque, traîné dans la rue, est obligé de signer l'acte de renoncement à son moulin : il allait être assommé. A la porte de Paris, le maire de Saint-Denis a eu le col coupé par la cruauté des femmes du peuple qui voulaient qu'il fixât le pain à 2 sols 6 deniers, écrit, le 5 août, Vergennes. A Troyes, le maire encore est massacré d'horrible façon, et — je choisis les quatre points cardinaux — le major Belzunce, à Caen, est également mis en pièces. Les brigands sont vraiment à la tête de certains mouvements : à Besançon on signale parmi les meneurs des repris de justice. A Versailles même, le peuple — au comble de la démoralisation — arrache au bourreau un parricide qu'on allait rompre. — C'est un député révolutionnaire qui lui-même s'en indigne. — Toutes les lois humaines sont aussi en subversion.

Naturellement, pendant qu'on dévaste les bois, pille le blé, enlève le sel, on refuse l'impôt. Fonctionnaires, officiers, agents financiers, mourant de peur, se terrent.

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Il est assez explicable que, les pouvoirs défaillant, on ait essayé d'organiser, à côté d'eux ou à leur place, de nouveaux pouvoirs. La bourgeoisie, si elle est favorable aux réformes, craint l'émeute. En face de l'émeute, elle se cherche. Alors, comme à Paris en juillet 1789, des électeurs, sans mandats depuis les élections, se constituent en comité, en commune. C'est le mouvement communal de l'été de 1789. Ce sont pouvoirs irréguliers, illégaux, fruits de l'anarchie encore, mais institués contre l'anarchie d'en bas. Les membres de ces communes sont en majorité conservateurs ; mais ce sont tout de même magistrats d'origine révolutionnaire : leur autorité en souffre. Qui t'a fait duc, diront-ils à un chef d'émeute. — Qui t'a fait roi ? leur répondra-t-il. Où est la source de leur pouvoir ? Le roi ? Il ne les a pas nommés. Le peuple ? Il ne les a pas élus pour cet objet. Ils seront donc facilement débordés par l'émeute. Presque jamais, lit-on dans un document contemporain, une municipalité ne requerra ; elle laissera faire les plus grands excès plutôt que de faire une dénonciation dont ses concitoyens pourraient tôt ou tard chercher à la rendre responsable. Les municipalités ne sont plus maîtresses de refuser rien.

Enfin — et les gardes nationales pensent de même — ces municipalités sont pour la Révolution, la Révolution modérée déjà presque consommée, mais sur laquelle elles ont peur qu'on revienne. D'où une persistante méfiance vis-à-vis de la Cour, de la Noblesse, bientôt du Clergé. Et, plutôt que de provoquer par la répression, une réaction, municipalités et gardes nationales, entre les mains desquelles a glissé le pouvoir, laissent agir la deuxième équipe de révolutionnaires.

Dès lors, c'est la grande anarchie que va dénoncer Mounier. On brûle des châteaux, on dévaste des bois, on pourchasse les magistrats ; chose plus grave, on admet qu'il y a dans la nation des parias, ce sont les privilégiés d'hier qui sont persécutables à merci. Il n'est pas, écrit-on le 27 juillet, dans le royaume un seul homme qui ne se permette d'arrêter tous ceux qu'il regarde comme suspects.

En face d'une telle situation, le souci est grand à Versailles : souci chez Necker rentré, mais désolé ; souci à l'Assemblée : Si on ne bâtit promptement une Constitution, écrit un député le 13 août, cette nation aimable, ce peuple sensible et loyal deviendra une horde de cannibales jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'un vil troupeau d'esclaves. Ce libéral aperçoit, par delà les Brutus de 1793, le César de l'an XII.

L'épée ayant glissé des mains du Roi, l'Assemblée va-t-elle la ramasser ?

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Duquesnoy, du député noble, de Morris, Jallet, Thiébault, Mounier, Vaissière. — Mme Roland, Correspondance (éd. Perroud). 1900. Barnave, Lettres. (éd. Beylie), 1906. Notes du vigneron Laviron (Rev. Rev., XVI). Documents sur l'approvisionnement de Paris, 1789-1790 (Rev. Fr., II).

OUVRAGES. Déjà cités de Lahorie, Taine, Dard, Cahen, Charavay. — Cosnard, La Grande Peur dans le Dauphiné, 1901. Levasseur, Histoire des classes ouvrières, I, (éd. de 1903-4). Meynier, La Révellière-Lépeaux, 1905. Goncourt, La Société sous la Révolution, 1854. Costa de Beauregard, Le roman d'un royaliste (Virieu), 1892.